1- L'analyse du discours : problèmes de méthode

S’agit-il d’étudier l’argumentation contenue dans « J’accuse... ! » ? Deux pistes sont possibles, d'un point de vue méthodologique : tenter de définir la logique interne du texte, ses enchaînements, sa capacité de conviction ; ou relever un certain nombre de lieux argumentatifs, de «topoi», pour les soumettre à l'analyse et évaluer leur pertinence face à la situation historique. La première démarche est plutôt conforme à la pratique de l’analyse littéraire ; la deuxième approche correspond à la méthode de l'historien. C’est la voie que l’on s’efforcera de suivre ici, mais il faut dire un mot de la première possibilité offerte, pour souligner son intérêt.

Si l’on se réfère au modèle de la rhétorique classique, il est aisé de montrer comment « J'accuse » est construit sur le modèle du discours judiciaire canonique, avec ses différentes étapes décelables : exorde (« captatio benevolentiae » tournée vers la personne de Félix Faure), narration, confirmation, péroraison1... L’article de Zola mêle étroitement le récit (l'exposé des faits) et l'argumentation (la recherche de la preuve). Mais il ne fait pas de doute que le récit est premier, domine l'argumentation au sens strict du terme. Zola argumente en proposant d’abord un récit. Il pense par une fiction. Plutôt qu’une argumentation détaillée, « J'accuse » offre une matrice argumentative que d'autres pourront approfondir plus tard, – creuser, nourrir de leur propres recherches. De Zola à ceux qui le suivront (Jaurès, en particulier) il n'y a pas une relation de contradiction ; ce qui s'instaure, c'est une logique de l'approfondissement.

Zola croyait, en écrivant « J'accuse », qu'il développerait plus tard ce récit. Car il est entré dans le combat de l'affaire Dreyfus, en novembre 1897, avec cette idée qu'il en serait un jour le romancier, que cette histoire était « passionnante », possédait des personnages hors du commun, et qu'il fallait la représenter sous une forme littéraire. Et puis, il abandonnera cette idée, la jugeant même scandaleuse, à partir de son retour d'exil, en juin 1899. De son combat pour Dreyfus il ne laissera, d'une manière directe, que le recueil de La Vérité en marche, publié en février 19012. Mais, en janvier 1898, il possède, au fond de lui-même, cette idée que ce qu'il doit élaborer, c'est un dossier clair, avec toutes les pièces parfaitement juxtaposées les unes à côté des autres, comme il le fait quand il compose un roman. Comment définir « J'accuse », dans cette perspective ? Tout simplement, comme l'ébauche de ce roman futur – l'ébauche au sens zolien du terme, c'est-à-dire l'énoncé d'un drame, le schéma d’une trame narrative et la position des différents personnages les uns par rapport aux autres.

On devine par là les différences fondamentales qui séparent le texte de « J'accuse » de celui des Preuves. Chez Zola, la volonté de poser un drame l’emporte. Et s’il y a un plaidoyer conçu à l’attention d’un large public (pour qui est écrite une lettre ouverte), il y a d’abord, à l’origine, la réflexion personnelle d’un écrivain qui élabore pour lui-même le scénario d'une œuvre à venir.

Un autre paramètre intervient dans l’analyse de cette argumentation. Il concerne la nature du discours dreyfusard. Maniant avec la plus grande attention le langage de la preuve, les dreyfusards s’efforcent de construire pièce à pièce une argumentation dont ils ne possèdent  que quelques éléments au début de leur combat, mais qu’ils élaborent progressivement au fil des mois. Les antidreyfusards se placent dans une position diamétralement opposée. Ils n'ont pas besoin de preuves ; dès le début, ils savent. Les uns veulent comprendre derrière les apparences : ils doutent (le doute constitue l'esprit dreyfusard, remarquait Léon Blum). Les autres pensent que le réel se limite aux apparences : ils constatent, ils voient.

Prenons Barrès, à titre d'exemple. Sa position est bien connue3. Une citation suffira, empruntée au chapitre consacré à Rennes, dans Scènes et doctrines du nationalisme.

« Pour moi, je l'ai souvent répété, j'avais une opinion dans l'affaire Dreyfus, avant de connaître les faits judiciaires. Je me rangeais à l'opinion des hommes que la société a désignés pour être compétents. [...] J'ai vu, au cours de ces longues audiences, la figure de Dreyfus suer la trahison. »4

On mesure la prodigieuse stabilité du discours antidreyfusard ! En janvier 1895, au moment de la dégradation, Barrès lisait les stigmates de la trahison sur le visage de Dreyfus5. Quatre ans après, il conserve la même vision, car, pour lui, rien ne s'est passé, le temps est demeuré étrangement immobile.

Le discours dreyfusard, au contraire, se construit peu à peu, s'enrichissant d'une analyse à l'autre. De Bernard Lazare à Zola et à Jaurès, chacun tient compte des analyses antérieures, possède le sentiment de contribuer à l’édification d’un monument collectif dont la Vérité constitue la clef de voûte.

Dernière observation. On ne peut pas lire « J'accuse » sans tenir compte de ce qui a précédé : de la campagne que Zola a lancée depuis novembre 1897 ; de la campagne des dreyfusards, d'une manière plus générale ; et également du discours antidreyfusard. C'est pourtant l'erreur que l'on fait souvent. Parce que « J'accuse » est un texte célèbre, qu'il semble se suffire à lui-même et qu'on pense pouvoir l'aborder d'une manière directe. Quand une telle lecture a pour seule intention de commémorer l'acte de Zola, cela importe peu : on se contente d'ailleurs, dans ce cas, de commenter la fin de l'article de L’Aurore, la litanie des « J'accuse » ; on insiste sur leur force dénonciatrice ; et on s'en tient là. Mais quand une lecture de ce type veut entrer à l'intérieur même du long récit qu'a construit Zola et juger de sa cohérence interne, elle peut conduire à des conclusions absurdes6.

On n’insistera donc jamais assez sur l'importance des données contextuelles :

  1. « J'accuse » est un texte polémique, produit à un moment précis du combat dreyfusard et s'adressant à un adversaire clairement désigné. Dans cette mesure, il est évident qu'il s'inscrit entièrement dans l'horizon idéologique du moment. L'éloge de l'armée ou de la France civilisatrice entrent dans sa logique démonstrative. C'est précisément parce que la démonstration de Zola entend proposer une autre vision de la France et de l'armée – partir de la vison de l’adversaire et la retourner contre ce dernier – qu’elle peut avoir un sens.

  2. « J'accuse » reprend des thèmes déjà traités dans les trois articles antérieurs du Figaro et dans les deux brochures publiées par Fasquelle : le thème de la folie antisémite, ou la question du patriotisme, par exemple, doivent être lus à travers les développement qui précèdent dans «Procès-verbal», dans la Lettre à la jeunesse ou la Lettre à la France.

  3. « J'accuse », enfin, fait intervenir, pour les discuter, des textes qu'il verse à l'instruction du procès qui doit s'ouvrir :  l'acte d'accusation de 1894, qui était encore inconnu début janvier et que Le Siècle venait tout juste de publier le 7 janvier, grâce à Joseph Reinach ; le dossier secret de 1894, ou du moins ce qu'on peut en deviner, en janvier 1898.

Là est le paradoxe, sans doute. « J'accuse », comme tout texte polémique, fonctionne sur le mode de l'allusion. Zola prend soin d'expliquer une affaire qui est d'une extrême complexité, mais en même temps il ne peut pas tout expliquer, et il renvoie ses lecteurs à tous les articles, à toutes les informations contradictoires que la presse leur a apportés au cours des semaines qui ont précédé. Ainsi quand il écrit : «Ah ! le néant de cet acte d'accusation ! Qu'un homme ait pu être condamné sur cet acte, c'est un prodige d'iniquité. Je défie les honnêtes gens de le lire, sans que leur cœur bondisse d'indignation et crie leur révolte... », il renvoie au texte de l'acte d'accusation donné quelques jours plus tôt dans Le Siècle, pour inviter son lecteur à faire la même démarche que lui, le travail patient de comparaison des sources, - le travail du doute.

2- Les niveaux de l'argumentation  

Dans « J'accuse », Zola s'efforce de convaincre ses lecteurs par le récit précis qu'il fait des événements de l'Affaire, mais il parle d'abord au nom de ce qu'il est, de sa propre réputation d'écrivain consacré par la célébrité littéraire. Il soulignera cet aspect d'une manière émotionnelle dans sa « Déclaration au jury », le 21 février 1898, à la fin de son procès : « Dreyfus est innocent, je le jure. J'y engage ma vie, j'y engage mon honneur. »

Il y a donc deux niveaux dans son discours argumentatif : la réflexion sur les faits d'un côté, l'argument d'autorité de l'autre. Ou, pour dire les choses en utilisant une autre terminologie (celle de la linguistique des actes de parole) : le perlocutoire, d'une part (l'argument tourné vers le destinataire) ; l'illocutoire, d'autre part (l'argument lié à l'énonciation)7.

1- L’argument d’autorité

Zola parle au nom de l'idée qu'il a de sa place, de son rang, dans le monde des lettres comme dans celui de la politique. Celui qui s'adresse au Président de la République rappelle aussi qu'il n'est pas le premier venu, que ce qu'il fait, Bernard Lazare, l'inconnu, n'aurait pas pu le faire.

Premier argument, donc. Dreyfus n'est pas défendu par n'importe qui. Il y a eu Scheurer-Kestner, le vice-président du Sénat. Il y a maintenant Emile Zola, l'auteur des Rougon-Macquart, l'ancien président de la Société des Gens de Lettres.

Deuxième argument, lié au précédent : l'argument du secret. Zola connaît le mystère de l'affaire Dreyfus. Il a été initié. Cette affaire, insiste Zola, il la connaît « tout entière », il la connaît « dans ses détails vrais »... Il est capable de la dérouler entièrement, grâce à sa compétence de romancier. Le récit, la logique du récit - son enchaînement même, sa lisibilité - correspond à une preuve : c'est parce qu'on peut construire un récit montrant que Dreyfus est innocent et Esterhazy coupable qu'il y a une preuve de l'innocence de Dreyfus. « J'accuse » est le premier récit complet de l'affaire Dreyfus, des deux affaires : la « première », comme le dit Zola, celle de 1894 ; et la « deuxième », celle de 1897, l'affaire Esterhazy. Les brochures de Bernard Lazare ne traitaient que de la première affaire Dreyfus.

D'où l'argument de « la vérité en marche... » Il faut lire cet argument de deux manières : comme une parole étendard, un slogan donnant un sens au combat qui va ; mais aussi, dans l'immédiat, à l'adresse des responsables de la condamnation de Dreyfus, comme une menace... Nous savons la vérité, nous allons la dire progressivement : arrêtez le scandale alors qu'il en est encore temps8.

Derrière cet argument d'autorité (la personne de Scheurer-Kestner/celle de Zola), il y a la volonté de montrer une position d'impartialité. Dreyfus n'est pas défendu par les siens, mais par des gens qui ne le connaissent pas, qui n'ont aucun rapport avec lui. Il faut montrer à l'opinion publique que l'affaire Dreyfus n'est pas « juive », selon le souhait formulé par Scheurer-Kestner. Cette idée - qui entend s'opposer à l'argument antidreyfusard du « syndicat » juif -  tous la partagent alors, y compris Bernard Lazare ou Joseph Reinach. Dans « J'accuse », Zola l'illustre en mettant en scène le personnage de Picquart. Picquart, le militaire qui a eu le courage de s’opposer à son clan, incarne l'autorité morale de ceux qui défendent Dreyfus. Et pour pousser l'avantage aussi loin que possible, Zola va jusqu'à souligner l'antisémitisme de Picquart comme preuve de son impartialité :

« Le beau résultat de cette situation prodigieuse est que l'honnête homme, là-dedans, le lieutenant-colonel Picquart, qui seul a fait son devoir, va être la victime, celui qu'on bafouera et qu'on punira. Ô justice, quelle affreuse désespérance serre le cœur ! On va jusqu'à dire que c'est lui le faussaire, qu'il a fabriqué la carte télégramme pour perdre Esterhazy. Mais, grand Dieu ! pourquoi ? dans quel but ? Donnez un motif. Est-ce que celui-là aussi est payé par les juifs ? Le joli de l'histoire est qu'il était justement antisémite. »

Argument difficilement compréhensible aujourd'hui. Pierre Barbéris évidemment s'en indigne, sans chercher à s'interroger à son propos. On pourrait en faire le reproche à Zola, si Zola n'avait pas longuement dénoncé l'antisémitisme, s'il n'avait pas écrit « Pour les juifs », en 1896, «Le syndicat» ou la Lettre à la jeunesse, en décembre 1897... Zola a suffisamment abordé la question de l'antisémitisme dans ses écrits antérieurs pour pouvoir en jouer librement dans « J'accuse ».

Notons que cet argument est aussi employé par Bernard Lazare, dans sa deuxième brochure, parue en novembre 1897. Donnant la liste des experts à qui il a soumis le bordereau, il cite le nom d'un expert suisse, de Rougemont, en précisant : «les sentiments plutôt antisémites de ce dernier, sentiments publiquement manifestés, étaient, vu sa haute conscience, un garant de plus de son impartialité»9.

2- La démonstration factuelle

On peut relever trois arguments de nature différente : un argument d'ordre narratologique, la mise en scène du personnage de du Paty ; un argument d'ordre politique, l'évocation de la menace d'un coup d'État militaire ; un argument d'ordre technique, enfin : l'évocation du dossier secret.

a- La mise en scène du personnage de du Paty.

Elle est conforme à la vision que propose Bernard Lazare dans ses brochures. Le coupable est du Paty - et non Henry. Inutile d'insister sur ce point. L'erreur (l'absence d'information) est commune alors à tous les responsables dreyfusards, Scheurer-Kestner, Reinach ou Jaurès.

Cela dit, il n’est pas faux de faire de du Paty un personnage de roman-feuilleton. On se souvient que Zola insiste sur ce point : « Tout cela n'a été fait que pour cacher le plus saugrenu des romans-feuilletons. » Du Paty est l'inventeur d'une fiction, la culpabilité de Dreyfus ; et il s'est ensuite acharné à défendre cette fiction, qu'il considère comme «son œuvre» : « La révision du procès, mais c'était l'écroulement du roman-feuilleton si extravagant, si tragique, dont le dénouement abominable a lieu à l'île du Diable ! » Dans cette référence à l'univers du roman-feuilleton, il n'y pas seulement là une technique narrative propre à séduire le lecteur ou à lui faire comprendre ce qui s'est passé. Il y a aussi une intuition très juste du mécanisme interne qui fonde les agissements des membres du SR. En effet, dans son Histoire de l'affaire Dreyfus, Joseph Reinach montre qu'un roman lu en feuilleton dans Le Petit Journal a probablement inspiré certains aspects de l'action d'Henry10.

b- L'évocation de la menace d'un coup d'État militaire.

Le discours de Zola mêle plusieurs choses : le thème du respect de l'armée, la référence à l'idéal révolutionnaire de la nation en armes, et le refus du pouvoir militaire dictatorial. Le propos a déjà été développé précédemment, notamment dans la Lettre à jeunesse. Cette crainte d’une menace de type boulangiste est alors partagée par de nombreux dirigeants du parti radical11.

« On nous parle de l'honneur de l'armée, on veut que nous l'aimions, que nous la respections. Ah ! certes, oui, l'armée qui se lèverait à la première menace, qui défendrait la terre française, elle est tout le peuple et nous n'avons pour elle que tendresse et respect. Mais il ne s'agit pas d'elle, dont nous voulons justement la dignité, dans notre besoin de justice. Il s'agit du sabre, le maître qu'on nous donnera demain peut-être. Et baiser dévotement la poignée du sabre, le dieu, non ! »

c- L'évocation du dossier secret.

Point important. Zola va là dessus plus loin que Bernard Lazare qui n'avait fait porter son effort d'analyse que sur le bordereau. Il annonce la réflexion technique de Jaurès dans Les Preuves. Il s'agit, en effet, de ce qui est dit de la pièce « canaille de D. » dans « J'accuse » :

« Donc, il ne restait que le bordereau, sur lequel les experts ne s'étaient pas entendus. On raconte que, dans la chambre du conseil, les juges allaient naturellement acquitter.  Et, dès lors, comme l'on comprend l'obstination désespérée avec laquelle, pour justifier la condamnation, on affirme aujourd'hui l'existence d'une pièce secrète, accablante, la pièce qu'on ne peut montrer, qui légitime tout, devant laquelle nous devons nous incliner, le bon dieu invisible et inconnaissable. Je la nie, cette pièce, je la nie de toute ma puissance ! Une pièce ridicule, oui, peut-être la pièce où il est question de petites femmes, et où il est parlé d'un certain D... qui devient trop exigeant, quelque mari sans doute trouvant qu'on ne lui payait pas sa femme assez cher. Mais une pièce intéressant la défense nationale, qu'on ne saurait produire sans que la guerre fût déclarée demain, non, non ! C'est un mensonge ; et cela est d'autant plus odieux et cynique qu'ils mentent impunément sans qu'on puisse les en convaincre.  Ils ameutent la France, ils se cachent derrière sa légitime émotion, ils ferment les bouches en troublant les cœurs, en pervertissant les esprits. Je ne connais pas de plus grand crime civique. »

Dans cette pièce mystérieuse, l'initiale D., comme on le sait, ne s'applique pas à Dreyfus, mais à un petit escroc (probablement un certain Dubois) qui se livrait à des trafics médiocres. Dans son article de septembre 1896, L'Éclair a fait allusion à ce document, mais en déformant son contenu, et surtout en complétant l'initiale, rattachée au nom de « Dreyfus ». Bernard Lazare s'interroge vainement dessus, dans sa deuxième brochure. Les partisans de Dreyfus essaient alors de se procurer le texte. Joseph Reinach écrit à ce propos, à Scheurer-Kestner, le 22 octobre 1897 : « J'ai su aujourd'hui... mais de source sûre que la pièce qui n'a pas été communiquée à la défense mentionnait trois noms : D... suivi de trois points, un nom de femme et un autre nom... »12. D'où les hypothèses que forge Zola, qui essaie d'avancer... Un « nom de femme » ? À cause de la signature, « Alexandrine ». Et le contenu de cette lettre ? « Une pièce ridicule, oui, peut-être la pièce où il est question de petites femmes, et où il est parlé d'un certain D... qui devient trop exigeant, quelque mari sans doute trouvant qu'on ne lui payait pas sa femme assez cher. » Dans Les Preuves, Jaurès pourra, évidemment, aller beaucoup plus loin sur ce point.

***

Pour terminer, insistons non seulement sur l'acte extraordinaire qu'a constitué « J'accuse », mais aussi sur le fait que ce texte unique s'insère étroitement dans un réseau d'articles ou de documents dont les informations jouent entre elles d’une manière intertextuelle. C'est ce qui fait la difficulté de sa lecture, aujourd'hui, comme de la lecture des Preuves, où tous les mots ont été pesés pour tenter de serrer au plus près une vérité qui se dérobait.

On devine, cependant, pourquoi la postérité a retenu « J’accuse » plutôt que Les Preuves. Écrit avec la volonté de faire revivre un univers dramatique, l’article de Zola ne verse jamais dans le plaidoyer technique. Le document historique est intégré dans un récit, transformé par une vision personnelle. Le lecteur moderne est sensible à cette parole d’écrivain. Il adhère d’instinct à cette signature forte apposée au bas d’un acte d’accusation. Il lui est beaucoup plus difficile, en revanche, de retrouver le cheminement d’une démonstration factuelle le plongeant dans les méandres de l’affaire Dreyfus. C’est pourquoi l’ouvrage de Jaurès, en dépit de sa force, demeure réservé aux historiens ou aux spécialistes de l’affaire Dreyfus. Tandis que le cri de « J’accuse », aujourd’hui encore, rencontre un écho immédiat dans toutes les consciences.

1  Voir, dans cette perspective, l'analyse faite par Jean-Pierre Leduc-Adine au colloque du 13 janvier 1998 à la Bibliothèque nationale (Les Cahiers naturalistes n°72, 1998, p. 105 ), celle d’Henri Mitterand dans Zola. L’histoire et la fiction, PUF, 1990, pp. 239-249, dans « Histoire, mythe et littérature : la mesure de J’accuse », Historical Reflections/Réflexions historiques, vol. 24, n°1, spring 1998, pp. 7-23 ; ou encore celle que proposait Pierre Cogny en 1973, à l'occasion d’un des Pèlerinages de Médan («La rhétorique de la vérité dans J'Accuse», Les Cahiers naturalistes n°46, 1973).

2  Voir ici même la contribution de Béatrice Laville.

3  Voir les travaux de Zev Sternhell consacrés à la pensée de Barrès. Ou encore l'article de Richard Griffiths, « Maurice Barrès, 'Intelligence and the Intellectuals' » dans R. Koren et D. Michman éd., Les intellectuels face à l'affaire Dreyfus alors et aujourd'hui, L'Harmattan, 1998.

4  Scènes et doctrines du nationalisme, F. Juven, 1902, rééd. Ed. du Trident, 1987, p. 149. Cf. aussi Ce que j'ai vu à Rennes, Bibliothèque internationale d'édition, 1904, p. 107.

5  Voir, sur ce point, le chapitre liminaire de l'ouvrage de J.-D. Bredin, L'Affaire, Fayard-Julliard, 1993, pp. 13-15.

6  Tel est le cas de l’analyse faite par Pierre Barbéris dans : « Un mythe intellectuel : l'affaire Dreyfus. Lecture de J'accuse », Elseneur n°5, mars 1988, pp. 31-80. Barbéris montre que le discours de « J'accuse » s'inscrit entièrement dans l'idéologie de la bourgeoisie libérale de l'époque, - défense du colonialisme, exploitation de la classe ouvrière (cf. le début de l'article, l'éloge de la France civilisatrice, de l'Exposition universelle qui va s'ouvrir, etc.). Emporté par le lyrisme d'une démonstration assenée à l'emporte-pièce, l’auteur en arrive à affirmer que le texte de « J'accuse » est un texte complaisant pour le pouvoir en place, et que la véritable analyse des contradictions du réel doit être cherchée non chez Zola, mais chez Proust, dans la Recherche, ou chez Léon Bloy, quand il écrit son « Je m'accuse »... Soit. Mais, enfin, Proust a malheureusement oublié les évocations précises de Jean Santeuil quand il se lance dans la Recherche à partir de 1905 (et on est alors dans la « troisième » affaire Dreyfus, - dans ce temps des désillusions qu'illustrent à leur manière un Charles Péguy ou un Daniel Halévy). Quant à Léon Bloy, on peut apprécier la force de ses vaticinations solitaires, mais il serait quand même quelque peu excessif de faire ce catholique tourmenté par l'antisémitisme un dreyfusard lucide !

7  On pourrait opposer aussi ce qui relève du pathos (propre à émouvoir le public) et ce qui relève de l'ethos (l'origine de la parole).

8  Voir sur ce point la communication faite par Nelly Wilson au colloque de la Bibliothèque nationale, le 13 janvier 1998 (Les Cahiers naturalistes n°72, 1998, pp. 65-73).

9  L'affaire Dreyfus. Une erreur judiciaire, éd. Allia, 1993, p. 61. Zola évoque encore publiquement l’antisémitisme de Picquart au cours de la dernière audience de son procès (Le procès Zola, Stock, 1898, t. II, p. 416). Voir sur ce point les remarques de Philippe Oriol dans son édition des Carnets d’Alfred Dreyfus (Calmann-Lévy, 1998, p. 339, n. 301). Sur le même plan que cette volonté affichée d’impartialité se situe le refus, tout aussi énergique, de recevoir un quelconque salaire pour la défense de Dreyfus : Zola repousse toute rémunération de la part du Figaro, de même que Jaurès publie Les Preuves en refusant de toucher des droits d’auteur (comme le note Madeleine Rebérioux dans l’introduction historique des Preuves, La Découverte, 1998, p. 23).

10  Histoire de l'affaire Dreyfus (1901), t. I, p. 338-339. L’idée sera reprise par A. Charpentier dans Les côtés mystérieux de l'affaire Dreyfus (1937), p. 208-211. L'œuvre en question, d'un certain Louis Létang, s'intitule Les Deux Frères. L'intrigue met en scène un officier qui fabrique, avec beaucoup d'habileté, une fausse lettre et réussit à la mettre sur le compte de son rival, en l'accusant de trahison. En s'appuyant sur l'aide que lui apportent les calomnies d'un journal nationaliste, il parvient à ses fins : son rival est arrêté, emprisonné, et n'échappe que de justesse à la mort...

11  Sur cette question, voir l’article de Gérard Baal, « Les radicaux et l'affaire Dreyfus », Jean Jaurès cahiers trimestriels, n°137, 1995.

12  Cité par M. Thomas, L'Affaire sans Dreyfus, Genève, Ed. Idégraf, 1979, t. II, p 436, n 2.