Traduire, inutile de le dire, c’est recréer, c’est chercher à refaire le chemin qu’avait parcouru l’auteur. Chose à la fois passionnante et décourageante, et surtout dans le cas d’un créateur comme Flaubert qui, chacun le sait, s’était donné une peine immense, un tourment incroyable, en dépensant beaucoup de temps et beaucoup d’énergie pour élaborer ce style qui était devenu le sien.

La première moitié des années 1850, période pendant laquelle il travaille à Madame Bovary (son premier roman destiné à être publié), constitue une véritable école de style, un atelier où l’écrivain fait des recherches éperdues, passionnées et, souvent, désespérantes pour trouver, comme il le dit lui-même, « le mot juste », pour « enfiler les perles de son collier ». Dans une lettre datée du 22 juillet 1852, il écrit à Louise Colet :

Tout le talent d’écrire ne consiste après tout que dans le choix des mots. C’est la précision qui fait la force.1

Tout cela pour dire que derrière chaque paragraphe, derrière chaque phrase, voire chaque mot de Flaubert, on retrouve les choix conscients, les options esthétiques du romancier : ainsi les difficultés du traducteur seront-elles en quelque sorte dédoublées, sinon triplées. Il s’agit, d’une part, de tenter de reproduire un style en hongrois qui pourrait être accepté comme « style flaubertien », c’est-à-dire, il s’agit de faire un travail minutieux, destiné à comprendre et à suivre les choix conscients de l’écrivain ; d’autre part, en entrant au cœur du texte, le traducteur devra aussi faire face à la dimension inconsciente de l’œuvre. Et, ce faisant, il finira par se rendre compte que cet immense poème en prose est en vérité un texte miné qui accumule pièges sur pièges.

Aussi n’est-il pas étonnant que ce roman clef de la modernité n’ait cessé d’intriguer les traducteurs hongrois. La preuve, c’est que nous disposons de quatre traductions de Madame Bovary. La première, datant de 1904, est le travail de Zoltán Ambrus ; celle de Sándor Hajó, publiée sans date, remonte probablement à la fin des années 1920 ou au début des années 1930 ; la version de Albert Gyergyai, qui est la plus connue et la plus souvent reproduite, a vu le jour en 1948 ou 1949 ; et la dernière, une traduction toute récente, celle de Judit Pór, a été éditée en 1993.

Il va de soi que le cadre restreint de cet exposé ne nous permet pas de faire une analyse détaillée de ces quatre versions. Cependant, il nous a semblé intéressant de choisir l’un des extraits les plus connus de l’original, et d’examiner les solutions proposées par nos quatre traducteurs. Il s’agit de la description notoire de la casquette de Charles Bovary, située tout au début du roman.

Voyons le passage dans l’original :

C’était une de ces coiffures d’ordre composite, oů l’on retrouve les éléments du bonnet à poil, du chapska, du chapeau rond, de la casquette de loutre et du bonnet de coton, une de ces pauvres choses, enfin, dont la laideur muette a des profondeurs d’expression comme le visage d’un imbécile. Ovoïde et renflée de baleine, elle commençait par trois boudins circulaires ; puis s’alternaient, séparés par une bande de rouge, des losanges de velours et de poil de lapin ; venait ensuite une façon de sac qui se terminait par un polygone cartonné, couvert d’une broderie en soutache compliquée, et d’oů pendait, au bout d’un long cordon trop mince, un petit croisillon de fils d’or, en manière de gland […]2

Comme on voit bien, dans le chapeau de Charles, on peut reconnaître les éléments de cinq chapeaux différents, à savoir, le bonnet à poil, le chapska, le chapeau rond, la casquette de loutre et le bonnet de coton. En ce qui concerne ces cinq chapeaux, pour savoir comment ils sont, le traducteur, tout comme le lecteur français de nos jours, devra consulter un dictionnaire.

Selon le grand Robert, le bonnet à poil, autrement dit ourson ou colback, était « une ancienne coiffure militaire, en forme de cône tronqué, orné à sa partie supérieure d’une poche conique en drap garnie d’un gland ». Il était porté par les grenadiers sous le Premier Empire. En ce qui concerne le chapska, le grand Littré le définit comme un « chako polonais dont le dessus est carré ». D’après le grand Robert, c’était la coiffure des lanciers sous le Premier Empire. Le chapeau rond, d’après l’encyclopédie Larousse, était une coiffure portée par les ecclésiastiques. La casquette de loutre, comme explique le grand Littré, « est une coiffure d’homme, faite d’étoffe ou de peau, garnie ordinairement d’une visière ». Il avait été porté surtout par des chasseurs. Et, pour finir, le bonnet de coton est, toujours selon le grand Robert, une « coiffure masculine pour la nuit, symbolisant le confort et la pusillanimité bourgeoise, la tristesse, etc. »

On peut constater que le couvre-chef de Charles contient les éléments de cinq chapeaux bien précis et, grâce aux dictionnaires et encyclopédies, relativement faciles à identifier. Il est vrai aussi que sur ces cinq chapeaux, au moins trois sont des realia (bonnet à poil, chapska, chapeau rond), c’est-à-dire des objets qui n’ont d’équivalent, au sens propre du terme, ni dans la culture, ni dans la langue hongroise. Il n’est pas inintéressant donc d’examiner comment ces cinq chapeaux ont été traduits par nos quatre traducteurs.

Eh bien, dans la version de Zoltán Ambrus, ces cinq chapeaux sont nommés comme les suivants : katonasipka, csákó, kerek kalap, süveg et vidra-sipka3. Même si l’on tient compte du fait que le bonnet à poil, le chapska ou le chapeau rond n’ont pas d’équivalent en hongrois, force est de constater que sur cinq, le traducteur n’a atteint son cible qu’une seule fois... Parmi les cinq coiffures hongroises, en effet, le premier est bel et bien une coiffure militaire, mais dans un sens très général (n’évoquant aucune image, aucun contexte historique précis), le second est également une coiffure militaire, qui avait été portée surtout pendant la révolution hongroise de 1848 (par conséquent, le mot choisi par le traducteur évoque, effectivement, une image, mais celle-ci n’a pas grand chose à voir avec le chapska figurant dans le texte original). En ce qui concerne les trois autres chapeaux, ils restent dans le flou : comme si le traducteur avait jugé inutile de chercher un terme plus précis, en se contentant plutôt d’effacer le contour de l’objet. Quant à kerek kalap, c’est une calque, cependant, le sens du mot hongrois ne correspond pas tout à fait à celui du chapeau rond. En fait, le mot hongrois n’évoque que la forme du chapeau en question, sans préciser le contexte religieux.

En ce qui concerne le second traducteur, Sándor Hajó, dans sa version à lui, les cinq chapeaux sont les suivants : kucsma, csákó, kalpag, keménykalap et gyapjú-sapka.4 Le premier, kucsma, est aussi un couvre-chef de fourrure, avec cette différence qu’il n’est pas militaire, mais plutôt paysan ; quant au second chapeau (csákó), Sándor Hajó ici n’a fait que reprendre à son compte le mot qui figure dans la première traduction et dont nous avons déjà parlé. Pour ce qui est du reste, kalpag n’a aucun sens particulier, sauf que le mot a un ton archaïque, keménykalap (chapeau melon) est une fausse traduction pour chapeau rond, et seul gyapjú-sapka (bonnet en laine) pourrait être accepté, à la rigueur, comme équivalent.

Le troisième traducteur, Albert Gyergyai a rendu les cinq chapeaux par les mots suivants: kucsma, csákó, afféle kalap, vidrabőrös kalpag, gyapjú hálósipka5. Le terme kucsma, nous en avons déjà parlé, tout comme de csákó et de kalpag : malheureusement, le traducteur a beau ajouter l’adjectif « vidrabőrös » (en loutre) au mot kalpag, cela ne facilitera pas la tâche du lecteur qui aura toujours du mal à imaginer de quoi il s’agit. Le cas de kalap (chapeau), trop général, revient au même. Certes, le traducteur essaye de faire travailler l’imagination du lecteur avec « afféle » (une sorte de, un certain genre de), mais ce mot ne fait qu’augmenter le flou au lieu de le dissiper.

Et voici, pour finir, les cinq coiffures dans la quatrième version, celle de Judit Pór : kucsma, csákó, keménykalap, nutriaszőrkalap et kötötthálósipka.6 Quant au mot kucsma et csákó, nous les avons déjà examinés, kötött hálósipka (bonnet de nuit tricoté) est, à notre avis, acceptable comme équivalent, mais keménykalap (chapeau melon), qui avait été déjà proposé comme équivalent dans la traduction de Sándor Hajó, ne correspond pas au chapeau rond, tandis que nutriaszőr kalap (chapeau en fourrure de loutre) ne renvoie à aucune image précise.

Comme on le voit bien, les quatre traducteurs, du moins trois fois sur cinq, ont renoncé à trouver le mot juste. Au lieu de chercher des équivalences acceptables, ils ont choisi de rendre les cinq chapeaux précis de l’original par des mots ayant une signification trop générale ou, dans d’autre cas, par des termes bien précis, mais qui ont peu de chose à voir avec le mot figurant dans le texte français. Comme si ces éléments, ces chapeaux dans le chapeau n’avaient pas eu de véritable importance aux yeux des traducteurs hongrois : et pourtant, le choix des noms de chapeau est loin d’être gratuit.

Tout d’abord, ils sont là comme les composantes de la casquette de Charles (poil de lapin, polygone cartonné, forme ovoïde, visière etc.). D’autre part, et ceci est encore plus important, la critique flaubertienne a depuis longtemps remarqué que la casquette de Charles symbolisait en quelque sorte le personnage de Charles lui-même : la « laideur muette » de l’objet « a des profondeurs d’expression comme le visage d’un imbécile. » Cependant, en examinant ce passage de plus près, on peut remarquer que le chapeau, par ses composantes soigneusement sélectionnées, annonce non seulement le personnage de celui qui le porte, mais anticipe également sur l’ensemble de l’intrigue.

C’est également le cas des cinq chapeaux cités dans la description en guise de comparaison. Ces cinq chapeaux, dont le couvre-chef de Charles devrait faire en quelque sorte la syntèse, annoncent, par un jeu très subtil de renvois, quelques-uns des personnages du récit. Ainsi le bonnet à poil fait allusion à la jeunesse mouvementée et à la carrière militaire du père de Charles Bovary ; le chapska, d’origine polonaise, préfigure un personnage plutôt effacé, ce réfugié polonais dont Charles sera le successeur à Yonville ; le chapeau rond renvoie à Bournisien, le curé d’Yonville, la casquette de loutre, par le motif de la chasse, renvoie à Binet, mais aussi à Rodolphe, tandis que le bonnet de coton, attribut du conformisme petit-bourgeois, annonce Monsieur Homais, tout comme sa bêtise.

Dans les versions hongroises, les cinq noms de chapeau qui ne donnent pas de véritables équivalents, ne peuvent pas reproduire cette couche latente du texte. Ils n’évoquent pas non plus le couvre-chef de Charles, puisqu’ils n’aboutissent à aucune image concrète. Ainsi, les traducteurs hongrois ont beaucoup simplifié et appauvri la description originale, en escamotant les détails que le texte français rend visibles. En effet, l’original, en montrant de façon minutieuse les composantes de l’objet, finira par le faire disparaître complètement devant nos yeux.

La particularité de la description flaubertienne est justement ce tour de prestidigitateur : il s’agit de montrer et d’escamoter à la fois, par le même geste, l’objet, l’enjeu de la magie. Si l’on ne considère que l’effet final, on peut constater que le lecteur français et hongrois se trouvent dans le même embarras : ils sont incapables d’imaginer la fameuse casquette de Charles. Cependant, tandis que le texte original ne fait disparaître que le sixième chapeau, celui composé par les cinq autres, les versions hongroises procèdent par un triple escamotage : elles effacent tout d’abord les contours précis des composantes ; par conséquent, le lecteur hongrois ne peut pas être pris au piège du texte français, car, privé de tout détail concret, il ne subit aucune tentation à faire la synthèse et à reconstituer l’ensemble. Ainsi, c’est la trouvaille de l’écrivain qui devient victime de l’escamotage suprême : c’est le tour même du prestidigitateur qui disparaît, cette marque indélébile de la description flaubertienne.

1  Gustave Flaubert, Correspondance, éd. Jean Bruneau, Paris, Gallimard, tome 2, p. 137.

2  Gustave Flaubert, Madame Bovary, édition établie par Claudine Gothot-Mersch, Paris, Bordas, “Clasiques Garnier”, 1990, p. 4.

3  „Ez a fejfedő egyike volt ama ravasz szerkezetű holmiknak, a melyekben megtalálni a katonasipka, a csákó, a kerek kalap, a süveg és a vidra-sipka elemeit, szóval: egyike ama szegényes, szomorú dolgoknak, melyeknek néma csunyaságában van valami megindító kifejezés, olyanféle, mint a minőt a félkegyelműek arczán találunk...Bovaryné, trad. par Ambrus Zoltán, Budapest, Révai testvérek, 1904, p. 2.

4  „Ebben a furcsa összetételű tökfödőben volt valami a kucsmából, csákóból, kalpagból, keménykalapból és gyapjú-sapkából, s néma siralmasságában olyan mélységesen kifejező volt, mint egy félkegyelmű arca.” Madame Bovary. Vidéki erkölcsök, trad. par Hajó Sándor, Budapest, az Est Lapkiadó és a Pesti Napló RT kiadása, sans date, p. 10.

5  „Furcsa szerkezetű süveg volt, félig kucsma, félig csákó, részben afféle kalap, részben vidrabőrös kalpag, részben gyapjú hálósipka, egyszóval olyan szánalmas holmi, amelynek néma csúnyasága olyan kifürkészhetetlen, akár egy agyalágyult ábrázata.” Bovaryné, trad. par Albert Gyergyai, Budapest, Pán könyvkiadó, 1992, pp. 7-8.

6  „Összetett fejfedő volt, rajta a kucsma, a csákó, a kemény-kalap, a nutriaszőr kalap és a kötött hálósipka elemei, szóval szerecsétlen egy darab volt, néma rútságában a félkegyelműek arckifejezésének áthatolhatatlan mélyrétegei”. Bovaryné, trad. par Judit Pór, Budapest, Európa, 1993, p. 8.