Résistera-t-il ? Fabriqué en Chine depuis -250, en Europe, mille ans plus tard, depuis 1250, le papier devient support universel de la culture écrite vers 1600 un bon siècle et demi après l’invention de l’imprimerie à caractères mobiles. Depuis cette époque, son hégémonie comme médium aura donc été totale pendant environ quatre siècles. Manuscrits de travail, notes, documentation, correspondances, livres, revues, journaux, tracts, affiches : c’est toute l’histoire de la pensée moderne qui s’est écrite et inscrite sur du papier. À leur époque, les ancêtres avaient fait mieux : trois millénaires et demi pour le papyrus (-2700 jusqu’à 700), un millénaire et demi pour le parchemin (-900 jusqu’à 1600). Le papier résistera-t-il ? Dans le dernier quart du XXe siècle, les technologies numériques du traitement de texte, ont inauguré une nouvelle ère de l’écriture qui, à la surprise générale, a d’abord fait l’affaire des papetiers. Plus on avait d’ordinateurs et d’imprimantes, de fax, de scanners, etc., et plus on consommait de papier. Effet jogging transitoire. Avec la montée en puissance de l’Internet, la nomadisation des postes de lecture et la banalisation des téléphones mobiles, la tendance commence à s’inverser en faisant basculer les pratiques. Les cycles courts se resserrent. On est en train de passer d’une tradition de la lecture à une culture de la consultation : quand on doit se renseigner (toujours de toute urgence) sur un sujet précis, on ne lit plus des ouvrages, ni un livre, ni même un article in extenso, on recense tout cela sous forme numérique et on y recoupe des contenus pour cibler l’info efficace. C’est comme la publicité comparative : la libre concurrence triomphe aussi dans la sphère des savoirs. On multiplie les appels d’offre et on choisit le meilleur ratio qualité-prix. Quel prix ? le prix de l’effort, le temps qui est de l’argent, c’est-à-dire le nombre de « clics » qui sépare la requête de sa réponse.

Tout numérique. On filtre par la médiation de moteurs de recherche, sans trop chercher à savoir si ces moteurs sont vraiment innocents. Zapping, indexation, enquête comparative, copier-coller, fichiers numériques : au final, on finit bien par imprimer quelques pages de synthèse pour mémoire, mais l’essentiel du travail (investigation, sondage, récupération, compilation) a quand même eu lieu à l’écran. Les vingt volumes de l’encyclopédie sont déjà partis prendre le vert à la campagne, depuis quelques années. Délocalisés dans les résidences secondaires, les gros livres ont été mis à la retraite anticipée. Le Robert en six volumes, l’Universalis, la Britannica et naturellement le grand Larousse de Larousse, qui mangeait à lui tout seul deux rayonnages de la bibliothèque. Imaginez ! Flâner au hasard des planches et des notices comme dans l’enfance, ouvrir les dictionnaires n’importe où et rêvasser sur des mots étranges, c’est vrai que c’était agréable, mais c’est devenu un luxe balnéaire. Non, en ville, pour travailler, rien ne vaut les usuels en version numérique, c’est plus commode et ça libère de l’espace : au prix du mètre carré, c’est une affaire en or. Les professionnels du document écrit ont d’ailleurs été les premiers à s’y mettre. La conservation des pièces originales relève du silos. Pour l’usage, elle laisse place à une archivistique de copies électroniques ; l’édition en ligne gagne chaque jour du terrain et les bibliothèques de demain ne se rêvent plus que sous forme d’un réseau numérique. Et les journaux ? L’an dernier un grand patron de presse a reconnu pour la première fois que les exemplaires papier de ses quotidiens devaient désormais être considérés comme des produits dérivés de leur version numérique. Le corps résiste. C’est comme l’odeur des croissants au petit déjeuner : on continue à aimer l’arôme du papier journal qui vient d’être imprimé, mais une fois ce parfum de nouvelles fraîches évaporé, l’exemplaire file à la poubelle pour papiers à recycler. Qui peut se payer le luxe d’archiver une année du Monde chez lui ? Et pourquoi le ferais-je ? Mon abonnement me donne accès aux archives en ligne, avec moteur de recherche intégré.

Nouvelles missives. Au quotidien, l’écriture autographe se raréfie ; on commence à imaginer qu’elle pourrait un jour se limiter au paraphe et à la signature, avant que la griffe cryptée, l’identifiant personnel, le code barre individuel, ou toute autre forme de signature électronique ne s’y substituent définitivement. On écrit plus spontanément au clavier que sur un cahier, sur un palm que sur un agenda ou un bloc note. Quant à la lettre manuscrite, vite supplantée par le message électronique et le mini message téléphonique, elle est devenue si franchement anachronique que son charme désuet enchante : chacun choisit avec d’autant plus de soin son papier et sa plume que le geste est devenu rare. Subsiste la lettre A4 officielle, saturée de formules toutes faites, proprement mise en page à l’écran, imprimée et dûment signée à la main ; elle est postée comme autrefois, en recommandé si possible, mais elle n’est que le terme dernier d’un processus où c’est le téléphone, le « e-mail », la visioconférence et l’entretien en direct (irremplaçable) qui auront prévalu d’un bout à l’autre de la négociation. Et le petit mot gentil ? celui qu’on n’écrit que pour faire plaisir ? À l’usage des familiers, il y a le « sms » et sa scription joyeusement phonétique : le style urgent-bâclé, la translitération d’une performance orale plus hâtive que celle du coup de fil téléphonique. C’est dire si le cliché, le stéréotype, la tournure à la mode y sont aussi de règle. D’ailleurs, cherchez bien dans le « menu » : votre téléphone cellulaire vous propose une gamme de mini-messages PAE, prêts à expédier. À vous de choisir le mieux adapté à la situation, et vous n’aurez plus qu’à personnaliser en sélectionnant le bon prénom. L’art épistolaire a cédé la place au recyclage intensif de l’idée reçue, style exécutif-officiel ou sympa-supercool, selon les cas. Voilà de quoi enrichir le second volume de Bouvard et Pécuchet. Mais l’âge numérique doit-il être tenu pour seul responsable ? Le nouveau « ceci tuera cela » qui extermine la page écrite, ne date pas d’hier. À y regarder de près, cela fait un moment que le genre épistolaire, en tout cas, bat de l’aile.

Écrire, ou téléphoner ? Écrire une lettre ne va plus de soi depuis des lustres. Depuis un siècle déjà, il faut vraiment s’y trouver contraint par les circonstances. Dans ce cas, surtout ne pas manquer de présenter ses regrets. Sinon, on passe pour un mufle. Imposer à un proche l’effort de déchiffrer son écriture, lui infliger la peine de lire et le souci de répondre, lui fatiguer les yeux, l’embarrasser d’une tâche alors qu’il serait si simple et tellement plus courtois pour avoir son avis de solliciter seulement son oreille et sa parole. Moyennant tout de même l’irrespect d’avoir dû le sonner comme un domestique. Certes, mais que voulez-vous, si c’est le prix du confort… Proust, en décembre 1908 s’excuse auprès d’Anna de Noailles de lui demander conseil par écrit : « PS Je ne peux pas téléphoner, sans cela je ne vous aurais pas ennuyé d’une lettre ». Que disait cette lettre de 1908 ? Voici : « Je voudrais, quoique bien malade, écrire une étude sur Sainte-Beuve. La chose s’est bâtie dans mon esprit de deux façons différentes entre lesquelles je dois choisir. Or, je suis sans volonté et sans clairvoyance. La première est l’essai classique, l’essai de Taine (…) Le deuxième commence par un récit du matin, du réveil, Maman vient me voir près de mon lit, je lui dis que j’ai l’idée d’une étude sur Sainte-Beuve et je la lui soumets et la lui développe. Pouvez-vous me dire ce qui vous paraît le mieux ? ». Rien moins, donc, que la trace d’un destin à l’état naissant : les premiers moments de ce qui va devenir le Contre Sainte-Beuve et La Recherche. Et si Proust, ce jour-là, avait pu se conduire correctement? Inutile de s’alarmer, la lettre a bel et bien été écrite parce que Proust désirait l’écrire. Qu’il ait réellement été empêché de téléphoner à Anna de Noailles, c’est seulement ce qu’il prétend. Au total, toute politesse mise à part et quoi qu’il fasse mine d’en penser, Proust développe une correspondance proportionnelle à la méfiance que lui inspirait le téléphone : monumentale, comme le montre l’édition à laquelle Philip Kolb a consacré sa vie.

Mode d’emploi perdu. Mais, me direz-vous, que nous importent au fond toutes ces lettres d’écrivains ? Nous avons l’œuvre, c’est l’essentiel. Et pour les fanatiques qui s’intéressent à sa genèse, Proust a légué les « cahiers » dans lesquels son projet, précisément, s’est matérialisé, de page en page, de paperolles en paperolles. Que demander de plus ? Eh bien justement, on peut avoir envie de lire les lettres qui ont accompagné le geste créateur. La Correspondance d’un écrivain dit souvent des choses que les manuscrits ne disent pas : les dates des différentes phases de la rédaction, bien sûr, mais aussi la première intuition, les hésitations préliminaires, les choses vues, les relations fortuites entre vivre et écrire, un événement germinatif, la fusion de plusieurs projets, une source contingente, des haines, une intention inavouable. Et ce n’est pas tout. L’écriture épistolaire nous révèle également toutes sortes de secrets qui se trouvent bien dans les manuscrits de l’œuvre mais sous une forme si coextensive à l’écriture elle-même qu’ils sont comme perdus dans le labyrinthe des versions et des ratures : l’élaboration d’une poétique, le cryptage d’un symbole, le travail sur les lois du genre, les règles d’un nouveau style, etc. De tout cela, il n’est pas rare que l’écrivain parle spontanément dans les lettres qu’il adresse à ses amis, et ce sont ces confidences épistolaires, souvent lumineuses, qui permettront à la critique de se faire une idée plus exacte de l’originalité de l’œuvre et, au chercheur, le cas échéant, de s’aventurer dans la grande nuit des brouillons. Quelle image aurions-nous de l’œuvre de Flaubert sans sa Correspondance ? Sans ses confidences sur l’indirect libre, l’idée de point de vue, l’impersonnalité, le refus de conclure, l’idée reçue ? Il y a, comme cela, des correspondances qui sont un véritable mode d’emploi de l’œuvre, sans lequel les lecteurs mettraient un siècle ou deux de plus pour entrevoir le véritable sens et la beauté inédite de ce qu’ils sont en train de lire.

Antédiluvien. Qu’adviendra-t-il des chef-d’œuvres écrits par des auteurs qui ne correspondent plus aujourd’hui que par téléphone et messageries électroniques ? Inutile de se voiler la face, en l’absence de toute trace épistolaire, le XXe siècle, dans sa seconde moitié, et les premières décennies du suivant, garderont l’exécrable réputation d’une époque bavarde et inconséquente, à peu près incompréhensible dans ses projets et ses motivations. Rivé à son mobile pour dire et entendre ce que ses prédécesseurs prenaient le temps de lire et le soin d’écrire, l’écrivain contemporain brûle non seulement ses neurones, mais aussi les vaisseaux qui devaient l’aider à aborder les rivages de la postérité. Il perd le futur, il perd aussi son temps, mais c’est la seule façon possible pour lui d’être de son temps. À raison d’une heure de communication par jour (rien que dix petits appels de six minutes) il aura passé au bas mot vingt mille heures au téléphone dans sa vie, souvent beaucoup plus. Sans parler de la petite heure quotidienne sur Internet qu’il passe, depuis dix ans, pour répondre aux e-mails les plus urgents. Au total combien de livres écrits à la va-comme-je-te-pousse pour rattraper le temps perdu ? Mais comment faire autrement ? Que penserait-on d’un écrivain qui mettrait son point d’honneur à vous assommer de missives et de réponses autographes sous plis cachetés ? Qu’il lutte désespérément contre l’anonymat, qu’il cherche à se faire un réseau, ou qu’il rêve déjà de gloriole posthume. Plutôt que de lui répondre, on se cotisera pour lui payer un PC, avec abonnement réseau et téléphone illimité. Dans la République des Lettres de notre temps, à l’exception des superstars qui peuvent se la jouer à l’ancienne, la lettre est signe d’indigence et d’obscurité. Normal : à défaut de correspondance, l’écrivain d’aujourd’hui, pour peu qu’il soit déjà reconnu, a bien d’autres tribunes pour faire connaître, dans les moindres détails, le sens de son travail et de son œuvre, et dans un cercle infiniment plus large que celui de son courrier postal : l’interview a remplacé avantageusement la confidence épistolaire. Télé, radio, presse, blog : voilà les nouveaux supports de la révélation intime. Supports volatils s’il en est, pris en otage par l’audimat, le goût du « scoop », la mode, la marchandisation, le tout publicitaire. Il va de soi qu’on ne dit pas la même chose dans une lettre privée et devant une caméra ou devant un micro. Mais pour qui écrit l’écrivain, à qui s’adresse-t-il  ? À ses pairs, les lettrés, à cette poignée d’artistes et de savants qui sont les seuls vivants à pouvoir le comprendre ? Aux générations futures ? La question ne date pas d’hier. Flaubert a définitivement cessé de correspondre avec Feydeau du jour où ledit Feydeau a décidé de laisser imprimer son portrait photographique en frontispice de ses romans pour se faire de la réclame. Il faut choisir : l’épistolaire ou la pub, le clan ou le marché, le long ou le court terme. La lettre, parce qu ‘elle est privée, contient un effet retard culturel : si elle doit un jour devenir publique, il y a de bonnes chances que ce soit après la bataille, quand les passions se seront calmées, c’est-à-dire à la génération suivante. Après moi ? autant dire, désormais, au sens propre comme au sens figuré, au moment du Déluge.

Plus de manuscrits ? En attendant, votre téléphone cellulaire sonne à tout bout de champ, surtout quand il ne faut pas, mais s’il cesse de sonner, c’est mauvais signe, et l’angoisse vous prend. Votre boîte aux lettres réelle, en bas de l’escalier, déborde – pas de véritables lettres, vous n’en recevez presque plus - mais d’une masse de courriers publicitaires, prospectus, catalogues et factures. Elles débordent presque autant que vos boîtes virtuelles, en bas de l’écran, dans lesquelles s’accumulent vos nouveaux courriers, impérieux et lapidaires, assortis d’une avalanche de spams et de réclames sauvages capables de saturer en deux jours la petite niche que le serveur tient à votre disposition moyennant vingt euro par mois. Un quart d’heure par jour pour mettre tout cela à la poubelle. Par faire bonne mesure, votre autre corbeille, celle d’autrefois, reste vide. Vous avez pris l’habitude d’écrire et de corriger directement à l’ordinateur : plus de tirages d’imprimantes, comme vous le faisiez encore il y a cinq ans, pour vous relire tranquillement et reprendre votre texte à la main. Plus de lettres, plus de manuscrits, plus de biffures. Maintenant tout est propre. Les prophètes du bureau sans papiers ont gagné. L’ère du parchemin avait été celle du palimpseste, l’âge du papier celui de la rature, voilà venu l’âge du support qui fait place net au texte : l’écran où ne subsiste plus rien de repentirs. J’entends déjà la voix des malveillants qui en profitent pour lancer leurs sarcasmes : « très mauvais ça, pour vous, les spécialistes du brouillon ! Vous allez devoir fermer boutique ? Eh oui, que devient la génétique du texte s’il n’y a plus de manuscrits ? » Que les têtes molles se ravisent, si elles le peuvent. Ce n’est pas parce qu’on écrit au clavier qu’on ne fait plus de ratures. Ce n’est pas parce que l’écran reste toujours propre qu’il ne subsiste aucune trace des opérations d’écriture. C’est même exactement le contraire. L’ordinateur conserve spontanément la trace de toutes les commandes que vous lui avez adressées, toutes intégralement, et aussi longtemps que vous ne procéderez pas à un écrasement délibéré de sa mémoire. À moins de le vouloir, rien n’est jamais perdu.

Brouillon numérique. Ces traces sont même accessibles très aisément grâce à un outil qui équipe tous les traitements de texte depuis les origines : la sauvegarde automatique paramétrable. Il suffit par exemple de demander une copie automatique qui indexera toutes les deux minutes une mise à jour du texte que vous rédigez : aucun coût en mémoire, puisque c’est le même texte à quelques détails près. Mis bout à bout, tous ces détails, qui racontent la genèse de votre texte minute par minute, qu’est-ce que c’est, sinon un nouveau manuscrit ? Un manuscrit numérique d’accord, mais assorti de toutes les caractéristiques de son prédécesseur : ajouts, substitutions, suppressions, déplacements, etc. Vous êtes un grand écrivain et vous souhaitez léguer à la postérité les archives de votre création? Déposez votre disque dur à la BnF. Ce sera mille fois plus commode pour les chercheurs que les papiers de Flaubert, de Proust ou d’André Breton. Le disque dur est parfait. Tous vos gestes d’écriture s’y retrouvent, et qui plus est, classés, répertoriés, horodatés au dixième de seconde près. Un vrai miracle quand on sait à quel point il est difficile de mettre en ordre les pages d’un manuscrit, de reconstituer sa chronologie, et plus difficile encore de dater les campagnes de ratures qui prolifèrent sur chaque page. Et puis ce manuscrit numérique est exhaustif. Fini le drame des fonds lacunaires où il manque les plus belles pièces du puzzle, achetées en sous-main par un négociant du Texas : avec le manuscrit numérique, aucun folio ne s’égare, toutes les traces sont bien à l’abri dans leur capsule électronique. Mais ce n’est pas tout. Si les chercheurs s’intéressent aux brouillons, c’est pour reconstituer un processus mental : pour comprendre comment s’est formée une œuvre, et notamment aux tout premiers moments de sa conception, en remontant aussi loin qu’il est possible en amont dans « l’avant-texte ». Imaginons qu’une image cruelle, inavouable, insensée, fût au cœur du projet. Les premiers mots jetés par l’écrivain sur la page blanche en porteront-ils témoignage ? Parfois oui, le plus souvent non, car lorsqu’on écrit sur du papier, on sait bien que l’on extériorise une trace, lisible par d’autres, ce qui est la dernière des choses à faire pour un secret. Même s’il ne s’agit pas d’un détail avilissant, mais d’une simple incertitude sur l’expression qui va s’écrire, il y aura autocensure. Que la phrase ne soit pas encore tout à fait stable, et la petite instance parlante qui pilote l’opération au fond du cerveau dira : non, ça, tu ne l’écriras pas car, de toute façon, il te faudra aussitôt le corriger, et ce serait bête de commencer par une rature sur cette jolie page toute blanche. D’où, dit-on, l’angoisse des commencements. Une phrase au premier jet sur une feuille de papier présuppose la succession d’environ trente à quarante tests mentaux avant de se réaliser. C’est plus qu’il n’en faut pour trouver le moyen de cacher l’essentiel.

L’âge d’or. Maintenant, reprenons notre écrivain en train de chercher sa première phrase, non plus devant une page blanche, mais devant son écran. Ce n’est plus le même homme : il sait (il croit) que rien ne subsistera de ses maladresses ou de ses abominations, même s’il les jette à l’état brut sur son écran, puisque de toute façon il pourra d’un geste les faire disparaître et y substituer tout autre chose, comme si de rien n’était. Ni vu ni connu. Pourquoi ne pas risquer les acrobaties les plus dangereuses ? On peut travailler sans filet : même si la chute est vertigineuse, on se ramassera en douceur. Inutile pour se lancer d’attendre que la phrase soit construite mentalement puisqu’elle finira toujours par trouver son équilibre sans laisser la moindre trace des expressions contrefaites qui lui ont donné naissance. Au lieu des trente ou quarante tests initiaux qu’exigeait le papier, l’écriture à l’écran ne suppose que deux ou trois essais mentaux préliminaires. Et voilà pourquoi le brouillon numérique constitue un document d’une richesse cognitive sans précédent : il donne au généticien un accès à des processus psychiques beaucoup plus initiaux que ceux dont le papier peut porter la trace. Une grande part de l’élaboration mentale ne s’y trouve pas, certes, et l’autocensure y garde ses droits, mais en donnant à voir une zone jusqu’ici inconnue de l’écriture à l’état naissant. Il ne s’agit plus tout à fait de la même écriture non plus, puisque précisément, le scripteur efface la trace de ses ratures à mesure qu’il corrige. Mais c’est bien l’écriture de notre temps. L’ère numérique ne sera donc pas la fin du brouillon, mais peut-être son véritable commencement, son âge d’or. Les spécialistes de la genèse ne craignent nullement le chômage technique, ils s’inquièteraient plutôt du contraire. Jusqu’ici l’approche génétique ne portait que sur des exceptions : des fonds miraculeusement épargnés de la destruction, une centaine de corpus complets par siècle, tout au plus. Même en se limitant aux plus hautes productions de l’esprit, qu’adviendra-t-il lorsque nous posséderons l’intégralité de tous les brouillons ? La miniaturisation des supports et la passion pour les archives permettent de supposer que tout désormais pourra se conserver. Comment interpréter cette masse infinie de métamorphoses ? Il se pourrait bien que nous nous inquiétions à tort : numérique par nature, les brouillons d’aujourd’hui ont une structure spontanément prête au calcul. Ils attendent les machines qui sauront nous aider à les interpréter.