Introduction

Les acquis récents, tant en critique génétique qu’en linguistique énonciative, permettent de présupposer des approches innovantes en production verbale. Très précisément, il s’agit de prendre en compte certains résultats significatifs pour les appliquer à des situations d’enseignement de la production écrite. Par ailleurs, en prenant en compte l’apport technologique, tels certains traitements de textes autorisant l’enregistrement de l’activité scripturale, il est enfin possible d’avoir sous les yeux un texte saisi sur le vif permettant une observation précise des formes prises par l’avant-texte.

Le parti pris du travail dont cet article veut rendre compte est de croiser les acquis de ces différentes approches afin de faire saillir certaines régularités de la pratique scripturale ; ce que nous pourrions résumer par les questions suivantes : Les régularités1 scripturales des uns sont-elles valables pour les autres ? En quelle mesure est-il possible de généraliser des faits de production écrite ?

La production écrite, en tant qu’activité (verbale) réflexive impliquant nécessairement le locuteur-énonciateur dans un retour constant sur son propre Dire, sera appréhendée dans la présente étude, en temps réel, depuis une perspective génétique : à partir de son avant-texte, lui-même décrit en termes d’opérations d’écriture (Ecrire) ; lesquels permettront, à leur tour, de rendre compte de la notion centrale de projet scriptural, notion commune à plusieurs approches (Substituer).

1. Dire

Dire de préférence à faire : ce dernier suggère acte de langage (partir de catégories générales pour arriver à en trouver des marques linguistiques), tandis que dire (partir de la production verbale et de ses marques pour arriver à des notions générales) suggère langage en acte. Cette dichotomie dire vs faire n’est pas sans évoquer les démêlés de la pragmatique (cf. Austin, 1970 et Searle, 1982) et de l’énonciation (Fuchs, 1981, pp. 41-46).

Il s’agit donc, dans une démarche résolument inductive, de prendre la langue, sans présupposé, dans tous ses états de production : dans son immédiateté, dans sa banalité nécessairement ambiguë, redondante (Leblay, 2004) et équivoque.

1.1. Réflexivité du dire naturel : la métalangue

Métalangue est un terme pluriel : soit il réfère à ce qui est nommé métalangue logique et désigne alors, dans la lignée précisément des travaux de logiciens (voir, par exemple, Carnap, 1937, tableau 1 ci-après), des systèmes de langages artificiels utilisant des symboles ; soit il réfère à la métalangue linguistique qui utilise des signes mettant en jeu des signifiants et signifiés, cette dernière se subdivisant alors en métalangue externe, dans le cadre de travaux comme ceux de Montague (1974) ou en métalangue interne, ou encore métalangue naturelle selon la terminologie de J. Rey-Debove, autre forme de la fonction métalinguistique de Jakobson. Autant chez Jakobson et Rey-Debove, il s’agit bien de considérer ce qui est réflexif dans toute langue naturelle.

Fait interne, inhérent au langage, la réflexivité l’est au point où il est impossible de pouvoir parler du langage hors du langage : il n’existe pas d’extérieur, de positon de replis qui puisse permettre à quiconque de se dégager du langage pour pouvoir le prendre pour objet d’étude sans avoir, en même temps, à le prendre comme moyen d’expression. Cette faculté de réflexivité consubstantielle du langage fait qu’il est à lui-même son propre métalangage2. Perdre l’un, c’est perdre l’autre.

Le métalangage chez Jakobson (1963) reste une faculté communicationnelle : la faculté « de parler une langue » signifiant automatiquement aussi par extension celle de pouvoir « parler de cette langue » (p. 81) ; plus précisément, la fonction métalinguistique est une réponse à ce qui, dans une situation communicationnelle, est source d’équivoques. Jakobson privilégie alors trois situations d’altérité linguistique (passant ici volontairement sous silence les phénomènes d’aphasie qui sont décrites, par Jakobson (1963, p. 218) comme des « pertes de l’aptitude aux opérations métalinguistiques ») : la langue étrangère (la langue des autres), la relation interlocutive (la langue de l’autre), et enfin l’acquisition du langage (la langue de cet Autre primordial : la mère). La langue étrangère en ce qu’elle autorise le dire sur la langue des autres, la relation interlocutive, parce qu’elle permet de se re-dire, à volonté, pour se rendre plus compréhensible à l’autre, et enfin, l’acquisition de la langue maternelle en ce qu’elle rend notre propre dire possible.

Faisant écho à Jakobson, Culioli (1990, p. 141), parlera d’une « intuition épilinguistique de sujet énonciateur-locuteur » pour désigner une métalinguistique non-conscience, non cherchée, spontanée, « implicite, de réflexion organisatrice sur la langue, chez les sujets parlant, dans les clivages qui structurent le champ des théories et pratiques de l’apprentissage d’une langue étrangère, renvoyant, elles-mêmes, toujours nécessairement à des conceptions sur l’acquisition de la langue maternelle (…). » (Culioli, 1968, p. 108, cité par Authier-Revuz, 1995, p. 17).

Mais au schéma de la communication de Jakobson présupposant systématiquement des représentations faisant intervenir un locuteur et un interlocuteur, Kerbrat-Orecchioni (2002) objectera un contre schéma où la bipolarité de la communication se trouve comme momentanément suspendue étant donné que « L’émetteur du message est en même temps son premier récepteur » (p. 24).

Fuchs (1987, p. 83) ne dira pas autre chose, parlant de la description produite par le même schéma: « Elle néglige, en particulier le fait que l’énonciateur assume simultanément les deux rôles d’émetteur et de récepteur lorsqu’il produit une séquence : il s’entend, ou se lit, se corrige, se reprend, anticipant ainsi sur le décodage par autrui. » (Souligné par l’auteur).

Il y a, en quelque sorte, une mise à distance dans le fait que le locuteur, parce que précisément locuteur, se comporte comme s’il était en même temps son propre destinataire, en commentant depuis cette position, son propre dire qui devient alors objet : il intervient sur sa propre activité langagière.

1.2. Modalité du dire : l’autonymie

Cette métalangue contrainte, naturelle, s’auto-commentant sans cesse, s’adjoindra, sous la plume de Rey-Debove (1997) du qualitatif d’autonyme ; l’antonymie désignant alors ce qui permet réflexivement de signifier le signe et, en même temps, de pouvoir y référer, d’où la formule de l’auteur : « Prenez un signe, parlez-en, et vous aurez un autonyme ».

Voici, afin de dégager les principaux apports des uns et des autres, très schématiquement résumées sous forme de tableau (tableau 1), quelques grandes lignes du fait autonymique, d’après Authier-Revuz, (1995).

Tableau 1 : L’autonymie

Philosophie

& Logique

Linguistique

Perspective non-énonciative

Perspective énonciative

Le fait autonymique

La connotation autonymique

La modalité autonymique

Carnap, 1937

Hjemslev,  1943 & Barthes, 1964

Authier-Revuz, 1995

Quine, 1951

Rey-Debove, 1978

Lacoste, 2003

La réflexion proposée par Authier-Revuz (1995) s’articule autour de la notion de modalité autonymique qui replace celle de connotation autonymique, héritée donc des travaux de Rey-Debove, dans une perspective pleinement énonciative : la modalité autonymique intéresse, non plus seulement un fait de langue, mais l’activité du locuteur où le propre dire du locuteur « se représente en train de se faire »(Authier-Revuz, 1995, p.33).

L’énonciation dont il est alors question concerne cette énonciation du dire qui se double simultanément d’une méta-énonciation en prenant son propre dire comme objet ; ce qui fera dire à Authier-Revuz :

« Le mode « dédoublé » du dire peut, en effet, être décrit comme une sorte de dialogue interne, mais – en deçà du dialogue avec « autrui » - ce dont il relève, c’est de cette forme de dialogisme envisagée par Bakhtine « entre le sujet parlant et sa propre parole ». (2002, p. 20)

Sans prétendre offrir une revue de détails du cadre théorique proposé par Authier-Revuz, il reste, néanmoins, possible de présenter très sommairement (tableau 2) un rappel des notions qui interviennent sous l’appellation d’effets de non-coïncidence du dire :

Tableau 2 : Effets de non-coïncidence du dire (d’après Authier-Revuz, 1995)

Interlocutif                                               d

Effets de dialogisme avec autrui

Interdiscursif                                            c

Entre les mots & les choses                     b

Entre les mots eux-mêmes                       a

Effets de dialogisme avec soi-même

Tant l’interlocution (d) désignant la relation avec cet autre à qui l’on parle, à qui l’on ne cesse de se reformuler à volonté, que l’interdiscursivité (c) qui désigne cet ailleurs discursif jouant dans nos propres mots, réfèrent tous deux aux effets de dialogisme avec autrui où, comme le souligne Fenoglio (2003b, p. 75) en parlant du lapsus écrit, « s’exposent à nu la présence d’un autre qui écrit dans l’écriture de l’un ».

En deçà de ces effets de dialogisme avec autrui, les effets entre les mots et les choses (b) et plus particulièrement les effets entre les mots eux-mêmes (a) relèvent d’un dialogisme orienté vers soi-même : ils précèdent les effets de dialogisme avec autrui, ils en sont le début, le socle énonciatif. Ainsi entrent en jeu les polysémies, homonymies, synonymies et paronymies où un signifiant renvoie toujours, d’une manière ou d’une autre, à un autre signifiant, où un signifiant ne vaut qu’en tant qu’un autre n’est pas venu prendre sa place.

Enfin (toujours tableau 1), Doquet-Lacoste (2003b, p. 145), reprenant à son compte ces effets de non coïncidence du dire, mettra en évidence, en contexte scolaire, les mécanismes productifs de l’écriture, ces « traces de l’interaction entre ce qui est à dire et les mots pour le dire ».

2. Ecrire

Au sein des pratiques du dire, il convient donc de circonscrire une forme d’activité qui permette de passer du langage en acte à l’écriture en acte. Cette écriture en acte prendra, dans le présent travail, le nom d’avant-texte.

2.1. L’écriture dans l’avant-texte

Sous l’appellation générique de substitution (désignant, ici, les quatre opérations d’écriture suivantes : ajout, suppression, déplacement et remplacement), les travaux de l’ITEM (Grésillon, 1994), à la suite des travaux de l’analyse distributionnelle de Harris (1951), ont permis de mettre à jour quatre opérations de l’écriture : l’ajout (A), la suppression (A), le déplacement (AXXA), et enfin le remplacement (AB) ; ceux-ci sont utilisés afin de décrire une pratique de langue qui, dans le cadre des travaux de l’ITEM, reste la langue de l’écrivain, la langue d’un scripteur expert en langue maternelle.

Ce sont ces mêmes opérations qui seront appliquées par Fabre (1987, voir aussi Boré, 2000) à la langue maternelle en pratique novice dans le cadre de travaux scolaire ; Fabre (1987) insiste sur les faits que 1) le remplacement est en grande majorité le lieu d’hésitation linguistique, à la différence de l’ajout et de la suppression marquant une hésitation sur une expression référentielle, et que 2) les ratures (il faut noter que le terme de substitution se distingue de celui de rature dans le sens où ce dernier marque « une opération d’annulation d’un segment écrit, soit pour le remplacer par un autre segment (voir substitution), soit pour l’effacer définitivement (voir suppression) » ; cf. Grésillon, 1994, p. 245), relevant de l’activité métalinguistique, augmentent au cours de la scolarité en même temps que les savoir écrire se précisent.

Lacoste-Doquet (2004, 2003b) adaptera les propositions faites par l’équipe Manuscrits et linguistique de l’ITEM aux caractéristiques d’une écriture saisie au clavier ; adaptations qu’il serait possible de visualiser ainsi (tableau 3) :

Tableau 3 : La substitution saisie au clavier

Substituer (au clavier)

1. AJOUTER

Ajout

d’un segment

de texte

2. SUPPRIMER

Suppression d’un segment de texte

2a. DEPLACER

Suppression

+ Ajout immédiat

du même segment

à un autre endroit

2b. REMPLACER

Suppression

+ Ajout immédiat

d’un segment à équivalence syntagmatique

au même endroit du texte

sans pause ni mouvement du curseur

Il faut, néanmoins, se méfier des effets de présentation qui pourraient donner à croire que les opérations se complexifient depuis celle d’ajouter, à celle de supprimer qui se subdivise en déplacer et remplacer, cette dernière marquant l’opération la plus complexe de la textualisation ; ce serait céder aux apparences. En fait, la notion d’ajout est déjà sujette à caution : l’étude des manuscrits la décrit comme inscription en périphérie (en marges, en interligne, entre les mots…) d’un texte déjà écrit ; en ce sens, un scripteur n’ajoute que du texte à du texte (d’où l’ambiguïté du symbole dans la formule A)… Mais l’étude des avant-textes sur support électronique n’ayant pas d’inscription périphérique, force est de préciser ce qu’est l’ajout dans ce nouveau cadre : selon Doquet-Lacoste (2003b, p. 155) l’opération d’ajout au clavier concerne « toute inscription de chaîne graphique à la suite ou dans le déjà écrit (…) ».

Quant à la mention essentielle sans pause ni mouvement du curseur, elle fait référence au fait qu’il s’agit d’un remplacement dit immédiat par opposition au remplacement dit en deux temps ou différé, où « le déplacement du curseur et/ou une opération d’écriture interviennent entre la suppression du remplacé et l’ajout du remplaçant » (Doquet-Lacoste, 2003b, p. 158).

Toutes ces opérations d’écriture en acte, expressions de l’avant-texte, peuvent être saisies sur le vif au moyen de certains traitements de textes, et plus particulièrement grâce aux approches dites en temps réel enfin autorisées par ces derniers.

2.2. L’écriture en temps réel

Dans un premier temps, par réflexe, on serait tenté de se tenir au plus près des acquis technologiques de son époque, n’ayant, somme toute, aucune raison de les ignorer. Puis, dans un second temps, se référant aux propos de Claire Blanche-Benveniste (2000) citant M. Halliday, selon lesquels les études concernant l’oral ont pris véritablement leurs essors à partir du moment où l’enregistrement de l’oral fut possible, on pourrait considérer l’idée que la production écrite, à l’instar de la production orale, pourrait profiter de certains acquis technologiques contemporains permettant, à leur tour, son enregistrement. Parce qu’il s’agit bien d’enregistrer pour mieux pouvoir étudier.

Il n’est pas tant question de débattre entre partisan ou opposant à ce que serait la technologie, mais bien de débattre entre une technologie ou une autre, ou mieux encore, entre diverses habitudes, entre usages des uns ou des autres, entre relations homme-système.

Toujours en relation étroite avec son époque, le mode d’écriture sur traitement de texte témoigne de la richesse du matériel contemporain dont dispose l’enseignant en langues (maternelle, seconde ou étrangère) pour rendre compte des mécanismes complexes mis en œuvre lors de la textualisation enregistrée chronologiquement au moyen du clavier et de la souris.

D’une manière générale, la mise en texte faite par ce genre de logiciels ne fait que reprendre le constat sur lequel repose la génétique du texte qui veut que toute œuvre s’élabore dans le temps.

Dans leurs diversités, chacun à sa manière, ces logiciels permettent une saisie du texte en temps réel (cf. Sullivan et Lindgren, 2005) en mettant l’accent sur un des aspects essentiels de l’écriture : ainsi le logiciel Genèse du texte visualise sous forme de graphique le trajet parcouru par le curseur en tenant compte et de son déplacement dans l’espace et dans la durée ; ou bien encore le dispositif Eye and Pen ou le logiciel ScriptLog Pro (SLP ; voir le site : www.ScriptLog.net) qui permettent l’option du suivi oculaire, c’est-à-dire la prise en compte du déplacement des yeux sur l’écran (cf. Chesnet et Alamargot, 2003).

Mais, au travers des enregistrements du film de l’écriture, ces logiciels ont tous en commun de permettre le suivi visuel en temps réel 1) des opérations d’écriture liées à l’utilisation du clavier, 2) des mouvements du curseur et 3) des pauses dans l’activité scripturale. Il est enfin possible, non plus seulement d’avoir les traces de l’énonciation, mais bien de suivre l’énonciation à la trace ; ce qui nécessite une transcription pour pouvoir être étudié.

2.3. Transcrire le temps réel

D’une manière générale, la transcription essaie de répondre à la question suivante : Comment est-il possible de rendre compte, sur un support statique comme le papier, de la dynamique d’un enregistrement, c’est-à-dire dans le cas qui nous occupe du suivi visuel enregistré sur ordinateur ?

Là où le papier autorise un texte qui se disperse (ne serait-ce que dans les marges ou entre les lignes elles-mêmes), le médium de l’écran contraint en une masse textuelle qui ne cesse de se remettre au propre. La génétique des textes offre deux grands modèles de transcription3: d’un côté, la transcription dite diplomatique, et de l’autre, la transcription dite linéaire.

Sans avoir recours au terme commode de continuum selon lequel il existerait une infinité de variantes entre deux extrêmes, disons seulement que le choix de la transcription est fortement conditionné par le médium : ainsi, dans le cadre du papier, la transcription diplomatique permet, selon Grésillon, tant « une reproduction dactylographique d’un manuscrit qui respecte fidèlement la topographie des signifiants graphiques dans l’espace », que sa transcription linéaire se présentant comme la « reproduction dactylographique d’un manuscrit (…), mais sans respecter la topographie de la page ; celle-ci est souvent remplacée par un début de chronologisation des éléments écrits (…). C’est un début d’interprétation, puisque la verticalité des paradigmes de réécriture est mise à plat et traduite en successivité horizontale » (1994, p. 246, souligné par l’auteur); autrement dit, là où le médium papier laisse le choix de la transcription, celui de l’écran de l’écriture électronique enregistrée impose, par nature, une transcription linéaire.

Des quatre options précédemment citées (opérations d’écriture, mouvements du curseur, pauses de l’activité, et suivi oculaire), seule la première sera retenue : il s’agit alors d’observer, au moyen d’une transcription linéarisée, une production extraite d’un corpus en temps réel, dans laquelle se manifeste la substitution, terme générique pour opérations d’écriture.

3. Substituer (au clavier)

La particularité première d’un corpus de production écrite en temps réel, à la différence des corpus de production écrite sur papier, comptés en nombre de pages, est d’être donné en temps.

3.1. Corpus

Le corpus présent offre une heure de production dont les cinq scripteurs, finnophones, ont été sollicités en vue d’une production de 10 minutes où chacun n’a reçu que pour consigne celle de continuer un énoncé déjà donné par oral. Cette tâche (Poursuivez l’énoncé suivant : Pierre, Marie et Jeanne vont à la montagne…), forme de reprise des productions narratives pratiquées dans le cadre scolaire finlandais durant les années d’apprentissage du français, bien éloignée des préoccupations universitaires, n’offre pas d’enjeu pragmatique : pas de destinataire explicite si ce n’est l’enseignant lui-même. La forme est volontairement très libre, sans contrainte formelle si ce n’est celle de poursuivre ce début d’énoncé : il s’agit de libérer le dire sans chercher à l’entraver. Les conditions d’écriture dictées par le logiciel SLP n’offrent d’ailleurs aucun recours linguistique (de type correcteurs orthographique ou syntaxique) ni aucun échappatoire (le logiciel n’offre qu’une fenêtre blanche).

Nous verrons dans les deux tableaux suivants comment peuvent être mis en parallèle, (colonne de gauche) la succession des opérations d’écriture avec référence au temps, (colonne centrale) la transcription linéaire visualisant sur le statut autonyme du signe barré, et enfin (colonne de droite) les activités dites méta interprétées comme une véritable « succession réitérante de deux gestes élémentaires : grapher un mot/barrer un mot » selon les propos de Fenoglio (2003a, p. 3) : ces dernières désignent les auto-consignes de type méta-énonciative où il ne s’agit pas (seulement) de faire, mais bien de dire ce qui est fait ; au contraire du métadiscursif référant à du discursif énoncé par l’un ou l’autre des interlocuteurs, le méta-énonciatif réfère au dire d’un énonciateur énoncant à propos de sa propre énonciation qui est auto-initié et immédiat.Autant d’activités qui relèvent des processus de planification, autrement dit, qui, en tant qu’activités procédurales (vs. déclarative, c’est-à-dire implicite, à long terme ; voir Brassart, 1995), sont cumulatives et simultanées au dire premier de l’énonciation.

Il ne s’agit pas de se contenter d’enregistrer, d’observer ce que les scripteurs auraient à dire, a posteriori, de leurs productions en notant, en quelque sorte, leur dire différé sur leur propre dire (le parallèle avec les interviews pratiquées dans le cadre de méthodes sociolinguistiques où est demandé précisément a posteriori, au scripteur de commenter ses propres productions relève de la même démarche, à ceci près qu’il s’agit de commentaires différés et que ces commentaires sont loin de recouper ceux des personnes qui les évaluent), mais il s’agit d’enregistrer et d’observer l’accumulation et la simultanéité des ratés, des retours, des maladresses comme autant d’éléments participant, au sein de l’énonciation, de la méta-énonciation des propres dires des scripteurs.

Afin de faire saillir ces phénomènes et les interrogations qu’ils provoquent, l’accent est mis sur deux opérations complémentaires que sont l’ajout et le remplacement, dont les occurrences appartiennent à la même scriptrice, l’ensemble de la production étant transcrite en annexe.

3.2. L’ajout

Toutes précautions prises, l’ajout reste le geste scriptural élémentaire : toute production écrite est d’abord sentie comme ajout de segment textuel ; en ce sens, écrire, c’est d’abord ajouter du texte à du texte déjà écrit. La question restant alors de savoir si le segment ajouté vient à la suite du déjà écrit ou vient s’insérer dans du déjà écrit. Voici (tableau 4) un exemple d’un ajout s’insérant dans du déjà écrit, avec mention du temps où apparaît cette opération d’écriture (donnée en minutes et secondes).

Tableau 4 : L’ajout

Opérations d’écriture

Transcription linéaire

Activité méta-énonciative

05.42

Ajout de pour un journée

06.07

Ajout de e à un

05.42

pour un<06.07 e> journée

1 Je graphe pour un journée

2. Plus tard, je reviens dans le déjà écrit

(Déplacement du curseur)

3. Je graphe un en une

Nous avons ici un ajout intéressant dans le sens où la scriptrice, finnophone, s’attache à reprendre le genre du mot journée. Fait particulièrement signifiant parce que précisément la langue finnoise ne connaît pas l’oppositon de genre ; fait même troublant, vingt-cinq secondes après avoir écrit un journée, elle revient sur ce mot, en déplaçant le curseur, pour y ajouter un e alors même qu’elle est en train de travailler sur une partie plus avancée du texte. Vient-elle de parcourir du regard le syntagne la journée écrit quelques minutes auparavant ? Se souvient-elle de l’avoir orthographié de deux manières différentes, l’une correctement, l’autre non, et revient-elle alors sur la forme erronée en y ajoutant un e ?

Autrement dit, s’agirait-il, selon l’expression de Doquet-Lacoste d’ « un ajout à suspension » ? Cela semble être le cas, puisque ce genre d’ajout marque une « rupture momentanée du flux scriptural, rupture pourtant considérée comme moins susceptible d’effets sémantiques que ne le serait le remplacement d’un mot par un autre » (2003a, p. 17).

La question de savoir d’ailleurs s’il s’agit ou non d’un ajout reste pertinente ; l’ajout simple se positionne en terme de concurrence à celui de remplacement : a-t-on affaire à un remplacement ou à une simple suppression suivie d’un ajout ? La difficulté rencontrée est alors la suivante : l’ajout simple, ou même l’ajout dit à suspension, ne vient en rien modifier, semble-t-il, le projet scriptural. A la différence du remplacement qui entraîne une rupture dans le projet scriptural, comme le montre l’exemple suivant (tableau 5).

3.3. Le remplacement

Intégré dans la pratique de la suppression qui agit comme alternative théorique à l’ajout, le remplacement fonctionne, en aval, effectivement en tant que 1) suppression d’un segment, puis 2) ajout, sans pause ni mouvement du curseur, d’un segment à équivalence syntaxique au même endroit. Voici (tableau 5) un exemple de remplacement :

Tableau 5 Le remplacement

Opérations d’écriture

Transcription linéaire

Activité méta-énonciative

08. Ajout de Mais… burusquement leur voiturre

08. Remplacement par L Ils

MaisBurusquement leur voiturre L Ils

1. Je graphe

Mais burusquement

leur voiturre

(en même temps, je barre)

Je graphe L ( que je barre)

Je graphe Ils

Mais, le fonctionnement du remplacement, amène, en amont, à surtout s’interroger sur les choses à dire, expression qui recoupe celle de projet scriptural ou la notion de planification : jusqu’à quel point, la scriptrice poursuit-elle ou non ce qu’elle a à dire ? Ces choses à dire sont à comprendre comme un vouloir dire, une intention de dire, de signifier ce qui est prévu, planifié donc, tant avant que pendant4 la mise en texte. En quelles mesures, les mots écrits coïncident-ils, ou non, au vouloir dire initial? Selon Fenoglio « l’énoncé ne peut que s’accomplir que par la dimension de l’insu » où « le quelque chose à dire se modifie au fur et à mesure » tantôt inscrit, tantôt raturé, « sans possibilité de prévision » (2003a, p. 8).

Tout se passe comme si ce vouloir-dire se déplaçait, les choses initiales à dire laissant alors survenir d’autres choses non prévues initialement. La scriptrice, dans un premier temps, semble vouloir changer son dire, ce qui aurait entraîné une rupture dans le projet scriptural ; puis, dans un second temps, revenant sur ses mots très rapidement, elle reprend en introduisant le pronom pluriel ils qui semble ramener la formulation au point où elle en était auparavant : ils se présentant comme une reprise paraphrastique du groupe de trois.

D’où l’alternative suivante : si l’intention de dire (de la scriptrice) repart de son intention première de signification pour produire un meilleur segment, il est possible d’interpréter le remplacement comme paraphrastique ; mais, si son intention de dire est partiellement changée, le remplacement devient alors non-paraphrastique.

Choses à dire, vouloir-dire, autrement dit : planification. Cette notion se retrouve dans de nombreuses oppositions à deux ou trois termes. Ainsi elle se trouve, dans l’approche cognitive (voir Alamargot et Chanquoy, 2002), appréhendée en terme de composante rédactionnelle (Alamargot et Chanquoy, 2004, p. 132), au même titre que la formulation et la révision, la planification restant la composante rédactionnelle qui permet de distinguer la pratique d’un scripteur novice de celle d’un scripteur expert.

La planification se retrouve aussi, mais de manière implicite, dans la dichotomie proposée par l’ITEM, sous les termes d’écriture à programme ou de programmation scénarique (vs écriture à processus), où le travail de conception préliminaire y est très accentué ; elle penchera enfin, sous la plume de Doquet-Lacoste (2003b, p. 590 ; 2004, p. 244), plutôt vers le  mode dit de l’accumulation en tant qu’accumulation de texte sans retour suivie de relectures et de modifications (vs mode de la récurrence qui caractérise une écriture marquée par des retours constants dans le déjà écrit ; cf. Doquet-Lacoste, 2003b). Ce dernier relève davantage de l’activité métalinguistique car il est le lieu de l’alternance de phases de production de texte à écrire et de phases de travail (reprise, expansion) du déjà écrit.

Conclusion

La modestie du présent corpus ne fait que témoigner de la richesse de ce genre de matériel en procédant à des glissements affectant les préoccupations scripturaires : il est alors question de prendre en compte l’écriture dans sa triple dimension de fait ordinaire (et non plus exceptionnel), inachevé (et non plus achevé) et enfin, et surtout  dynamique (et non plus statique). Il s’agit, s’appuyant sur les acquis de l’énonciation et de la critique génétique, de prendre en compte, non plus le texte, mais son avant-texte en tant qu’écriture en acte, les nouveaux outils, pris pour ce qu’ils sont, sans refus ni enthousiasme excessifs, permettant son enregistrement, pour une meilleure appréhension.

L’observation visuelle des opérations d’écriture pourrait proposer une remise à plat : bien en deçà des six paramètres (adulte, enfant, expert, natif, non-natif et novice) permettant le cloisonnement traditionnel dans lequel s’inscrivent les différentes didactiques de la production écrite (langues maternelle, étrangère et seconde), il est dorénavant possible de faire saillir les régularités de la pratique scripturale, décrite en termes d’opérations d’écriture.

Aux didactiques donc des langues, il serait intéressant de proposer une didactique de la production écrite qui permettrait de dégager un socle commun ; une didactique de la production écrite qui serait transversale et procédurale tout en sachant aussi rendre compte de phénomèmes épilangagiers (Brassart, 1995). Dans ce sens, les propositions faites par le Cadre commun européen de références (2001),sont une parfaite illustration de l’approche pragmatico-communicationnelle ou tout simplement communicationnelle : elles présentent a minima tant des descripteurs de compétences, formulés en terme de capacités (« être capable de… » ), que des stratégies de production mettant en acte des savoir-faire et des procédures ; ces propositions vont dans le sens d’une mise en commun pour les langues étrangères seulement.

Comment alors ne pas rejoindre les suggestions de Strömqvist (2006, à paraître) souhaitant une mise en archive, accessible depuis l’Internet, de corpus de productions écrites en temps réel, de langues et de compétences différentes, un corpus où se manifeste toute la banalité des mécanismes de l’altérité linguistique : de la langue des autres et de l’autre certes, mais surtout et avant tout de sa propre langue.

1  L’équipe “Manuscrits et linguistique” de l’Institut des Textes et Manuscrits Modernes (ITEM) promeut des travaux dits transversaux qui cherchent à mettre en évidence un mécanisme général de l’écriture experte.

2  C’est le sens de la formule de Lacan (Ecrit, 1966, Paris, Le Seuil) selon laquelle « il n’y a pas de métalangage ».

3  A la base des remarques de A. Grésillon (94 : 123) selon lesquelles «chaque chercheur, plutôt que de travailler à partir de ce que d’autres ont transcrit avant lui, est pratiquement obligé de reprendre tout à zéro (…)», il serait tentant de présenter une typologie des transcriptions en temps réel où les quatre options OE (opérations d’écriture), MC (mouvement du curseur), PE (pause d’écriture) et SO (suivi oculaire) seraient progressivement prises en compte, les parenthèses marquant la possibilité d’inclure ou non l’option. Ainsi T1 : OE ; T2 : (OE) MC ; T3 : (OE) (MC) PE et T4 : (OE) (MC) (PE) SO. Voir document en annexe qui représenterait une possibilité de T1.

4  Alarmargot et Chanquoy (04 :136), citant Bereiter C. Burtis P. et Scardamalia M., (1988, « Cognitive operations in constructing main point in written composition », Journal of Memory and Language, 27, p. 261-278) insistent sur le fait qu’« un rédacteur expert serait en mesure de planifier forme et contenu du texte avant et pendant la composition, à un niveau local et global. » (Souligné par l’auteur)