Le trio constitué de Flaubert et de deux grands écrivains ultérieurs qui ont été imprégnés par la lecture de son œuvre, Marcel Proust et Robert Musil, permettra de poser, dans le cadre de ce rapport complexe à l’autorité (à la fois intellectuelle et institutionnelle) qui donne son unité au présent volume, la problématique fascinante, que nous ne pourrons évidemment qu’esquisser ici à partir de quelques mises en rapport ponctuelles, des sentiments ambivalents manifestés envers l’autorité de la Science par trois grands romanciers qui ont acquis une connaissance du savoir scientifique de leur époque bien supérieure à celle qu’en ont eue la plupart de leurs confrères en littérature. On soulignera le caractère précoce de l’intérêt pour Flaubert de la part de Proust et de Musil puisque c’est à une protestation contre la censure qu’avait subie à Berlin une traduction d’une partie de la Correspondance de Flaubert que Robert Musil consacre son premier article en 19111 et puisque Les Plaisirs et les jours intègrent dès 1896, à une époque où Bouvard et Pécuchet est généralement considéré (avant sa grande redécouverte au XX° siècle) comme un navrant échec, un pastiche désopilant d’un roman déjà lui-même abondamment satirique2, une continuation de l’« encyclopédie critique en farce »3 dans des domaines, la musique et la mondanité, chers à Proust mais peu présents chez Flaubert ; ce qui comble en somme deux des rares lacunes de cette revue à visée totalisante à laquelle procèdent les deux bonshommes et qui démontre chez Proust de remarquables aptitudes à une parfaite imitation stylistique et conceptuelle de leur propension, à la fois ridicule et féconde, au dénigrement et au reniement. Ce vif intérêt pour la mise en pièces des savoirs, notamment des savoirs scientifiques, contenue dans le roman inachevé de Flaubert, on le retrouvera également dans les Journaux de Musil tout au long desquels est prêtée presque autant d’attention à Bouvard et Pécuchet qu’à Madame Bovary.

Sans la réduire à cette dimension, l’ambivalence envers les hommes de science a manifestement, chez les trois écrivains, des sources biographiques. Flaubert comme Proust ont connu le même redoublement de la notoriété scientifique du père par celle du frère puisque l’un et l’autre sont fils et frères de sommités médicales ; quant à Musil, fils d’un célèbre professeur en génie mécanique, il est lui-même passé d’une vocation scientifique d’ingénieur ou de mathématicien dans sa jeunesse à une vocation d’écrivain. Selon un curieux processus de déplacement/conservation, les héros autofictionnels créés par Musil et par Proust dans leurs deux grands romans sont d’ailleurs nantis de pères qui demeurent des sommités, mais dans des spécialités très différentes : le père d’Ulrich est une autorité en matière juridique, le père du Narrateur de la Recherche est un haut-fonctionnaire au ministère des Affaires étrangères ; ce qui n’empêche, sorte de retour du refoulé biographique, qu’une satire virulente ne vise les médecins dans À la recherche du temps perdu, médecins positivistes comme Cottard ou médecins spiritualistes comme Du Boulbon, de même que, chez Musil, tous ces professeurs et pédagogues infatués de leurs préceptes tels Lindner ou Hagauer, les époux successifs d’Agathe dans L’Homme sans qualités. De multiples réactions traumatiques et « fixations » liées aux figures de médecins se sont du reste constamment manifestées chez Flaubert et chez Proust : ainsi Flaubert interrompt Bouvard et Pécuchet, qu’il est sur le point d’abandonner, en 1875 lorsqu’il doit en arriver au plus volumineux chapitre de son roman, à celui qui exigera de lui la documentation la plus considérable, la médecine… Ainsi le tout dernier écrit de Proust est ce bouleversant fragment de dialogue entre le mourant et son médecin qu’il dicte à Céleste (à qui il a annoncé de manière puérile et pathétique : « Si je passe ce jour, je prouverai aux médecins que je suis plus fort qu’eux ») durant la nuit qui a précédé sa mort : « Et puis un jour tout  est changé. Ce qui était détestable pour nous, qu’on nous avait toujours défendu, on nous le permet. ‘Mais par exemple, je ne pourrais pas prendre du champagne ?  – Mais parfaitement, si cela vous est agréable ?’ »4. Sans aller, comme le fait avec virtuosité Jean-Paul Sartre dans L’Idiot de la famille, jusqu’à voir dans toute l’œuvre de Flaubert une machine de guerre dirigée contre le rationalisme scientifique de son milieu, en particulier de son père et de son frère, il est donc certain qu’ « Œdipe » et que « caïnisme » passent en partie, chez l’auteur de Bouvard et Pécuchet de même chez les deux autres écrivains que nous avons réunis, par l’ambivalence du rapport aux sciences et à leurs représentants.

 On évoquera en premier lieu quelques-unes des formes que prend cette ambivalence au sein des principaux textes de ces auteurs. Comme il s’agit de romans ou de nouvelles, l’abstraction, « l’autorité de la science » en question, sera en effet incarnée dans ces œuvres par un certain nombre de personnages fictifs médiocres et bouffons dont tout le problème que posent l’indécidabilité et la polyphonie bien connues du genre romanesque sera de savoir jusqu’à quel point ils compromettent les valeurs d’exactitude et de rigueur qu’ils invoquent à tout propos.

On trouvera par exemple chez ces trois auteurs une satire virulente du scientisme fanatique que brandissent de faux savants convaincus que l’autorité de la science peut s’exercer partout, y compris dans des domaines qui, aux yeux de ces romanciers précurseurs à cet égard des distinctions plus rigoureuses qu’opérera l’époque moderne une fois passé le temps des utopies scientistes du XIX° siècle, ne relèvent nullement de cette autorité : idéologie du Progrès continu et de l’éradication définitive des superstitions des temps anciens professée par M. Homais ; dans L’Homme sans qualités, application de la méthode scientifique à l’existence quotidienne, qui produit dans la vie d’Hagauer des effets désastreux, aussi bien dans ses rapports avec son épouse que dans ses résultats au tennis ; et l’on sait que toute la Recherche, rare exemple de roman issu d’un projet d’essai critique,procède à l’origine d’une dénonciation des approches scientistes de l’art et de la littérature illustrées par les méthodes de Taine ou de Sainte-Beuve que relaient dans la fiction tous ces personnages peu subtils comme Norpois, comme Mme de Villeparisis ou comme Brichot qui prétendent juger de l’extérieur et selon des critères sommaires ce qu’il en est vraiment d’une création littéraire ou artistique.

    Est d’autre part récurrente chez ces trois auteurs la satire du « principe d’autorité », lequel est aux antipodes aussi bien du véritable esprit scientifique que de cette recherche de l’originalité créatrice qui, en matière esthétique, fait figure de valeur essentielle commune à ces écrivains. On a souvent remarqué que Bouvard et Pécuchet avaient toujours besoin de se référer, non à une démarche de pensée, à une école, mais à une autorité scientifique personnalisée, à un nom propre, qu’ils adulent puis qu’ils renient en un mouvement de balancier qui a manifestement plus à voir avec le rapport psychique ambivalent qu’ils entretiennent avec les figures qui incarnent l’autorité qu’avec un examen scientifique véritable du caractère véridique ou erroné des thèses que ces noms illustres ont professées (examen dont les deux retraités, qui ne font que substituer indéfiniment une autorité à une autre et qui travaillent de seconde main dans les champs du savoir les plus divers, seraient d’ailleurs  bien incapables). La satire des « personnages-citations » comme Brichot et le curé de Combray, grands adeptes des dictionnaires étymologiques ou dans L’Homme sans qualités comme Arnheim et Leinsdorf chez qui la pratique assidue de la citation cache mal le vide de la pensée, abonde également chez Proust et chez Musil. Dans le domaine spécifique des mathématiques auquel Musil s’est beaucoup intéressé, la scène emblématique de son premier roman relatait, plus encore que les « désarrois de l’élève Törless » en l’occurrence, ceux de son professeur de mathématiques à qui Törless pose sur les nombres imaginaires des questions auxquelles le professeur, qui les enseigne sans avoir jamais approfondi le paradoxe vertigineux qu’ils impliquaient, se débarrasse avec gêne en renvoyant finalement son jeune élève curieux et anxieux à l’autorité « a priori » de Kant et de ses catégories ; ce que fait aussi hypocritement Brichot, comme si le dilemme auquel celui-ci est confronté dans Sodome et Gomorrhe – collaborer à l’exécution de Charlus par Madame Verdurin ou le prévenir et le défendre – relevait, non pas d’une appréciation individuelle, mais d’une simple application au douloureux cas présent du rigoureux système kantien qu’il a enseigné en Sorbonne.

 Est d’autre part mise en scène, tournée en dérision et dénoncée dans de nombreux textes de ces auteurs la confusion entre autorité scientifique et prérogatives sociales. C’est le personnage du médecin qui, parce qu’il jouit encore d’un statut de notable dans les différents univers sociaux évoqués dans les principales de leurs fictions (petite ville française du milieu du XIXé siècle chez Flaubert ou, à un niveau de notoriété plus élevée, bonne société européenne de l’avant-guerre de 1914 chez Musil et chez Proust) et parce qu’il est situé au point de convergence de ces deux formes d’autorité, se trouve particulièrement exposé  à une satire de ce type. Dans Madame Bovary, où le pauvre Charles est trop humble pour faire l’objet d’une autre forme de satire que celle, déjà lourde à porter, qui souligne en permanence sa sottise et son incompétence, c’est le pharmacien Homais, nullité scientifique mais faiseur d’opinion publique – sur le triomphe politique et social duquel le roman s’achève ironiquement et cruellement  – que vise pour l’essentiel cette dénonciation satirique ; on soulignera du reste l’emploi, intéressant pour notre problématique, du mot « autorité » au sens exclusivement politique et social dans l’une de ces fameuses dernières phrases du roman qui résument au présent la suite de la carrière ascensionnelle du pharmacien : « L’autorité le ménage et l’opinion publique le protège »5. Dans Bouvard et Pécuchet, une charge comparable, même si le personnage est un peumoins caricatural, prendra pour cible Vaucorbeil, un médecin suffisant qui a l’orgueil social de ses titres et de sa fonction et qui ne souffre pas que son autorité, dans ce qui est censé être son domaine de compétence incontesté, soit remise en cause par l’esprit critique de Bouvard et de Pécuchet (plus encore que par l’exercice illégal de la médecine auquel se livrent occasionnellement les deux bonshommes, qui ont pris à cet égard le relais de M. Homais) :

 — « Très bien ! » dit Vaucorbeil. « Puisque vous balancez entre un homme nanti d’un diplôme … » Pécuchet ricana. « Pourquoi riez-vous ?’

— «  C’est qu’un diplôme n’est pas toujours un argument ! »

Le Docteur était attaqué dans son gagne-pain, dans sa prérogative, dans son importance sociale. Sa colère  éclata.6

Cette confusion entre autorité psychologique et autorité  scientifique est plus flagrante encore, sous forme bouffonne, chez Bouvard et chez Pécuchet eux-mêmes au moment où ceux-ci tentent en vain de faire preuve d’autorité envers les multiples objets inanimés de leurs expérimentations défectueuses, tels les abricotiers de leur jardin : « Bouvard tâcha de conduire les abricots. Ils se révoltèrent. »7 (ces mêmes abricots, entre parenthèses, qui dissimulaient la lettre de rupture de Rodolphe dans Madame Bovary et qui ne semblent pas s’être révoltés en revanche lorsque Homais a accusé mensongèrement leur parfum d’avoir causé l’évanouissement d’Emma…). Dans la Recherche Cottard estime qu’il est important pour son autorité sociale de se déplacer pour « le coryza d’un ministre » mais qu’il est parfaitement inutile en revanche de se déranger « pour un ouvrier frappé d’une attaque »8. Et, dans L’Homme sans qualités, Ulrich s’aperçoit, au cours de la visite qu’il effectue à l’asile où est interné Moosbrugger, que le Dr Friedenthal, dont il pense par ailleurs qu’il ne comprend pas grand-chose à la maladie mentale, a pour souci essentiel de montrer à ses visiteurs qu’il ne se laisse pas intimider par les extravagances de ses malades et qu’il a de l’autorité sur ses déments !  

On se souvient par ailleurs, chez Flaubert, chez Musil et chez Proust, d’un certain nombre d’épisodes mémorables qui mettent ironiquement en scène une perte d’autorité soudaine aux yeux de l’opinion publique ou aux yeux de la figure centrale du livre, d’hommes de science auparavant respectés. Dans Madame Bovary, la catastrophique opération du pied-bot qu’Homais et Emma réunis, qui en espéraient certains bénéfices pour leur propre compte, ont poussé Charles à entreprendre débouche sur un résultat désastreux et sur l’amputation d’Hippolyte qui sape le prestige du médecin à Yonville et qui achève de le déconsidérer dans l’esprit de son épouse. On se permettra un bref retour à la biographie pour rappeler que Flaubert immortalise ainsi la seule bourde chirurgicale de taille, dans une carrière par ailleurs fort brillante, de son chirurgien de père, une opération de pied-bot qui avait mal tourné ! Charlatanisme aux conséquences moins grave, dans Le Côté de Guermantes, la prétendue sommité médicale dont la visite durant l’agonie de la grand-mère constitue l’un des nombreux contrepoints comiques et en même temps indécemment profanateurs de la douleur des proches, insiste pour examiner à cette occasion les nez de tous les membres de la famille dont il est laconiquement précisé qu’ils ressortiront tous de cet examen dans un piteux état. Et le schéma de la désillusion et du reniement méprisant par un jeune héros de roman de formation de ces modèles à la fois humains et scientifiques auxquels il s’était durant un temps identifié avec ferveur est récurrent dans les romans et dans les nouvelles de Musil. À l’épisode des nombres imaginaires qui, dans Désarrois de l’élève Törless, compromettait aux yeux de l’adolescent non seulement son professeur de mathématiques dont il découvrait à cette occasion la médiocrité et la pusillanimité  mais aussi la discipline qu’il enseignait succède, au début de L’Homme sans qualités, la rétrospective également « dessillante » des essais de jeunesse  d’Ulrich qui associaient toujours étroitement, à une activité scientifique de l’esprit, les types humains qui l’incarnaient : ainsi le mythe prestigieux de l’ingénieur conquérant de l’univers cède vite la place, dans l’esprit du jeune homme à l’image, très différente et dépourvue de tout prestige, d’un exécutant en charge d’une simple fonctionnalité technique.9

            L’ambivalence envers les hommes de science se traduit souvent aussi, dans les œuvres en question, par un processus de clivage ou de dédoublement qui a quelque chose de manichéen et qui reporte sur un personnage ou sur une facette d’un seul et même personnage toutes les vertus authentiques de la science tandis qu’à d’autres personnages ou à d’autres facettes du même personnage sont imputés toute l’imposture et tout le ridicule des demi ou des faux savants. Les portraits majestueux et idéalisés de Canivet et surtout de Larivière, dont on a souvent remarqué combien ils étaient en décalage par rapport au ton habituel du narrateur de ce roman, semblent chargés de contrebalancer à la fin de Madame Bovary, en redorant la blason des vrais médecins, l’énormité de la charge qui a ridiculisé le tandem qui n’était somme toute que « para médical » (puisque l’un n’est qu’officier de santé et que l’autre n’est que pharmacien) constitué de Homais et de Charles :

L’apparition d’un dieu n’eût pas causé plus d’émoi […] Il appartenait à la grande école chirurgicale sortie du tablier de Bichat, à cette génération, maintenant disparue, de praticiens philosophes qui, chérissant leur art d’un amour fanatique, l’exerçait avec exaltation et sagacité !10

Et néanmoins le curieux et discret silence du narrateur au sujet du retour promis de Larivière au chevet d’Emma peut être pris pour une once de discrète satire résiduelle qui viserait le célèbre professeur lui-même en suggérant que celui-ci a mis au-dessus de ses promesses le désir de ne pas compromettre sa réputation ni son autorité auprès de l’opinion publique en assistant, impuissant, à la mort d’une agonisante de toute façon condamnée… Proust procède différemment dans la Recherche en attribuant, au sein de son couple antithétique de médecins, Cottard/Du Boulbon, à l’un l’intelligence et la sensibilité littéraire et à l’autre l’efficacité thérapeutique. Dans le cas de Cottard,  Proust renoue en somme avec la dichotomie qui est par exemple celle à partir de laquelle est constitué le personnage de Ragotin dans Le Roman comique de Scarron : avocat, cavalier, soupirant, etc. grotesques mais, en alternance et en contrepoint, conteur fascinant qui charme son auditoire lorsqu’il lui fait lecture des histoires de sa composition. De même pour ce qui est du Dr Cottard, éminemment ridicule en tous les domaines : faiseur de calembours ineptes, béotien en art, naïf dans ses admirations sociales, épais dans ses jugements sur la sexualité, etc. à une seule exception près : la perspicacité infaillible de son diagnostic. Seconde facette du personnage que le jeune Narrateur de la Recherche, qui aurait risqué de s’en tenir à la première  (« quelques potages, puis des purées, mais toujours au lait, au lait. Cela vous plaira, puisque l'Espagne est à la mode, ollé ! ollé ! »11) découvre avec admiration après que Cottard eut tout de suite réussi à trouver le régime qui était pour lui le plus favorable là où tous ses confrères avaient échoué ; « transfiguration » – pour reprendre un  mot que Proust affectionnait – que résume ce saisissant oxymore : « cet imbécile était un grand clinicien »12. Chez Musil, la satire du « Herr Professor » ou du spécialiste sclérosé, pontifiant, couvert d’honneurs, manquant de subtilité et d’humanité, qui parcourt ses romans et qu’on retrouve dans son théâtre et dans ses nouvelles, a pour contrepartie l’éloge discret d’une figure autofictionnelle également récurrente (le chimiste de la nouvelle Tonka, Thomas dans la pièce Les exaltés, Ulrich dans L’Homme sans qualités…) de  jeune chercheur indépendant, de « Selbstdenker »,  qui a délibérément refusé la carrière dans  l’institution, en particulier universitaire, afin de garder sa liberté de pensée et pris des risques psychologiques aussi bien que sociaux pour mener une véritable recherche dont le caractère ambitieux, vague, indéterminé, « sans qualités », suscite la méfiance ou l’hostilité de diverses autorités institutionnelles.

Plus profondément, même quand il s’agit véritablement de la science et non de la caricature qu’en offrent des personnages médiocres ou bouffons qui se prévalent abusivement de son autorité, des réticences ambivalentes envers son « autoritarisme » ont pour origine commune chez ces trois écrivains la conviction qu’il existe une connaissance d’un ordre encore supérieur aux connaissances, indiscutables et certes déjà fort appréciables, que la science permet d’obtenir, symbolisée par cet un « autre état » (formulation essentielle – « der andere Zustand » – de L’Homme sans qualités) auquel permet d’accéder tant une certaine forme d’état contemplatif que la création. Mystique de la littérature et plus généralement tentation d’une mystique sans Dieu que les trois écrivains ont partagées. Avant même que la surprenante métamorphose de deux imbéciles supposés en consciences critiques qui ne peuvent plus supporter la bêtise ambiante et qui la dénoncent ne soit proclamée d’étonnante manière par le narrateur du dernier roman de Flaubert, certaines des réflexions dubitatives qui venaient à l’esprit de Bouvard et de Pécuchet au sujet des limites de la Science ne semblaient déjà pas stupides du tout, notamment quand elles remettaient en cause, non pas ses pouvoirs partiels, mais l’autorité suprême et dernière qu’elle aurait conquise sur la nature entière : ainsi lors de leur espèce d’extase panthéiste en forêt qui succède à la frénésie d’expérimentations qui s’est emparée d’eux depuis le début du roman : « La science est faite suivant les données fournies par un coin de l’étendue. Peut-être ne convient-elle pas à tout le reste, qu’on ignore, qui est beaucoup plus grand et qu’on ne peut découvrir. »13. L’énigmatique sous-titre envisagé par Flaubert, « Du défaut de méthode dans les sciences »14, pourrait bien viser dès lors, non pas seulement les grossières erreurs de méthode commises par les deux bonhommes, mais le défaut de méthode dont faisaient parfois preuve, au XIXe siècle, les sciences elles-mêmes quand elles aspiraient à une sorte d’absolu du savoir. L’art et la littérature semblent être au contraire, aux yeux de Flaubert, des activités humaines dans lesquelles on peut atteindre la perfection, comme l’ont fait ces maîtres qu’il invoque dans sa Correspondance avec une sorte de familiarité bougonne mais qu’il admire tant : Homère, Rabelais, Shakespeare, Cervantès, Voltaire… Enfin Musil proclame explicitement dans ses Journaux et dans ses Essais la supériorité de la littérature sur une science qu’il a pourtant beaucoup pratiquée, en se fondant sur une distinction fondamentale dans sa pensée, celle qui oppose le domaine du « ratioïde » à l’ensemble de cet autre vaste domaine du « non ratioïde » auquel la littérature, à l’inverse de la science, pourrait seule, quant à elle, véritablement donner accès15 :

J’attribue à la littérature une importance qui dépasse de beaucoup celle des autres activités humaines. Non seulement elle présuppose la connaissance, mais elle la prolonge au-delà d’elle-même, jusque dans cette région frontalière du pressentiment, du plurivoque et du singulier, où l’on ne peut aborder avec les seuls moyens de l’entendement. Elle partage ce privilège avec la religion, mais la religion est infiniment plus contraignante, plus étroite, moins libre de ses mouvements. D’autre part, la littérature ne s’intéresse pas uniquement à la connaissance, comme le fait la science, mais à tout ce qui est digne d’être connu. Elle ne décrit pas une réalité, elle crée une idéalité, son but est dans l’au-delà.16

On mettra en parallèle avec  cette sorte de manifeste l’important et curieux passage de  La Prisonnière dans lequel le Narrateur de Proust oppose les connaissances infinies relatives à d’autres mondes auxquelles permettrait d’accéder la perception des grandes œuvres d’art et le caractère limité, « fini », décevant de la connaissance qu’apporterait un voyage interstellaire si d’aventure la science le permettait, dès lors qu’on ne changerait pas sa propre perception, ni le regard habituel qu’on porte sur les choses quand on est sur la terre :

Car si nous allions dans Mars et dans Vénus en gardant les mêmes sens, ils revêtiraient du même aspect que les choses de la Terre tout ce que nous pourrions voir. Le seul véritable voyage, le seul bain de Jouvence, ce ne serait pas d’aller vers de nouveaux paysages, mais d’avoir d’autres yeux, de voir l’univers avec les yeux d’un autre, de cent autres, de voir les cent univers que chacun d’eux voit, que chacun d’eux est ; et cela nous le pouvons avec un Elstir, avec un Vinteuil, avec leurs pareils, nous volons vraiment d’étoiles en étoiles.17

Il n’en reste pas moins que ces trois écrivains ont fait une remarquable utilisation littéraire de leurs connaissances scientifiques étendues18, en particulier dans le domaine de la métaphore et de l’analogie, essentiel chez tous, même chez Flaubert malgré les reproches injustes que Proust adresse, dans son article « A propos du ‘style’ de Flaubert », à la pauvreté supposée de ses images. Pour s’en tenir à un domaine apparemment fort éloigné de la science, l’amour, un certain type de métaphorisation canonique rapprochera, de manière en fin de compte plus sérieuse qu’humoristique, le désir de connaissance de l’autre, la quête d’un inconnu énigmatique, les investigations vaines et désespérées, d’une démarche scientifique tâtonnante, pour des raisons très différentes : dans Madame Bovary, parce que les compétences du pauvre Charles sont, comme on le sait, limitées en science comme en amour et qu’il sue à grosses gouttes sur les livres de médecine, dès ses années d’étude (« Il n’y comprit rien ; il avait beau écouter, il ne saisissait pas »19) ou plus tard quand il tente de comprendre les raisons de la catastrophe qu’a provoquée l’opération du pied-bot, de même qu’il « sèche » désespérément sur les causes de la neurasthénie d’Emma ; dans la nouvelle « Tonka » de Musil appartenant au recueil Trois femmes parce que le jeune chercheur en chimie se raccroche à l’idée que les médecins positivistes qui prétendent lui prouver par « a + b » qu’ils ne peut pas être le père de l’enfant de Tonka et que celle-ci lui a été tout simplement infidèle, néglige le fait que c’est l’exploration de l’infiniment improbable, dont il prend le risque dans ses propres recherches éminemment aléatoires, qui a conduit aux découvertes les plus extravagantes et les plus éblouissantes ; et, dans À la recherche du temps perdu, tantôt parce que les investigations de l’amant sont comparées à celles d’une ère préscientifique, tantôt, en une volte-face intéressante de l’analogie scientifique, parce que le résidu d’incertitude pour lui, la part d’inconnu que cache l’être aimé, est censé ressembler à ces zones d’ombre qui subsisteront toujours, quels que soient les progrès de la science moderne :

Devant les pensées, les actions d’une femme que nous aimons, nous sommes aussi désorientés que le pouvaient être devant les phénomènes de la nature les premiers physiciens (avant  que la science fût constituée et eût mis un peu de lumière dans l’inconnu).20

L’inconnu de la vie des êtres est comme celui de la nature, que chaque découverte scientifique ne fait que reculer mais n’annule pas.21

Mais c’est avant tout parce qu’un des aspects des vertus qu’elle déploie peut servir de modèle à la conception spécifique que chacun de ces écrivains a de la littérature que la science peut retrouver auprès de Flaubert, de Musil et de Proust tout son prestige, toute son « autorité ». L’un des aspects seulement, car aucun de ces romanciers ne procède à cet alignement des visées de la littérature sur celles de la science qui est l’une des caractéristiques majeures du roman réaliste du XIXe siècle et plus encore du naturalisme dont Le Temps retrouvé présente une critique virulente au nom de la conformité à cette vraie réalité qui serait intérieure et spirituelle, dont Musil se démarque dès Les Désarrois de l’élève Törless en affirmant que seuls les « états » ont de l’importance, nullement les sujets et par exemple pas ce sujet pour roman naturaliste qu’il aurait choisi un peu par hasard et dont Flaubert n’était nullement ravi d’être célébré à la fin de sa vie comme le grand précurseur par Zola et par ses disciples, d’abord parce que cet écrivain farouchement individualiste (de même que ses deux confrères objets de cet article) détestait l’idée d’une appartenance à une école, et ensuite, en résumant schématiquement, parce que l’essentiel n’était pas pour lui l’objet décrit, mais la phrase qui le décrivait et parce qu’il écrivait, comme l’a souligné Marthe Robert, « en haine du réel » et pas en hommage à lui, à l’encontre des véritables « réalistes ».

On pourrait dire que le modèle scientifique est perçu comme un antidote à la tentation qui consisterait pour l’auteur, chez Flaubert à donner son avis et chez Musil à laisser libre cours à ses sentiments. La science observe sans juger, sans permettre à la subjectivité de l’observateur d’interférer ; elle fait preuve de ce que Freud appellera « neutralité bienveillante » envers tous ses objets d’étude, qu’il s’agisse de mouches ou d’hommes ; elle se conforme tout naturellement au principe d’impersonnalité ; en définitive elle « ne conclut pas » martèle Flaubert dans sa Correspondance justement en une sorte de conclusion leitmotiv dont on a souvent remarqué qu’elle avait quelque chose de plus discutable, de plus « idéologique », ou de plus « subjectif » que le reste de sa démonstration relative aux vertus scientifiques dont devrait s’inspirer l’écrivain. Ce qu’en revanche Flaubert présente dans une  ses lettres à Louise qui font figure d’art poétique fragmentaire comme une utopie en littérature, l’utopie d’un style qui concilierait poésie du rêve et précision scientifique de l’observation (« précis comme le langage des sciences »22), correspond effectivement à cette miraculeuse synthèse qu’il ne va pas tarder à mettre en œuvre dans ses grands romans. Musil quant à lui a toujours pensé que les qualités de froideur et d’exactitude qu’il avait apprises au contact de la science représentaient une protection salutaire contre la mauvaise sentimentalité, contre le « kitsch » en littérature qu’il détestait et qui était l’une des principales raisons de son hostilité envers la littérature de ses contemporains. Cet idéal se transforme dans L’Homme sans qualités en utopie existentielle de la « vie exacte » ou de la « vie motivée » et en un certain nombre d’utopies plus vagues d’extension inédite à des domaines où règne depuis trop longtemps « l’âme », tels l’amour, la mystique ou précisément la littérature elle-même, de cette rigueur de pensée et d’expression à laquelle on doit les avancées décisives de la science.

Enfin le modèle scientifique est invoqué dans la plupart des phrases les plus célèbres qui résument les préceptes proustiens essentiels relatifs à l’art et à la littérature. Mais on n’y fait pas forcément attention, en vertu du phénomène bien connu de non mémorisation, même chez les lecteurs les plus assidus de cette œuvre, de segments entiers des phrases longues les plus marquantes de la Recherche et aussi parce que cette référence au modèle scientifique est présentée à chaque fois de manière discrète, comme en passant, sous forme de simple adjuvant analogique apparemment accessoire. Et pourtant l’autorité de la science et du savant est invoquée de manière significative à l’appui de chacune des vérités essentielles, à la fois esthétiques et morales, du roman de Proust :

- quand il agit d’affirmer qu’il n’est de grande œuvre d’art que radicalement originale et nouvelle et sans qu’intervienne un artifice volontaire mais une sorte de nécessité supérieure qui s’impose à celui-là même qui fait la découverte :

Ô audace aussi géniale peut-être, se disait-il, que celle d’un Lavoisier, d’un Ampère, l’audace d’un Vinteuil expérimentant, découvrant les lois secrètes d’une force inconnue, menant à travers l’inexploré, vers le seul but possible, l’attelage invisible auquel il se fie et qu’il n’apercevra jamais. 23

- quand il s’agit d’affirmer l’indépendance de l’artiste ou du savant par rapport à tout autre devoir que le service de cette Vérité dont leurs communes « recherches » sont porteuses ; en traduisant en termes anti sartriens un  peu anachronique la pensée de Proust, on pourrait dire qu’à ses yeux la notion de « littérature engagée » est aussi aberrante que le serait celle de « science engagée » :

Dès le début de la guerre, M. Barrès avait dit que l’artiste (en l’espèce Titien) doit avant tout servir la gloire de sa patrie. Mais il ne peut la servir qu’en étant artiste, c’est-à-dire qu’à condition, au moment où il étudie ces lois, institue ces expériences et fait ces découvertes, aussi délicates que celles de la science, de ne pas penser à autre chose – fût-ce à la patrie, qu’à la vérité qui est devant lui ?24

- quand il s’agit d’installer la métaphore au cœur de l’œuvre littéraire : en art comme en science, l’essentiel serait en effet non la description d’un élément isolé mais la mise en rapport lumineuse de nombreux éléments les uns par rapport aux autres ; la métaphore jouerait ainsi en littérature le rôle essentiel que la loi joue dans le domaine des sciences :

On peut faire se succéder indéfiniment dans une description les objets qui figuraient dans le lieu décrit, la vérité ne commencera qu’au moment où l’écrivain prendra deux objets différents, posera leur rapport, analogue dans le monde de l’art à celui qu’est le rapport unique de la loi causale dans le monde de la science, et les enfermera dans les anneaux nécessaires d’un beau style.25

- quand il s’agit de comparer les rôles respectifs essentiels que jouent l’impression pour l’artiste et l’expérimentation pour le savant :

L’impression est pour l’écrivain ce qu’est l’expérimentation pour le savant, avec cette différence que chez le savant le travail de l’intelligence précède et chez l’écrivain vient après26

On rappellera en outre, sorte de preuve génétique étonnante de l’étroite parenté des deux vocations, artistique et scientifique, aux yeux de Proust, que la substitution du musicien Vinteuil au naturaliste Vington est tardive dans les Cahiers de Proust, ce qui entraîne, comme souvent en ce cas, un retour du refoulé génétique dans le texte définitif, particulièrement frappant dans ce passage relatif à l’abnégation compensatrice avec laquelle « l’amie de Mlle Vinteuil » – le plus important peut-être des personnages sans nom de la Recherche – a déchiffré pour les faire connaître au monde entier les manuscrits dépositaires de la  musique du compositeur mort inconnu dont elle avait jadis profané la mémoire :

Comme dans les illisibles carnets où un chimiste de génie, qui ne sait pas la mort si proche, a noté des découvertes qui resteront peut-être ignorées, elle avait dégagé, de papiers plus illisibles que des papyrus ponctués d’écriture cunéiforme, la formule éternellement vraie, à jamais féconde, de cette joie inconnue, l’espérance mystique de l’ange écarlate du matin. 27

Pour le dire en un mot de conclusion enfin, si la science et la littérature semblent aussi proches chez Flaubert, chez Musil et chez Proust, c’est aussi et surtout parce cette « recherche » particulière en quoi consiste selon eux la littérature a pour but, comme la science, de transmettre une connaissance du monde et des « vérités » et parce que, contrairement à la réputation d’écrivains de « l’art pour l’art » qu’on leur a souvent faite,  la beauté qu’elle crée n’est pas à leurs yeux la seule garante de son « autorité ».

1  Robert Musil, Essais, « L’obscène et le malsain dans l’art », tr. de l’allemand par Philippe Jaccottet, Seuil, 1984, p. 25-31.

2  Marcel Proust, Les Plaisirs et les jours, « Mondanité et mélomanie de Bouvard et Pécuchet », Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1971, p. 16.

3  Gustave Flaubert, Correspondance IV, éd. Jean Bruneau, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, À Mme Renée de Genettes, 19 août 1872, p. 559.

4  Jean-Yves Tadié, Marcel Proust, Biographies  Gallimard, 2 vol., II, p. 907.

5  Gustave Flaubert, Madame Bovary, éd. Jacques Neefs, Les Classiques de Poche, 1999, p. 501.

6  Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, Folio, 1979, p. 132-133.

7  Ibid, p. 96.

8  Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, édition publiée sous la direction de Jean-Yves Tadié, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1987-1989, tomes I-IV, Sodome et Gomorrhe, III, p. 273

9  Robert Musil, L’Homme sans qualités, trad. de l’allemand par Philippe Jaccottet, 2 vol., Points Seuil, 1995, chapitre 10 (« Le deuxième essai »), p. 45.

10  Madame Bovary, p. 411.

11  À la recherche du temps perdu, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, II, p. 489.

12  Ibid, p. 490.

13  Bouvard et Pécuchet, p. 138.

14  Gustave Flaubert, Correspondance V, éd. Jean Bruneau et Yvan Leclerc, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2007, À Gertrude Tennnant, 16 décembre 1879, p. 767.

15  Voir à ce sujet le livre de Jacques Bouveresse, La voix de l’âme et les chemins de l’esprit Dix études sur Robert Musil, Seuil, 2001.

16  Essais, « De la possibilité d’une esthétique », p. 331.

17  À la recherche du temps perdu, La Prisonnière, III, p. 762.

18  Voir, pour Musil et Flaubert, la thèse de Nathalie Petibon, « La comparaison dans les romans de Gustave Flaubert et de Robert Musil, ou le paradigme ironico-poétique », sous la direction de Pascal Dethurens, Université de Strasbourg, décembre 2011 et, pour Proust, le livre du physicien François Rannucci qui, tout en manifestant son admiration pour l’utilisation littéraire qui est faite de si nombreux savoirs scientifiques dans la Recherche, relève aussi de nombreuses erreurs ou approximations et met en garde contre la naïveté qui consisterait à prendre Proust pour une « autorité » en la matière !

19  Madame Bovary, p. 64.

20  À l’ombre des jeunes filles en fleurs, I, p. 576.

21  La Prisonnière, III, p. 893.

22  Gustave Flaubert, Correspondance II,  éd. Jean Bruneau, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1980, À  Louise Colet, 24 avril 1852, p. 79.

23  À la recherche du temps perdu, Du côté de chez Swann, I, p. 345.

24  À la recherche du temps perdu, Le Temps retrouvé, IV, p. 467.

25  Ibid., p. 468.

26  Ibid., p. 459.

27  La Prisonnière,  p. 766-67.