Le travail du généticien se heurte à une difficulté logique qui tient à ce qu’on pourrait appeler la double orientation de la genèse. Le processus génétique, en effet, se déroule de l’amont vers l’aval — c’est l’évidence, encore convient‑il d’en préciser le mécanisme et d’en tirer toutes les conséquences —, mais ce mouvement s’articule avec un autre mouvement qui se déroule, de manière plus surprenante, dans le sens opposé. Il s’agira ici de préciser la nature du mouvement rétrograde, puis de décrire le mécanisme qui permet cette articulation.

L’après‑coup de l’avant‑texte

Pour formuler le problème, nous partirons de deux citations. La première, de Karl Popper, sonne désagréablement à l’oreille du généticien, puisqu’elle semble mettre gravement en question son activité :

l’étude des produits est de beaucoup plus importante que l'étude de la production, même pour la compréhension de la production et de ses méthodes.1

La deuxième, au contraire, prend la forme d’une mise en garde formulée à partir de l’expérience accumulée par les études génétiques (elle est de Louis Hay):

la manière d’écrire ne dépend pas de ce qu’on écrit — et la genèse d’une œuvre n’est pas une fonction de son texte.2  

À vrai dire, ces sentences apparaissent l’une et l’autre paradoxales, pour des raisons différentes. La première, celle de Popper, à cause de la dissociation qu’elle établit entre « étude de la production » et « compréhension de la production ». La « compréhension de la production » est admise comme un but légitime, mais l’ « étude de la production » est dévalorisée comme moyen. La « production » est à la fois moins qu’elle‑même, puisqu’elle ne suffit pas à rendre compte d’elle‑même, et plus qu’elle‑même, puisqu’elle entre dans une relation de « compréhension » avec son supplément externe, le produit. Si l’on essayait de renverser cette proposition, le résultat (« l’étude de la production est plus importante que l'étude des produits, même pour la compréhension des produits ») serait peut‑être plus conforme à la Vulgate de la génétique (« comprendre une œuvre par son histoire et non plus par son seul aboutissement ») ; demeurerait néanmoins cette curieuse relation d’exclusion et de compréhension réciproque entre production et produit, genèse et œuvre
Prise en dehors de l’argumentation dans laquelle elle est insérée3, la proposition de Louis Hay est tout aussi étrange. Elle revient à affirmer que la cause n’est pas fonction de l’effet : songerait‑on à se demander si les conditions d’ensoleillement dépendent du bronzage des épidermes ? Cette fois, c’est la proposition inverse qui paraîtrait plus conforme à la logique : « ce qu’on écrit ne dépend pas de la manière dont on l’écrit — et le texte n’est pas une fonction de sa genèse... » Mais même ceux qui croient en une discontinuité essentielle entre la genèse et l’œuvre transfigurée par son achèvement4 hésiteraient sans doute à souscrire à cette proposition‑là, à affirmer que le papillon ne dépend pas de la chenille, à transformer le saut qualitatif en coupure absolue. Une telle coupure apparaît en tout cas intenable pour un généticien, parce qu’elle condamnerait son entreprise à une futilité anecdotique et surtout parce qu’elle va à l’encontre de ce que lui découvrent ses observations quotidiennes. Il faut donc revenir à la sentence originale et admettre que, sous le couvert d’une dénégation, c’est bien une forme d’effet en retour qui y est prise en compte : si l’on s’efforce de démontrer que « la genèse d’une œuvre n’est pas une fonction de son texte »5, c’est parce qu’on s’attend, au mépris de la logique apparente, à ce qu’elle le soit.
On s’y attend spontanément, non pas sans doute parce qu’on serait conscient de ce que Popper appelle la « rétroaction des propriétés de la structure » sur la production, mais parce qu’on sait que l’œuvre, contrairement au lusus naturae6, implique nécessairement un projet (à l’égard de cette nécessité, la différence observée par la génétique entre « écriture à processus » et “écriture à programme” n’est qu’une différence de degré, c’est‑à‑dire que l’écriture à processus apparaît comme un cas particulier, une forme minimale, de l’écriture à programme). Or le projet apparaît à la fois comme le point de départ, l’avant‑texte par excellence, et comme une préfiguration de l’œuvre achevée qui va tirer l’avant‑texte vers l’avant — ou plutôt vers l’après. Sa définition même (par exemple chez Littré) oscille entre une perspective anticipatrice (« Ce que l’on a l’intention de faire dans un avenir plus ou moins éloigné. ») et une vision rétrospective qui le caractérise par rapport à un accomplissement (« La première pensée, la première rédaction de quelque acte, de quelque écrit. »).
À y regarder de plus près, on s’aperçoit cependant que cette configuration temporelle particulière n’est pas réservée à ce qu’on a coutume d’appeler « projet », c’est‑à‑dire à des formulations telles que « Je devrais écrire ma vie... » (Stendhal), « Savez‑vous ce que j’ai envie d’écrire après cela ? L’histoire de saint Jean‑Baptiste. La vacherie d’Hérode pour Hérodias m’excite. Ce n’est encore qu’à l’état de rêve, mais j’ai bien envie de creuser cette idée‑là. » (Flaubert), ou encore celles‑ci, que Virginia Woolf avait placées en tête du manuscrit d’Orlando7:

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Outre ces formes canoniques du projet, on admettra sans peine que les plans et scénarios8 en constituent un état plus détaillé. Mais il n’y a pas lieu de s’arrêter là et de les distinguer d’autres types d’avant‑textes auxquels ils sont souvent étroitement mêlés. Prenons par exemple une page de Flaubert, extraite du dossier d’ « Un cœur simple ». ( f° 394 r° — voir fig. 1). Dans cet ensemble hautement hétérogène sur le plan énonciatif, on s’accorde à distinguer une partie qui relève du scénario et une partie (la phrase centrale isolée d’un trait), linguistiquement bien distincte, qui relève du brouillon9. Pour ce qui est de la partie scénarique elle constitue une séquence de projets de scènes à écrire, qui prennent la forme d’un récit au présent intemporel (« Félicité s’alite pour ne plus se relever », « Elle confond le St Esprit et le Perroquet, planant sur elle dans les cieux ‑ & meurt »), alternant avec des phrases nominales (« Journée splendide ‑ aperçus de la campagne au loin », « Commencement du délire »). Remarquons au passage le paragraphe en bas à droite, raturé d’un quadrillage :

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où l’auto‑injonction (« l'avoir préparé ») s’inscrit ouvertement comme une forme de futur antérieur, embrayant sur un passé composé (« qqu'un a dit en parlant de lui ») qui n’est pas narratif mais projectif. Le jeu de la motivation rétrograde, que l’étude structurale du récit avait depuis longtemps mise en évidence, se déploie ici à découvert, comme « rétroaction des propriétés de la structure » sur le processus d’écriture.
Mais on notera surtout qu’il n’y a guère de justification à attribuer une moindre valeur projective à la partie considérée comme relevant du brouillon :

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Elle constitue en effet un véritable scénario stylistique, non seulement dans la parenthèse explicitement projective – « (une phrase très longue) » –, mais dans son ensemble, avec ses lacunes et ses points de suspension qui valent injonction d’avoir à compléter. Sous une forme un peu exceptionnelle, ce document illustre le fait que tout fragment de rédaction se projette dans l’horizon de son achèvement — ou plutôt de l’achèvement du texte final.
Si l’on remonte, au contraire, en‑deçà des premiers plans et scénarios, on devra convenir que toute prise de note s’inscrit dans une perspective d’utilisation, aussi vague soit‑elle10 : il ne restera donc aucune partie de l’avant‑texte qui ne relève de la logique projective. Cette constatation, banale, a pour effet de déplacer sensiblement la notion même de projet et de lui faire perdre son caractère rassurant de point de repère. Si l’on assimile le projet à la position d’un problème et l’œuvre à sa résolution, on ne peut qu’approuver l’analyse développée par Michael Baxandall à propos de la peinture :

pour le peintre, le problème complexe que pose la création d'un tableau digne de ce nom prend la forme d'un jeu évolutif qui se redéfinit en permanence dans la mesure où, dès que le peintre entre dans le processus de réalisation d'un tableau, il est amené à reformuler à tout instant le problème qu'il traite.11

Il y a longtemps que les généticiens ont pu le constater sur pièces : l’intention se construit, chemin faisant, au cours de l’élaboration de l’œuvre (c’est, de ce point de vue, l’écriture à programme qui devient un cas particulier d’écriture à processus) et la situer à l’origine relève d’un mythe commode. Le projet est pris dans un glissement continu qui le conduit de l’extrême avant‑texte au seuil de l’œuvre12 — voire à l’œuvre elle‑même, ce qui implique un basculement d’une logique de l’anticipation à une logique de la rétroaction.
On peut se demander, en effet, si le projet d’un texte existe ailleurs que dans le texte achevé. Il n’est en tout cas pas d’autre endroit où le généticien puisse l’appréhender concrètement. Les projets antérieurs dont on rencontre la trace au cours de la genèse ne devraient‑ils pas être analysés, en toute rigueur, comme les projets d’autres œuvres successives, jamais abouties, ressemblant plus ou moins à la dernière d’entre elles ? Sur quelle base est‑on autorisé à les rattacher à l’œuvre achevée, ou même à les relier entre eux — sinon celle d’une fragile13 contiguïté empirique ? Comment est‑il possible de dire que Charles devait jouer un rôle plus important dans Madame Bovary, ou que les Grandes Espérances ne devaient pas se terminer par les retrouvailles d’Estelle et de Pip ? Comment peut‑on même dire qu’un seul mot d’une œuvre devait être ou était différent, alors qu’on s’accorde généralement à considérer que l’identité de l’œuvre requiert une définition mot à mot, et même lettre à lettre14?
Ce problème de la détermination, en droit plutôt qu’en fait, de l’avant‑texte dans son rapport au texte n’est pas sans rapport avec une question qui a beaucoup agité les philosophes du langage : celle de la nature des noms. On peut résumer la controverse en la simplifiant à l’extrême. Pour les « descriptivistes » (tels que Frege, Russel et plus récemment Strawson et Searle) les noms sont des descriptions sous une forme abrégée :  quand on dit « Cléopâtre » ou « Napoléon », on s’épargne simplement l’énumération d’un ensemble de propriétés (« souveraine d’Égypte, nez d’une certaine longueur, mordue par un serpent... » ou bien « Corse, petit, empereur des Français... »). Le problème est qu’on peut dire sans contradiction « si le nez de Cléopâtre avait été plus court... » ou « supposons que Napoléon ne soit pas devenu empereur... »
Ce n’est pas un hasard si le descriptivisme achoppe sur la sémantique des mondes possibles, champ d’investigation important pour la génétique, qui est en revanche parfaitement prise en compte par les anti‑descriptivistes (Donellan et surtout Kripke15). Pour eux, le nom est un « désignateur rigide », indépendant des fluctuations de l’objet désigné. La référence est déterminée historiquement, par un « baptême initial », et reste fixe quoi qu’il advienne : on pourrait découvrir un jour que Napoléon était en fait d’origine picarde, qu’il était beaucoup plus grand que la propagande anglaise a voulu le faire croire, ou même qu’un sosie a été couronné à sa place, il resterait malgré tout Napoléon.
Cette conception est beaucoup plus satisfaisante et permet en tout cas de sortir de l’impasse descriptiviste. Elle est aussi beaucoup plus suggestive pour notre propos, à condition de bien voir ce qui en fait le véritable intérêt. L’idée du « baptême initial », qui repose sur une archéologie de la référence, peut sembler à première vue parfaitement appropriée à la génétique et plus utile que celle de « désignateur rigide ». Le généticien aurait cependant tort de s’en inspirer trop étroitement et d’y voir plus qu’un autre mythe16. De quoi peut‑il s’agir pour lui en effet ? Non pas, bien sûr, de faire commencer la genèse à l’instant du choix du nom définitif  : on sait que Le Lieutenant devient successivement Leuwen ou l’élève chassé de Polytechnique, L’Orange de Malte, Le Télégraphe, L’Amarante et le Noir, Les Bois de Prémol, Le Chasseur Vert avant d’être connu sous le nom de Lucien Leuwen, que la Recherche du Temps perdu a été Jean Santeuil et Contre Sainte‑Beuve — et que Faulkner, à l’inverse, a successivement associé le titre « As I Lay Dying » (Tandis que j’agonise) à différents projets n’ayant rien à voir les uns avec les autres et qui ont abouti à des romans et nouvelles distincts. Il serait évidemment préférable de remonter jusqu’à l’instant où l’œuvre a été identifiée comme telle, explicitement ou in petto (voir le cas de Joyce qui dissimula jusqu’au dernier instant le titre de Finnegans Wake, mais se trouva de fait obligé de promouvoir comme titre provisoire l’anti‑titre de « Work in Progress »), sous un nom quelconque, ou même sans nom du tout, par un acte de désignation verbal ou matériel (tel que l’ouverture d’un dossier). Mais les œuvres naissent souvent d’une note anonyme, perdue parmi d’autres notes, ou apparaissant dans le cours d’une autre œuvre dont elle semble d’abord faire partie. L’identification n’intervient que bien plus tard, alors qu’une partie essentielle de la genèse s’est déjà jouée. Difficulté plus grande encore, où situera‑ton le « baptême initial » dans le cas d’un stemma bifide, ou dans celui d’une œuvre comme l’Ulysse de Joyce, qui avait d’abord été conçue comme une nouvelle de Gens de Dublin, mais qui s’écrit aussi comme une suite du Portrait de l’artiste en jeune homme, lui‑même issu d’une arborescence complexe de projets autobiographiques très anciens ?
On est amené à considérer que le baptême qui fixe la référence n’est pas initial mais rétrospectif. L’œuvre fonctionne comme « désignateur rigide » de sa genèse. C’est rétroactivement et avec tout l’arbitraire du fait accompli qu’elle pratique un découpage discriminant, instaurant un ordre à partir d’un ensemble de traces, ou même d’un continuum matériel (découpage qui trouve son répondant critique dans le découpage constitutif du dossier génétique à partir des documents subsistants). On pourrait dire en ce sens que ce n’est pas la genèse qui détermine le texte, mais le texte qui détermine sa genèse. Le terme d’avant‑texte, qu’on accuse parfois de refléter malencontreusement le textocentrisme des années soixante‑dix, se révèle à cet égard parfaitement approprié. Deuxième corollaire de cet effet d’après‑coup17 : c’est en vain que la critique génétique s’exhorte régulièrement à renoncer à une vision téléologique de la genèse. La téléologie n’est pas un artefact critique — elle est inhérente aux mécanismes génétiques. Nous allons voir toutefois qu’il s’agit d’une téléologie plurielle.
À une telle conception, on pourrait être tenté d’objecter ces avant‑textes sans texte que semblent représenter les œuvres inachevées. Mais l’objection appelle une double réponse qui oblige à prendre en compte une extension du processus vers l’amont et vers l’aval. Il faut, d’une part, considérer que le texte lui‑même n’est pas constitué comme tel par un effet de production (la genèse), mais par un effet de réception (qui ne ratifie pas nécessairement une décision de l’auteur : voir l’inachèvement proclamé des œuvres de Kafka, mais aussi bien de l’Enéide, qui n’a pas nui à l’éminence de leur statut textuel). Une fois que le texte est déclaré tel — quels que soient sa consistance et son état d’achèvement — rien ne s’oppose plus à ce qu’il engendre en amont son avant‑texte18. D’autant que ce processus de rétroaction n’est pas réservé au texte ou à ce qui en fait fonction. Il se produit tout au long de la genèse et chaque nouvelle étape agit comme un « désignateur rigide » de ce qui l’a précédée, induisant un effet de redécoupage et de réorganisation. Chaque variante, aussi minime soit‑elle, récrit une histoire qui conduit jusqu’à elle — s’inscrit comme histoire et dans une histoire qu’elle constitue du même coup. C’est bien pourquoi, à chaque point d’articulation, en fait à chaque trait de plume, la génétique se heurte à la même aporie, qu’il lui faudra apprendre à surmonter : l’impossibilité de distinguer ce qui est anticipation dynamique du stade suivant et ce qui est réinterprétation à partir du stade suivant
On peut penser que c’est dans ce mécanisme fondateur de l’avant‑texte qu’il faut chercher la racine de son statut libidinal complexe, de sa sur‑valorisation par certains, comme de sa farouche dévalorisation par d’autres. Qui dit découpage dit reste, rebut ; or l’avant‑texte, nous l’avons vu, est le résultat d’un double découpage. Un découpage qui l’exclut en constituant le texte et un découpage qui le constitue en excluant ce qui ne se laisse pas ranger sous sa loi — d’où sa position exposée de bord entre le texte et ce qui lui est radicalement autre ; d’où aussi son double statut contradictoire de déchet et de signifiant maître. Comme il apparaissait déjà dans notre citation inaugurale, il lui manque en lui‑même quelque chose de lui‑même et il comporte en lui‑même quelque chose de plus que lui‑même, ce qui est la caractéristique même de l’objet du désir. Mais c’est une question qui méritera de plus amples développements.

Mémoires du contexte

Revenons pour l’instant à l’idée d’une genèse qui se déroule sur le mode d’une réécriture perpétuelle de sa propre histoire. On conçoit bien qu’elle puisse apparaître telle pour le généticien qui dispose sous ses yeux de l’ensemble des documents, mais comment, concrètement, les choses pourraient‑elles se dérouler ainsi dans le cours même de l’écriture ?
Pour le comprendre, il suffit de procéder graduellement. À l’échelle d’une modification ponctuelle d’abord, il est évident que la biffure interagit (si l’on peut dire) avec le terme barré, mais aussi avec la phrase dans laquelle le terme est inséré. Le terme qui sera substitué va donner sens à la rature et entrer en dialogue avec le terme qu’il remplace, directement, puisqu’ils coexistent physiquement sur la page, et surtout par l’intermédiaire du contexte.
On peut parler aussi de coexistence physique sur une plus large échelle, dans le cas d’une œuvre étendue, écrite d’un seul jet, dont le cours s’est infléchi sensiblement au fil de la rédaction. Ainsi, il n’est même pas besoin d’avoir connaissance des manuscrits de Moby Dick pour comprendre que Melville avait commencé un simple roman d’aventure maritime et n’a découvert que progressivement les potentialités tragiques et métaphysiques de son sujet : d’où certaines contradictions, mais surtout, une transaction complexe entre les deux projets, en même temps qu’entre le début et la fin, entre l’inertie du déjà écrit et la transfiguration rétrospective opérée par la deuxième partie.
Soit encore le cas d’une genèse limitée à un unique document, un court poème, par exemple, qui s’ébauche, se réécrit et parvient à son stade définitif à travers plusieurs états, mais dans l’espace d’un seul feuillet : on peut constater que chaque trace forme système avec toutes les autres, et surtout, dans une vision dynamique, que chaque trace vient réorganiser le système, sémantique et spatial, formé par toutes celles qui l’ont précédée.
En revanche, si l’on prend en considération une genèse moins condensée dans le temps ou dans l’espace, qui peut s’étendre sur plusieurs années et à travers plusieurs étapes représentées par de nombreux documents, le mode d’interaction devient plus obscur. Rares sont les écrivains comme Leopardi qui, lors de la mise au net de ses poèmes, notait en marge les variantes abandonnées — ou comme Raymond Roussel qui enregistrait ses manuscrits sur une plaque photographique avant d’entreprendre de les corriger... Faut‑il supposer chez l’auteur une capacité de réminiscence infaillible, consciente ou inconsciente? N’avons‑nous évité le mythe de la préfiguration originaire (la statue mentale qui attend qu’on la dégage du bloc de matière) que pour le remplacer par celui du Grand Livre de la Mémoire ? Il suffit en fait de généraliser un mécanisme souvent rencontré par le généticien pour se passer de toute omniscience démiurgique et même pour continuer de faire l’économie, méthodologiquement souhaitable, de toute psychologie. Il s’agit de ce qu’on pourrait appeler la « mémoire du contexte ».
Revenons au cas de la substitution ponctuelle. Comme nous l’avons vu, le terme nouveau vient s’insérer dans un contexte qui garde l’empreinte du terme supprimé. Pour l’expliquer, il suffira de transposer ici les nombreuses analyses portant sur la métaphore et autres tropes in absentia. Le lien apparaît clairement si l’on reprend l’exemple canonique19 du poème « Liberté », qui permet d’observer concrètement la conversion du processus génétique en processus rhétorique : la femme aimée d’Éluard a beau avoir été remplacée, dans le texte définitif, par une entité abstraite, on peut dire qu’elle reste fortement présente à travers le contexte, au point qu’on peut imaginer un analyste particulièrement perspicace qui serait capable, sans le secours du manuscrit, de deviner qu’elle figurait dans l’état antérieur.
Autre exemple, symétrique : on observe, en un point du scénario d’« Hérodias », qu’il faut six couches d’écritures pour passer de « ville » à « la ville » et une septième pour revenir enfin à « ville »20. La génétique postule que ce parcours ne s’annule pas, que le point d’arrivée n’est pas, malgré les apparences, identique au point de départ... Cette proposition d’allure fort peu scientifique, se justifie parfaitement si l’on considère que l’élément redevenu identique est inséré dans un contexte qui a été modifié et conserve, dans son nouvel équilibre, la trace des fluctuations de l’ensemble du système — y compris le mouvement circulaire du mot « ville »21.
Ce phénomène est sans doute beaucoup mieux perçu intuitivement qu’on ne pourrait le penser. La recherche des sources serait‑elle une préoccupation aussi constante si l’on ne croyait pas obscurément à une forme de mémoire du contexte ? Si l’élément emprunté était totalement assimilé, digéré par le texte hôte, son origine présenterait‑elle un tellement grand intérêt ? C’est bien parce qu’elles supposent que le contexte d’origine est pertinent que les pratiques érudites s’attachent à le restituer. La génétique le confirme et ajoute simplement que chacun des stades intermédiaires entre la source et le texte définitif (notes, réécritures de notes, brouillons divers) constitue également un contexte pertinent.
Précisément parce qu’il est fréquemment pris en compte sans être analysé clairement, et parce que certaines de ses conséquences (telles que l’identité‑altérité du mot « ville ») revêtent une allure un peu magique, le phénomène  se prête à une surestimation irrationnelle. La mémoire du contexte n’est pas la mémoire de l’eau... Nous avons parlé d’empreinte du contexte : il faut se souvenir que l’empreinte n’est pas la chose même22. La mémoire ne saurait être absolue — encore qu’il ne soit pas facile d’en fixer les limites. Reprenons l’exemple du poème d’Éluard. Nous disions qu’un observateur perspicace du texte définitif pourrait deviner que le mot « Liberté » remplace une référence à la femme aimée, mais il ne pourrait pas savoir la forme que prenait cette référence (même en supposant une dissémination anagrammatique semblable à celle que Saussure croyait avoir repérée dans la poésie latine, elle demeurerait indiscernable pour un œil non préparé, en vertu de cette loi interprétative que Gombrich a baptisée prédominance du contexte sur l’expression23). Si l’étude des manuscrits est nécessaire, c’est bien parce que le texte final ne contient pas l’ensemble de sa genèse.
Le mécanisme ainsi défini est aisément généralisable. La notion de contexte suggère d’abord une contiguïté spatiale et il est vrai que le cadre matériel du document est celui qui permet d’observer le plus facilement les interactions contextuelles. L’importance accordée par la critique génétique à la sémiotique de la page manuscrite suppose que quelque chose de la disposition matérielle d’une version subsiste dans les versions suivantes. Les résultats obtenus grâce à ce type d’analyse confirment que la supposition est fondée, mais une forme de preuve en était déjà administrée par les exploits de la philologie classique, qui parvient à déterminer, à de nombreux siècles de distance, la mise en page, le type d’écriture et les imperfections matérielles que comportait l’ancêtre d’une longue lignée de manuscrits. Il ne faut pas négliger toutefois les diverses formes de la contiguïté temporelle. Par exemple, si Joyce corrige les épreuves du troisième épisode d’Ulysse en même temps qu’il rédige le quinzième épisode, les deux chapitres spatialement disjoints entrent dans un rapport contextuel étroit.
À partir de là, la notion de mémoire du contexte offre un modèle commode pour concevoir l’interaction de la genèse avec la biographie de l’auteur ou, par exemple, avec les champs sociaux tels que les définit Bourdieu. Les manuscrits de Stendhal sont à cet égard parfaitement démonstratifs, puisqu’ils présentent un exemple intéressant de re‑spatialisation du contexte chronologique et biographique24. Les marges du texte y sont en effet garnies d’un véritable journal de l’écriture (chronologie et circonstances matérielles : table, encre, lumière...) mais aussi des états d’âme et de la vie sociale et professionnelle de l’auteur (voir fig. 3). Chaque campagne d’écriture, mais aussi de révision, est soigneusement datée et localisée (ce qui est écrit dans l’Italie provinciale est considéré comme qualitativement différent de ce qui est écrit dans l’atmosphère parisienne). Comme s’il voulait différer l’instant où l’œuvre devient, selon l’expression de Valéry :

un faux (c'est‑à‑dire une fabrication à laquelle on ne pourrait pas faire correspondre un auteur agissant d'un seul mouvement [puisqu’elle] est le fruit d'une collaboration d'états très divers, d’incidents inattendus; une sorte de combinaison de points de vue originairement indépendants les uns des autres)25,

Stendhal enregistre soigneusement l’intégralité des paramètres énonciatifs —mais les traces matérielles de cet enregistrement entourent elles‑mêmes physiquement l’œuvre, partagent avec elle l’espace de la page et deviennent à leur tour un contexte massif qui intervient dans son évolution....
Dans Le Livre du rire et de l’oubli, Milan Kundera raconte une scène historique de 1948 au cours de laquelle le dirigeant tchèque Gottwald haranguait une foule immense sous la neige aux côtés de son collègue Clementis. Clementis, plein de sollicitude lui prêta sa toque de fourrure, ce qui ne l’empêcha pas de tomber en disgrâce quelques mois plus tard. Les services de la propagande s’empressèrent de retoucher les photographies de l’événement et Clementis disparut de la scène. Mais sa toque demeura sur la tête de Gottwald...
Cet épisode nous offre une assez bonne analogie des phénomènes que nous venons de décrire. La genèse26, comme l’histoire des pays totalitaires27, prend la forme d’un perpétuel remaniement du passé en fonction de l’actualité. Ce mouvement rétroactif vient rencontrer un phénomène de rémanence des états passés, la mémoire du contexte, que nous pourrions baptiser coup du chapeau ou « effet Clementis ». Dans le cas de l’histoire totalitaire, cependant, la modification des archives constitue un événement politique important, mais secondaire par rapport aux événements qui l’ont motivée (la retouche photographique est subordonnée à la disgrâce de Clementis). Dans le cas de la genèse, l’événement et le remaniement ne font qu’un, ou du moins ne sont pas pensables séparément. De plus, rétroaction et rémanence n’y sont pas antagonistes mais complémentaires, puisque l’une s’exerce au travers de l’autre.
On peut en conclure que les préoccupations de la critique génétique et de la police politique sont parallèles, mais opposées. Le but de la police politique est d’éradiquer les rémanences qui s’opposent au dernier remaniement en date, en remontant aussi haut que possible dans le passé (par exemple pour faire disparaître toute trace indiquant que Clementis ait jamais possédé un tel chapeau) et en suivant toujours plus loin la logique interne des documents qu’elle traite (si l’on parvenait à effacer le chapeau sur la tête de Gottwald, ne subsisterait‑il pas sur son visage une expression indiquant qu’il avait le crâne bien au chaud ?). La critique génétique est, elle aussi, conduite à remonter aussi haut que possible dans le passé et à poursuivre toujours plus loin l’étude de la logique interne des documents, mais son but est au contraire de réactiver et d’expliciter les phénomènes de rémanence qui surgissent au sein même du processus de remaniement.

1  Karl R. Popper La connaissance objective (Objective Knowledge, 1972), Aubier, 1991, p. 192.

2  “Histoire ou genèse”, Études françaises 28.1, automne 1992.

3  Il s’agit de montrer qu’il est vain de vouloir plaquer mécaniquement sur la genèse des catégories préétablies, forgées à partir de l’histoire, de la sociologie, ou de l’histoire littéraire.

4  Une forme atténuée de cette positon, tolérante pour la génétique à condition qu’elle sache rester modeste, s’exprime dans le même numéro d’Études françaises, avec l’article de Robert Melançon : “Le statut de l’œuvre : sur une limite de la génétique”.

5  Il serait plus exact de dire qu’elle n’en est pas une fonction linéaire. Il est vrai qu’il est sans doute impossible de faire correspondre de manière univoque éléments génétiques et éléments textuels. Encore n’est‑il pas si facile de le démontrer. S’il est instructif de constater que, en dépit des évidentes différences des textes, la disposition graphique d’un manuscrit d’Éluard ressemble à celle d’un manuscrit du Tasse et les insertions de Montaigne se présentent comme celles de Ernst Jünger (voir « Histoire ou genèse », p. 20‑21), cela n’est pas forcément suffisant pour démontrer que les processus d’écriture sont identiques. Est‑on bien sûr, d’autre part, que les textes d’Éluard et du Tasse, de Montaigne et de Jünger n’ont rien de commun? La seule démonstration efficace emprunterait le chemin inverse : faire correspondre deux genèses différentes à deux œuvres identiques. On rejoint l’affirmation de  Kendall Walton : « De deux œuvres différant uniquement par leur origine — donc perceptuellement indiscernables —, il se peut que l’une soit cohérente ou sereine et l’autre non. »
(« Catégories de l’art », in G. Genette, Esthétique et Poétique, Paris, Seuil, 1992, p. 124‑125). Mais l’individualité de principe de l’œuvre d’art semble exclure toute vérification expérimentale de cette affirmation : deux œuvres considérées comme équivalentes comportent nécessairement une différence qui ne saurait être tenue pour définitivement négligeable. C’est Pierre Ménard réécrivant le Quichotte qu’il faudrait mettre à contribution, et la démonstration sera borgésienne ou ne sera pas.
En attendant, pour comprendre les décalages observés, on peut évoquer les phénomènes de “dépendance sensitive aux conditions de départ” auxquels s’intéresse la physique contemporaine. Il est en effet parfaitement possible de formaliser une relation telle qu’à des points de départs voisins (mais non identiques) correspondent des points d’arrivée extrêmement éloignés, offrant l’apparence (mais l’apparence seulement) d’une dispersion aléatoire. Et réciproquement, comme le montrent les théories du chaos, si l'observation de l’évolution de certains systèmes ne permet pas d'anticiper leur comportemement ultérieur et n'a donc aucune utilité prospective, elle a cependant une valeur rétrospective, puisqu'elle permet de distinguer à posteriori des conditions initiales pratiquement identiques (Voir Alain Boutot, L’Invention des formes, Paris, Editions Odile Jacob, 1993).

6  Voir cependant ci‑dessous, note 17.

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8  Pour une analyse approfondie de la « projection scénarique », voir l’article de Jacques Neefs dans Études françaises 28.1, automne 1992.

9  Nous nous appuyons ici sur l’analyse de Raymonde Debray Genette dans « Un Cœur simple ou comment faire une fin — Étude des manuscrits » (inBernard Masson ed., Gustave Flaubert 1, La Revue des Lettres Modernes, 1984).

10  Voir par exemple D. Ferrer, « Les carnets de Joyce, avant‑textes limites d’une œuvre limite », Genesis n° 3, 1993.

11  Michael Baxandall, Formes de l'intention Sur l'explication historique des tableaux, Éditions Jacqueline Chambon, 1991, p. 128. Baxandall se place clairement dans la lignée de Popper, pour qui « la structure des buts chez les animaux et les hommes n'est pas « donnée », mais elle se développe à l'aide d'un certain genre de mécanisme de rétroaction, à partir de buts antérieurs, et à partir de résultats qui étaient ou non visés comme buts. » (La connaissance objective, p. 196).

12  La notion de « Plan après‑coup », chère à Stendhal (voir fig. 2) ne doit pas être considérée comme une simple idiosyncrasie beyliste.

13   Le critère de contiguïté spatiale ou temporelle n’est pas utilisable comme critère d’identification. Ainsi, Virginia Woolf a interrompu pour quelques mois l’élaboration des Vagues pour écrire Orlando. On dira volontiers qu’Orlando intervient dans la genèse des Vagues (et vice‑versa), mais certainement pas qu’Orlando et les Vagues sont une seule et même œuvre. Nous allons revenir cependant sur l’importance théorique et pratique de la contiguïté dans le processus génétique, à travers la notion de contexte.

14   Voir par exemple Nelson Goodman : « Even replacement of a character in a text by another synonymous character (if any can be found in a discursive language) yields a different work. » (Languages of Art : An Approach to a Theory of Symbols, Indianapolis : The Bobbs Merrill Company, 1968, p. 209).

15  Voir Saul Kripke, La Logique des noms propres (Naming and Necessity,1972), Paris, Éditions de Minuit, 1982.

16  Voir les analyses très stimulantes de Slavoj ˇZiˇzek (The Sublime Object of Ideology, Londres, Verso, 1989, p. 89‑97).

17  La perception de cette manifestation, somme toute banale, de la logique du signifiant est brouillée par la conception sourdement organiciste dont il est si difficile de se débarrasser dans les études de genèse.

18  On rejoint « l’étrange notion » avancée par George Dickie selon laquelle « l’artefactualité est conférée à l’objet plutôt que de résulter d’un travail effectué sur lui » (« Définir l’art », Esthétique et Poétique, p. 29). Le lusus naturae, que nous opposions tout à l’heure à l’œuvre, peut être transformé en œuvre par un « simple » acte de prélèvement. Il sera du même coup doté d’une genèse virtuelle.

19  Depuis qu’il a été analysé par Louis Hay dans son article fondateur « ‘Le texte n'existe pas’ : réflexions sur la critique génétique» (Poétique, n° 62, 1985).

20  Voir A. Grésillon, J.‑L. Lebrave et C. Fuchs, « Flaubert: Ruminer Hérodias » in L’écriture et ses doubles, Genèse et variation textuelle (D. Ferrer et J.‑L. Lebrave eds.), Paris, Éditions du CNRS, 1991.

21  Pour rendre pleinement justice à un tel exemple, il faudrait disposer d’une véritable bathmologie (pour reprendre un terme lancé par Barthes) génétique. Un prochain article sera l’occasion d’en esquisser les contours.

22  On pourrait aussi dire que le texte (ou le document intermédiaire) est à sa genèse (à l’ensemble des documents qui mènent jusqu’à lui) ce qu’un plan de projection est à un volume — ou, pour esquisser une analogie qui pourrait valoir la peine d’être développée, ce que la théorie des catastrophes définit comme un espace de contrôle par rapport à un espace de comportement.

23  E. Gombrich , « The Evidence of Images » in Interpretation (C. S. Singleton ed.), Baltimore, Jons Hopkins University Press, 1969.

24  Mais c’est loin d’être un exemple unique. On observe fréquemment des pratiques du même ordre, depuis les manuscrits de Pétrarque jusqu’à ceux de Francis Ponge.

25  Frédéric Lefèvre, Entretiens avec Paul Valéry, Paris, « Le Livre », 1926, p. 107‑108. Cité par Judith Robinson‑Valéry

26  Il doit être clair, si ce n’est pas encore le cas, que nous parlons bien des processus de genèse et non pas (seulement) de la vision que la génétique se fait de ces processus.

27  C’est sans doute vrai, à un degré moindre, de toute historiographie, y compris, donc, de la génétique textuelle. Voir M. Werner, « Genèse et histoire. Quelques remarques sur la dimension historique de la démarche génétique » in Leçons d’écriture. Ce que disent les manuscrits (A. Grésillon et M. Werner eds.), Paris, Minard, 1985.