Commençons par rappeler brièvement les faits1… Alfred Dreyfus a été condamné en décembre 1894. En mars 1896, le commandant Picquart, nouveau chef du service du contre-espionnage de l’armée, découvre que le véritable coupable est Esterhazy. Il avertit ses supérieurs, mais on lui impose le silence ; on l’écarte de son service, et on l’envoie loin de France, sur la frontière tunisienne.

De 1894 à 1897, il n’y pas d’« affaire Dreyfus », à proprement parler. « L’Affaire » ne commence à exister collectivement qu’à l’automne de 1897. La presse se met alors multiplier les articles. Le vice-président du Sénat, Scheurer-Kestner (qui possède des informations grâce à un ami de Picquart, Leblois) est persuadé de l’innocence de Dreyfus ; il veut obtenir la révision du procès. Et, soudain, survient le coup de théâtre du 15 novembre : Mathieu Dreyfus, le frère du condamné, donne le nom du véritable coupable : Esterhazy. Le gouvernement est forcé de réagir. Une instruction judiciaire a lieu. Esterhazy est traduit devant un Conseil de guerre, le 10 et le 11 janvier 1898, et il est acquitté triomphalement aux cris de  « Vive l’armée ! A bas les Juifs ! ». Double scandale. L’innocent condamné, le coupable acquitté. Tout semble perdu pour les dreyfusards. L’Affaire paraît enterrée à jamais.

Aussi quand « J'accuse » paraît dans L'Aurore, le jeudi 13 janvier au matin, la surprise est-elle totale. Péguy a magnifiquement décrit l’événement :

« Il y eut un sursaut. La bataille pouvait recommencer. Toute la journée dans Paris les camelots à la voix éraillée crièrent L'Aurore, coururent avec L'Aurore en gros paquets sous le bras, distribuèrent L'Aurore aux acheteurs empressés. Ce beau nom de journal, rebelle aux enrouements, planait comme une clameur sur la fiévreuse activité des rues. Le choc donné fut si extraordinaire que Paris faillit se retourner. »2

L’acte de « J’accuse » ? Un acte littéraire et politique tout à la fois. Un acte exemplaire, fondateur de notre vision moderne du personnage de « l’intellectuel ».

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L’homme qui s’engage dans l’affaire Dreyfus est alors l’écrivain le plus célèbre de son époque. Au sein du milieu littéraire parisien, Zola apparaît alors comme l'un des derniers représentants d'une génération qui est en train de s'éteindre. Verlaine est mort deux ans plus tôt, en janvier 1896. Edmond de Goncourt l'a suivi, au mois de juillet. Miné par la maladie, Alphonse Daudet vient de disparaître à son tour, le 16 décembre 1897.

Aux yeux du grand public, Zola est un homme de lettres riche, célèbre, installé dans une gloire incontestable, pourvu d'une oeuvre immense dont personne ne songe à nier l'importance. Dès sa parution en librairie, chacun de ses romans atteint près de 100 000 exemplaires, des traductions en sont diffusées dans toute l'Europe et dans le monde entier. La longue présidence de la Société des Gens de lettres qu’il a exercée entre 1891 et 1896 a encore renforcé son autorité.

Pourquoi s’engage-t-il ainsi ? Le combat pour la Vérité est l'un des fondements essentiels de son oeuvre : il est l'inventeur de la formule qui guidera le combat dreyfusard (« La vérité est en marche, et rien ne l'arrêtera »). Mais notons ici, plus précisément, deux motivations essentielles.

La première raison doit être trouvée dans le « militantisme littéraire » dont Zola a toujours sur faire preuve. Comme journaliste, il s’est opposé au régime de Napoléon III, à la fin du Second Empire. Comme romancier, il a fait l'expérience, à de nombreuses reprises, de ce qu'est la justice républicaine – dans sa répression idéologique contre la littérature. Au cours des années 1880, plusieurs écrivains naturalistes ont été inculpés pour des romans jugés licencieux : Louis Desprez, par exemple, pour Autour d'un clocher, en 1884 ; Lucien Descaves, pour Sous-Offs, roman antimilitariste, en 1889... Lui-même, il a subi la censure : en 1877, L’Assommoir a été menacé ; en octobre 1885, son drame Germinal (qu'il a adapté du roman avec l'aide de William Busnach) a été interdit par le gouvernement.

Chaque fois, attaqué sur son terrain particulier, celui de la liberté d'expression, il a été obligé d'intervenir et de prendre position publiquement : c'est le combat pour le jeune écrivain naturaliste Desprez, en 1885 ; le combat pour Descaves, en 1889... Ces combats relaient la campagne, plus littéraire et esthétique, menée en faveur de Manet, en 1867.

À cette volonté de riposte s’ajoute la conscience du danger créé par le développement des thèses antisémites. Sur ce sujet, Zola est beaucoup plus lucide que beaucoup de ses contemporains, et il a un certain mérite à l'être, quand on songe qu'il vit dans un milieu littéraire très marqué par l'antisémitisme. En mai 1896 – avant le déclenchement de la campagne dreyfusarde – il a publié dans Le Figaro un article important, intitulé  « Pour les juifs » : ce texte examine, pour la démonter, la logique des thèses antisémites ; il  dénonce le retour à la  « barbarie » que constitue l'antisémitisme ; et il termine par un appel à « l'universelle tolérance », contre le « fanatisme »  et les tentatives de « guerre religieuse » :

« Là est ma continuelle stupeur, qu'un tel retour de fanatisme, qu'une telle tentative de guerre religieuse, ait pu se produire à notre époque, dans notre grand Paris, au milieu de notre bon peuple. Et cela dans nos temps de démocratie, d'universelle tolérance, lorsqu'un immense mouvement se déclare de partout vers l'égalité, la fraternité et la justice ! [...]

Désarmons nos haines, aimons-nous dans nos villes, aimons-nous par-dessus les frontières, travaillons à fondre les races en une seule famille, enfin heureuse ! Et mettons qu'il faudra des mille ans, mais croyons quand même à la réalisation finale de l'amour, pour commencer du moins à nous aimer aujourd'hui autant que la misère des temps actuels nous le permettra. Et laissons les fous, et laissons les méchants retourner à la barbarie des forêts, ceux qui s'imaginent faire de la justice à coups de couteau. »3

Zola s’est engagé dans l’affaire Dreyfus en romancier, parce que l’histoire le passionnait, parce qu’il a perçu tout de suite l’extraordinaire drame humain qui se jouait. D’une certaine façon, le romancier qu’il est a déjà fait l’expérience imaginaire des problèmes qui étaient soulevés. En 1890, il publiait La Bête humaine… Il y racontait en détail l'histoire d'une erreur judiciaire. Il expliquait comment se fabrique une accusation, par une accumulation sans fin de pièces qui ne prouvent rien mais sont là pour faire poids et nourrir le « dossier ». Il décrivait, au chapitre V, l'épisode d'une dictée judiciaire (l'épreuve que Camy-Lamotte impose à Séverine), ce test infaillible d'où doit sortir la vérité...  Il serait même possible de remonter encore dans le temps, et d'évoquer Le Ventre de Paris  – où  il racontait longuement l'histoire d'un déporté politique, Florent, envoyé au bagne, prisonnier de la fameuse île du Diable, puis réussissant à s'en échapper...

Aux rêves du romancier s’associe la volonté de l’intellectuel. L’homme de cabinet, l’écrivain jusque là solitaire, accepte d’inscrire sa pensée et son action dans un combat collectif. Sa campagne traverse plusieurs étapes successives. Elle monte en puissance progressivement, commençant par les premiers articles donnés au Figaro pour aboutir au coup de tonnerre de « J'accuse » dans L'Aurore, le 13 janvier 1898. Trois articles sont d’abord publiés entre le 25 novembre et le 5 décembre (« M. Scheurer-Kestner », « Le Syndicat », « Procès-verbal ») : ils s'attachent à cerner les circonstances de l'Affaire, à décrire sa nature idéologique et politique. Après la rupture avec la direction du Figaro, suivent deux brochures, de tonalité plus lyrique – la Lettre à la jeunesse, le 14 décembre, et la Lettre à la France, le 7 janvier 1898 – qui lancent un appel à l'opinion. « J’accuse », enfin, réalise la synthèse de ces deux mouvements, combinant l'analyse historique des articles du Figaro et le plaidoyer véhément des brochures.

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Quelle analyse rhétorique est-il possible de faire ? Bien des aspects mériteraient d’être creusés : la construction de l’argumentation, les modèles narratifs qui fondent le développement…4  Il faut souligner, évidemment, la valeur conative de « J’accuse ». Le texte adopte la forme d’une « Lettre ouverte » au Président de la République (genre scriptural fréquemment utilisé dans l’écriture journalistique de l’époque) et se conclut par un réquisitoire d’une grande violence, où les plus grands responsables de la nation, et notamment les chefs militaires, sont mis en accusation. Ce qui apparaît, c’est un long récit informatif et analytique, dont l’encadrement (liminaire et conclusif) se détache du reste et retient l’attention, parce qu’il est scandaleux : fausse « captatio benevolentiae » de l’exorde au Président de la République ; litanie des accusations, dans la péroraison.

« J’accuse » est un texte fragmenté, dont la force et l’efficacité viennent de ce qu’il produit un double effet, possède deux fonctions : une fonction informative, à l’attention de ceux qui veulent essayer de comprendre le mécanisme complexe de l’affaire Dreyfus ; une fonction pragmatique, tournée vers ceux qui souhaitent réagir directement à l’événement et y participer.

L’enjeu symbolique

Quel est l’enjeu ?  Que signifie la signature apposée au bas de cette lettre ouverte ?

Zola parle en « intellectuel ». Il ne parle pas en « expert ». Cela veut dire qu’aucune institution ne le garantit. Il n’a aucune autorité, sinon celle que lui confère son œuvre, l’importance de son œuvre passée – une importance que l’on peut mesurer quantitativement, du point de vue de la masse des volumes publiés, et du point de vue de la notoriété.

À cet égard, il y a chez Zola une grande fierté. On la perçoit nettement dans sa déclaration devant le jury, au moment de son procès, quand il doit se définir devant le jury des assises – émanation de ce public dont il tire sa légitimité.

« Regardez-moi, messieurs : ai-je mine de vendu, de menteur et de traître ? Pourquoi donc agirais-je ? Je n’ai derrière moi ni ambition politique, ni passion de sectaire. Je suis un libre écrivain, qui a donné sa vie au travail, qui rentrera demain dans le rang et reprendra sa besogne interrompue. Et qu’ils sont donc bêtes ceux qui m’appellent l’Italien, moi né d’une mère française, élevé par de grands-parents beaucerons, des paysans de cette forte terre, moi qui ai perdu mon père à l’âge de sept ans, qui ne suis allé en Italie qu’à cinquante-quatre ans, et pour documenter un livre. […] Et, si même je n’étais pas Français, est-ce que les quarante volumes de langue française que j’ai jetés par millions d’exemplaires dans le monde entier, ne suffiraient pas à faire de moi un Français, utile à la gloire de la France ! »5

Il faut insister sur cette position d’indépendance pour montrer ce que peut être son statut d’ « intellectuel ». Comment a-t-il géré son capital symbolique ? Sa position est caractérisée par un double isolement : vis à vis de la littérature institutionnelle, et vis à vis de la littérature d’avant-garde. C’est un homme seul, à l’écart des groupes, qui s’exprime.

Il est candidat à l’Académie depuis décembre 1889. Une sorte de candidat perpétuel, acharné, têtu. Il se présente chaque fois qu’un siège est vacant. Il a subi dix-sept échecs. Au début, il a fait les visites rituelles, puis il a cessé. L’Académie, il pense qu’il doit en être, qu’elle doit l’accepter. Il veut en être, il le déclare, mais il ne fait rien véritablement pour en être. Il veut forcer la porte de l’Académie, s’imposer contre tous. Il a rompu avec l’avant-garde symboliste, déçu par son évolution spiritualiste. Il a fait à ce sujet une déclaration solennelle, provocatrice, dans un article publié dans Le Figaro, le 7 février 1896, sur le thème de la rupture : « Rompons  ... »

« Rompons d’abord sur le besoin de clarté qui me dévore et sur le goût de l’obscur où vous plongez. […] Rompons ensuite sur l’amour que je garde à mon temps. […] Rompons sur toutes choses, rompons sur l’homme, rompons sur la femme, rompons sur la vie et rompons sur la Vérité. […]

Ne m’écoutez pas, au moins, n’allez pas vous corriger ! Continuez, mes petits, continuez, de grâce ! Quand je reçois et que je lis vos revues, ah ! si vous pouviez voir de quel rire sardonique je ris dans ma vieille barbe ! […]

Quelle revanche vous nous préparez, mes petits ! Si votre moisson de lis, seule cause des migraines contemporaines, dure quelques années encore, le naturalisme, ce vilain naturalisme que vous avez mis en terre, va repousser dru comme les grands blés, nourrisseurs des hommes. »6

D’autres sont « rois », au même moment : Barrès, « prince de la jeunesse » ; Verlaine, qui a été couronné « prince des poètes », en 1894 ; Mallarmé à son tour, après la mort de Verlaine, en  janvier 1896. Zola, lui, a perdu sa royauté littéraire. Il est seul. L’époque des Soirées de Médan est loin derrière lui. Il ne représente plus qu’une littérature dépassée. Pendant ce temps, Mallarmé accueille avec bonne grâce la royauté qu’on lui confère, remercie ceux qui l’on élu, et remarque, dans une interview, que « M. Emile Zola a été mal inspiré dans sa dernière querelle avec les jeunes parmi lesquels beaucoup ont autant de talent que d’avenir »7.

« J’accuse » va permettre à l’auteur des Rougon-Macquart de retrouver le contact avec cette avant-garde dont il s’est éloigné. Zola se trouvait à la croisée des chemins. Il pouvait insister encore pour l’Académie, et il aurait fini par y entrer, sans doute. Cette fois-ci, il rompt définitivement avec l’Académie pour choisir l’autre côté, celui des jeunes… Et ce sera l’enthousiasme des pétitions qui succèdent à « J’accuse », en janvier et février 1898, puis, plus tard, au mois de juillet, le Livre d'hommage des Lettres françaises, lancé à l’initiative de Mécislas Golberg – où se retrouveront les avant-gardes belge et française pour célébrer le geste de Zola8

Sur ce retour de Zola vers les « jeunes », Léon Blum a une formule curieuse dans ses Souvenirs. « Pour les dreyfusards – écrit-il –  Zola était moins un héros qu'un allié inattendu et inestimable. » 9 Jugement étonnant, si on le considère en fonction de la succession des événements. Car Zola a compté parmi les premiers dreyfusards, il s'est engagé dès novembre 1897, et c'est son intervention qui a pu entraîner  beaucoup d'autres convictions : il ne peut donc être considéré comme un « allié » venant soutenir, sur le tard, une cause déjà formée. Mais on devine ce qu'une telle remarque veut dire. En se lançant dans l'Affaire, Zola s'est rapproché idéologiquement d'un univers littéraire dont il avait fini par s’écarter. Aux yeux des représentants de la jeune génération, il est apparu ainsi comme un « allié inattendu » : dans le combat dreyfusard comme dans la bataille que livrait l'avant-garde depuis plusieurs années.

L’inscription imaginaire

L’affaire Dreyfus – l’histoire d’une erreur judiciaire –  est une affaire à la fois très banale et en même temps extrêmement reconnaissable, avec des détails qui la caractérisent, l’individualisent, en font un récit que l’on peut repérer, distinguer parmi d’autres.

Zola sait de quoi il parle. Cette histoire de l’affaire Dreyfus, il la connaît déjà, d’une certaine façon. Les lecteurs de Zola aussi la connaissent. Ils l’ont déjà lue. Tout comme les lecteurs de La Libre Parole, qui lisent Drumont, ont déjà entendu  parler de Dreyfus, bien avant l’automne 189410. Par ailleurs, ces lecteurs sont nourris de romans-feuilletons qui leur parlent d’erreurs judiciaires, d’innocents condamnés à tort, ou qui développent des intrigues d’espionnage. Dans son Histoire de l'affaire Dreyfus, Joseph Reinach montre même qu'un roman lu en feuilleton dans Le Petit Journal a probablement inspiré certains aspects de l'action d'Henry11

Voici un autre exemple – pris en dehors de la France – qui montre ce caractère mythique de l’affaire Dreyfus, sa résonance dans l’imaginaire universel... Il est fourni par le Times de Londres, dans le numéro qui paraît le 14 janvier 1898, au lendemain même de « J’accuse ». Dans le courrier des lecteurs – qui est très lu, comme on le sait – un correspondant fait remarquer qu’il existe des précédents littéraires à l’« affaire Dreyfus-Esterhazy », et il cite l’exemple de la fin d’Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll :

« As the system upon which Courts-martial are now conducted by our neighbours across the Channel is occupying the attention of the public, it is curious to note that a parallel to the Dreyfus-Esterhazy case is to be found in  Alice in Wonderland… »

Suit une longue citation du texte d’Alice… Comme on le sait, le roman de Lewis Carroll (qui date de 1865) met en scène, dans son dernier épisode, le procès du Valet de cœur devant le Roi, la Reine et une assemblée de douze jurés dirigés par le Lapin blanc. Un procès où le malheureux Valet de cœur est accablé par une série de témoignages, tous plus absurdes les uns que les autres. La dernière pièce à conviction est une lettre qui aurait été écrite par l’accusé… À qui ? il n’y a pas d’adresse sur l’enveloppe, constate le Lapin blanc. Il ouvre l’enveloppe pour découvrir que ce n’est pas une lettre et qu’elle n’est pas écrite de la main de l’accusé. Le Roi suggère alors que ce dernier doit avoir imité l’écriture de quelqu’un d’autre. Comme le Valet de cœur se défend en disant qu’il n’a pas signé le document, le Roi réplique que s’il n’a pas signé, cela aggrave encore son cas, car il est évident qu’il « avait quelque mauvaise intention », sinon il aurait signé « comme tout honnête homme »12

Le délire imaginaire de Lewis Carroll anticipe sur le délire documentaire de l’affaire Dreyfus ! Précédant le réel, la fiction permet de le comprendre.

L’affiche

« J’accuse » (ou plutôt « J’Accuse… ! », pour respecter la graphie originelle), c’est un titre qui se voit de loin sur la première page de L’Aurore, le 13 janvier 1898. Il y a une contradiction entre la longueur de l’article (un long récit des événements qui, imprimé, atteint la dimension d’une brochure de seize pages) et la brièveté de ce mot phare. Contradiction également entre la signature de Zola et celle de Clemenceau qui se surimpose 13.

« J’accuse », c’est un titre qui s’affiche. Un titre scandaleux, parce qu’il est affiché. Les caractères choisis par la rédaction de L’Aurore sont, d’ailleurs, des « lettres de bois », à large empattement – celles qui sont utilisées pour l’impression des affiches.

Un titre pour la rue, pour ces crieurs de L’Aurore qui rivalisent avec la presse et les caricatures de la rue, combattent l’antisémitisme et le nationalisme sur son terrain, celui de la rue. C’est ce qui explique les 300 000 exemplaires de L’Aurore jetés ce jour-là sur le pavé de Paris, alors que le journal tire habituellement à 20 ou 30 000 exemplaires 14.

Telle est sans doute la modernité de « J’accuse », pour le regard d’aujourd’hui : l’affiche, le logo, le mot-enseigne qui brille de loin. C’est la raison pour laquelle, au cours de la commémoration de janvier 1998, l’image de « J’accuse » s’est merveilleusement reproduite, un peu partout, dans les journaux ou les quotidiens qui la reprenaient en fac-similé, et sur les murs de l’Assemblée nationale, où l’on a pu voir, pendant toute une semaine, la première page de L'Aurore déployée,  mise en lumière, tandis que la voix enregistrée d’un acteur  de la Comédie-Française répétait, pour les passants, les phrases du texte de Zola –  écho lointain aux crieurs qui diffusèrent  le journal  pendant toute la journée du jeudi 13 janvier 1898.

« J’accuse », ce n’est pas un long discours, ou plutôt c’est un long discours qui a le mérite de pouvoir s’abréger, de pouvoir être saisi immédiatement. Un clip. Une pub.  Deux syllabes, une voyelle ouverte, puis une voyelle fermée : « J’ac-cuse ». Tout un discours enfermé dans un seul mot, avec la menace que contiennent les points de suspension et le point d’exclamation qui suivent. Figure de l’interruption et du suspense – de l’aposiopèse, pour utiliser le langage de la rhétorique.

Telle est cette menace que voudront évacuer Forain et Caran d’Ache en fondant leur feuille anti-« J’accuse » au début de février 189815, retournant graphiquement « J’Accuse… ! », et répondant au mot terrible de Zola par le sifflement de dédain : « psst… ! » – lettres minuscules, chassant toute signification, opposées aux majuscules superbes du titre de L’Aurore16.

L’acte de parole

« J’accuse » constitue un acte de parole, le plus pur qui soit – parfaitement conforme à la définition qu’en donne Austin dans Quand dire, c’est faire17. La parole est un acte : accusation, doublée de diffamation, l’une et l’autre parfaitement conscientes et maîtrisées. Zola insiste :

« En portant ces accusations, je n'ignore pas que je me mets sous le coup des articles 30 et 31 de la loi sur la presse du 29 juillet 1881, qui punit les délits de diffamation. Et c'est volontairement que je m'expose. »

« J’accuse » = « je dois être accusé »… Cette parole-acte doit entraîner une autre parole-acte, en retour : une réponse judiciaire, un procès.

La brutalité polémique de « J’accuse » s’inscrit dans l’horizon générique des journaux de la fin du XIXe siècle. Les clameurs et les injures font partie du langage d'une presse qui est d'abord une presse d'opinion et ignore le consensus poli de nos médias modernes18. Zola lui-même a autrefois défendu le principe de la violence polémique, en des termes provocants : en 1866, il l’a inscrit en tête de son premier recueil de critique littéraire, Mes Haines. Pourtant, le texte de « J’accuse » rompt avec cette tonalité. En dépit de la gravité de ses accusations, il possède un ton moderne, qui échappe à l’enfermement des luttes de rues, à l’ignoble de la caricature et de la chanson. Le principe de haine est explicitement refusé. Qu’on relise les dernières lignes :

« Quant aux gens que j'accuse, je ne les connais pas, je ne les ai jamais vus, je n'ai contre eux ni rancune ni haine. Ils ne sont pour moi que des entités, des esprits de malfaisance sociale. Et l'acte que j'accomplis ici n'est qu'un moyen révolutionnaire pour hâter l'explosion de la vérité et de la justice. Je n'ai qu'une passion, celle de la lumière, au nom de l'humanité qui a tant souffert et qui a droit au bonheur. Ma protestation enflammée n'est que le cri de mon âme. »

Inscrit dans la parole journalistique du XIXe siècle, « J'accuse » essaie de définir un autre type de langage, qui s'écarte de violence que pratique l'adversaire nationaliste. De ce point de vue, le texte de Zola s’écarte de la littérature du pamphlet. Il recherche la preuve, veut convaincre, met tout son effort dans une logique de la démonstration. Il est animé par une idéologie d’espoir dans les progrès que peut accomplir l’humanité pour atteindre la Vérité et la Justice. Le pamphlet, au contraire, ne démontre pas. Il affirme. Il assène. Il se place dans un registre d’évidences. Son discours simplificateur met face à face deux sortes de personnages – les traîtres, qui le seront à jamais, quels que soient les circonstances, et les victimes du complot fomenté par les traîtres. Aucune nécessité de démonstration. Car il  y a quelque chose de désespéré dans le pamphlet, tel que le pratiquent, à cette époque, un Henri Rochefort ou un Edouard Drumont. Le pamphlétaire est un solitaire, en lutte contre un monde dont il dénonce le scandale perpétuel, prophète de catastrophes qu’il prend plaisir à annoncer, éternelle Cassandre.

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Comment définir, aujourd’hui, l’engagement de « J’accuse » ? C'est un engagement complet, à la fois politique et moral, mais éloigné de toute pression idéologique : l'intervention d'un homme seul, qui déteste les intrigues politiques et qui n'adhère pas à la cause d'un parti, mais qui pourtant accomplit un acte essentiel, capable de transformer une situation sociale. En cela, ce geste diffère des engagements modernes qui, par comparaison, laissent un sentiment d’insatisfaction. Soit qu'ils apparaissent comme trop partisans : tel est le problème des intellectuels de la première moitié du XXe siècle face au communisme (l'attitude de Sartre, compagnon de route indécis, ou d'Aragon, adhérent fidèle et soumis). Soit qu'ils apparaissent comme purement moraux, mais insuffisants d'un point de vue politique : tel est le problème de l'action humanitaire aujourd'hui, qui fait l'impasse sur la question du pouvoir.

Deuxième élément essentiel, cette parole-acte poursuit, en l’accomplissant, une évolution qui s’inscrit dans la dernière décennie du XIXe siècle. Car tout a commencé au sein de la constellation particulière qui réunissait le fantasme anarchiste et le projet symboliste : l’illusion terroriste d’un acte-parole (la bombe, comme outil de la propagande par le fait) et le rêve poétique du livre événement (le livre comme bombe, pour reprendre la formule de Mallarmé)... Zola retourne le projet anarcho-symboliste du « quand faire, c’est dire », en proposant un « quand dire, c’est faire » rationnel et efficace19. A l’acte sans parole, privé de sens, abolissant toute explication, il oppose une parole-acte unique, capable d’expliquer le réel et d’en donner une solution rationnelle.

1  Pour plus de détails, je me permets de renvoyer au récit que j’ai fait des circonstances entourant la publication de « J’accuse » : 13 janvier 1898. J’Accuse !, Perrin, 1998. Cf. également Emile Zola, un intellectuel dans l’affaire Dreyfus (Séguier, 1991) ; l’édition des Lettres et entretiens inédits de Zola que j’ai réalisée aux éditions du CNRS en 1994 ; ainsi que le tome IX de la Correspondance de Zola (éd. en collaboration avec O. Morgan, Presses de l’Université de Montréal / Editions du CNRS, 1993).

2  Les Cahiers de la Quinzaine, 4 décembre 1902, p. 31 ; Oeuvres en prose complètes, Bibl. de la Pléiade, éd. R. Burac, Gallimard, 1987, t. I, p. 244.

3  Emile Zola, O.C., éd. H. Mitterand, Cercle du Livre Précieux, 1970, t. XIV,  pp. 782-784.

4  Ces remarque poursuivent une réflexion entamée dans deux articles précédents : « Lire “J’accuse” », Les Cahiers naturalistes n° 72, 1998, pp. 55-64. ; « Le discours argumentatif de “J’accuse”», Jean Jaurès. Cahiers trimestriels n°151, 2000, pp. 23-30. Voir également l'analyse faite par Jean-Pierre Leduc-Adine dans Les Cahiers naturalistes n°72, 1998, p. 105 ; celle d’Henri Mitterand dans Zola. L’histoire et la fiction, PUF, 1990, pp. 239-249, et dans « Histoire, mythe et littérature : la mesure de J’accuse », Historical Reflections / Réflexions historiques, vol. 24, n°1, spring 1998, pp. 7-23 ; ou encore celle que proposait Pierre Cogny en 1973, à l'occasion de l’un des Pèlerinages de Médan (« La rhétorique de la vérité dans J'Accuse », Les Cahiers naturalistes n°46, 1973).

5  O.C., Cercle du Livre Précieux, t. XIV,  pp. 936-937.

6  O.C., Cercle du Livre Précieux, t. XIV,  pp. 725-727. On peut parler de rupture, car Zola est alors fréquemment invité dans les banquets de l’avant-garde littéraire où il s’exprime devant la jeunesse, en faisant figure de maître à penser. Signe de cette position : en 1984, les étudiants du Quartier latin troublent le cours de Brunetière (récemment élu à l’Académie française contre Zola) en criant : « Zola ! C’est Zola qu’il nous faut ! » (voir J.Y. Mollier, « Zola et la rue », Les Cahiers naturalistes n°72, 1998, p. 90).

7  Interview avec Jules Michel dans Le Grand Journal du 11 février 1896, recueillie par D. Schwarz dans Les interviews de Mallarmé, Neuchâtel : Ides et Calendes, 1996, p. 107.

8  Voir mon article « De Mecislas Golberg à Émile : correspondance littéraire et politique », in Mecislas Golberg, passant de la pensée (1869-1907). Une anthropologie politique et poétique au début du siècle (études réunies par Catherine Coquio), Maisonneuve et Larose, 1994, pp. 209-214.

9  Souvenirs sur l'Affaire, Gallimard, 1935, p. 133.

10  Voir à ce sujet l’article de P. Birnbaum, « Dreyfus avant Dreyfus. Drumont et la mise en scène de l’affaire », Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, n°11, 1993, pp. 71-76.

11 Cf. l’Histoire de l'affaire Dreyfus de Reinach, Fasquelle, 1901, t. I, pp. 338-339. L’idée sera reprise par A. Charpentier dans Les côtés mystérieux de l'affaire Dreyfus, Rieder, 1937, pp. 208-211. L'œuvre en question, d'un certain Louis Létang, s'intitule Les Deux Frères. L'intrigue met en scène un officier qui fabrique, avec beaucoup d'habileté, une fausse lettre et réussit à la mettre sur le compte de son rival, en l'accusant de trahison. En s'appuyant sur l'aide que lui apportent les calomnies d'un journal nationaliste, il parvient à ses fins : son rival est arrêté, emprisonné, et n'échappe que de justesse à la mort...

12  Alice au pays des merveilles, chap. XII : « You must have meant some mischief, or else you’d have signed your name like an honest man ». Voir, à ce sujet, la chronique de Geoff Woollen dans le n°19 du Bulletin de la Emile Zola Society (Londres, mars 1999). Le rapprochement avec Alice au pays des merveilles a été fait par Douglas Johnson dans France and the Dreyfus Affair (Londres, Blandford Press, 1966, p. 234).

13  C’est Clemenceau qui a choisi le titre de « J’accuse », comme on le sait. Zola a intitulé son texte « Lettre au Président de la République ».

14  En cette fin de XIXe siècle, l’événement se fait dans la rue ; c’est dans la rue qu’on le découvre, au milieu des cris et des réactions de la foule (alors qu’à l’époque moderne il faut rentrer chez soi, écouter un poste de radio ou ouvrir une télévision pour prendre conscience d’un événement). Les 300 000 exemplaires de « J’accuse » s’inscrivent dans la guerre médiatique qui se mène alors du côté des publications diffusées par les camelots, sous l’égide de Léon Hayard, « l’empereur des camelots » : chansons, tracts, brochures, etc. où domine l’inspiration nationaliste et antisémite. Voir sur ce point J.-Y. Mollier, « Zola et la rue », Les Cahiers naturalistes n°73, 1998, pp. 80-80. Le 7 janvier 1898, par exemple, une Réponse de tous les Français à Zola est imprimée par Léon Hayard à 200 000 exemplaires.

15  Le journal est fondé cinq jours après la publication de « J’accuse ». Le premier numéro paraît le 5 février.

16  Le signifiant « psst » s’inscrit aussi dans une chaîne de signifiants évoquant les journaux satiriques du XIXe siècle. Voir l’article de Nathalie Preiss, « De POUFF à PSCHITT ! De la blague et de la caricature politique sous la Monarchie de Juillet », Romantisme n° 116, 2002, pp. 5-17.

17  Quand dire, c’est faire, Seuil, 1970. Cf. aussi J. Searle, Les actes de langage, Hermann, 1972.

18  Rappelons seulement comment la presse de l'époque traite le ministre de la Guerre, le général Billot : La Libre Parole de Drumont, L'Intransigeant de Rochefort – pourtant dans le camp nationaliste, antidreyfusard – l'injurient presque quotidiennement, le traitent de « faussaire », de « fantoche », de « venimeuse baderne »...

19  Sur ce qui réunit – pour l’imaginaire littéraire – anarchisme et symbolisme dans la dernière décennie du XIXe siècle, voir l’ouvrage, essentiel, d’Uri Eisenzweig, Fictions de l’anarchisme (Christian Bourgois, 2001). Uri Eisenzweig définit le principe de l’attentat anarchiste (tel qu’il s’est illustré en France entre 1892 et 1894, à travers les actes d’un Ravachol ou d’un Emile Henry) par cette formule, d’inspiration austinienne : « quand faire, c’est dire »… Mais pourquoi ne pas revenir à la formule austinienne originelle pour caractériser « J’accuse » comme la volonté de combattre l’impuissance de l’acte anarchiste (et corollairement du projet symboliste) en réalisant un acte efficace, capable véritablement de transformer la réalité ?

Uri Eisenzweig en fait très justement la remarque : si Zola n’a pas signé, en 1894, la pétition de soutien en faveur de l’anarchiste Jean Grave, ce n’est pas pour une raison liée à sa position à l’intérieur du champ littéraire, mais parce qu’il n’acceptait pas, esthétiquement et épistémologiquement, l’exigence anarcho-symboliste de l’acte pur, privé de rationalité. On pourrait poursuivre cette réflexion en ajoutant qu’avec « J’accuse », Zola revient sur son refus de soutenir Jean Grave, comble cette lacune et répond ainsi, après-coup, aux questions qui lui étaient posées par ses contemporains situés dans l’autre camp, anti-naturaliste, du symbolisme : il leur répond non pas en acceptant leur vision du monde, mais, à partir de ses propres valeurs, en leur proposant une « alliance » inédite – pour reprendre l’expression de Léon Blum – qui constituera l’essence du dreyfusisme.