Dossier génétique et récit de la genèse

Le dossier génétique de La Vie mode d’emploi1 a l’avantage d’être assez complet lorsqu’il s’agit de rendre compte des différentes phases du chantier romanesque ayant mené l’écrivain de ses toutes premières réflexions jusqu’à la version publiée du texte. Nous sont en effet parvenus :

- les documents de la phase de gestation consistant en un ensemble de notes et d’esquisses exploratoires ;

- les documents de la phase de préparation et d’élaboration des préprogrammes formels dont la grande majorité a été publiée dans Le Cahier des charges de La Vie mode d’emploi2 ;

- les documents de la phase rédactionnelle comprenant 1) les brouillons pour le roman et ses pièces annexes, 2) une mise au net dactylographiée d’une première version des vingt-trois premiers chapitres et 3) une mise au net manuscrite d’un premier état complet du texte, consignée progressivement au cours de la rédaction dans deux grands cahiers de toile noire ;

- et les documents de la phase de mise au point ayant précédé l’édition, soit une version dactylographiée révisée par Perec et une série d’épreuves corrigées3.

L’analyse de ce dossier avant-textuel, en s’appuyant sur les informations fournies par l’écrivain (dans des entretiens, dans des essais, dans ses agendas), permet de reconstituer le récit de la genèse du texte. En voici les grandes lignes. En 1972, Georges Perec travaille sur « trois ébauches indépendantes aussi floues l’une que l’autre4 » qu’il finira par fusionner en un projet unique : l’idée d’un roman qui fait la description d’un immeuble parisien dont la façade a été enlevée, l’utilisation de la structure mathématique du bi-carré latin qui est superposée au plan de l’immeuble et sert à permuter une série d’éléments devant figurer dans chacune de ses pièces (mobilier, décors, personnages, allusions historiques, géographiques, littéraires…), et l’ébauche de l’histoire de Percival Bartlebooth qui devient le fil conducteur du récit. À ce noyau originel, sont venues par la suite se greffer la polygraphie du cavalier, un problème bien connu des joueurs d’échecs, qui servira à déterminer le parcours de pièce en pièce sur la grille maison, et la pseudo quenine qui introduira des permutations rendant moins rigide le système de distribution des bi-carrés latins. Perec, selon son propre aveu, aurait travaillé plus de deux ans pour mettre au point ce système de processus formels qui allait lui servir de tremplin et de support pour la rédaction de son texte : « J’ai mis plus de deux ans pour en arriver au bout5. » Son cahier des charges finalement au point, c’est en avril 1975 qu’il entreprend la rédaction du roman. Dans son agenda de 1975, à la date du 18 avril, il inscrit : « écriture premiers brouillons VME / 1 » ; le 8 mai : « VME 9 et 10 » ; et le 25 octobre : « bien avancé VME chap 22 et 236 ». De cette première campagne de rédaction a résulté une mise au net des vingt-trois premiers chapitres sur quarante feuillets dactylographiés, datés de la fin d’octobre 1975. Première tentative d’assemblage d’un état encore partiel du texte, ce dactylogramme se lit comme une suite de tableaux figés dans un présent descriptif, mettant en scène un locuteur discret, désigné par un « nous » indéterminé et dont le point de vue est encore incertain. Or même si ce premier état du texte présente une scénographie narrative encore insuffisamment élaborée et que les passages descriptifs prévalent, il ne s’agit nullement d’un faux départ : indubitablement, La Vie mode d’emploi se profile déjà. L’écrivain interrompt cependant son travail. En effet, dans l’année qui suit, la rédaction semble n’avoir été que très intermittente. C’est dans les jours qui ont suivi la mort de Raymond Queneau (survenue le 25 octobre 1976) que Perec se remet activement à la tâche. À ce propos, il a confié : « À la fin de 1976, j’avais écrit une centaine de pages éparses. J’avais très peur de faire quelque chose qui n’aboutisse pas. À ce moment-là, dans la semaine qui suivit la mort de Queneau (qui avait connu et aimé le projet, le livre lui est dédié), j’ai commencé la véritable rédaction. J’ai fini au mois de mai 19787. » La séquence calendaire très détaillée des deux cahiers de toile noire débute effectivement par une entrée le 29 octobre 1976, soit quatre jours après la mort de Queneau, et se conclut le 5 avril 1978 à 19 h 25. En allouant quelques semaines supplémentaires pour la mise au point d’un dactylogramme, mai 1978 correspondrait bien au moment de l’achèvement du texte ayant été remis à l’éditeur.

Rédaction et mémoire

Quand à la fin de 1976, Perec reprend avec succès la rédaction de La Vie mode d’emploi, amorcée et interrompue l’année précédente, il est de nouveau confronté au conflit discursif que pose le choix des instances narratives et énonciatives. Comme nous le verrons, la question de la mémoire a joué un rôle déterminant dans cette prise de décision. L’analyse des brouillons et de la mise au net pour la première partie du roman dévoile que Perec, sans jamais délaisser le « nous » ambigu de la première campagne d’écriture de 1975, aurait pendant un certain temps circonscrit l’origine du discours par l’utilisation d’un « je » désignant le personnage du peintre Serge Valène en tant que narrateur principal : celui qui peint le tableau d’une coupe de l’immeuble du 11, rue Simon-Crubellier en ferait également la description et raconterait l’histoire de ses habitants. Si on examine les traces qui nous sont parvenues de cette période de la rédaction, on remarque que Valène, en prenant en charge la narration, se positionne souvent par rapport à son propre discours ; les segments le mettant en scène comme narrateur sont en effet fréquemment modalisés afin d’exprimer les doutes épistémiques et mémoriels qui le hantent. Voici quelques exemples de ce phénomène, provenant des brouillons du chapitre VIII dont l’action se situe dans le salon de l’artisan Gaspard Winckler : « Je ne savais presque rien de sa vie8 » ; « [...] je ne sais pas à quoi il passait ses journées et ses nuits9 » ; « [...] il y avait une table ronde à rallonges dont je ne me souviens pas qu’il se soit jamais servi [...]10 ; « Je connais Winckler depuis 33 mais je crois bien que c’est en 1960 que j’ai découvert ce bahut11 ». Le conflit discursif culminera pour finalement atteindre une résolution au cours de la rédaction du chapitre XVII, se déroulant dans les escaliers de l’immeuble et mettant en scène encore une fois le travail d’anamnèse de Valène. C’est effectivement à ce moment que Perec abandonne définitivement l’usage du « je » pour, du coup, corriger rétrospectivement les chapitres déjà mis au net dans le premier cahier de toile noire. Une telle manœuvre a sans doute été libératrice puisque les incertitudes qui subvertissaient la narration de Valène n’ont pas eu à être transmises au discours d’un narrateur anonyme, non représenté, lequel n’est pas tenu au même degré de justifier les capacités de sa mémoire et l’étendue de ses connaissances sur l’immeuble et ses habitants. Dès lors, la narration sera encore modalisée, mais avec beaucoup moins d’insistance qu’auparavant. Fait remarquable, le moment précis de cette transition, c’est-à-dire du passage de « je me souviens » à « il se souvenait », a donné lieu dans les brouillons du chapitre XVII à une extraordinaire manifestation d’hypermnésie : « Il se souvenait de chaque visage, de chaque détail et de chaque son12. » Le mouvement d’une mémoire qui semble vide, trouée, déficiente vers une mémoire qui soudainement s’hypertrophie ne devrait cependant pas surprendre outre mesure ; selon Claude Burgelin, ce balancement entre amnésie et hypermnésie serait même caractéristique de la conception et du fonctionnement de la mémoire de l’écrivain : « Il y a comme une extraordinaire défiance à l’égard de la mémoire chez cet hypermnésique13. » D’ailleurs, les personnages de La Vie mode d’emploi offrent plusieurs exemples de cette polarité : d’un côté, il y a des personnages comme Léon Marcia à qui il « suffisait de lire quelque chose une fois pour s’en souvenir à jamais » (VME, 219), et de l’autre, des personnages comme Madame Albin « qui commence à perdre la raison et la mémoire » (VME, 263) ou comme Smautf chez qui la « mémoire fait de plus en plus défaut » (VME, 413).

Je mettrai toutefois de côté la question des modes de représentation de la mémoire dans le roman publié comme celle des difficultés que ces représentations ont pu causer au cours de la rédaction pour, plutôt, me concentrer sur les traces dans les avant-textes du travail mémoriel du scripteur aux prises avec la croissance d’un matériau romanesque qui ne cesse de multiplier les personnages, les objets, les récits ou les allusions. Car si Perec a réussi à masquer les problèmes mémoriels de son narrateur dans une stratégie énonciative polyphonique, il demeure que, sur la scène de l’écriture, en tant que chef d’atelier, il devait lui-même faire face à un défi mnémonique de taille pour réussir à gérer, sur une période de près de deux ans de rédaction, une masse textuelle de l’importance et de la complexité de La Vie mode d’emploi. Dès l’origine, l’écrivain avait projeté d’écrire un long texte : « Au point de départ, il y avait d’abord l’envie d’écrire un gros roman […]14. » En fait, le nombre, la séquence et la longueur des chapitres faisaient partie des contraintes préliminaires ayant été consignées dans le cahier des charges. De même, la rédaction des chapitres, transformant les listes d’éléments hétérogènes du cahier des charges dans le cadre du travail de composition romanesque, a produit un texte qui s’est inscrit d’emblée dans une poétique et une esthétique de la dissémination, de la fracture et de l’éclatement, et cela sans que soit nécessaire dans les derniers temps de la rédaction un patient travail de montage d’un matériau composite : le bris et le collage du texte se sont accomplis au fur et à mesure des gestes de l’écriture. C’est un aspect très particulier de la méthode de composition de La Vie mode d’emploi comme l’ont pertinemment remarqué les éditeurs du Cahier des charges : « [...] les “programmes” de La Vie mode d’emploi permettent et imposent (ou imposent et permettent, comme l’on voudra), dans le cadre parfaitement établi dès le départ, de constituer la matière de la fiction en suivant des parcours déterminés et de pulvériser la logique des histoires dans la structure qui l’effectue [...]15. » L’achèvement et la réussite d’un projet d’une telle envergure, prévoyant une exécution aussi originale, n’allaient pas de soi et il n’est guère étonnant que Perec, au seuil de son chantier d’écriture, ait été talonné par des doutes et des angoisses16. À propos des inquiétudes et des hésitations des premiers temps de la rédaction, il a affirmé : « Parfois au début, j’avais beaucoup de mal. […] J’avais l’impression d’être une locomotive avec un très long train de marchandises derrière, sans parvenir à démarrer17. » Le recours à la métaphore du train pour parler du fardeau de la tâche à laquelle il faisait face n’est pas anodin. Deux voyages ferroviaires ont en effet marqué la cassure de son enfance : celui en 1941 de l’enfant Perec vers le Vercors où il séjournera durant la guerre et le dernier voyage de sa mère, Cyrla Szulewicz Perec, en 1943 vers Auschwitzoù elle périra dans un camp. Mais l’image du train avançant inexorablement sur ses rails vers une destination précise suggère aussi un fort désir d’achèvement qui se réalisera dans une méthode de rédaction se déployant selon une linéarité très prononcée et une téléologie assumée. Ce désir de régularité pour contrôler une rédaction qui court toujours le risque de dévier, de s’emporter ou de se tarir se perçoit clairement dans l’agenda que Perec a tenu durant l’année 197718. Dans cet agenda, à l’entrée correspondant à la semaine du 5 mars, il note qu’il a complété le chapitre XXI, c’est-à-dire la première partie du roman. Par la suite, d’une même encre, il inscrit ses projections d’écriture dans le coin droit des doubles pages correspondant à chacune des semaines du restant de l’année : il vise deux chapitres par semaine, ce qui lui permettrait d’avoir terminé un premier état complet du texte pour le 31 décembre 1977. On reconnaît sans peine chez l’écrivain certaines manies de Percival Bartlebooth dans cette obsession qu’ils partagent tous deux de vouloir circonscrire dans le temps les étapes à accomplir. Le projet de Perec, tout comme celui de son personnage, ne réussira pas à respecter les échéances prévues puisque, peu à peu, s’immisceront des décalages qui entraîneront un retard de quelques mois. La régularité, la continuité et le degré de perfection qu’exhibent les deux grands cahiers noirs de mise au net ne devraient pas nous tromper. La rédaction est loin d’avoir progressé uniformément et la comparaison avec un voyage en train devient vite insuffisante. La métaphore plus organique d’un fleuve – disons le Méandre, pour reprendre l’image du quatre-vingt-dix-neuvième chapitre – se constituant peu à peu à partir de ses divers affluents serait plus adéquate pour parler d’événements scripturaux qui ne se sont pas simplement succédé dans le temps, mais qui ont participé à l’élaboration graduelle d’un texte qui a su revenir sur lui-même pour influer sur la suite de la rédaction. L’écriture de chacun des chapitres de La Vie mode d’emploi a sans aucun doute constitué pour l’écrivain « une aventure nouvelle, unique, irremplaçable », lui offrant « des difficultés qu’il ne pouvait même pas soupçonner » (VME, 398), mais dès lors que ces chapitres ont été achevés et consignés sur les pages des deux grands registres de toile noire – sorte de mise au tombeau du texte –, ils ont du coup pénétré dans le domaine de la mémoire et de l’oubli, un peu comme ces « miroirs de sorcières » que l’artisan Gaspard Winckler « rangeait à plat dans une armoire », lorsqu’il les avait terminés, pour  aussitôt entreprendre la fabrication d’un autre miroir du même genre (VME, 53). Un travail mémoriel se met donc en branle à mesure que le texte encore à l’état naissant se gonfle en oscillant entre ce qu’il est toujours déjà (le souvenir et l’oubli qu’il a de lui-même) et ce qu’il peut toujours encore devenir (son potentiel) pour se déplacer sur une crête où les jeux de retours et de reprises n’ont eu de cesse de le projeter vers le livre à venir.

On peut deviner l’ampleur de ce travail de réflexion dans les griffonnages émaillant certaines pages des brouillons et du cahier des charges (d’ailleurs, leur nombre croît sensiblement avec l’avancée du texte). Il n’est pas tant question ici des quelques dessins et schémas qui ont un lien sémantique avec le texte, par exemple les plans des pièces individuelles de l’immeuble ou les représentations des scènes racontées ou des objets décrits, mais plutôt de ces curieux dessins, graffitis et tracés calligraphiques qui n’ont apparemment aucun lien avec le sujet du roman et qui suggèrent une dérive de l’imagination et de la mémoire du scripteur au fil de sa pensée, de sa main et de sa plume. Un autre indice graphique d’un tel mouvement vers l’amont et l’aval du texte se perçoit dans les grilles damiers de dix cases par dix cases que Perec dessine pour chacun des chapitres consignés dans les deux grands cahiers afin d’indiquer les coordonnées du chapitre sur lequel il travaille alors. À chaque fois, il ne se contente pas de noircir la case correspondant au chapitre en cours, mais refait patiemment, depuis le début, case après case, le trajet ayant été prédéterminé par la polygraphie du cavalier avec cette « satisfaction vive que donne le désir de maîtriser une série19 ». Au chapitre LXXVII, le marquage change cependant de direction et Perec n’indique plus que les cases restantes, ce qu’il continuera à faire pour la dernière étape, suggérant ainsi une décompression de la rédaction vers une fin inéluctable qui – l’écrivain l’a confirmé – était déjà écrite : « [...] depuis longtemps, le plan du livre était fini, le dernier chapitre écrit depuis longtemps20. » La répétition de chapitre en chapitre du trajet sur la grille maison constituerait donc la trace d’une activité mémorielle tant rétrospective que prospective. À ce sujet, Christelle Reggiani, dans Rhétorique de la contrainte21, fait un rapprochement très productif entre La Vie mode d’emploi et les arts de la mémoire antiques et médiévaux. Citant l’Institution oratoire de Quintilien, elle rappelle que dans l’Antiquité, l’art de la mémoire est sous-tendu par une « mnémonique architecturale » reposant à la fois sur des lieux et des images :

On choisit des lieux et on les caractérise avec la plus grande variété possible : par exemple, une vaste maison divisée en un certain nombre de pièces. On fixe avec soin dans l’esprit tout ce qui s’y trouve de remarquable, de façon à ce que la pensée puisse en parcourir toutes les parties sans hésitation ni gêne. [...] Cela fait, quand il faut raviver la mémoire, on part du premier lieu pour les parcourir tous, en leur demandant ce qu’on leur a confié et que l’image rappellera22.

Comme Reggiani, on reconnaît dans ce système celui de « la “vaste maison” du 11, rue Simon-Crubellier, dont les différentes “pièces” seront, avec les images qu’elles abritent, explorées et réexplorées case par case, chapitre par chapitre23 ». Et si le lieu de mémoire antique est un espace à trois dimensions, où la perspective change à mesure qu’on le parcourt mentalement, le lieu de mémoire médiéval apparaît bien quant à lui comme « une case à deux dimensions appartenant à une grille appliquée à une surface plane24 ». Ainsi, les quatre-vingt-dix-neuf grilles maisons des deux grands cahiers noirs suggèrent un réinvestissement massif de l’art de la mémoire au cours de la rédaction de La Vie mode d’emploi.

Tout scripteur est le premier lecteur de son texte et ce, même si les fréquences et les visées de ces relectures varient d’un écrivain à l’autre : certains reliront incessamment ce qu’ils ont déjà écrit afin de faire en cours de rédaction de multiples corrections et modifications, alors qu’à l’opposé, d’autres délaissent ce qui est déjà écrit pour aller de l’avant et ne faire les corrections qu’au moment de la relecture d’une version complète. La forte tendance à la fixité qu’exhibent les deux cahiers noirs de mise au net donne l’impression que Perec ne relisait pas avec insistance les chapitres déjà rédigés ou, s’il le faisait, ce n’était pas pour les corriger dans le détail, mais simplement pour vérifier que « les mots étaient à leur place », « source d’une mémoire inépuisable, d’un ressassement, d’une certitude25 ». En fait, la méthode de travail de l’écrivain le dispensait de sessions de correction au cours de la rédaction, puisqu’il avait déjà prévu que la version manuscrite serait entièrement relue et révisée, une première fois, à l’étape de l’établissement du dactylogramme destiné à son éditeur et, une seconde fois, lors de la révision des épreuves : les documents précédant immédiatement l’édition témoignent en effet d’un travail important de mise au point diégétique (surtout par rapport à la chronologie des récits), d’affinement lexical, de corrections grammaticales (syntaxe, ponctuation) et de mise en place des particularités typographiques et reprographiques. La phénoménologie de la lecture, par exemple dans les travaux de Wolfgang Iser26, nous rappelle que le lecteur ne peut jamais saisir un texte dans sa totalité, mais uniquement dans le déroulement des phases successives et régressives de sa lecture : le point de vue du lecteur est mobile et sa position dans le texte se situe toujours à un point d’intersection entre rétention et protention. La lecture par le scripteur de son texte encore en cours d’élaboration constitue cependant un cas particulier de ce phénomène puisque ce qui a été écrit ne sombre pas simplement dans sa mémoire pour se situer en arrière-plan, devenir de moins en moins net et former un cadre général pour les contenus de rétention et de compréhension ; bien au contraire, ce qui précède se transforme pour lui en un espace de réserve pouvant éventuellement être utilisé dans la composition du texte27. Par exemple, dans le chapitre XVII de La Vie mode d’emploi, le travail de remémoration du peintre Valène, mis en scène dans une énumération de petits morceaux concernant les habitants de l’immeuble, devient pour le scripteur Perec un espace de réserve dans lequel il pourra puiser lors des campagnes de rédaction ultérieures : la mémoire du peintre préfigure l’avenir du texte. Il en va de même du compendium, « le chapitre LI » du roman, reprenant « la longue cohorte de ses personnages, avec leur histoire, leur passé, leurs légendes » (VME, 281) et qui, comme nous l’indique une note métatextuelle du cahier des charges, serait un « résumé général y compris de ce qui va suivre !! ».

C’est une des particularités du système de composition de La Vie mode d’emploi d’avoir su intégrer en son sein des soutiens mnémoniques, fonctionnant comme des aide-mémoire pour le scripteur. En plus des lieux de réserve rédactionnelle déjà discutés, mentionnons aussi les listes, éléments constitutifs du cahier des charges, lesquelles, selon Jacques Roubaud, jouent « un rôle essentiel dans l’articulation des arts de la mémoire » en entretenant « un lien substantiel avec la notion d’ordre, de séquence, de succession28 ». De même, le plan détaillé de l’immeuble, dans ses différentes versions rédactionnelles, aurait permis de revoir et parfois de prévoir le réseau toujours croissant des personnages, de leurs histoires et de leur espace-temps. Car si au départ, la structure architecturale de l’immeuble avait atteint une forme stable, c’est-à-dire que les murs, les cloisons et les divisions par appartement étaient déjà dessinés, les différentes pièces de la maison n’étaient pas pour autant habitées et c’est bien au cours de la rédaction que le personnel du roman a peu à peu été affecté à des lieux : « […] la polygraphie du cavalier [...] imposait les lieux et non leur affectation à tel ou tel personnage29 ». En outre, l’index a certainement constitué à son tour une aide mnémonique pour le scripteur. Avec cet index, Perec met sur pied un système qui lui permet d’émietter son texte pour pouvoir récupérer aisément les morceaux textuels qui participeront à la mise en scène de ce que Jacques Neefs nomme l’« effet de mémoire » dans La Vie mode d’emploi, c’est-à-dire la représentation d’une mémoire fragmentaire se reconstituant par traces et par bribes et qui ne cherche pas à avoir « la force d’une présence comme “actuelle”, mais l’intensité d’un souvenir, d’une absence que l’on doit sans cesse reconstituer30 ». Certaines traces dévoilent que c’est presque à mi-chemin de sa tâche d’écriture que Perec met au point l’index qui lui permettra de localiser facilement et rapidement les détails mis en réserve afin de mieux en gérer la circulation dans le texte. Ainsi, sur une feuille non datée et conservée dans le dossier des brouillons du roman, Perec établit ses objectifs de travail pour la Pentecôte 1977, c’est-à-dire pour le week-end du 29 mai 1977 :

Pentecôte 77
VME 38, 39, 40, 41, 42
VME INDEX NOMS
LIEUX
Recopier Vilin
Recopier JMS
Mots croisés
TYC31

La fragmentation de son travail de polygraphe est ici manifeste puisqu’il compte recopier Je me souviens (JMS) qui est dans sa phase finale32, recopier « La rue Vilin » qui sera peu après publié dans L’Humanité, fournir sa grille de mots croisés hebdomadaire au Point et accomplir certaines tâches pour le laboratoire de recherche qui l’emploie (« Tyc » renvoie au nom d’une de ses collègues, Madame Tyc-Randall). Pour ce qui est du travail sur La Vie mode d’emploi, il vise avoir complété la rédaction du quarante-deuxième chapitre et l’établissement de l’index des noms et des lieux du roman pour la partie du texte déjà rédigée. De fait, l’index est double : « Index des noms de personnes33 » et « Index des noms de lieux34 ». On suppose que la constitution de l’index a nécessité une relecture de l’ensemble du texte déjà rédigé. Deux tableaux rétrospectifs viennent  conforter cette hypothèse : un tableau de l’état des lieux de la contrainte pour les quarante-deux premiers chapitres et un tableau de l’état des lieux des différentes histoires racontées dans ces mêmes chapitres et pour lesquelles Perec établit une typologie détaillée : « histoire actuelle », « histoire passée », « histoire d’un occupant antérieur », « histoire liée à un détail », « pas d’histoire », « scène fictive », « souvenirs », « histoire d’un autre occupant de la maison », « histoire des ancêtres », « histoire future ».

Rétroaction, rémanence et mémoire du contexte

En guise de conclusion, reprenons certaines des propositions avancées par Daniel Ferrer en rapport avec les processus génétiques de rétroaction et de rémanence tels qu’ils peuvent être déduits par l’étude des avant-textes :

Le travail du généticien se heurte à une difficulté logique qui tient à ce qu’on pourrait appeler la double orientation de la genèse. Le processus génétique, en effet, se déroule de l’amont vers l’aval [...], mais ce mouvement s’articule avec un autre mouvement qui se déroule, de manière plus surprenante, dans le sens opposé [...].

 [O]n sait que l’œuvre [...] implique nécessairement un projet [...]. Or le projet apparaît comme le point de départ, l’avant-texte par excellence, et comme une préfiguration de l’œuvre achevée qui va tirer l’avant-texte vers l’avant – ou plutôt vers l’après. Sa définition même (par exemple chez Littré) oscille entre une perspective anticipatrice (« Ce que l’on a l’intention de faire dans un avenir plus ou moins éloigné ») et une vision rétrospective qui le caractérise par rapport à un accomplissement ( « La première pensée, la première rédaction de quelque acte, de quelque écrit ») [...].

 [Or] il y a longtemps que les généticiens ont pu le constater sur pièces : l’intention se construit, chemin faisant, au cours de l’élaboration de l’œuvre (c’est, de ce point de vue, l’écriture à programme qui devient un cas particulier d’écriture à processus) et la situer à l’origine relève d’un mythe commode. Le projet est pris dans un glissement continu qui le conduit de l’extrême avant-texte au seuil de l’œuvre [...], ce qui implique un basculement d’une logique de l’anticipation à une logique de la rétroaction35.

Les macroanalyses qui précèdent ont examiné cette double articulation des mouvements de la genèse de La Vie mode d’emploi en mettant au jour certains processus de rétroaction et de rémanence qui y furent à l’œuvre. Ces analyses s’inscrivent dans le contexte plus large de l’élucidation du récit de la genèse du roman. Or l’histoire de la naissance du texte se constitue d’une multitude de moments d’écriture, une somme d’événements minuscules que seules des microanalyses visant à examiner des processus scripturaux plus ponctuels pourront peu à peu dévoiler. Pour désigner l’étude de ces événements, Daniel Ferrer suggère la notion de « mémoire du contexte » qu’il définit comme les phénomènes de rémanence qui surgissent au sein même des processus de remaniement, et qui, selon lui, constitueraient une notion productive pour examiner dans les manuscrits des instances précises, telles les ratures, les reprises et les réécritures intertextuelles, de même que les traces dans le texte publié de la disposition matérielle des différentes versions avant-textuelles. Dans le cas particulier de La Vie mode d’emploi, cette « mémoire du contexte » devrait aussi prendre en compte « une mémoire de la contrainte oulipienne » qui, même si elle est encore à définir, devrait être étudiée en solidarité avec le travail de structuration du roman qui s’est constitué tout au long de la rédaction. Ces analyses permettraient de parfaire la typologie des transformations produites par une écriture sous contraintes, typologie proposée par Bernard Magné dans son étude des brouillons du chapitre XXXVI36, tout en mettant en place les fondements d’une typologie des transformations générées plus spécifiquement par la composition romanesque (par exemple, la structuration des microrécits et l’élaboration des personnages). De ces recherches, résulterait une connaissance de plus en plus affinée des différents processus scripturaux ayant sous-tendu la rédaction du texte perecquien.

1  Georges Perec, La Vie mode d’emploi, Hachette, coll. « POL », 1978 ; les citations proviennent de la dernière édition parue dans Le Livre de Poche (2000) et seront désormais indiquées dans le corps du texte par le sigle VME, suivi du numéro de la page. Nous remercions Ela Bienenfeld, ayant droit de Georges Perec, de nous avoir permis de consulter, de citer et de reproduire les avant-textes de La Vie mode d’emploi, qui font partie du fonds privé Georges Perec, en dépôt à la Bibliothèque de l’Arsenal (Bibliothèque nationale de France, Paris).

2  Georges Perec, Le Cahier des charges de La Vie mode d’emploi, sous la direction de Hans Hartje, Bernard Magné et Jacques Neefs, Paris, CNRS Éditions / Zulma, coll. « Manuscrits », 1993. L’ouvrage présente les fac-similés des documents préparatoires, accompagnés, en regard, d’une transcription diplomatique ; le tout est précédé d’une introduction expliquant en détail le système de préprogrammes oulipiens ayant étayé la rédaction du roman.

3  Pour une description plus détaillée du dossier génétique du roman et pour une analyse des premiers moments de la rédaction de La Vie mode d’emploi, voir Danielle Constantin, « Ne rien nier. Énoncer : la mise en place des instances énonciatives dans les premiers temps de la rédaction de La Vie mode d’emploi de Georges Perec », Texte 27/28, 2000, p. 267-295. Aussi, sur la genèse du roman et sur les traces qui en témoignent  : Danielle Constantin, « Sur les traces du scrivain : les manuscrits de La Vie mode d’emploi », Agora 4, juillet-décembre 2002, p. 131-141, et Bernard Magné, « Espèces d’espaces écrits », Brouillons d’écrivains, sous la direction de Marie Odile Germain et Germaine Thibeault, Paris, Bibliothèque nationale de France, 2001, p. 94-101.

4  Georges Perec, « Quatre figures pour La Vie mode d’emploi », L’Arc 76, 1980, p. 50.

5  Georges Perec, « Ce qui stimule ma racontouze… », entretien avec Claudette Oriol-Boyer, Texte en main 1, printemps 1984, p. 50, repris dans Georges Perec, Entretiens et conférences, vol. II (1979-1981), sous la direction de Dominique Bertelli et Mireille Ribière, Paris, Joseph K, 2003, p. 164.

6  Cité dans Paulette Perec, « Chronique de la vie de Georges Perec », Portrait(s) de Georges Perec, sous la direction de Paulette Perec, Paris, Bibliothèque nationale de France, 2001, p. 96.

7 Georges Perec, « Georges Perec : J’ai fait imploser le roman », entretien avec Gilles Costaz, Galerie des Arts, octobre 1978, p. 72, repris dans Georges Perec, Entretiens et conférences, vol. I (1965-1978), op. cit., p. 247.

8  F° 111, 138, 1, fonds privé Georges Perec.

9  F° 114, 25, fonds privé Georges Perec.

10  F° 111, 136, 2, fonds privé Georges Perec.

11  F° 111, 136, 2, fonds privé Georges Perec.

12  F° 111, 124, 2 ro, fonds privé Georges Perec.

13  Claude Burgelin, Les Parties de dominos chez Monsieur Lefèvre. Perec avec Freud – Perec contre Freud, Paris, Circé, 1996, p. 73.

14  Georges Perec, « Georges Perec : des règles pour être libre », entretien avec Claude Bonnefoy, Les Nouvelles littéraires 2575, 10-16 mars 1977, repris dans Entretiens et conférences, vol. I, op. cit., p. 207.

15  « Une machine à raconter des histoires », introduction du Cahier des charges de La Vie mode d’emploi de Georges Perec, op. cit., p. 11.

16  Sur le sujet de l’entrée en écriture de La Vie mode d’emploi, voir Danielle Constantin, « Le seul problème est bien évidemment de commencer : sur le travail prérédactionel et l’entrée en écriture de La Vie mode d’emploi de Georges Perec », Beginnings in French Literature, sous la direction de Freeman G. Henry, FLS XXIX, 2002, p. 145-154.

17  Georges Perec, « Entretien avec Georges Perec », entretien de Gabriel Simony, Jungle 6, 1983, p. 80, repris dans Entretiens et conférences, vol. II, op. cit., p. 215.

18  F° 97, 7, fonds privé Georges Perec.

19  Georges Perec, « Je ne veux pas en finir avec la littérature », entretien avec Pierre Lartigue, L’Humanité, 2 octobre 1978,  repris dans Entretiens et Conférences, vol. I, op. cit., p. 222.

20  Georges Perec, « Ce qui stimule ma racontouze… », op. cit., p. 174.

21  Christelle Reggiani, Rhétorique de la contrainte : Georges Perec – l’Oulipo, Saint-Pierre-du-Mont, Éditions InterUniversitaires – Euredit, 1999.

22  Ibid., p. 236.

23  Ibid.,p. 237.

24  Ibid., p. 237.

25  Georges Perec, W ou le souvenir d’enfance, Paris, Denoël, 1975, p. 195.

26  Wolfgang Iser, L’Acte de lecture. Théorie de l’effet esthétique, traduit par Evelyne Sznycer, Liège, Mardaga, 1997.

27  Jacques Neefs a proposé une répartition des dispositifs généraux des dossiers de genèse selon trois sphères (espace de rédaction, espace de réserve et espace d’invention) ; voir, « La critique génétique, entre histoire et esthétique », Romanic Review 86-3, mai 1995, p. 419-427 et « Objets intellectuels », Manuscrits des écrivains, sous la direction de Louis Hay, Paris, Hachette / CNRS, 1993, p. 102-119.

28  Jacques Roubaud, « Note sur la poétique des listes chez Georges Perec », Penser, classer, écrire, de Pascal à Perec, sous la direction de Jacques Neefs et de Béatrice Didier, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, coll. « Manuscrits modernes », 1990, p. 206. On sait d’ailleurs, depuis les travaux de Jack Goody, que les plus anciens exemples d’écriture qui nous sont parvenus, par exemple l’écriture sumérienne (3000 ans avant J.-C.), consistent en des listes aide-mémoire telles des listes de rois, d’itinéraires, de dépenses ou même des listes lexicales : Jack Goody, La Raison graphique. La Domestication de la pensée sauvage, Paris, Éditions de Minuit, 1979, voir notamment la section intitulée « Que contient une liste ? ».

29  Georges Perec, « Ce qui stimule ma racontouze… », op. cit., p. 166.

30  Jacques Neefs, « Le présent de la mémoire », Texte 25/26, 1999, p. 101.

31  F° 111, 156, fonds privé Georges Perec.

32  À propos de la genèse de Je me souviens, voir la section « Le temps d’une ruse » dans Philippe Lejeune, La Mémoire et l’Oblique. Georges Perec autobiographe, Paris, P.O.L, 1991, p. 235-250.

33  F° 62, 3, 0, fonds privé Georges Perec.

34  F° 62, 4, 0, fonds privé Georges Perec.

35  Daniel Ferrer, « La toque de Clementis, rétroaction et rémanence dans les processus génétiques », Genesis 6, 1994, p. 93-106.

36  Bernard Magné, « Du registre au chapitre : le “cahier des charges” de La Vie mode d’emploi de Georges Perec », Penser, classer, écrire, de Pascal à Perec, op. cit., p. 181-200.