Après le succès de Jean Santeuil en 1952, Bernard de Fallois donnait en 1954 une édition de CSB (Gallimard). Toutes deux seront refaites, en 1971 et chez le même éditeur, par Pierre Clarac et Yves Sandre. Deux éditions aussi radicalement différentes posent à la critique d’épineux problèmes. Comme JS, il s’agit d’une fabrication de librairie, à partir de papiers inédits et posthumes, mais qui étaient simplement des dossiers de travail, des notes et des brouillons non destinés à la publication.

Fallois avait vu la difficulté : « L’œuvre inédite de Marcel Proust n’existe pas », lit-on dans sa préface. Il décrit soigneusement le dossier, en particulier soixante-quinze feuillets qui ont disparu du fonds, mais dont le contenu romanesque est explicité dans les « pages écrites » du Carnet de 1908 (f°7v°). Ces feuillets mystérieux étaient de même grand format et du même papier de qualité supérieure qu’une vingtaine d’autres qui portent une critique de Sainte-Beuve et qui font partie du volume de feuilles volantes « Proust 45 ». Ils sont eux-mêmes complétés par d’autres notes, par les premiers cahiers de brouillon, et doivent être comparés aux articles, aux pastiches et à la correspondance qui témoignent d’une même activité esthétique  entre 1907 et 1909, à la suite des traductions de Ruskin

Après cette description matérielle, Fallois reconstitue dans la même préface un parcours imaginaire de l’écrivain à partir des deux plans (ou résumés) que contiennent les feuilles volantes de « Proust 45 » : l’articulation entre une conversation avec Maman et une critique de Sainte-Beuve, des souvenirs involontaires et une reconstruction du passé, une critique de l’intelligence enfin. La différence célèbre entre le moi profond créateur et le moi médiocre de la société, qui invalide la méthode, ne s’applique pas seulement au critique, mais aussi à l’écrivain. « Toute critique suppose une esthétique » explique l’éditeur. De nombreuses notes de lecture forment un sottisier de Sainte-Beuve, comme dans le Carnet, mais en même temps d’autres lectures recensées dans les deux documents élargissent le débat. Si Taine, le maître à penser, semble attaqué par le cri lancé « contre l’intelligence », Chateaubriand, Nerval et Baudelaire sont convoqués pour confondre Sainte-Beuve et explorer l’irrationnel. C’est ici que le Carnet et les Cahiers 3, 2, 5, 1, 31 et 36, 7 et 6, 51 prolongent et amplifient, lui donnant une forme narrative, la réflexion entreprise sur les feuilles volantes, et élargissent le récit de présentation en un roman. Balzac parraine le petit monde des Guermantes, Nerval le souvenir d’enfance. Plus précisément, la Matinée de conversation sur Sainte-Beuve est précédée d’une nuit d’évocations : chambres, enfance à Combray, à Paris, aux bains de mer. Swann, les Guermantes grossissent un roman parisien, Saint-Loup et Charlus un récit homosexuel. Le Cahier 51 annonce même une décrépitude générale des personnages. La mémoire du corps déstabilise le sujet pensant et permet, par les lois de l’association, l’évocation sensible du passé. C’est à partir de cette critique du positivisme que l’essai devient récit et que le récit poursuit une évolution romanesque.

Clarac a complètement refait le travail de Fallois parce qu’il ne pense pas que l’essai contre Sainte-Beuve ait pu produire un roman. C’est en effet la question de l’origine qui est posée Il a présenté une édition toute différente, en privilégiant le matériau théorique et critique. Antoine Compagnon a préféré republier Fallois, dans la collection « Folio », ce qui est représente une décision critique déjà perceptible dans la nouvelle édition de RTP de la « bibliothèque de la Pléiade », en 1985. L’essai y faisait partie des esquisses du roman. L’équipe Proust du CNRS a présenté, sur plusieurs années et dans plusieurs articles, un dossier génétique complet (documentation, inventaires, classement, transcription, interprétation) qui a été largement exploité par les éditeurs français ou étrangers. Luzius Keller a donné en 1997 une traduction allemande qui utilise le récit de Fallois et la théorie de Clarac, en les corrigeant d’après les documents originaux. En Espagne, deux traductions viennent couronner ces travaux importants. La première par Silvia Acerno et Julio Baquero Cruz (San Lorenzo de el Escorial, Langre, 2004) est en catalan et donne aussi le texte français. La seconde, par Antoni Mari, Manel Pla et Javier Albinana vient de paraître (Barcelone, Tusquets, 2005). Elle est en castillan. Toutes deux sont un mélange des deux éditions Gallimard, après collationnement sur les manuscrits.

Le problème n’est pas le choix de la langue, mais du texte à traduire : Fallois, Clarac ou un hybride qui tient compte des recherches récentes, mais pas des intentions de l’écrivain. Cette situation paradoxale est liée à un traitement obsolète des documents de rédaction, et à deux pétitions de principe sur le rapport entre l’essai et le roman. Le vocabulaire utilisé n’est pas très scientifique non plus (origine, lien, naissance). « Contre l’intelligence » est-il une préface ou une conclusion ? Y a-il plusieurs façons légitimes de classer ? Autant de questions posées à la critique génétique. La réponse semble avoir disparu avec les soixante-quinze feuillets, sauf pour les deux épaves : « Robert et le chevreau » et « Les hortensias normands », deux textes inédits copiés par Fallois et collationnés sur l’original. La publication des manuscrits inédits est alors au cœur du problème. JS et CSB semblent bien sur le même plan. Ce sont des échecs ou des « préparations » pour le futur romancier. Les éditeurs successifs ont transformé ces brouillons en textes inédits, empêchant d’appréhender le moment de l’écriture. Il ne sert à rien de dire que le récit se transforme en un roman. Il faut analyser comment l’écrivain conquiert peu à peu la théorie et les techniques qui lui permettent de structurer une œuvre cohérente.