Prétendre faire le tour de la réception critique consacrée à cette publication très prestigieuse des Cahiers 1894-1914 de Paul Valéry relève de la gageure, pour plusieurs raisons. D'abord, à cause du caractère nécessairement sélectif de toute présentation : il ne peut être question ici que de quelques comptes rendus parus dans La Revue d'Histoire Littéraire de la France, La Quinzaine littéraire, Livres hebdo, Le Figaro, Le Nouvel Observateur ou le Bulletin des Etudes Valéryennes1. Les domaines germanophone et hispanisant demandent amplement un traitement à part : nous n’avons voulu, dans les remarques suivantes, que cibler la réception francophone et (partiellement) anglophone. En deuxième lieu, à cause de la disparate évidente qui intervient entre ces organes divers, diffusant la culture littéraire à des publics sensiblement différents, et faisant profiler une interrogation capitale : quelle publication, pour quel public ? La structure que je vais adopter dans les quelques propos suivants s'alignera sur un traitement centrifuge, partant dans un premier temps du regard « spécialiste » des Cahiers pour s'orienter vers l'accueil en termes bien plus élargis.
Tâche délicate aussi, que de proposer une certaine appréciation critique de la critique elle-même – la tentation de la défense, de la contre-attaque épidermique, étant l'un des leurres qu'il faut impérativement évacuer. En dernier lieu se pose la question de la légitimité même d'un bilan critique qui n'en est pas un – et cela pour deux raisons, chacune liée à la notion d'intégralité de cette édition intégrale : l'équipe ayant le privilège de matérialiser cette publication n'est pas encore arrivée au terme de son travail, douze tomes étant actuellement prévus dont le neuvième vient de sortir : il y a aussi la question d'une édition « intégrale » des Cahiers de Valéry s'arrêtant en 1914, alors que l'on sait que les 260 cahiers continuent jusqu’au mois de juillet 1945, c'est-à-dire à quelques jours de la mort de Valéry le 20 juillet de cette année-là.
Tâche donc difficile, de tenter ce survol de la réception critique. C'est pourquoi je m'aventurerai très brièvement, dans un premier temps, sur les sables moins mouvants d'un regard critique, porté par l'équipe elle-même chargée de la publication, sur le produit de son travail. Cette auto-appréciation peut s'adresser en tout premier lieu au protocole de transcription utilisé : non diplomatique, il est certain que l'approche linéaire de la complexité qui informe l'écriture manuscrite d'origine a de quoi influer potentiellement sur un bilan de carence, relative à l'extraordinaire mouvance de l'original. Face aux exigences des cahiers manuscrits, et notamment à celle de respecter, dans la mesure du possible, l’espace de la page, l’équipe chargée de la publication des Cahiers avait pris le parti à la fois difficile et novateur d'intégrer toute activité graphique significative –croquis, schémas abstraits expliquant le texte, et bien sûr dessins– dans la trame de l'écrit, suivant d'ailleurs l'emplacement d'origine. Cet impératif de l'espace de la page, sur lequel est fondée la démarche de transcription, a lui-même évolué, les quatre premiers tomes n'indiquant que les limites exactes de telle page manuscrite. C'est seulement à partir du tome cinq que ces indications « gauche/droite » de l'original s'accompagnaient d'ailleurs d'un indispensable renvoi à l'édition en fac-similé du CNRS, pour faciliter le repérage par rapport à cette dernière – même si l'un des immenses apports de notre intégrale a consisté précisément à souligner toutes les manipulations dont le manuscrit d'origine a été l'objet.
Mais toute publication « intégrale » comportant sa propre histoire, étant une entreprise en mouvement, je défendrai sans hésitation ce genre de petite imperfection comme le témoignage d'une exigence scientifique constamment à l'écoute des possibles du manuscrit. Il en est sorti un protocole de transcription progressivement éclairé et amélioré, en accord avec les problèmes et enjeux rencontrés, et tentant donc, à tout moment, de concilier les exigences d'une édition typographique avec celles de l'écriture vivante du départ – un protocole donc vivant, dont l'évolution constamment reconduite dans les deux sens d'une plus grande fidélité à l'original manuscrit et du respect de l'édition CNRS rend pleinement hommage aux co-responsables fondatrices, Nicole Celeyrette-Pietri et Judith Robinson-Valéry2. C'est dans cette perspective que je placerai, pour terminer cette très brève auto-critique – je laisse de côté le relevé des quelques coquilles qui ont pu inévitablement s'introduire dans une entreprise de si grande envergure, et qui seront rectifiées en fin de parcours –, l'extrême difficulté de rendre compte de toute l'activité créatrice des cahiers manuscrits, dans un espace donné. Les simples exigences découlant de la publication d'une transcription linéaire ont en effet entraîné certaines conséquences, dont (par exemple) l'exclusion de certains graffiti jugés non-significatifs (choix certes éditorial, mais fondé sur l'avis de l'ensemble de l'équipe Valéry – choix donc collectif), ou bien l'occultation d'éventuelles occurrences, dans le manuscrit, d'entrées en vis-à-vis, ou d'une représentation immédiatement visuelle des déplacements et des jeux de la plume, projections de la pensée, qui se mettent en place entre des observations reliées par flèche.
Il est évident qu'une représentation fidèle de la dynamique inscrite par les énoncés en pâtit. Le manuscrit des cahiers n'est aucunement un bloc d'écriture érigé en monument, qu'il s'agit de transcrire pour arriver à un texte « établi », arrêté une fois pour toutes. Au contraire, les cahiers proposent un espace d'écriture vivant, qui respire d'après ses propres rythmes d'énonciation, d'après la temporalité très particulière de ses propres moments – et cycles – d'inscription. D'où la situation extrêmement particulière de notre « intégrale » : édition proprement « génétique », dans la mesure où elle ambitionne de retracer le surgissement de l'écriture suivant des critères protocolaires novateurs, elle situe les élans, l'énonciation fragmentée et parfois les impasses de cette créativité par un code à la fois simple et ample d'indices de lecture qui invite à revisiter, au travers du CNRS, l'impact et, d'après une critique anglaise, le « frisson » générés par la rencontre du fac-similé manuscrit.
C'est ce défi de réaliser une interface qui soit à la fois pleinement significative, soucieuse du moindre détail, scientifiquement fiable et « intégrale » dans tous les sens du terme, et en même temps respectueuse du foisonnant désordre d'une manuscription qui demande à être captée dans ses intensités variables, qui a pour l'essentiel alimenté le débat de réception lancé dans des comptes rendus de spécialistes de l'œuvre de Valéry. Si je commence par ces derniers, ce n'est nullement par le souci d'établir une quelconque hiérarchie appréciative. Il s'agira simplement d'œuvrer de l'intérieur vers l'extérieur, en termes de connaissances spécialisées de l'écrivain et du rayonnement de l'œuvre, suivant une agrégation centrifuge de paramètres de réception qui pourrait fort bien suivre un cheminement inverse.

Dès la parution du premier tome, Kirsteen Anderson – éminente valéryenne anglaise, signant un compte rendu autrement élogieux paru dans le Modern Language Review, et saluant en particulier cet apport inestimable de l'intégrale que sont les annotations du texte –, ajoute ce qui deviendra une constante de la réception critique, au travers d'une note dubitative portant sur le décalage qui s'annonce entre les indices adoptés d'après le protocole de transcription et l'immédiateté de la rencontre avec le fac-similé3. Point de vue qui sera amplement développé par Serge Bourjea dans le Bulletin des Etudes Valéryennes, moyennantplusieurs comptes rendus à la fois hautement admiratifs, suggestifs, et pourtant réfractaires à des gloses systématiquement laudatives, voire lénifiantes. Dès le premier tome le BEV annonce en effet les couleurs d'une critique qui va essaimer autour de ce qu'elle désigne comme la « métamorphose » perpétrée à l'encontre de l'infinie complexité de l'original manuscrit – « traduction » qui « fixe et déclare haut et clair » par l'éminente lisibilité des caractères, « ce qui n'en finissait pas de naître dans le clair/obscur d'une encre dont se perd fatalement ici le jet, la coulée énergétique, la bavure, le vibré, toutes les ratures et les pouvoirs quasi sensuels de suggestion ». Suit un commentaire dans lequel les valéryens reconnaîtront les reliefs à la fois hauts et bas d'une discussion assez connue d’obédience génétique, portant spécifiquement sur les déformations pratiquées par tout « établissement » du texte et, au-delà, sur l'arrêt dont, pour certains, la notion de « texte » serait elle-même porteuse. Systématisant l'extrême originalité d'un « brouillon/bouillon de culture », explicitant de ces brouillons la résonance elliptique, les ressources érudites et imaginatives, la teneur de « jouissance », de « déplaisir » et de « déjections/jaculations », l'intégrale en dénaturerait la prégnance suggestive, la très singulière respiration corporelle, voire passionnelle, qui en anime les contours. (Certains disputeraient immédiatement le statut de « brouillon » que les Cahiers serait susceptibles d’accommoder.)
Dix ans plus tard, et sous une forme légèrement différente mais en fait largement analogue, le compte rendu du tome VI abonde de nouveau dans ce sens, tout en saluant un « établissement du texte [...] exemplaire d'une entreprise scientifique ». Par le biais cette fois du passage inscrit entre ce « brouillon ou [...] carnet de notes » que serait le grand registre appelé « Cahier Jupiter », sorte de « propédeutique à la fixation, en un discours cohérent, des pensées » (BEV 25e Année – juin 1998, n° 79) que serait l'important inédit « Mémoire sur l'attention », on reconnaît le même message : celui d'une publication soucieuse « d'établir des liaisons du moins raisonnables entre des éléments... qui se présentent pourtant dans la discontinuité, l'inachèvement, l'intermittence, l'épars [...] d'une pensée paradoxale. » Au lieu de respecter le mystère d'une écriture à deux facettes, celle d'un langage « sophistiqué » et celle d'un langage « à l'état sauvage », d'après la distinction avancée par J.-B. Pontalis se penchant sur le rapport de Valéry à la question du rêve, l'intégrale continuerait à « démonter les rouages » du « désordre fertile d'un esprit », neutralisant ainsi les « turbulences » ou « irrégularités » dont l'écriture est informée.
De même d'ailleurs pour ce qui est du tome VII de l'édition intégrale : ciblant à présent le rapport entre les belles planches reproduites et leur transcription, les termes d'une appréciation pleinement ouverte à la scientificité, fût-elle guettée par « l'aridité »4, mais rappelant les enjeux d'une problématique centrée sur les régimes et énergies de l'écriture et de la pensée, réapparaissent dans le compte rendu publié par le même critique, cette fois dans la Revue d'Histoire Littéraire de la France. Occultant les « possibles d'une écriture en acte », procédant à un « établissement réglé du texte » et fixant « dans l'ordre immuable du livre le « fécond désordre » d'une pensée », privilégiant les « reliefs » de l'activité intellectuelle au détriment de « l'ensemble du paysage », la transcription réduirait le « rayonnement" de l'écriture ». Suit une plaidoirie en faveur d'une version « hypertextuelle », plus fidèle au foisonnement de l'original, plus proche d'une « lecture dynamique », plus interactive, plus ancrée dans le ressourcement virtuel de l'original.
Il serait tentant de voir dans les lignes de force de cette argumentation des querelles intra-valéryennes. Il serait aussi facile de contrer ces arguments. S'il est vrai que, d'après une convention parfaitement normale et tout à fait consacrée, l'intégrale se présente – comme d'ailleurs l'édition des Cahiers de la Pléiade procurée par Judith Robinson, ou bien des Œuvres – sous l'intitulé « édition intégrale, établie, présentée et annotée par... », il n'en reste pas moins que l'« établissement » résultant paraît sous l'autorité d'une multitude de regards convergents, ceux des membres de l'équipe qui l'ont travaillé et qui ont à charge précisément de veiller à ce que la mouvance scripturale d'origine soit respectée dans toute la mesure du possible sous sa forme transcrite.
Etablissement d'ailleurs constamment conscient de ses responsabilités en face de cette matière vive qu'est l'écriture, dans le cadre d'un imprimé : l'évolution du protocole de transcription au fil des volumes le prouve, à mesure que la trame scripturale et intellectuelle de l'original change de direction, s'approfondit et creuse de nouveaux domaines de prospection conceptuelle. De surcroît, enlisé dans une position critique centrée sur l'intraduisible ductilité d'une écriture manuscrite, l'argument n'est pas à l'abri de ses propres tensions conceptuelles – taxant l'intégrale tantôt de trop respecter le tout-venant de l'invention scripturale, ce « pur passage » comme l'énonce le compte rendu, tantôt pas assez, en négligeant la trame globale d'activité graphique vis-à-vis de laquelle une certaine écriture se met en place. Valide par bien des aspects, un tel point de vue se situe toutefois dans une perspective idéale, présentant de nombreuses pistes d'investigation mais se heurtant aussi à des limites certaines. En particulier, il questionne les limites – à reconnaître, mais aussi à explorer, à scruter, et progressivement à repousser face à l'attente du public – d'une certaine tension : celle d'une édition soucieuse à la fois de présenter le manuscrit sous une forme lisible et techniquement réalisable, et aussi de respecter la texture constamment naissante d'une écriture originale dont la dynamique génétique demande à tout moment à être circonscrite, tout en restant obstinément réfractaire à des caractérisations simplistes.
Cette tension existe : il ne s'agit nullement de la minimiser. Tel n'est d'ailleurs pas pour l'essentiel le propos de ce bilan provisoire de la réception critique. A la fois défense et illustration de l'immense valeur de cette publication, ces quelques observations ne visent pas à déstabiliser les prises de position critiques qui ont pu être émises – plutôt à mettre en relief les contours, à la fois convergents et divergents, d'une certaine attente, variable d'ailleurs suivant les publics différents à qui s'adresse l'intégrale et les comptes rendus qui lui ont été consacrés. La valeur indiscutable de la critique émise dans le BEV – je dirais même le premier paramètre, primordial, à l'aune duquel la légitimité de l'entreprise doit être pesée – est de nous rappeler nos responsabilités en face du manuscrit, précisément. Car il s’agit bien de ne pas faire des analyses de manuscrit le simple point de départ d'un processus de formulation d'autorité, librement à façonner suivant des considérations d'établissement définitif de l'écriture (établissement d'ailleurs parfaitement relatif, car qui arrivera à une science définitivement arrêtée de la créativité valéryenne ?). En cela, les différentes facettes du regard critique ne peuvent que converger vers un faisceau d'invariants qui ont tous trait à une conceptualisation génétique de l'entreprise, soucieuse de respecter toutes les particularités psychiques et imaginatives d'une écriture constamment mobile, interactive, pour autant que les limites techniques de ce très bel imprimé chez Gallimard puissent les accommoder. Et c'est là bien entendu qu'interviennent d'éventuelles divergences dans l'appréciation du processus d'édition : processus que Serge Bourjea qualifierait de « traduction », « métamorphose », en creusant le décalage entre le texte arrêté et la source mobile, meuble, de l'écriture originale.
Mais hypostasier cette dernière, c'est mettre le lecteur, spécialiste ou non, devant un dilemme insoluble : c'est l'encourager à recourir au fac-similé CNRS, tout en sachant qu'au-delà de l'impact d'une rencontre grisante avec ce « faux-vrai » original, pour reprendre le terme de Nicole Celeyrette et de Judith Robinson5, se posent des questions graves de fidélité aux cahiers originaux. Rien qu'en ce sens, l'intégrale en cours sert de correctif indispensable, incitant constamment le lecteur à étudier en regard ces deux éditions des Cahiers. Réduire le statut de l'intégrale à celui d'un complément du CNRS, fût-il incontournable, c'est déjà déformer de façon flagrante l'importance intrinsèque du travail d'édition et de recherches en cours. Outre le précieux apport d'inédits – l'éloge de l'inclusion de ces derniers est une constante dans presque tous les rendus comptes –, la lecture typographique du manuscrit, comme l'ont précisé très clairement Nicole Celeyrette-Pietri et Judith Robinson, « respecte autant que possible non la littéralité du tracé, mais la géométrie de la page, l'occupation de l'espace, le jeu de l'écriture et des blancs »6.S'il s'agit de suivre au plus près les rythmes, la respiration, le dit et le non-dit d'une écriture captée à sa source, le caractère inachevé d'une pensée constamment en acte et le travail complexe de relecture et de réécriture, l'intégrale s'impose nécessairement désormais comme le tout premier pas à prendre, dans l'investigation de cet univers si dense et si fécond en invention qui se déploie dans les Cahiers de Paul Valéry.
Un autre aspect de ce regard critique si sérieusement argumenté par Serge Bourjea mérite d'être relevé. C'est ce qui, vers la fin du compte rendu consacré au tome premier, paraît sous la forme d'un appel lancé en faveur d'une version informatisée du « texte » (p. 23 – entre guillemets dans le compte rendu), mise en circulation libre à des fins de « véritable travail critique collectif ». Si cet appel a certainement le mérite de plaider en faveur d'un processus d'« annotation collaborative en ligne », dont nous sommes en train de voir l'émergence dans le cadre du projet liant la BnF, l'ITEM et l'Institut National de Recherche en Informatique et Automatique – l'équipe Valéry y étant d'ailleurs associée au travers de la mise en ligne du cahier 78 – il se heurte néanmoins à des contraintes certaines, relatives à l'intégrité du corpus, aux droits légaux qui y sont rattachés et aux moyens mis à la disposition de l'équipe pour mener à bien le travail. Reste la perspective, comme l'écrit de nouveau Serge Bourjea dans son évaluation du tome VII, d'une « véritable édition génétique », convoquant les ressources d'un « système arborescent de liens hypertextuels » (RHLF, juillet-août 2001, n° 4, p. 1318). Il est permis certes de rêver, surtout quand la bande rouge de l'ouvrage annonce « Les secrets de la mémoire ». Mais l'utopie n'arrive même pas ici à se heurter à la réalité, ne réussissant pas à se dessiner en filigrane. Si on ne peut qu'applaudir à la proposition d'une version « hyperValéry » qui viendrait seconder le projet « HyperNietzsche » de l'ITEM, une telle possibilité n'est tout simplement pas en accord avec la réalité actuelle de l'entreprise, qui exigerait une tout autre infrastructure logistique et organisationnelle que celle en place.
En procédant comme je l'ai dit suivant une analyse centrifuge de la réception critique de notre édition intégrale, j'en viens maintenant aux évaluations commises dans la sphère interne des valéryens en poste à l'étranger, ou dans le cercle moins restreint de chercheurs français de renommée internationale se référant non nécessairement de façon unique à Valéry. Dans ce contexte on peut constater des variations très importantes, qui relativisent et qualifient les réponses déjà notées. Il est entièrement à l'honneur de la direction du Bulletin des Etudes Valéryennes que le compte rendu du premier tome de l'intégrale, déjà examiné, ait été complété par un autre, portant sur les trois premiers tomes, émanant d'une spécialiste britannique de renom, Christine Crow. A l'écoute des directions dynamiques mais souvent conflictuelles qui balisent l'émergence d'une écriture de la pensée, Christine Crow fait ressortir les vecteurs désormais plus clairement lisibles de cette tension profonde qui habite l'ambition d'un « Système » totalisant – ambition prise entre les exigences de la rigueur et celles de la contingence. Outre des éloges qui ne tarissent guère – mais relevant à l'occasion le détail certes important de l'absence d'un index analytique extensible non seulement au texte des cahiers transcrits mais aussi aux notes – l'appréciation renoue avec une tendance nostalgique7(dirons-nous passéiste ?) qui regrette assez paradoxalement, face à ce qui est prôné comme l'excellence de l’annotation de l'intégrale, les « temps héroïques » déjà regrettés en 1971 par Jacques Duchesne-Guillemin8, passablement déconcerté face aux élucidations du texte des Cahiers fournies par Judith Robinson, dans son édition des Cahiers de la collection de la « Pléiade » chez Gallimard. Il est certain, en effet, que les temps ont évolué... Ceux d'entre nous qui n'avaient en mains, pour rendre intelligible les 28 000 pages des Cahiers en fac-similé CNRS, que l'ouvrage certes fondateur de Judith Robinson édité en 1963, L'Analyse de l'esprit dans les « Cahiers » de Valéry, sauront apprécier l'abîme qui se creuse désormais entre une lecture parfaitement brute, sans clarification spécifique, du fac-similé CNRS, et les multiples signalisations de lecture offertes par l’édition intégrale. Cette nostalgie me semble significative : elle renoue, quoique dans un contexte bien plus réaliste, plus conscient des enjeux réels de l'entreprise, avec la critique du Bulletin des Etudes Valéryennes, portant sur l'intégralité du geste d'écrire que seuls les manuscrits originaux sont capables de rendre – et que l'édition intégrale aurait déformée.

Paul Gifford, dans un compte rendu du tome 3 de l'intégrale, publié dans la Revue d'Histoire Littéraire de la France en 1992, rééquilibre les données du contexte. Pas question pour lui des tours et détours, conscients ou inconscients, de la seule référence prédominante de l'écriture. Ce que l'intégrale met en relief, c'est la « curiosité scientifique » d'un certain contenu, les « courants constitutifs de notre modernité ». Du coup, l'accent appréciatif se déplace : d'évaluations axées sur la vitalité d'une écriture manuscrite impossible à traduire fidèlement en une version typographique, l'horizon de réception s'ouvre à un certain fonds de pensée, à une vue globale capable de traduire vers un lectorat non nécessairement initié le jeu si valéryen conduit entre ressourcement conceptuel et exploration scripturale, à l'occasion lyriquement abstraite. Comme pour Christine Crow, rendant compte du même tome, Gifford cerne la « tension » et le « balancement » qui habitent un univers rendu enfin accessible dans tout le détail de ses tours et détours inventifs, aussi bien par la trame d'une transcription complète que par l'annotation à la fois suggestive et discrète du parcours suivi.
Avant de quitter ce cercle « interne » d'appréciations émises par des spécialistes valéryens, et de procéder vers celui des comptes rendus commis par d'autres critiques dans la presse française, je souhaiterais rendre brièvement hommage à la grande intelligence des enjeux de l'intégrale manifestée par Pascal Michelucci (Professeur de Littérature française à l'Université de Toronto). Il s'agit d'un article de la revue Texte, intitulé « Difficultés du manuscrit valéryen »9– article qui, comme l'implique son titre, n'est pas à proprement parler un compte rendu. Il s'agit plutôt d'un magistral tour d'horizon de l'ensemble de la problématique posée par l'écriture manuscrite face à la fois aux ambitions herméneutiques de la génétique et à celles de l'édition typographique intégrale. Après avoir dégagé l'impératif de rétablir le jeu de l'écriture dans son rapport à l'espace de la page, Michelucci cerne la valeur de l'intégrale en ces termes :

Elle [la nouvelle édition typographique] est munie d'un système de renvois et de sauts de page qui permet de suivre l'écriture dans son organisation stratégique et dans ses rapports avec l'édition en fac-similé, pour qui désirerait s'y reporter et faire des comparaisons. Il s'agit là d'une édition extrêmement complexe, dans sa facture et dans son agencement, mais qui reste d'une très grande lisibilité. C'est la seule qui rende justice à une dimension essentielle de la manifestation du sens dans le manuscrit, et on ne peut que souhaiter qu'elle serve de modèle à des éditions d'autres ensembles de manuscrits.10

Pour reprendre les termes ici employés : « très grande lisibilité » d'un ouvrage qui, tout en respectant la complexité des cahiers originaux, permet toutefois de sonder l'exacte mesure de l'« organisation stratégique » de l'écriture et du sens qui y est inscrit; outil irremplaçable permettant de clarifier les contorsions pratiquées à l'encontre du manuscrit par l'édition en fac-similé – nous cernons ici la valeur réelle de l’édition intégrale, qui offre le porche d'entrée à cet édifice monumental du corpus Cahiers, tout en assurant une indispensable interface avec ce dont nous pouvons disposer, à large échelle, du point de départ, cette source vive manuscrite d'une pensée et d'une imagination en acte – mise désormais, pour des raisons parfaitement compréhensibles de conservation, hors consultation.

Mon troisième et dernier cercle d'appréciations de l'édition intégrale des Cahiers 1894-1914 déplace le faisceau lumineux apporté par les experts valéryens – qu'ils exercent leurs fonctions en université française ou en université étrangère – vers les modalités de réception « grand public ». Pour la francophonie tout d'abord, aux yeux d'Alain Faverger écrivant dans les colonnes du journal suisse La Liberté, le huitième tome de l'intégrale nous placerait « au plus près de Valéry ». Si le choix de la formule peut parfois déconcerter l'attente immédiate de l'expert averti – les cahiers seraient un « fatras », fruit d'une « fureur scripturale » dont le lecteur « musardant » « grappillerait [...] quelques merveilles » – l'effet d'une telle appréciation est indéniablement une incitation à prendre contact avec un certain « magma » de sollicitations nous situant à proximité d'une réalité d'énergies inventives dont l'inévitable « charme », l'« insolite » et l'« étrangeté » seraient les maîtres mots.
Point de vue qui sera diversement, mais fructueusement, développé par d'autres critiques de la grande presse nationale – jusqu'à l'ultime consécration de voir notre huitième tome « emporté en vacances » en juillet 2001 par Philippe Barrot, de la Quinzaine littéraire. Reconnaissance des plus appréciables, mais qui doit pourtant être relativisée, car le huitième tome, avec ses 520 pages, est loin de peser autant dans l'inventaire des bagages que les 668 pages du tome trois... Jean-Claude Perrier, de son côté, commentant aussi la parution du tome huit dans un article qui brosse l'historique des éditions principales, saluera le « travail de Romain » d'une « courageuse équipe », déployant ses efforts devant le « volume colossal » de l'original. L'indispensable historique de l'entreprise, qui a certainement besoin d'être clarifié auprès du grand public, avait auparavant été équilibré par une investigation en résumé de quelques-uns des en-dessous de l'écriture du tome sept, dans un compte rendu paru dans Le Figaro sous la plume de Pierre Marcabru. Sous le titre « Paul Valéry : un esprit vif-argent » dans la rubrique « Le livre de la semaine », Marcabru dresse, après l'habituel décor du travail matinal et le kaléidoscope de sollicitations diverses, la variété impressionnante d'invention et de formulation où l'image centrale d'une écriture en « vif-argent », pas si éloignée de certaines directions déjà notées dans les appréciations de Serge Bourjea, autorise la saisie d'un univers de créativité marqué par ses « zigzags », par le travail d'« amorce » et d'« inachèvement », autant de « pièces d'un puzzle toujours à reconstituer ». Même si le spécialiste risque de voir dans ces remarques certaines orientations éventuellement à atténuer – notamment la toute-puissance de l'esprit, dont Valéry avait déjà reconnu bien antérieurement à 1904-1905 les limites au travers d'une « Méthode » non toujours facilement applicable à la diversité des phénomènes que l'esprit doit confronter –, ce compte rendu met clairement en place un paramètre de réception et de rayonnement centré sur l'étonnante diversité de l'appel lancé par le texte. Celui-ci, extraordinaire condensé du « mercure » qui informe la vie psychique, d'après l'image maîtresse ici adoptée, est mesuré suivant un regard capable de synthétiser les échappées souvent fuyantes d'une écriture qui se plaît précisément dans ses écarts, tout en affichant un foyer dynamique d'investigation, celui d'une série de sondes lancées vers les ressorts et présupposés de l'activité mentale. La curiosité du lecteur est attirée par ces substances qui parcourent l'écriture, d'après le point de vue proposé – à la fois « vif-argent », d'un haut potentiel de fascination, et « alcool ». Apollinaire n'aurait pu en rêver autrement.
Bernard Frank, saluant la parution de ce même tome sept dans Le Nouvel Observateur du 22 avril 1999 (n° 1798), nous ramène à une dimension carrément plus terre à terre – celle du « dessus du panier », par lequel il titre son article. Renouant avec une critique fondée sur la perception de disparités entre l'ambition et la réalisation, entre le projet et le réel, mais l'assortissant d'un volet supplémentaire, Frank creuse la distance entre une écriture qui serait parfaitement auto-centrée et la foisonnante actualité politique ou sociale qui, en 1904-1905, envahit l'air du temps. Car nous ne sommes plus ici dans l'étourdissement d'un contexte d’intoxication intellectuelle : « A la fin, on se demande si Valéry était si intelligent. Dans ses "Cahiers" justement, il y a quelque chose qui date. Valéry fait vieux »11. Cette vieillesse – fondée sur celle, de l'opinion de Frank, d'une « messe » aux termes de laquelle Valéry aurait pu être promu à une nouvelle vocation de journaliste, honorant le « dessus du panier » par l'enjeu unique d'une « curiosité universelle, un semblant de méthode » et gardant le reste, toujours aux dires de Frank, pour une publication en « Pléiade » –, tiendrait d'une vision située au-dessus de l'actualité, et pourtant accaparée par elle. Frank avance, comme une preuve de la myopie résultante, un Valéry aux prises malgré lui avec son époque – véhiculant un message de l'intelligence, piètrement entendu, malgré sa reconnaissance de Pétain sous la Coupole en 1929, et notamment par les autorités sous l'Occupation, dont, bien entendu, le récipient même de son discours de réception.
Pour autant qu'une telle critique puisse avoir un sens, sa teneur doit être située dans le cadre des reproches formulés à l'encontre d'une attitude de prise de distance, de dégagement, vis-à-vis du tout-venant du réel. Valéry et les Balkans des années 1904-1905, nous-mêmes lecteurs et les Balkans de 1999, serions quelque part en faute. On regretterait simplement que dans cette appréciation de la pensée de Valéry, la véritable dimension de celle-ci ait été complètement congédiée. Le Moi comme miroir d'enjeux situés justement au-delà de lui-même, assurant une interface des plus investigatrices entre le particulier et l'universel, n'est nulle part évident. Situation d'autant plus saisissante, à la limite même du paradoxe, que l'édition intégrale est apportée par Frank à l'attention du grand public, au travers d'une page entière consacrée à la « chronique » du chroniqueur. Mais la dimension des Cahiers, leur résonance et leur pertinence, sont à peine entamées.
Il était sans doute prévisible que, mesuré à l'aune des seules assises idéologiques parfois sous-jacentes à la grande presse, Valéry courût le risque d'en sortir arrêté dans la gangue de quelques opinions passe-partout, rigidifié dans les contours pourtant constamment mobiles de ses élans créateurs, réduit dans l'ampleur réelle de ce qui se pense et s'écrit dans les pages des Cahiers. Il restait à dégager de cet univers progressivement en train d'éclore le caractère tâtonnant et parfois précaire, la conscience – derrière la mise en valeur de certains invariants et dynamiques de conceptualisation –, de l'énigme que constitue, encore et toujours, un Moi cerné au plus près, mais toujours sur le point d'emprunter un de ces écarts « vers les profondeurs de notre possible » (Œ, I, 797) dont Valéry parle dans son essai sur Descartes. Cet aperçu a été formulé de façon exemplaire non pas par un journaliste mais par un poète, Jean-Michel Maulpoix. Le statut de poète ouvre Maulpoix sans doute plus largement à la résonance et à la réverbération suggestive du langage : ce statut lui permet aussi de rester à l'écoute de l'étrangeté et des surprises que réserve au lecteur cette écriture décidément autre de Valéry, difficile à cerner. C'est l'essentiel de l'appréciation que nous donne Maulpoix dans un compte rendu dans la Quinzaine littéraire à la fois du tome huit et du volume intitulé Poésie perdue, anthologie de textes en prose poétique recueillis par Michel Jarrety (Gallimard, collection « Poésie », 2001). Il y est question, bien sûr, du Système et du Moi, « de la machinerie complexe de l'esprit », mais présentés différemment ici, dans leur étrange mobilité, leur puissance combinatoire et transformationnelle, comme « un carrefour et un groupement variable de possibles ». Quoi de plus normal, objecterait-on, que dans une édition intégrale recouvrant vingt années de création il y ait des courbes et des différenciations de registre, des accidents et reliefs de parcours ? En quelques paragraphes Maulpoix réussit à restituer à cette trajectoire une dimension qui prend en charge la rigueur certes, du regard valéryen tourné vers certaines constantes, tout en y relevant d'autres tonalités, dont les changements qui informent l'élan créateur. Du coup la virtualité de la pensée, la recherche d'un Moi toujours plus pur s'ouvrent aux multiples sollicitations, tantôt parfaitement maîtrisées, tantôt sujettes à un principe d'incertitude qui peut faire irruption dans l'apparente coulée de l'écriture, en découvrant les « énergies » et les « lacunes ». Celles-ci sont à l'image de ce faisceau thématique de réflexion que Valéry appelle « Attente-Surprise », dont on commence à mesurer à quel point il fascine, et déconcerte, sa pensée dans les années 1910 – à mesure que la volonté à la fois d'approfondir et de faire chanter les idées se met en place, et que l'écriture désigne en pointillé les prémices des jalons poétiques qui, un peu plus tard, s'ouvriront à l'extraordinaire créativité centrée sur les premiers tâtonnements de La Jeune Parque en activant ces essais de « formes » qui animent les pages des poèmes en prose.
Au-delà du compte rendu consacré au seul tome huit de l'intégrale, Maulpoix reste ainsi à l'écoute d'un certain tout, dans lequel « aussi bien le travail de l'esprit que le travail de l'art » sont engagés. D'après lui, ce parcours serait remarquable à la fois par la pureté convergente de son tracé et par les incertitudes de l'humain, composant « l'éphémère figure d'un nouveau "moi", également éphémère, aussi étranger à celui qui l'aura précédé qu'à ceux qui le suivront. » Cette précarité demandait elle aussi à être appréhendée, saisie et traduite dans les lignes d'une intégrale digne de ce nom. Preuve donc d'une réussite éclatante de l’édition intégrale : Maulpoix reste conscient de cet enjeu capital de l'écriture, que « l'établissement » du texte n'aurait en rien, d’après lui, déformé ou systématisé. Se dessine, dans un tel traitement, une profonde intelligence des enjeux de l'écriture de Valéry : se confirme aussi l'un des paramètres les plus essentiels de l'édition intégrale,renouant par là avec la critique de Serge Bourjea :celui de la virtualité agissante d'une écriture qui ne souffre pas des interventions et manipulations éditoriales irréfléchies,et que l'intégrale est manifestement à même de rendre dans son authenticité originelle.
C’est dans ce sens qu’abonde Jean Borel dans la revue suisse Nouvelliste (« Les cahiers de la pensée », lundi 23 février 2004), saluant le neuvième tome de l’intégrale (2003, recouvrant les années 1907-1909). Une appréciation en tous points juste et informée met en relief ces constantes des Cahiers, « un dialogue solitaire de soi avec soi, de la pensée elle-même en quête d’une intelligibilité maximale de son fonctionnement ». La dynamique d’un « connais-toi toi-même », rimée à l’impératif de faire « mon esprit » plutôt que de faire « des livres » (C, V, 342, cité dans l’article), est mise en relief dans une critique qui met en avant le rôle actif du lecteur, et la « participation active » de ce dernier « à la construction d’une pensée ». On se souviendra des critiques émises par rapport à un texte trop « établi », proscrivant précisément chez le lecteur toute adhésion à ce substrat de « germination infinie de mots et d’idées » qui définit une certaine énergétique de l’écriture, faite de « jets/ rejets », de « déjections/ jaculations » (BEV, n° 48-49, p. 22). Aux questions posées par cette même revue : « Quel est alors le public concerné ? Ne s’agit-il que d’une publication “scientifique” [une « intégrale », fallait-il qu’elle le soit moins ?], insoucieuse de ses débouchés réels ? […] Qui donc lira les Cahiers de Valéry intégraux et transcrits ? » (BEV, n° 48-49, 23, 24), répond la simple évidence de cette appréciation suisse, intelligente parce que restée l’écoute de l’essentiel : le lecteur, tout lecteur, curieux de soi autant que de l’intelligence même de ce document des Cahiers qui « honor[e] et enrichi[t] de manière incomparable aussi bien l’histoire de la littérature que l’histoire de la pensée universelles. »
Intelligence ? ceux qui s’impliquent à l’édition intégrale des Cahiers 1894-1914 espèrent certainement que leur action sera accueillie sur ce plan. Ce sont moins les enjeux du Moi ou de l’écriture qui retiennent l’attention d’un éditorialiste averti, Philippe Lançon – accueillant de même, dans les colonnes de Charlie Hebdo (« Les intelligents battent la campagne », mercredi 17 mars 2004), la parution du neuvième tome de l’intégrale –, que ceux de la pensée et de l’intelligence. Charlie Hebdo ? L'on se serait peut-être davantage attendu à une évaluation autre, accrochée à l’attente d'un public réfractaire à tout « établissement textuel » quel qu'il soit, et sans doute moins soucieux des occupations érudites d'un cercle restreint de chercheurs dévoués que de considérations plus immédiatement pertinentes, autrement plus parfumées, à l’écoute des aléas politiques et sociaux de ce début de vingt et unième siècle. Au travers d’une réflexion générale qui part du repère de Teste, « planète lointaine, un peu gelée, à la fois dense et vide, en certains endroits stérile […] Pluton : fascinant et invivable », Lançon a su trouver d’autres accents, originaux dans le meilleur sens du terme, pour ouvrir le regard à la résonance de l’univers valéryen visé par l’édition intégrale. Malgré l’« aridité » d'une « présentation » arrière-garde (Bulletin des Etudes Valéryennes, n° 79, p. 75), infidèle, toujours d'après cette revue, à la « coulée énergétique » et à la « nervosité spirituelle » valéryennes (BEV, n° 48/49, p. 20, 21), l'intégrale lancerait un appel généralisé, d’après Lançon, à l’« intelligence que l’écrivain cherche à définir, à sentir, à éprouver, jusqu’à la fable et jusqu’à l’absurde […] légère, fragile, musicale, inquiétante. » A l’étrangeté du Moi dégagée par le poète Maulpoix répond, d’après les termes de cet article, une inquiétude, un appel au « provisoire » et à la vigilance vis-à-vis du langage, ces propriétés si testiennes qui invitent constamment à revoir notre attitude face à l’« intelligence ». Le mérite d’une telle appréciation, signée indubitablement par un connaisseur de haut niveau, n’est pas seulement d’avoir su repérer l’une des dynamiques les plus profondément ancrées dans les Cahiers, quelle que soit l’époque de leur rédaction. Il est aussi – c’est le message de ces lignes, lancé à tous – de rappeler à l’« armée de chercheurs » concernée, « touchant du doigt l’orichalque, brûlés par lui, et glosant, et précisant, et tournant autour, de référence en référence, de commentaire en commentaire, comme si l’intelligence ne pouvait, pas plus que le soleil ou la mort, se regarder fixement », la responsabilité qui découle de ses travaux, d’autant plus grande que l’intelligence ne pourra jamais être « intégrale ». Edition intégrale donc relative : l’état non définitif de nos connaissances, constamment à réinterroger à la lumière de découvertes encore à venir, est réaffirmé au cœur de l’entreprise. Ce ne serait certainement pas le cercle de permanents dévoués se penchant sur les manuscrits originaux des Cahiers qui en dirait autrement… Le labeur colossal d’une « intégrale » digne de ce nom s’en trouve par là à la fois justifié et renvoyé à un « self »-questionnement radical, tout valéryen – labeur qui ne vise aucunement à battre quelque « campagne » que ce soit (parti pris éventuellement trop adopté ! travaillant dans l’ombre, l’équipe Valéry enregistre avec grande reconnaissance tout écho d’appréciation critique…), mais, bien en deçà, à ajouter à un certain savoir de rayonnement universel et à en propager les résultats, fussent-ils nécessairement incomplets – à lancer des pistes prospectives à la fois au lecteur des volumes, spécialiste ou simplement curieux des voies de l’intellect comme de la sensibilité, et au chercheur futur. Lançon rappelle que l’ensemble qui est en train d’être réalisé est soumis à la précarité, à la fragilité, à des exigences de lecture à venir, au renouvellement constant des présupposés et principes de travail. Une transcription fidélisée à la mouvance des secrets de la vitalité scripturale manuscrite se doit de rester humble devant ses réalisations indéniables, comme aussi devant ses impasses ou difficultés de traitement. C’est à cette indispensable prise de conscience – qui est en même temps incitation et ouverture à l’avenir –, des attendus d’une ambition « intégrale » loin encore d’envisager son terme, que nous renvoie cette excellente appréciation de Philippe Lançon. Belle leçon d’« intelligence », précisément…

Ainsi se profile un certain ensemble de paramètres de réception critique, rassemblant aussi bien l'avis de spécialistes de l'œuvre – qu'ils soient de langue française ou anglaise – que quelques-uns des paramètres de réception caractéristiques des critiques écrivant dans le cadre de la grande presse francophone. Critiques dans un sens entièrement positif et prospectif, les comptes rendus de spécialistes des Cahiers ouvrent de nouvelles perspectives, nous renvoient à nos responsabilités globales face à l'appel lancé par un ensemble manuscrit que l'on doit certainement considérer comme unique dans la littérature française. Ces recensions nous mettent notamment en face de l'enjeu d'une édition informatisée, dont la faisabilité requiert instamment notre attention, à une époque qui a vu récemment, par exemple, une excellente édition génétique des Caves du Vatican de Gide, recourant aux facilités offertes à la lecture et à l'analyse sous la forme de CD ROM12. L'accueil réservé par la grande presse française, plus variable encore dans la teneur de sa compréhension de ces enjeux, ne nous est pas moins indispensable, dans la mesure où il ouvre l'horizon d'attente à un lectorat bien plus vaste que le seul cercle de lecteurs spécialistes. Oscillant entre un Valéry « tour d'ivoire » au-dessus de tout, négligeant l'actualité certes pressante de son époque et qui se voudrait journaliste sans le savoir, même si ses documents sont toutefois dignes du panier, un Valéry dont la complexité est réellement pressentie au travers de cette incertitude et de cette indétermination constantes qui s'annoncent en filigrane au sein même de la rigueur, et un Valéry à emporter en vacances, l'accueil français en grand organe de diffusion hésite entre l’appréhension réelle et l’excentricité.
Cette variété de tons critiques ne saurait en aucun cas être interprétée comme débilitante. La complexité des directions intellectuelles et affectives que contiennent les cahiers de Valéry, largement ouverts sur le monde et non uniquement restreints à des considérations égocentriques, l’exige : un paysage critique uniforme n’est guère à souhaiter face à une telle gamme d’explorations créatrices. De surcroît, l’esthétique de la perception nous a habitués à la multiplicité changeante d’horizons d’attente qui accueille tout texte, une fois livré par la publication aux destins de la lecture. La grande variété de tons, d’échappées et de visées critiques que l’édition intégrale des Cahiers 1894-1914 a jusque-là suscitée reste par là étroitement raccordée à celle, si caractéristique, de l’écriture d’origine, et saura sans doute éclairer toujours davantage par ses réponses multiples les mystères de ces Cahiers de pertinence universelle – chaque tome paru, chaque cahier ou document transcrit et annoté, présentant une spécificité qui n’admet pas de vues synthétiques tentant de brasser trop rapidement l’ensemble. Si l’édition intégrale demeure bien entendu fidèle à une certaine continuité de développement intellectuel, elle reste aussi à l’écoute des modifications qui peuvent intervenir, pour faire de l’ensemble de la publication une entreprise vivante. Cette continuité dans le changement, perceptible uniquement à distance, est l’une des forces indéniables des Cahiers 1894-1914 chez Gallimard, et l’un des enjeux majeurs dont la réception critique devra encore s’accommoder.

1  Voir, joints en Annexe, quelques extraits des comptes rendus dont il s’agit.

2  Figurant parmi les fleurons des travaux d'édition en littérature française sur une période de plus de vingt ans, cette réalisation n'aurait pu bénéficier de son statut actuel, déjà confirmé comme référence classique, sans le rôle initiateur de Nicole Celeyrette-Pietri. C'est à cette dernière – et à Judith Robinson-Valéry, présente depuis les commencements de l'entreprise jusqu'au troisième volume – que revient l'honneur d'être la dynamique d'une publication destinée certainement à marquer une étape tout à fait déterminante dans l'édition aussi bien génétique que traditionnellement « établie » de l'un des écrivains majeurs de notre littérature. Une telle entreprise n'aurait pu être envisageable sans le soutien reconduit d'année en année des petits-enfants de Paul Valéry ; sans le concours aussi du Centre National du Livre, de l'ITEM qui parraine nos investigations génétiques, et du Département des Manuscrits de la Bibliothèque nationale de France, détenteur des manuscrits. En plus de cet appui des plus appréciables, la maison Gallimard, éditrice de l'œuvre de Paul Valéry, a su faire preuve de la confiance nécessaire à autoriser cette publication prestigieuse. Parmi ces pièces maîtresses de l'entreprise, il convient de rendre pleinement hommage aux instances administratives et scientifiques de l'Université de Paris XII – Val de Marne : présentes dès le début de cette publication de référence, grâce à l'intervention de Mme Celeyrette-Pietri, reconduite par Mme Michèle Aquien, elles ont assuré un apport des plus importants à une entreprise de longue durée, dont l'issue aux années 1980 fut moins qu'évidente. Leur soutien financier a assuré, entre autres, le travail onéreux de transcription des cahiers originaux de Paul Valéry, par les soins de Mme Valérie Beylard. Un tel apport relève non seulement d'un engagement institutionnel, mais aussi d'une certaine vision relative à la valeur de l'entreprise globale, vision à laquelle la publication, de tome en tome, est restée fidèle.

3  « The fruit of a collaboration between Valéry scholars of various countries, it is an accomplished publication whose particular value lies in the explanatory notes, which give the reader the necessary intellectual context, both general and specifically Valéryan, for a fuller appreciation of the Cahiers jottings; these also invite fruitful comparison with other aspects of the corpus and are pleasingly non-dogmatic.

Every effort is made to furnish the reader with a more accurate sense of the visual impression of the original notebooks (even the C.N.R.S. facsimile is not faithful in this respect) but whether this edition quite succeeds in its avowed aim of respecting the “rythmes d'écriture” of the manuscripts is debatable. A code of typographical indices cannot compete with the thrill generated by a facsimile encounter. » (The Modern Language Review, Volume 85, Part 2 (April 1990), p. 455)

4  Compte rendu du tome VI] « L'établissement du texte est exemplaire d'une entreprise scientifique qui, sous l'aridité de sa présentation tel quel, rend enfin public ce document unique dans l'histoire de la littérature et de la pensée modernes. » (Serge Bourjea, Bulletin des Etudes Valéryennes, 25e Année – juin 1998, n° 79, p. 75)

5  Nicole Celeyrette-Pietri et Judith Robinson-Valéry, « Quelques précisions sur l'édition des Cahiers 1894-1914 » [article en réponse à un excellent compte rendu de Hans Zeller, « Paul Valéry: Cahiers 1894-1914 », Genesis 2 (1992), p. 183-190] : « “Faux-vrai” document [l'édition en fac-similé CNRS des Cahiers], trompeur d'autant plus redoutable qu'il ne l'est pas toujours, dangereux pour qui veut suivre en détail le mouvement de l'écriture, et parfois pour le simple lecteur qui ne peut découvrir que des passages placés côte à côte n'ont pas forcément ce rapport spatial et intellectuel dans l'original, ou que le nettoyage de traces d'encre un peu lourde fait disparaître en même temps certaines petites ratures. » (Genesis 2, 1992, p. 192).

6  Ibid., p. 191.

7  Christine M. Crow, « Paul Valéry: Cahiers 1894-1914. II », Bulletin des Etudes Valéryennes, 19e Année - novembre 1992, n° 61, p. 11 : « Ceux d'entre nous qui gardent la nostalgie d'une table analytique et thématique informatisée de l'édition en fac-similé doivent cependant reconnaître modestement que la preuve est ici apportée par tant d'inédits retrouvés, tant de feuilles volantes capturées, tant de souci méticuleux investi dans la datation exacte des matériaux parallèles et des reprises, que la version en fac-similé elle-même est très loin d'être pure ou simple. Maintenant que la mystique de la difficile écriture de Valéry se dissipe quelque peu grâce à cette édition typographique, certains d'entre nous se diront même reconnaissants d'être exposés, désormais sans échappatoire et sans alibi, à certains recoins intimidants des Cahiers. »

8  Jacques Duchesne-Guillemin, « De quelques sigles », Australian Journal of French Studies, numéro spécial « Paul Valéry 1871-1971 », Volume VIII, Number 2, p. 216 : « 1971, année du centenaire, verra paraître, ou peu s'en faudra, l'édition typographique des Cahiers que prépare Judith Robinson. Cet événement ouvrira une ère nouvelle dans la connaissance de Valéry. Mais peut-être les générations futures nous envieront-elles les “temps héroïques” où chacun se débrouillait tant bien que mal dans les vingt-neuf tomes en tâchant de s'en créer, d'une manière ou d'une autre, une mémoire artificielle. »

9  Pascal Michelucci, « Difficultés du manuscrit valéryen », Texte (Revue de critique et de théorie littéraire), vol. 29/30 (2002) [« Le manuscrit »], p. 189-215.

10  Ibid., p. 213.

11  Bernard Frank, « Le dessus du papier », Le Nouvel Observateur, 22-28 avril 1999, n° 1798, p. 124.

12  Pascal Mercier et al., Edition génétique des « Caves du Vatican » d'André Gide. Paris, Gallimard, 2001.