Maintenant que j'en ai fini avec Félicité, Hérodias se présente et je vois (nettement, comme je vois la Seine) la surface de la mer Morte scintiller au soleil. Hérode et sa femme sont sur un balcon d'où l'on découvre les tuiles dorées du Temple. Il me tarde de m'y mettre et de piocher furieusement cet automne.

Flaubert décrit ainsi à sa nièce Caroline, le 17 août 1876, l'appel de l'œuvre à faire. La vision, intense dans son abstraction, semble avoir atteint une précision qui devient une injonction. Pour Flaubert, la « conception » devait être première. Il en fait une méthode dès l'aventure créatrice qu'est Madame Bovary : « Il faut bien ruminer son objectif avant de songer à la forme, car elle n'arrive bonne, que si l'illusion du sujet nous obsède. » (à Louise Colet, le 29 novembre 1853). Il y voit la force de l'art : « Ce qui fait l'excellence d'une œuvre, c'est sa conception, son intensité. » (à Louise Colet, le 18 avril 1854). C'est ainsi seulement que l'œuvre sera l'irrécusable présence d'une pensée esthétique.

Et l'on sait que cette injonction d'intensité est ce qui a fait de Flaubert une référence puissante pour nombre de créateurs. Ainsi Cézanne raconte comment il peignait avec Flaubert :

[...] Vous savez que lorsque Flaubert écrivait Salammbô, il disait qu'il voyait pourpre. Eh bien ! quand je peignais ma Vieille au chapelet, moi je voyais un ton Flaubert, une atmosphère, quelque chose d'indéfinissable, une couleur bleuâtre et rousse qui se dégage, il me semble, de Madame Bovary.

L'injonction est ici un enveloppement : « Ce grand bleu roux me tombait, me chantait dans l'âme. J'y baignais tout entier. » Cette puissance est comme latérale par rapport à l'activité créatrice, et « flotte », dit encore Cézanne, « comme ailleurs » :

C'est bien après que j'ai constaté que la face était rousse, le tablier bleuâtre, comme ce ne fut qu'une fois le tableau fini que je me souvins de la description de la vieille servante au comice agricole. Ce que j'essaie de vous traduire est plus mystérieux, s'enchevêtre aux racines mêmes de l'être, à la source impalpable des sensations [...]1.

Le travail de l'œuvre, pour l'œuvre, est pris entre des motifs parfaitement hétérogènes : celui du projet (une « idée » de sujet, de forme, de couleur, de structure, de ce que devrait être une disposition esthétique nouvelle) ; celui de l'aventure qu'est sa réalisation, son actualisation dans les gestes de la construction et de la fabrication de l'œuvre, lutte avec les contraintes propres à la matière traitée pour la transformer en une forme autonome, suffisante ; et celui, plus confus, indécis, de l'injonction qui le commande, comme latéralement, dans l'impératif d'une intensité à atteindre, d'une esthétique à conquérir. Nombreux sont les témoignages d'artistes qui décrivent ce travail comme un chemin, un parcours, une avancée obscure (Claude Simon), comme dégagement de l'œuvre qui est en attente à l'horizon de l'activité artistique elle-même (Braque). La projection vers l'œuvre est le mouvement qui constitue celle-ci, qui l'envahit, et qui fera son attrait. Et c'est dans la mesure où cette projection est retournée en une injonction, en un impératif qui semble venir de l'œuvre elle-même, que le travail de l'artiste trouve sa cohérence et sa vérification.

Avant que je me mette à tracer des signes sur le papier, il n'y a rien, sauf un magma informe de sensations plus ou moins confuses, de souvenirs plus ou moins précis accumulés, et un vague – très vague – projet.

Claude Simon engageait ainsi la description qu'il fit de son activité d'écrivain pour sa contribution à la collection d'Albert Skira et de Gaëtan Picon « Les sentiers de la création », Orion aveugle, en 1970. L'œuvre « se fait », à travers l'écriture : « C'est seulement en écrivant que quelque chose se produit, dans tous les sens du terme. Ce qu'il y a pour moi de fascinant, c'est que ce quelque chose est toujours infiniment plus riche que ce que je me proposais de faire. » Il y a un excès de l'œuvre sur l'activité qui la produit : cela est devenu une des représentations classiques de la modernité et des réflexions sur la création (comme l'envers de l'idée d'inspiration).

C'est encore un tel rapport au langage à atteindre que Ingeborg Bachmann désigne, au terme de ses « Leçons de Francfort», Problèmes de la poésie contemporaine : « Car il nous reste pourtant une tâche : celle de devoir s'efforcer de trouver, à partir de notre médiocre langue, ce langage unique qui n'a encore jamais régné, mais qui règle notre pressentiment et que nous imitons. » Cette idée de l'écriture comme imitation, non de ce qui a déjà été fait, non même de ce qui nous habite, mais de ce qu'il faudrait atteindre, est riche de cet écart qu'elle indique entre l'activité d'écrire et la réussite esthétique :

[...] Il y a une imitation de ce langage que nous ne faisons que pressentir, et que nous ne pouvons pas nous approprier totalement. Nous le possédons comme fragment dans la poésie, concrétisé dans une ligne ou dans une scène, et nous comprenons, avec soulagement, que nous sommes parvenus à nous y exprimer2.

L'excès de l'œuvre – ce qui en elle est sa puissance esthétique et sa force inépuisable de pensée – détermine l'existence même de celle-ci, aussi bien que son appartenance à l'ensemble de la littérature (ou de la peinture, ou de la musique – ou de l'art ?).

Valéry donne en ce sens un accent particulier à la figure traditionnelle de la création et de la paternité, comme dépouillement : « Lorsqu'une œuvre est très belle, elle perd son auteur. Elle n'est plus sa propriété. Elle convient à tous. Elle dévore son père – il n'en fut que le moyen. Elle le dépouille. »3

L'auteur est « en deçà » de ce qui est passé par lui :

Créateur créé./ Qui vient d’achever un long ouvrage, le voit former enfin un être qu’il n’avait  pas voulu, qu’il n’a pas conçu, précisément puisqu’il l’a enfanté, et ressent cette terrible humiliation dese sentir devenir le fils de son œuvre, de lui emprunter des traits irrécusables, une ressemblance, des manies, une borne, un miroir ; et ce qu'il y a de pire dans le miroir, s'y voir limité, tel et tel4.

Le projet et l'aventure, la concertation et l'événement, la conception et la trouvaille, la recherche et l'involontaire, la maîtrise et la dépossession, les descriptions du travail esthé­tique marquent généralement une étonnante ambivalence, qui est celle du devenir autonome de ce qui est alors produit, et du régime « utopique » (comme l'indique encore Ingeborg Bachmann, citant Musil5) dans lequel l'œuvre passe, pour son avenir. Pour chaque œuvre, le chemin tient à ce qui s'y hasarde. Et, plus encore, d'œuvre à œuvre une relation nouvelle se compose avec l'ensemble de ce qui est déjà produit comme avec l'ensemble de ce qu'il est possible de produire.

Georges Perec, qui a très tôt écrit, on le sait, selon des « programmes » particulièrement élaborés et rigoureux, qui, à plusieurs reprises, a exposé le projet d'ensemble des œuvres qu'il voulait écrire6, comme dans un vaste mouvement stratégique capable de configurer tout le travail à venir, a cependant bien souligné, dans « Quelques notes sur ce que je cherche »7, l'interférence créatrice qui se forge entre le projet et la découverte, entre le concevable et l'inconnu :

[...] même si ce que je produis semble venir d'un programme depuis longtemps élaboré, d'un projet de longue date, je crois plutôt trouver – et prouver – mon mouvement en marchant : de la succession de mes livres naît pour moi le sentiment, parfois réconfortant, parfois inconfortable (parce que toujours suspendu à un « livre à venir », à un inachevé désignant l'indicible vers quoi tend désespérément le désir d'écrire), qu'ils parcourent un chemin, balisent un espace, jalonnent un itinéraire tâtonnant, décrivent point par point les étapes d'une recherche dont je ne saurais dire le « pourquoi » mais seulement le « comment » [...].

L'aventure de chaque œuvre se compose avec l'ensemble des œuvres à faire, comme avec l'ensemble confus de la « littérature », auquel, par sa singularité et son effort propre, chacune joue son appartenance :

[...] je sens confusément que les livres que j'ai écrits s'inscrivent, prennent leur sens dans une image globale que je me fais de la littérature, mais il me semble que je ne pourrai jamais saisir précisément cette image, qu'elle est pour moi un au-delà de l'écriture, un « pourquoi j'écris » auquel je ne peux répondre qu'en écrivant, différant sans cesse l'instant même où, cessant d'écrire, cette image deviendrait visible, comme un puzzle inexorablement achevé.

Une telle représentation de l'activité d'écrire propose bien de concevoir le travail de l'artiste comme un rapport toujours différé avec ce qu'il lui faudrait atteindre, comme une réserve dont le sens ne pourra, éventuellement, être perçu qu'après coup. L'écrivain vit dans cette histoire pour lui sans contours et jamais définitivement écrite des œuvres avec lesquelles son travail va rivaliser (celles qui flottent déjà diversement dans l'espace de la littérature, ses contemporaines de toujours), avance avec toute la précision de son usage, de ses techniques, de sa volonté, vers ce qui précisément se dérobe encore, cette forme à « inventer » qui l'attend.

Comme pour l'invention intellectuelle, les représentations de l'invention esthétique ont accompagné diversement les pratiques artistiques. De la représentation « classique » d'un artisanat à celle de l'inspiration « divine », du savoir technique à la Muse, de la volonté créatrice à l'injonction reçue, le champ est vaste, divers, fluctuant, et devrait être considéré dans ses traits possibles et ses diverses phases8. Mais ce qui semble être commun à ces représentations est l'idée d'une irréductibilité de l'œuvre au travail qui la produit, de l'art aux seuls gestes qui le composent.

Parallèlement à ces représentations de l'invention ou du travail esthétique, de quel apport peut être l'étude des dossiers de la création et de leur gestion par leurs auteurs ? Peut-être faut-il plutôt inverser la question. Les représentations « modernes » de l'invention esthétique comme chemin, tâtonnement, obscur travail de l'œuvre  elle-même sur son auteur-acteur, nous invitent à considérer que ces bribes que sont les traces du travail « préparatoire » et les traces des gestes de la construction, sont précisément ce qui a été surmonté, délaissé ou impliqué, rejeté ou absorbé, dans la parole singulière de l'œuvre, pour lui donner son évidence. Le « chantier » des œuvres appartient à la fois au travail (cumulatif, progressif) et au « projet », si vague soit celui-ci (attractif, lointain, en creux dans le tra­vail). Le « chantier » aménage la place d'une construction, les accidents d'une élaboration, aussi bien que l'espace de l'inattendu et de la trouvaille, il est tendu vers une existence qui ne peut en aucun cas se résumer en lui, il est le lieu d'un saut vers ce qui sera l'espace esthétique où l'œuvre se détache.

Les études de « critique génétique » ont dû se défier de toute vision téléologique du travail de l'écrivain pour établir la variété et la complexité du champ génétique lui-même. Pour arracher les divers aspects de l'activité dont les dossiers d'œuvres sont le champ à la trop grande emprise du seul « résultat final » (et à la stricte logique philologique), pour leur donner une sorte d'autonomie qui les rende intelligibles, il fallait donner corps aux impasses et à la diversité des modes de la conception et du travail. C'est ainsi seulement que notes diverses, bribes éparses sur les carnets et les cahiers, feuillets de scénarios et d'idées, essais de rédaction et propositions de formulations peuvent être restitués à leur efficacité propre et au mouvement qui les habite, diffus, complexe, incertain. Mais la lecture des dossiers de genèse nous renvoie à un type d'événements très particuliers, car ces événements sont à la fois des tentatives et une réserve, une expérimentation et une proposition, un progrès et une attente, ils sont portés par une recherche qui déborde amplement le simple trait ou la seule mention, ils sont les vecteurs d'une élaboration inventive dont le terme est à la fois impérieux et inconnu.

Les dossiers de genèse offrent pour nos instruments critiques les configurations d'un espace non de finalité mais de virtualité, d'une virtualité consistante puisque celle-ci se des­sine par grands traits, quelquefois par pans entiers (que l'on songe aux manuscrits de Hugo, et à ces ensembles de vers qui font des coulées d'épisodes). Ces dossiers sont ordonnés par l'appréhension sensible de ce que pourrait être la forme aboutie, et de ce que devra être l'esthétique nouvelle requise par le projet.

De fait, le tracé est toujours fort de la pensée qui s'y cherche, de la possibilité qui s'y interroge. Des liaisons inédites sont pesées, appréciées dans le moment où elles sont tracées. Les nombreuses pages de la genèse des œuvres sont des configurations en attente. On en trouve de saisissants exemples dans les « fragments » de Dieu de Hugo. Ainsi, sur une feuille dont le recto est la mise au net d'une version d'un segment de Dieu, L'océan d'en haut (nous suivons l'édition de Journet et Robert, Dieu (fragments), Flammarion, 1969), au verso, un titre, en grosses lettres : « ANGE », est accompagné de plusieurs notes :

Image1

Et, sur la partie droite, encore :

ah ! les révolutions d'en bas

l'homme est une mer aussi

et [illisible]

y rouler, à jamais ballotté   

dans les vagues noires9

Les termes ici se cherchent dans les jeux de l'association et des rimes, l'écriture se penche vers sa propre rêverie (« y rouler, à jamais ballotté/dans les vagues noires »), on est loin encore du « poème » (qui ne sera d'ailleurs jamais fixé, qui restera en attente, comme si son thème impliquait une distance à maintenir dans la diction elle-même), et pourtant une inten­sité déjà identifiable paraît, même si elle se tient dans une sorte de platitude encore. Sur telle autre feuille, voisinent (en deux tracés de dates différentes, d'après les éditeurs) cette séquence narrative, quasi personnelle :

et le pont du steamer

 d'où je vis le soleil se lever sur la mer

et des essais d'énoncés de la parole-injonction qui fait réponse dans le dialogue prévu pour l'Esprit humain :

parle. que veux-tu de moi, dit le génie.

parle. j'attends. faut-il ressaisir, je le puis,

une étoile aux cheveux dans la fuite des nuits,

Et te la rapporter splendide et frémissante ?

faut-il...

Dans la marge encore, une invitation au désir (est-elle subrepticement le fruit d'une

« réponse » aux vers du « steamer » ?) :

veux-tu voir dix soleils, vingt, soixante

se lever à la fois dans soixante univers

des firmaments tout grands ouverts

Le dispositif dialogué invente enfin son dénouement provisoire :

Il se tut. l'air tremblait sous mes pieds hasardeux.

alors [?] l'obscurité qui nous voyait tous deux

et déjà s'étoilait

semblait s'étoiler de vagues auréoles,

s'étoilait au loin

put s'entendre ce sombre échange de paroles

entre l'esprit étrange et moi, l'homme ébloui :

– non, rien de tout cela. – Que demandes-tu ? – lui

 (éclat de rire)

En marge encore, une notation tente une autre qualification de « l'esprit » (l'ambivalence est créatrice) : « l'esprit difforme (et splendide) »10.

De telles pages sont en deçà de l'œuvre, mais non au sens simplement où elles seraient moins « réussies » que le texte final (les vers ont déjà, souvent, leur consistance propre), mais au sens où un dispositif d'écarts et de liaisons y est apprécié pour ce qu'il pourrait être, pour ce qu'il devra être (la force du dialogue entre le poète et l'esprit humain, et l'insurmontable saut que le poème devra diversement montrer, formuler, intégrer dans sa forme). On est proche là de ce qui se passe de l'esquisse au tableau, de ces sauts immédiate­ment visibles qui signalent à la fois l'appartenance de l'ensemble des pièces à un même « projet » et les différences radicales des exécutions successives. Quel rapport esthétique y a-t-il entre telle esquisse et le tableau qui attend ? On trouve cette remarque dans les Carnets catalans (Carnet orange, 1940-1941) de Joan Miró : « Processus pour créer cette œuvre : rester en contemplation devant cette toile blanche et faire divers dessins sur des feuilles de papier. »11. Il s'agit alors de travailler comme latéralement, devant l'injonction de l'idée (ici le rêve d'une grande toile qui eût répondu à Guernica : «Faire une grande toile (comme celle de Pablo) mais d'un esprit différent, d'évasion et vers le côté éternel de la vie ».)12. L'écart est évidemment radical entre les traits d'une esquisse et le saut dans la toile, dans la densité de la couleur, vers la présence de la « peinture »13.On peut le suivre, par exemple, avec les trois esquisses pour « Personnage devant le soleil » (voir illustrations pages suivantes). Dans la première, la disposition s'équilibre graphiquement, comme l'idée d'un tête-à-tête, avec une relative égalité dans l'opposition des formes géométriques, avec l'impulsion d'un format (« gran tela ») et avec l'initiative d'un titre (« Personnage devant soleil »). Les couleurs ne sont encore qu'idées (leur nom est inscrit en leur place : « Roig », « cobalt »). La deuxième esquisse, de pastels à la cire sur papier, teste, en application visible, l'équilibre des couleurs et la répartition des « motifs » du tableau (en essayant un « geste » du « personnage », par le mouvement du trait noir vertical à gauche). La troisième esquisse (crayon à bille sur feuille de journal) semble être une nouvelle pensée de l'équilibre des deux acteurs du tableau, du rapport à trouver entre le « personnage » et le « soleil », d'une juste distance à créer (comment peindre spatialement le « devant » de cette présentation du et au soleil ?). Le tableau, lui, a sauté dans la perspective, grâce à la proportion intensive des couleurs, grâce au bond que les « gestes » du « personnage » entament : le tableau produit la tension suspendue qui est son thème, son mouvement, son motif, sa nature esthétique même. (« L'idée » esthétique ne s'interrompt pas, ne se satisfait pas de sa réalisation provisoire, comme l'indique l'existence d'une « réélaboration », tracée douze ans plus tard : non que le premier tableau ne fût pas satisfaisant, mais c'est qu'il y a de l'inépuisable dans toute idée14).

La virtualité guide, aveuglément, mais assurément. Les gestes de l'invention se coor­donnent sous son appel. Dans la prose narrative, ce mouvement est particulièrement visible, dans la mesure où le récit conduit l'histoire et l'espace « racontés » comme étant déjà là (ou en train d'advenir), et pourtant, en même temps les profile comme l'objet d'une découverte progressive, dans le chemin de l'écriture et de la lecture. Que l'écriture narrative trouve son rythme par l'improvisation (la vivacité stendhalienne tient à l'impossibilité de faire des plans) ou bien, au contraire, soit le résultat d'une « conception » scénarique et formelle intense (ainsi pour les scénarios de Flaubert, où se conjuguent liaison des actions, équilibre des points de vue, partage des modes narratifs et répartition des masses textuelles), elle se rapporte d'une manière intime et constructive à la virtualité de l'univers textuel et narratif qu'elle projette devant elle. Cela est particulièrement sensible dans l'étrange dialogue que tiennent avec eux-mêmes certains romanciers à propos du roman qu'ils travaillent, qui les traversent. Ainsi les ébauches de Zola sont bruissantes de la présence presque déjà tenace de leurs personnages et de leurs aventures, des injonctions formelles et idéologiques à suivre, à prouver, des effets à obtenir15. Henry James, dans ses Carnets, compose l'univers de paroles, de gestes, de présences également, qui pourra être converti dans la forme du récit. On dirait presque qu'il en écoute déjà la rumeur, de cet univers de passions discrètes, de secrets mal cachés16. Cela est lisible également dans ces émouvants moments des manus­crits de Proust où l'entrelacs entre le projet, l'écriture, la concertation, la disposition est complet, où le texte de la genèse est encore pris en chiasme avec déjà le texte de l'oeuvre, par exemple, dans cette « esquisse » pour Le Temps retrouvé :

Capitalissime, issime, issime. À la première permission de Saint-Loup, celle où je le rencontre allant à l'hôtel de Jupien où il perd sa croix de guerre, je mettrai tout ce qui doit être écrit à propos des gens qui viennent de la guerre du Transvaal, reliques, etc., que m'avaient inspiré les blessés de Cabourg venant de la Marne et qui sera mieux là que pour l'inutile Transvaal. Et j'y ajouterai ou plutôt me demanderai (cela ne le terminera pas) :

     (je viens d'apercevoir Saint-Loup) Je l'approchai avec ce sentiment de timidité religieuse [le texte qui serait donc le « texte » du livre se prolonge sur plusieurs lignes encore]17.

La dimension génétique croise bien ici la dimension esthétique, dans le mince interstice spéculaire qui fait la réflexivité toute particulière de l'écriture proustienne. De tels « dos­siers d'œuvres » nous invitent à mesurer combien c'est cette virtualité conquise qui règne dans l'effet de l'œuvre, dans son étrange présence textuelle et fictionnelle. La réussite de l'œuvre est dans la puissance qui s'est « dégagée », totalement, et esthétiquement conquise, de sa prévision même.

Les travaux génétiques ont déployé pour l'étude et la compréhension critique les espaces matériels (graphiques et textuels) dans lesquels se jouent l'apparition et le détachement des œuvres. On est loin encore d'avoir développé toutes les conséquences de ce déplacement de l'intérêt critique vers l'écriture et vers les modalités de l'invention esthétique. Mais la lec­ture des dossiers d'œuvres, la cartographie en cours des territoires où se sont formulés des textes, des structures esthétiques, des formes d'art, nous fournit une sorte d'accès (parmi d'autres) à l'espace problématique où se concerte la possibilité de créer des œuvres qui seront à la fois neuves et recevables, au réseau de questions qui là se posent en décisions, en gestes, en prévision active. Les dossiers d'œuvres nous renvoient, loin en avant d'eux-mêmes, vers l'univers de la virtualité esthétique.

1  Dans « Ce qu'il m'a dit », extrait de Paul Cézanne de Joachim Gasquet dans Conversations avec Cézanne, Macula, 1978.

2  Ingeborg Bachmann, Leçons de Francfort, Problèmes de poésie contemporaine, traduit de l'allemand par Elfie Poulain, Actes Sud, 1986, p. 143-144.

3  Paul Valéry, Cahiers, II, édition établie par N. Celeyrette-Pietri et J. Robinson-Valéry, Gallimard, 1988, p. 990.

4  Paul Valéry, Œuvres t. II, Pléiade, Gallimard, 1960, p. 673. Sur les figures de l'auteur et de l'écriture chez Valéry, voir Jean-Michel Rey, Paul Valéry, l'aventure d'une œuvre, Seuil, « La Librairie du XXe siècle », 1991. La conception développée par Balzac de la création comme paternité a une complexité qu'il serait intéressant de comparer avec cette version « moderne » de Valéry.

5  Ingeborg Bachmann, Leçons de Francfort, Problèmes de poésie contemporaine, traduit de l'allemand par Elfie Poulain, Actes Sud, 1986, p. 142-143.

6  Voir en particulier la lettre à Maurice Nadeau du 7 juillet 1969 (publiée dans Je suis né, Seuil, 1990), dans laquelle Perec donne la teneur de trois grands projets qui seront diversement réalisés, Premiers travaux relatifs à un projet général de Production Automatique de Littérature Française, L'Arbre, Histoire d'Esther et de sa famille, L'Âge, et décrit le projet d'un « roman d'aventures », qui sera W.

7  Repris dans Georges Perec, Penser/Classer, Seuil, « La Librairie du XXe siècle », 1985, p. 9-14.  

8  À propos de l’invention dans l’ordre de la pensée, voir Judith Schlanger, l’Invention intellectuelle, Fayard, 1983.

9  Victor Hugo, Dieu (fragments), éd. Journet et Robert, Flammarion, 1969, t.I, p.78-79

10  Victor Hugo, Dieu (Le Seuil du gouffre), éd. Journet et Robert, Nizet, 1961,  p.110-111

11  Joan Miró, Carnets catalans, présentés par Gaëtan Picon, traduits par Edmond Raillard, Éditions Albert Skira, 1976, t. n, p. 74.

12 Gaëtan Picon commente ce moment dans sa présentation, ibid., t. I, p. 126.

13  Gaëtan Picon commente ce « saut », à propos de « la Sauterelle », tableau de 1924, dans les Carnets catalans, ouv. cité, t. 1, p. 78.

14  Sur la double logique du projet et de la rétroaction, voir ici même l'article de Daniel Ferrer, « La toque de Clementis, rétroaction et rémanence dans les processus génétiques ».

15  Voir ici même l'article de H. Mitterand, « Le méta-texte génétique dans les Ébauches de Zola ».

16  Voir Jacques Neefs, « L'Écriture du scénarique », dans Mimesis et Sémiosis, Littérature et représentation, sous la direction de Philippe Hamon et Jean-Pierre Leduc-Adine, Nathan, 1992.

17  Proust, La Recherche du temps perdu, Le Temps retrouvé, « Esquisse x », édition Jean-Yves Tadié, La Pléiade, Gallimard, 1989, t. IV, p. 775. Voir ici même l'article de A. Herschberg Pierrot, « Les notes de Proust ».