Un procédé conventionnel de l’hommage consiste, ou consistait, à comparer le critique à l’écrivain, à élever « l’œuvre » critique au rang de l’œuvre littéraire. Le compliment est souvent aussi éphémère que superficiel. Une exception est le texte de Paul de Man : « The Literary Self as Origin : The Work of Georges Poulet »1, qui approfondit considérablement cette forme d’hommage. Plusieurs facteurs sont en jeu dans ce cas précis : la qualité de l’écriture et l’expérience de pensée du critique, la notion d’identification et l’œuvre de Marcel Proust. La comparaison entre le critique et l’écrivain prend un tour particulier du fait que Georges Poulet a connu dans sa jeunesse une période d’hésitation, ou d’indétermination, entre les deux carrières. Paul de Man ne l’ignorait pas, bien que les textes de cette période eussent paru sous un pseudonyme : Georges Thialet2.

Un début dans la vie

La première mention de Proust sous la plume de Georges Poulet date de « novembre-décembre 1922 », dans le deuxième numéro de la revue Créer qu’il a fondée, à Liège, avec son ancien camarade de collège, Robert Denoël3. C’est une notice nécrologique non signée4, écrite et publiée dans les jours qui ont suivi le décès de Proust. La lucidité et la précocité de ce texte rare, de la part d’un jeune homme de vingt ans, méritent qu’on le cite intégralement :

Il avait exprimé les grands sentiments et les petites sensations un peu aigres, ces moments indéfinissables où l'on est malade, inerte et pourtant lucide ; il avait fait vivre dans ses types d'aristocrates et de grands bourgeois, les grands bourgeois et les aristocrates, mais mieux encore, tout ce que le respect humain arrête sur les lèvres et tout ce qui fait qu'un homme n'est pas seulement un nom, mais qu'il souffre et désire ; dans les phrases savantes d'une syntaxe infaillible, on le sentait vibrer en chair et en esprit ; et ce tressaillement était si continu, si douloureux, si ample qu'il résonnait encore longtemps, comme du cristal qu'une lame de couteau aurait heurté.

Pourquoi citer Balzac, Stendhal ou Flaubert en parlant de lui ? Il est leur pair mais il est autre. À la recherche du temps perdu, il a parcouru des contrées qui n'étaient pas nouvelles, mais telles étaient sa vigueur et sa grâce qu'elles lui permirent de voir mieux et plus profondément. Toujours capricieux, d'une clairvoyance morbide, il s'est amusé, à ce jeu dangereux qui ne consiste à réagir contre les idées et les sentiments que par des idées et des sentiments plus aigus : intelligence et sensibilité qui se dévorent l'une l'autre, mais où il y a équilibre dans le déséquilibre...

Marcel Proust est mort. Il laisse une œuvre mesurée, riche et profonde ; il laisse en nos cœurs bien plus qu'un souvenir, en nos esprits bien plus qu'une influence5.

Georges Poulet reconnaît tout à la fois chez Proust la force des sensations et le pouvoir de la conscience, le sentiment humaniste et la qualité de la langue, la richesse et la mesure de l’œuvre. Il s’attache à la singularité de l’écrivain tout en le mettant sur un pied d’égalité avec les grands romanciers du xixe siècle. Il fait preuve lui-même d’un goût pour la métaphore. On devine en lui un admirateur de la Nouvelle Revue française et de Proust, qu’il a probablement découverts au sortir du lycée, et de la guerre, en 1919, au moment de la publication d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs, de Pastiches et mélanges et de la réédition de Du côté de chez Swann. Le tout premier texte, signé Georges Thialet, intitulé « Premières lectures », a paru quelques mois auparavant dans le premier numéro de la revue. Il évoque l’univers de l’enfance comme Proust dans « Journées de lecture » (qui figure dans Pastiches et mélanges). Le texte de Georges Poulet commence ainsi :

Au grenier dans une grande garde-robe s'entassaient les livres d'enfant. Ma mère les avait rangés sur une planche, juste en-dessous des pots de confiture. Groseille, framboise, abricots, et les fraises si transparentes dans les pots roses que recouvrait du papier trempé dans le genièvre, je les vois, rangés par ordre de grandeur, les bocaux de marmelade écrasant de leur masse les minuscules gelées aux pommes6.

La mémoire sensorielle, la figure maternelle, le sentiment d’un refuge ou d’un paradis perdu ont sans doute joué un rôle important dans le déclenchement d’un processus d’identification, qui fut d’abord celui d’un lecteur, et d’un lecteur tourné vers la création littéraire. Entre 1924 et 1927, une vingtaine de comptes rendus paraissent sous le nom de Georges Thialet dans une revue plus importante, Sélection (Bruxelles), à commencer par un compte rendu de La Prisonnière7. On remarque également parmi ces textes une étude importante consacrée au Bergsonisme d’Albert Thibaudet8, qui manifeste les préoccupations philosophiques de l’auteur et qui lui permettra de distinguer fermement la pensée de Proust de celle de Bergson.

Les aspirations contraires de Georges Poulet se manifestent avec le plus de force en 1927, l’année de ses vingt-cinq ans. La même année, il publie un roman, soutient une thèse de doctorat et abandonne définitivement la création littéraire en partant pour l’Écosse où il embrasse le métier de professeur. La thèse, manuscrite, inédite, soutenue en juillet 1927, est intitulée : « Des relations entre les personnages dans le roman balzacien » – où l’on devine le procédé romanesque du retour des personnages cher à Proust. La Poule aux œufs d’or, signé Georges Thialet est publié à Paris par Émile-Paul frères9 dans une collection dirigée par Edmond Jaloux. Roman d’avant-garde, ce livre raconte une histoire d’amour – pour autant qu’on puisse suivre le fil d’une histoire – où alternent la conjugalité, la mondanité et le sentiment intime, la sensibilité brute et la pensée abstraite. Les échos proustiens sont puissants, notamment dans le thème de la jalousie et dans un incipit marqué par le réveil du héros – au terme d’un rêve à l’écriture surréaliste. Mais les reconnaissances littéraires sont plurielles, à commencer par Amiel, qui figure en exergue du livre et qui lui donne son titre10. Des citations de Goethe et Aragon, Casanova et Breton, Strindberg et Rimbaud, ornent successivement l’exergue des trois parties.

La citation, une expérience de pensée

La publication d’Études sur le temps humain aux Presses universitaires d’Édimbourg en 1949, puis chez Plon en 1950, marque le grand retour de Georges Poulet sur la scène littéraire et philosophique, cette fois en tant que critique universitaire confirmé11. Le chapitre consacré à Proust est le dernier des dix-huit chapitres monographiques qui composent cet épais volume de plus de quatre cents pages. Une introduction générale, très dense, présente l’évolution de l’idée de temps, du Moyen âge au xxe siècle, au moyen de références et de citations empruntées à des auteurs connus ou méconnus, tous sur le même plan. Ce sont les citations et les références caractéristiques d’une époque et d’une conception du temps qui sont mises en avant, tandis que les dix-huit chapitres approfondissent la vision singulière d’un auteur, sa conception du temps particulière. L’introduction parcourt toute l’échelle historique qui sera détaillée dans les différents chapitres, et même une échelle plus longue, puisqu’elle remonte jusqu’au Moyen âge, tandis que le premier chapitre est consacré à Montaigne.

On est frappé par l’absence de conclusion12. Or, si on lit attentivement la fin du chapitre sur Proust, on s’aperçoit qu’elle contient une conclusion générale. Citons le début du dernier paragraphe du livre, qui commence par l’expression « caisse de résonance ». Cette expression empruntée à la préface de La Bible d’Amiens – reprise elle aussi dans Pastiches et mélanges, qui constitue donc une référence importante pour Georges Poulet – est appliquée ici au roman de Proust lui-même : « Caisse de résonance où ne se distinguent pas seulement les temps d’une existence individuelle et les traits intemporels d’un génie particulier ; mais où rétrospectivement, se retrouvent aussi tous les temps de la pensée française jusqu’à ses origines13[…]. » S’en suit un mouvement régressif, un retour en arrière, depuis Valéry jusqu’aux théologiens du Moyen âge, où Georges Poulet montre que l’œuvre de Proust récapitule toute les conceptions du temps. Et voici la dernière phrase du livre : « Ainsi l’œuvre proustienne apparaît comme une vue rétrospective de toute la pensée française sur le temps, déployant dans le temps, comme l’église de Combray, son vaisseau14. »

Le chapitre « Proust » occupe donc une place tout à fait particulière dans Études sur le temps humain. Mais il faut le lire aussi en lui-même. Il est composé de quatre parties, chacune précédée d’un chiffre romain : I, II, III, IV. Georges Poulet procède presque toujours de la même façon : les chiffres successifs indiquent les différents « moments » d’une chronologie idéale construite par le critique, qui correspond selon lui à l’expérience singulière du temps de l’écrivain en question.

Le « point de départ » – pour reprendre une expression qui servira de titre au troisième volume d’Études sur le temps humain – est le moment du réveil : moment malheureux, perte de l’identité, sentiment de l’existence privée d’essence, « chute » au sens métaphysique et théologique. On lit dans la correspondance avec Marcel Raymond : « La chute est le vrai point de départ de toute pensée humaine15 ». Le deuxième moment est celui de la « résurrection » du moi qui suit le réveil : instant de « grâce », pour continuer avec le vocabulaire chrétien que Georges Poulet emploie volontiers. Ce moment correspond au monde de l’enfance, de la croyance, du désir et à la réminiscence de la madeleine. La troisième étape concerne le prolongement donné à ces instants de grâce. Il correspond à un approfondissement de la sensation, et donc, pour le critique, à la théorie proustienne de la sensation. Si le concept dominant de la première partie du texte est l’existence, et celui de la deuxième partie, la grâce, celui de la troisième partie est la « création continuée » : les moments de bonheur du héros-narrateur retombent dans le néant si celui-ci ne les prolonge pas par un acte de la pensée, un acte créateur, ou plutôt recréateur. Il effectue ainsi « une sorte de création continuée de soi-même par soi-même16 ». C’est un acte de recréation intérieure de l’objet sensible, qui aboutit à la création littéraire, notamment par l’intermédiaire du processus métaphorique. Le quatrième et dernier moment est celui de la victoire sur l’espace et le temps, du rejet de la continuité comme une illusion, de la distinction entre temps proustien et durée bergsonienne et de l’évocation du « temps retrouvé » comme temps transcendant, totalité spatiale, quatrième dimension. Finalement, Georges Poulet définit le roman proustien comme un roman « sans durée », c’est-à-dire sans continuité, sans conscience d’une continuité – distinction importante, où l’on peut voir peut-être également une justification de la forme du texte critique, marqué par la division en sections (I, II, III, IV) et par la discontinuité énonciative introduite par les citations.

Dans toute l’œuvre de Georges Poulet, il y a un travail de la citation très important. D’une certaine manière, les citations sont presque aussi importantes que le contenu des analyses. Elles sont assez fréquentes et assez longues eu égard à la relative brièveté de chaque étude. Les plus longues sont détachées du corps du texte, certains mots sont en italique : rien que de très normal dans un texte universitaire, même si on remarque une haute fréquence de ces différents éléments – citation, longueur, soulignement – qui donne une intensité particulière à cette pratique. On remarque aussi une certaine originalité : la citation, sans être en épigraphe, peut occuper la première place du texte. C’est le cas de la citation de « Combray » en tête de la section I du chapitre « Proust » :

Et quand je m’éveillais au milieu de la nuit, comme j’ignorais où je me trouvais, je ne savais même pas au premier instant qui j’étais ; j’avais seulement dans sa simplicité première le sentiment de l’existence comme il peut frémir au fond d’un animal ; j’étais plus dénué que l’homme des cavernes17.

Georges Poulet recherche une certaine perfection. Chaque texte est un tout qui tend à reproduire l’expérience temporelle et spirituelle de l’écrivain. C’est le résultat d’un travail qui permet d’accéder à cette expérience et qui s’efface devant elle. Comme l’explique Jean Starobinski, les travaux de Georges Poulet « n’exposaient pas les préliminaires, mais plutôt les termes d’une recherche, avec ce qu’une réflexion en fin de parcours comporte toujours de risqué18 ». L’examen des quatre dossiers « Proust » conservés dans les archives Georges Poulet à Berne19 permet d’entrevoir ces « préliminaires ». Les dossiers sont composés dans une très large proportion de listes de citations – les plus anciennes manuscrites, les autres tapées à la machine. Elles sont bien plus nombreuses encore que celles que l’on retrouve dans les textes publiés. Le travail préparatoire consiste donc à amasser un très grand nombre de citations – ce qui suppose un premier travail de lecture, de sélection, de prélèvement sur le texte étudié, et donc déjà, en un sens, un travail d’interprétation – puis à transcrire ces citations en les classant et enfin à les relire, en les accompagnant d’un codage – numéros, traits de couleurs, etc.20 – qui permettra de les utiliser au moment de la rédaction. Cette dernière étape constitue un travail supplémentaire de sélection et d’interprétation, qui nous rapproche du texte critique, du résultat.

Il ne s’agit pas simplement de classer et de choisir, de s’y retrouver parmi des notes de lecture. Ces citations aident le critique à recréer plusieurs fois sa lecture, à revivre en lui-même l’expérience intérieure de l’écrivain – qui est le véritable objet de son travail –, et enfin à reconstituer progressivement cette expérience, dans son déroulement temporel idéal, en allant à l’essentiel, en introduisant une discontinuité, des intervalles, entre les différents « moments ». La majeure partie de l’opération est purement mentale. Les citations accumulées sont les traces matérielles de cette expérience. Les chiffres romains qui étoilent certaines citations conservées dans les archives, et qui signalent une répartition de leurs fragments dans différentes sections du texte publié, attribuent à des « moments » différents ce qui, chez l’écrivain, se présente comme une expérience unique, continue : opération critique, analytique, mais peut-être aussi répétition épurée de l’expérience littéraire, qui élève le critique au rang de l’écrivain. Seule compte l’expérience intérieure aux yeux de Georges Poulet21. Le texte consacré à Joubert dans La Distance intérieure montre toute l’importance que le critique accorde aux intervalles, aux silences, à la succession des pensées22. Peut-être a-t-il découvert, ou reconnu, chez cet auteur son propre mode de pensée, ce qui expliquerait cette tendance à introduire une discontinuité, voire un espacement dans l’expérience des écrivains qu’il étudiait. Les listes de citations sont une « caisse de résonance » qui lui permet de reproduire l’expérience en question et de la décomposer en une série de « moments » détachés les uns des autres.

Georges Poulet a parfaitement réfléchi sa propre activité critique, dans La Conscience critique, comme un processus d’identification. Mais il a laissé dans l’ombre ce procédé artificiel et trivial en apparence, mais très singulier dans l’usage qu’il en fait : la citation.

Palinodie et récapitulation

De La Distance intérieure (Études sur le temps humain II, 1952) au Point de départ (Études sur le temps humain III, 1964), en passant par Les Métamorphoses du cercle (1961), Georges Poulet publie une série de textes qui prolongent le volume de 1949. D’une part, il applique la même démarche à d’autres auteurs, étrangers ou contemporains. Il rappelle d’ailleurs l’expérience initiale de « Combray » telle qu’il l’a décrite dans Études sur le temps humain, « le moment d’angoisse initial » et la citation sur « l’homme des cavernes », dans l’introduction du Point de départ23. D’autre part, il explore la seconde catégorie fondamentale de l’intuition selon Kant : après le temps, l’espace. C’est ce qu’indiquent les titres mêmes de ses livres : La Distance intérieure, Les Métamorphoses du cercle et L’Espace proustien. Du reste, il avait déjà abordé cette dimension dans la section IV du chapitre « Proust » d’Études sur le temps humain, à propos du temps comme quatrième dimension de l’expérience sensible.

Parallèlement à sa participation au colloque de Cerisy de 1962, organisé par Georges Cattaui et Philip Kolb, Georges Poulet se lance dans la rédaction d’un essai sur Proust plus long que les textes qu’il a l’habitude d’écrire, ce dont il s’étonne lui-même dans une lettre à Marcel Raymond, qui l’en félicite24. Le livre qui en résulte est composé d’une deuxième partie complémentaire sur Bergson et sera augmenté d’un chapitre sur « Proust et la répétition »25. Georges Poulet reprend encore une fois la citation sur « l’homme des cavernes » pour montrer que la perte d’identité initiale est une perte de repère dans le temps, mais aussi dans l’espace26. La question de l’espace ne se pose donc pas seulement à la fin de l’expérience proustienne, où le temps devient une quatrième dimension, mais dès le début du roman. Georges Poulet passe en revue les différentes manifestations de l’espace, en insistant sur la juxtaposition et la discontinuité.

La correspondance avec Marcel Raymond permet de connaître les circonstances dans lesquelles s’est déroulée une journée d’études intitulée « Les visages de la critique depuis 1920 », organisée par l’Association internationale des études françaises en 1963. Invité à exposer sa conception de la critique, Georges Poulet présenta un exposé sur la « conscience critique », de Rivière à Blanchot27. Cette contribution, ainsi que les efforts de Georges Poulet pour définir l’« École de Genève » et la « Nouvelle critique »28, l’amenèrent à diriger le colloque de Cerisy de 1966, intitulé « Les tendances actuelles de la critique », qui sera publié sous le titre Les Chemins actuels de la critique (1967). En introduction du colloque, Georges Poulet donne une communication sur « la critique d’identification », qui reprend en fait sa communication de 1963, à laquelle s’ajoutent des pages sur Proust écrites pour la soutenance de thèse de René de Chantal (1960)29. Georges Poulet y désigne Proust comme le fondateur de la critique thématique et il écrit : « critiquer, c’est se souvenir », en référence à l’idée de « mémoire improvisée » que le critique doit fournir au lecteur, selon Proust, dans la préface de La Bible d’Amiens30. Ce cheminement patient aboutit à La Conscience critique (1971).

Il faut insister sur l’importance de Contre Sainte-Beuve pour ce texte et pour l’ensemble du livre. Par sa connaissance de Sainte-Beuve et de la pensée du xixe siècle, on aurait pu s’attendre de la part de Georges Poulet à une réhabilitation de l’auteur des Lundis. Or, l’introduction du livre est violemment polémique à l’égard de Sainte-Beuve31. Les citations de Sainte-Beuve, même les plus proches en apparence de la démarche critique de Georges Poulet lui-même, sont interprétées dans un sens opposé, comme une fausse identification avec l’écrivain. Loin de relativiser la critique de Proust à l’égard de Sainte-Beuve, Georges Poulet répète son geste « contre Sainte-Beuve ». Il fait un portrait à charge, un blâme qui ne recule pas devant le vocabulaire moral pour condamner la critique beuvienne comme un adultère permanent, une relation mensongère et coupable entre le critique et l’écrivain.

Entre-temps, un nouveau texte sur Proust voit le jour : le chapitre XIII de Mesure de l’instant (Études sur le temps humain IV, 1968), intitulé « Marcel Proust ». Ce n’est peut-être pas un hasard si le prénom de l’écrivain apparaît dans ce titre, comme le signe d’un intérêt pour la pensée personnelle de l’écrivain, au-delà – ou en-deçà – de la fiction. Comme dans la préface à René de Chantal et l’introduction du colloque de Cerisy, Georges Poulet s’intéresse beaucoup plus aux écrits de Proust antérieurs à la Recherche qu’à la Recherche elle-même. La longue citation introductive, si importante comme on l’a vu dans la démarche du critique, n’est pas de « Combray » mais de Jean Santeuil : « Pour une famille vraiment vivante […], avoir un jardin est une douce chose. […] L’enfant rêve à ses projets d’avenir32 […] ». Cette citation est le point de départ d’un retournement total par rapport au premier volume d’Études sur le temps humain. Elle introduit une véritable palinodie de la part de Georges Poulet. Alors que dans le texte de 1949, il relevait chez Proust tous les indices d’un mouvement vers le passé, ici, il relève tous les éléments d’une tension vers l’avenir. Ces deux mouvements sont présentés comme « les deux versants d’une même manière de sentir33 », mais la découverte des écrits de jeunesse de Proust permet d’identifier la tension vers le futur comme le véritable « instant premier ». Le début de la Recherche est réinterprété lui-même comme le récit d’une « existence qui par l’espoir va vers l’avenir34 ». Certaines formulations et de longues citations laissent penser que Georges Poulet a découvert Jean Santeuil avec un véritable enthousiasme, que cette lecture a modifié sa compréhension de l’œuvre de Proust et qu’elle s’est substituée à « Combray » comme élément déterminant pour définir l’expérience proustienne du temps. L’angoisse initiale du dormeur éveillé ne fait plus l’objet d’aucune citation, elle est évoquée de manière très condensée, sa négativité est en quelque sorte niée au profit d’une réalité positive, identifiée au monde de l’enfance. Tout ce chapitre d’Études sur le temps humain IV est une sorte de développement de la section II du texte de 1949 consacrée à « l’âge des croyances », à l’enfance, à l’espoir, au désir. De même, toute une série de citations est introduite qui représente l’équivalent spatial de la prospection temporelle. On retrouve ces citations, et bien d’autres encore qui ne sont pas reprises dans le texte publié, dans les listes de citations des archives Georges Poulet sous la catégorie « Devant », qui exprime à la fois une position spatiale et une tension temporelle vers le futur35.

La dernière étape de notre parcours est le chapitre « Proust » qui figure dans le deuxième volume de La Pensée indéterminée – somme testamentaire en trois volumes publiée entre 1985 et 199036. Contrairement aux écrits antérieurs de Georges Poulet, les citations ne figurent pas en tête des chapitres, ni même majoritairement dans le corps des textes, mais elles sont rassemblées dans une rubrique indépendante à la fin de chacun. Dans la liste de citations de Proust, en première position, on retrouve une dernière fois la phrase de « Combray » sur « l’homme des cavernes ». Le chapitre « Proust » est une récapitulation, en trois sections numérotées de I à III, des deux textes sur Proust des Études sur le temps humain, celui de 1949 et celui de 1968, entre lesquels prend place une synthèse de L’Espace proustien. Les chiffres romains ne renvoient plus au « moments » de l’expérience proustienne, mais à celle du critique lui-même et à l’évolution de sa pensée.

Mais comment la présence de deux interprétations contradictoires, basées sur des citations différentes, est-elle possible dans le même texte ? Dès 1969, au lendemain de la parution de Mesure de l’instant, Paul de Man avançait la réponse suivante :

Ainsi, l’étude sur Marcel Proust de 1968 a-t-elle exactement la construction inverse de celle de 1949. À l’orientation vers le passé se substitue une orientation tout aussi passionnée vers le futur qui va, à son tour, connaître ses déboires, ses stratégies et ses tentatives de solution. Mais ce qui empêche ces deux études radicalement inversées d’être contradictoires, c’est que leur signification ne réside pas dans les conclusions qui établiraient des valeurs ou des certitudes, mais dans le mouvement, alternatif ou pivotant, des polarités qu’elles contiennent. L’affirmation d’une durée prospective est certes, en elle-même une vérité importante, mais elle compte moins par son contenu que parce qu’elle représente un nouveau moment de passage permettant de poursuivre le récit de l’éternelle aventure littéraire37.

Paul de Man reconnaît dans le mouvement d’un pôle à l’autre de l’expérience proustienne la spécificité du langage littéraire lancé à la poursuite d’une vérité complexe. Le langage critique de Georges Poulet finit par épouser en ce sens le langage littéraire de Proust. Le dévoilement de la vérité comme expérience de mémoire et comme négation de l’oubli peut se lire finalement dans le pseudonyme que le critique-écrivain s’était choisi à ses débuts : THIALET, ALETH[E]IA.

1  Sixième chapitre de Blindness and Insight. Essays in the Rhetoric of Contemporary Criticism, Minneapolis, The University of Minnesota Press, « Theory and History of Literature » no 7, 1971, deuxième édition, révisée, 1983, p. 79-101. D’abord publié sous le titre « Vérité et méthode dans l’œuvre de Georges Poulet », Critique, no 266, juillet 1969, p. 608-623. Voir Pierre Grotzer, « Paul de Man lecteur de Georges Poulet », Colloquium helveticum, no 11-12, 1990, p. 193-204.

2  À notre conaissance, l’identité entre Poulet et Thialet fut révélée publiquement, mais non moins discrètement, par une note de Blindness and Insight, op. cit., p. 85, n. 4.

3  Voir Henry Thyssens, « Robert Denoël, éditeur », http://www.thyssens.com/ ; consulté le 15 septembre 2012.

4  Conservée dans les archives Georges Poulet des Archives Littéraires Suisses (A. L. S.) sous la cote D-3-1, avec les textes signés « Georges Thialet » publiés avant 1938. Mme Stéphanie Cudré-Mauroux, conservatrice aux A. L. S., a eu l’extrême amabilité de nous accueillir et de nous guider dans cette enquête.

5  Georges Poulet [non signé], « Marcel Proust », Créer,no 4, nov.-déc. 1922, p. 124. 

6  Georges Thialet [Georges Poulet], « Premières lectures », Créer, no 2, juillet-août, 1922, p. 27-29.

7  Id., « À propos de La Prisonnière de Marcel Proust », Sélection, no 5, mars 1924, p. 497-501.

8  Id., « À propos du Bergsonisme [Trente ans de pensée française, vol. III : Le Bergsonisme, par Albert Thibaudet] », Sélection, no 6, avril 1924, p. 65-75.

9  Éditeur d’Alain-Fournier, Barrès, J.- É. Blanche, Giraudoux, Mauriac, Rilke etc. Le roman de Georges Poulet fera l’objet d’une note de lecture dans la NRF.

10  Georges Thialet [Georges Poulet], La Poule aux œufs d’or, Émile-Paul frères, « Collection Edmond Jaloux », 1927, [page de titre] : « … La poule aux œufs d’or devient inféconde dès qu’elle veut savoir pourquoi ses œufs sont d’or ».

11  Georges Poulet, Études sur le temps humain, Edinburgh, Edinburgh University Press, 1949 ; Plon, 1950. L’édition Plon sera notre édition de référence pour ce livre, ainsi que pour les trois volumes qui lui font suite. Voir la bibliographie établie par Pierre Grotzer : Marcel Raymond et Georges Poulet, Correspondance. 1950-1977, Librairie José Corti, 1981, p. 325-344. On compte une seule publication, un article sur Nerval, entre 1935 et 1949.

12  La parution de La Distance intérieure. Études sur le temps humain II (Plon, 1952) tend à masquer l’absence de conclusion puisque de facto, le livre de 1949 devient le premier volume d’une série, dont la conclusion est remise à plus tard. Mais Mesure de l’instant. Études sur le temps humain IV (Plon, 1968) ne contiendra pas davantage de conclusion, se terminant abruptement par un chapitre sur Julien Green.

13  Georges Poulet, « Proust », Études sur le temps humain, op. cit., p. 403.

14  Ibid., p. 404.

15  Correspondance, op. cit., p. 58.

16  Études sur le temps humain, op. cit., p. 381.

17  Id., p. 364 ; CS, I, p. 5.

18  Jean Starobinski, « Le rêve de Georges Poulet », Le Monde des livres, 21 août 1992, p. 10.

19  Dossiers conservés aux A. L. S. sous la cote A-1-82/1-4.

20  Voir Stéphanie Cudré-Mauroux, « Critiquer, c’est se souvenir », Œuvres et critiques, vol. XVIII, no 2, 2002, p. 105-124.

21  « […] les formes sont faites pour être sucées. Dès qu’on en a exprimé le jus, la vie, il faut jeter l’écorce. Surtout, il ne faut jamais, au grand jamais, s’arrêter aux formes. […] Comment retrouver la pensée qui animait (et dépassait) ces chefs-d’œuvre ? » (Correspondance, op. cit., p. 61-62).

22  La Distance intérieure. Études sur le temps humain II, Plon, 1952, chap. IV, p. 81-121.

23  Le Point de départ. Études sur le temps humain III, Plon, 1964, p. 20.

24  Marcel Raymond et Georges Poulet, Correspondance. 1950-1977, op. cit., p. 103-104.

25  L’Espace proustien, Gallimard, 1963 ; « Tel », 1982, p. 137-163.

26  Ibid., p. 12.

27  Correspondance, op. cit., p. 110-122.

28  Dans la préface donnée à Jean-Pierre Richard, Littérature et sensation, Seuil, « Pierres vives », 1954.

29  Georges Poulet, « Préface », in René de Chantal, Marcel Proust critique littéraire, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1967, vol. I, p. vii-xiii.

30  John Ruskin, La Bible d’Amiens, traduction, notes et préface par Marcel Proust, Mercure de France, 1904, p. 10.

31  La Conscience critique, José Corti, 1971, « Introduction », p. 9-14.

32  Mesure de l’instant. Études sur le temps humain IV, Plon, 1968, p. 303.

33  Ibid., p. 305.

34  Id.

35  Dans le dossier conservé aux A. L. S. sous la cote A-1-82/2.

36  La Pensée indéterminée II. Du romantisme au xxe siècle, P. U. F., « Écritures », 1987, p. 243-257. La première section du texte consacré à Kafka, dans le troisième volume, intitulée « De Proust à Kafka », mériterait un développement autonome (La Pensée indéterminée III. De Bergson à nos jours, P. U. F., « Écritures », 1990, p. 201-205.

37  Paul de Man, « Vérité et méthode dans l’œuvre de Georges Poulet », art. cité, p. 617.