« Les épreuves de Balzac sont plus instructives qu'au­cun exposé; et elles dévoilent ce qui les a précédées, le jeu de la création depuis la première ligne du manuscrit. L'écriture, la typographie disent à Balzac (son imagination ne le lui avait pas dit) qu'entre tels paragraphes, un événement s'est produit : béquets. Qu'il peut supprimer tel passage — et il connaît la vigueur de l'ellipse : suppression ».

André Malraux1

Passionnés par l'investigation de leur objet, les généticiens se sont, pour les XIXe et XXe siècles, offert des morceaux de choix. Stendhal, Flaubert, Hugo, Chateaubriand même, Proust, Valéry, Aragon, Ponge et Beckett, d'autres encore, ont permis aux études génétiques de définir leur démarche — ni théorie générale ni méthode globale —, leurs outils et leurs approches, et de préciser les questions qu'elles posent aux manuscrits littéraires afin de saisir les mécanismes de création au plus près de leur surgissement, dans leur précarité ou leur fulgurance, pour suivre les processus de formation de l'écriture dans les mouvements et les tracés qui aboutissent — le plus souvent — à un « texte » poli, lisse, publié.  

Curieusement — curieusement pour un balzacien du moins —, l'univers textuel de l'auteur de La Comédie humaine demeure aujourd'hui, malgré quelques travaux importants2, relativement absent de ce vaste domaine d'enquêtes et d'analyses. Honoré de Balzac mérite pourtant la plus grande attention, comme tout autre écrivain d'abord, puisque, par les comparaisons qu'elle établit à partir de la spécificité de chaque cas particulier, la génétique tente d'élaborer une typologie des pratiques et des formes de l'invention en mettant au jour leurs régularités et leurs contraintes (entre autres celles de la librairie et de la publication, particulièrement fortes chez Balzac). Ensuite, parce que cet oublié de la critique génétique a quelques lettres de noblesse. Le massif balzacien offre une richesse avant-textuelle d'une immense étendue, peut-être sans pareille, dont la légitimité esthétique n'a par ailleurs rien à envier à celle des manuscrits de Stendhal ou de Flaubert, ni, les dessins en moins, à ceux de Hugo. Enfin, comme le rappelait récemment Roger Pierrot avec un sens certain de l'à propos, parce qu'en histoire et en théorie littéraires, la métaphore biologique et génétique naît avec le siècle, dans le champ des études balzaciennes, en 19013. En réunissant l'ensemble conservé des albums, notes, scénarios, brouillons, manuscrits, copies au net, jeux d'épreuves, éditions corrigées, etc., le vicomte Spoelberch de Lovenjoul a, en quelque sorte, constitué l'avant-texte des œuvres de Balzac. Il a, en effet, déchiffré, classé, transcrit et interprété, inaugurant par ces quatre opérations, pour les spécialistes de l'œuvre de Balzac, une longue et féconde tradition d'analyses des manuscrits et d'éditions critiques, des œuvres achevées aussi bien que des écrits préparatoires. La publication, sous la direction de Pierre-Georges Castex4, de La Comédie humaine en est l'un des plus magnifiques points d'aboutissement, encore marqué cependant par une perspective téléologique davantage que par le souci d'une phénoménologie intrinsèque des manuscrits, perspective tributaire de l'étude et d'un relevé non exhaustif des variantes : le dernier état de l'œuvre, celui du « Furne corrigé », fait autorité et détermine les regards du lecteur et du critique. Il n'empêche. Les flaubertiens le reconnaîtront avec nous sans difficulté, l'auteur de La Comédie humaine fut incomparablement mieux servi par Spoelberch de Lovenjoul que Gustave Flaubert par sa nièce Caroline.

*

La critique génétique postule que, dans l'œuvre et ses manuscrits, les traces des possibles, niés, refoulés ou chassés, sont susceptibles d'éclairer, si ce n'est l'œuvre elle-même, du moins les opérations par lesquelles elle se gonfle, s'amplifie et se structure pour atteindre un état stable. Plusieurs praticiens surent le dire, très tôt, de Paul Valéry, « regard[ant] dans la blancheur de son papier une image troublée par le possible, et par le regret de tous les signes qui ne seront pas choisis5 », à Julien Gracq :

Les fantômes de livres successifs que l'imagination de l'auteur projetait à chaque moment en avant de sa plume, et qui changeaient, avec le gauchissement inévitable que le travail d'écrire imprime à chaque chapitre, tout comme une route sinueuse projette devant le voya­geur, au sein d'un paysage d'un caractère donné, une série de perspectives différentes, parfois très inattendues6.

« Signes qui ne seront pas choisis » ou « fantômes de livres successifs » : Balzac, on le sait, a rêvé beaucoup de projets d'œuvres, mais dès lors que l'on entreprend, à l'aune de La Comédie humaine, de mesurer la quantité d'écriture et la quantité de publié, force est de constater, chez lui, assez peu de pertes, assez peu d'ébauches abandonnées ou d'écritures inachevées. Quelques « jaillissements non captés » (Gracq), quelques énergies dépensées, quelques pertes de temps, mais guère de talent non restitué, de substance ou de pensée perdue : tout est destiné à la publication.

Cette génétique s'intéresse souvent à des micro-séquences textuelles y cherchant la mise en place d'une énonciation, la présence — ou l'absence — d'un narrateur ou d'une voix d'autorité, la tension entre cette voix et celles de ses sources, celle de la doxa, voire celle du discours social, scrutant les débuts de dramatisation, ou de fiction(nalisation), le statut de la parole des personnages et l'insertion du dialogue dans la trame narrative, analysant l'ébauche d'un contrat de lisibilité, le développement d'une conception de la narration, la pratique du documentaire7, la rivalité entre le geste de raconter et la volonté d'expliquer et de commenter.

Une approche macro-génétique ne s'attachera pas immédiatement à ces questions poétiques et théoriques, ni au mouvement qui lie le manuscrit au texte publié — il y a bien un moment où le manuscrit s'oriente vers le texte « définitif », et un rapport étroit, au moins quantitatif, de suppressions, d'ajouts, de maintiens, entre le texte « final » et les manuscrits. Son objet sera plutôt l'œuvre « dans son entier », la disposition de ses parties, sa structure, son organisation globale, ce par quoi le texte arrive à une existence stable. Elle cherche des prises sur des opérations complexes d'un autre ordre : le prélèvement et la réinsertion, la réécriture, le classement, la totalisation, les contraintes génériques rencontrées par l'œuvre in statu nascendi, et les manœuvres qu'elle déploie pour les résoudre ou les contourner. Pour cela, nécessairement, elle prend en compte le discours critique et préfaciel par lequel le romancier légitime et définit sa pratique du roman, qui n'est pas un discours de l'« après-faire», ni une parole postérieure, præ fatio placée devant, mais un discours toujours tenu sur l'œuvre à venir.

Aborder, de cette manière, La Femme de trente ans par sa genèse incomparablement complexe mais extrêmement documentée, c'est consentir à rouvrir le dossier d'une œuvre depuis longtemps reconnue comme exemplaire d'un certain mode de composition de Balzac8. Chez Balzac, on le sait bien, le typographique, l'imprimé, le publié relancent incessamment les processus de création, défient son écriture travaillée par le principe de l'addition, deviennent le support des gonflements du manuscrit. Ce ne sont pas eux — surtout pas eux — qui assurent au texte balzacien son existence stable, le texte publié ne signale jamais un état définitif. On trouvera dans la littérature passée quelques nobles exemples de telles réécritures en manuscrits de textes typographiés : que l'on songe à « l'exemplaire de Bordeaux » des Essais de Montaigne. Balzac cependant, pour la première fois, croyons-nous, dans l'histoire de la littérature, systématise cette pratique à laquelle il recourt pour chaque œuvre et à chaque réédition de chaque œuvre; elle devient technique de rédaction, et habitude de travail, pour une part imposée par la proximité des dates de rédaction et de publication (qu'elle autorise en retour). Le processus rédactionnel balzacien englobe donc la succession de ses éditions — cinq en librairie pour ce que nous lisons aujourd'hui sous le titre La Femme de trente ans, mais sept si l'on compte (il faut les compter) les publications en revue —, recrée ses manuscrits par la multiplication des éditions de travail : « J'ai corrigé l'édition qui sert de manuscrit », écrit-il à sa correspondante, en décembre 1842, trois semaines après la publication de La Femme de trente ans dans le troisième volume de La Comédie humaine9.

Ces phases alternées d'écriture et de relecture, ces mouvements de réécriture et cette infinie reprise de l'œuvre rythment autrement les séquences de la création (publication / invention), renversent la successivité habituelle des états du texte (imprimé / manuscrit) et réduisent l'écart entre littérature manuscrite et littérature typographique. Constamment ouverts, ils ne peuvent être interrompus que par la mort de l'écrivain, ou son désintérêt, ou son manque de temps; ainsi : « Entraîné par la rapidité de l'impression, j'ai maintenu une œuvre indigne de cette œuvre (Le Capitaine parisien dans Les Deux Rencontres), qui est à remplacer en entier, à remplacer par autre chose, je l'ai vu. Mais il fallait paraître, et je n'ai pas eu le temps de refaire ce mélodrame indigne de moi10 ». Le résultat de cette activité peut aller de la simple révision à la modification (abrègement, augmentation) des parties, de la relecture au remaniement ambitieux, du modeste toilettage à la refonte totale. Il peut demeurer, et dans La Femme de trente ans demeurent des états irréconciliables, différents :

Plus cette reprise est proche du moment de la création de l'œuvre, plus elle lui est organiquement liée, plus la modification du système répond au projet artistique fondamental. Mais plus l'auteur s'éloigne de son œuvre, plus il est fréquent que la modification du système se réduise à un placage d'éléments de son nouveau style sur le fonds du style organique ancien devenu étranger11.

Balzac revoit toujours son texte sur la dernière édition, ou sur l'édition immédiatement antécédente, et dans le cas d'une édition originale en librairie, sur les articles de revue ou les feuilletons du journal. De ce point de vue, les états « authentiques » se suivent de manière ininterrompue. C'est que, dans l'atelier balzacien, les textes imprimés, publiés, possédant leur propre autonomie esthétique, servent d'avant-textes à d'autres textes. Si l'on veut bien nous suivre.

Première strate temporelle, première couche de publications : l'année 1830, qui voit paraître trois articulets dans la presse périodique12; et premier mouvement, immédiatement lié au processus d'invention : pour l'une de ces publications, Balzac prélève, et publie séparément, un fragment d'une quinzaine de lignes qu'il tire d'un manuscrit abandonné, Les Deux Amis, projet romanesque qui ne quittera pas le « carton des embryons13 ».

Deuxième strate : janvier 1831-avril 1832, publications de quatre nouvelles en revue14. Deuxième mouvement, de réemploi : les trois articles parus séparément en 1830 sont mis à contribution dans l'une de ces nouvelles (Le Rendez-vous), de même qu'une anecdote publiée en revue par Balzac en 182715. Le réemploi est toujours une opération complexe qui se décompose en deux gestes : une récupération puis une insertion. Le romancier récupère un texte esthétiquement autonome — il ne prélève pas une partie dans une totalité — pour l'insérer en tant que partie dans un ensemble plus vaste, qui le dépasse et le déborde16.

Troisième niveau temporel, 1832, passage à la librairie : cinq nouvelles séparées paraissent dans les Scènes de la vie privée. Aux quatre parues en revue, le romancier ajoute un récit inédit (L'Expiation), et gonfle d'un épilogue intitulé « Enseignement » Les Deux Rencontres jugé trop bref. Il n'y a plus, ici, de prélèvements ni de réemplois, mais classement. Devant ses œuvres faites, l'écrivain se comporte comme un éditeur, aux marges ou dans les coulisses du livre, en retrait d'écriture : il ordonne les matières et classe ses textes dans un ordre qui n'est pas celui de leur publication ni celui de leur rédaction.

Quatrième strate, 1834. La dernière phase d'élaboration du roman connaît la répétition des mêmes gestes d'invention : ajout d'une nouvelle partie inédite (Souffrances inconnues, p. 111-133), et gonflement d'un des cinq récits déjà publiés (Le Doigt de Dieu est augmenté de « La vallée du torrent », p. 168-177). Elle marque surtout l'apparition d'une nouvelle opération, plus cruciale sans doute que les précédentes pour le devenir de l'œuvre : la totalisation des textes par leur « mise ensemble » sous un titre commun, méta-romanesque, justifié par une préface. Les rééditions qui suivront, jusqu'au « Furne corrigé » tenteront de polir l'œuvre, de métamorphoser le recueil des nouvelles en roman par diverses opérations de réécriture que nous n'examinons pas ici17, nous en tenant aux années d'invention, au lent travail d'engendrement, pour désigner les opérations de construction et d'élaboration qui lui sont inséparables : le prélèvement, le réemploi, le classement, la totalisation.

Les textes, ainsi réunis, gardent toujours la trace de leur venue sur le papier et de leur première publication. Ils conservent la mémoire de leur autonomie esthétique comme celle de leur fonction antérieure. Ils ne sont pas des éléments « purs », comme en rencontre la chimie des corps. Analysant La Femme de trente ans, la critique balzacienne s'est surtout intéressée aux effets des dysfonctionnements de la diégèse, aux incohérences psychologiques, aux fautes de raccord et aux hiatus, aux ruptures de ton et aux diversités d'inspiration, aux contradictions de la pensée de Balzac18. Cette perspective n'est pas la nôtre. La « mise ensemble » confère une autre existence aux six récits qui ne renvoient plus à un référent ni à un monde, mais à eux-mêmes et à leurs voisins, et aux « intentions de l'auteur19 ». Cette auto-référence de l'œuvre affirme une autre vérité, celle de la femme à chacun des âges de sa vie. La question à laquelle s'est attelé Balzac, « comment s'y prendre pour décrire une vie? », devient, aux yeux du généticien : « Comment toutes les femmes — du livre — deviennent-elles progressivement Julie d'Aiglemont? ». Car, en effet, seul le titre de la troisième partie (« A trente ans ») correspond au titre définitif du roman La Femme de trente ans, et Sainte-Beuve, contemporain attentif qui découvrait les œuvres de Balzac selon leur ordre d'apparition dans le temps, selon l'échelonnement des publications, l'avait bien vu, qui qualifiait cette troisième partie du roman de « chef-d'œuvre ». Une fois n'est pas coutume :

La théorie de la femme de trente ans [...] M. de Balzac en est l'inventeur, et c'est là une de ses découvertes les plus réelles dans l'ordre du roman intime. La clé de son immense succès était tout entière dans ce premier petit chef-d'œuvre. Les femmes lui passèrent ensuite bien des choses, et le crurent, en toute rencontre, sur parole, pour avoir, une première fois, si bien deviné20.

Incontestablement, un personnage central doté d'un prénom et d'un nom propre, un héros unique est un élément essentiel à la stabilité et la lisibilité romanesque21 — encore qu'il faille observer que c'est d'abord autour de l'identité du personnage de la fille, et non de la mère, que s'organise la composition romanesque22. Le romancier nimbe de mystère ses héroïnes, joue de l'incertitude des prénoms23, crée une femme de papier, une femme virtuelle dont la coïncidence et l'identité avec les autres femmes de Même histoire sont possibles, et peut-être espérées par le lecteur : Julie d'Aiglemont, retenue par la pensée de son enfant qui l'empêche de succomber à la passion amoureuse (Le Rendez-vous), Juliette de Vieumesnil, qui trouve le bonheur dans l'amour hors du mariage (La Femme de trente ans), l'héroïne anonyme du Doigt de Dieu, mère d'un « enfant du devoir » et d'un « enfant de l'amour », Madame de Verdun dont la liaison appartient au passé (Les Deux Rencontres), la marquise de Ballan, punie par sa fille qui prendra son demi-frère comme amant (L'Expiation). Dès la publication de 1832, par une note, l'éditeur prévient le lecteur qu'il pourrait bien être en face d'« un même personnage déguisé sous des noms différents, [d']une même vie saisie à son début, conduite à son dénouement » (p. 249). En 1834, le romancier élude cependant une telle lecture : « Plusieurs personnes ont demandé si l'héroïne du Rendez-vous, de La Femme de trente ans, du Doigt de Dieu, des Deux Rencontres et de L'Expiation n'était pas, sous divers noms, le même personnage. L'auteur n'a pu faire aucune réponse » (p. 251). Quelques années plus tard, dans Une fille d'Eve, qui est en quelque sorte le roman de l'autre Vandenesse, celui de Félix, qui réussira (à sauver) son mariage, Balzac livrera une clé : « Le cœur d'une femme de vingt-cinq ans n'est pas plus celui de la jeune fille de dix-huit, que celui de la femme de quarante n'est celui de la femme de trente ans. [...] Chaque âge crée une nouvelle femme » (Pl. II, p. 293).

De cette manière, qui n'en exclut point d'autre, se trouve résolue l'énigme qu'entretenait la préface de 1834 : « Le personnage qui traverse pour ainsi dire les six tableaux dont se compose Même histoire n'est pas une figure, c'est une pensée ». Sans doute, on l'a plusieurs fois signalé, cette « pensée », ce savoir sur la femme (dans toutes ses métamorphoses comme dans toutes ses incarnations, ni tout à fait une autre ni tout à fait la même, une femme unique se dissimule) — et ce succès de l'écrivain auprès des femmes, succès que raillait Sainte-Beuve — permet-il de reconnaître dans le romancier des Scènes de la vie privée et des Études de mœurs, l'auteur de la Physiologie du mariage24, le concepteur d'une théorie du comportement féminin dont témoigne un projet de recueil des années 1832-1833 s'intitulant justement Études de femmes25. Il y a plus.

L'année 1834, qui voit paraître Même histoire en septembre est, dans la genèse de la grande œuvre balzacienne, une année climatérique, le « moment » d'une importante maturation de la réflexion du romancier. Il envoie en octobre, à madame Hanska, une célèbre lettre-programme qui donne le sens général de son œuvre, qui en expose les dimensions (trois parties : les Études de mœurs, les Études philosophiques, les Études analytiques), qui en révèle le dessein (remonter des effets aux causes et des causes aux principes), qui en fixe le calendrier (achèvement en 1838)26. Au cours de ce même dernier trimestre de l'année 1834, Balzac entreprend d'appliquer systématiquement le procédé du retour des personnages (avec Le Père Goriot), et définit publiquement son projet, par la plume de Félix Davin, dans l'« Introduction » aux Études philosophiques, qui paraît en décembre27. Inspirée, rédigée sous les yeux de Balzac, puis corrigée par lui, elle donne à son tour le plan d'ensemble de l'œuvre, explique les travaux achevés, commente l'édification, commande le point de vue, calcule les charges, et précise que les étages des Études de mœurs au XIXe siècle correspondent aux âges de la vie humaine :

Ainsi, les Scènes de la vie privée, compositions pleines de fraîcheur, éclatantes de coloris et de jeunesse, sont appelées, quand ce livre sera complet, à figurer la vie humaine dans son réveil matinal, et croissant pour fleurir. [...] Les Scènes de la vie de province sont destinées à représenter cette phase de la vie humaine où les passions, les calculs et les idées prennent la place des sensations, des mouvements irréfléchis, des images acceptées comme des réalités. A vingt ans les sentiments se produisent généreux; à trente ans, déjà tout commence à se chiffrer, l'homme devient égoïste. [...] Dans les Scènes de la vie parisienne, les questions s'élargissent. L'existence y est peinte à grands traits; elle y arrive graduellement à l'âge qui touche à la décrépitude28.

Cette conception architecturale de l'œuvre, tout à la fois biologique et vitaliste, ne nous conduit pas à réexaminer le classement de La Femme de trente ans dans La Comédie humaine, qui fut toujours une Scène de la vie privée, ni à comparer la théorie et la pratique, à placer la pratique romanesque sous le feu de la théorie balzacienne, à situer les œuvres de La Comédie humaine en regard du discours critique que le romancier ou son porte-parole tient sur elles — il faudrait alors poser leur rapport en termes d'effectuation, de contrat, d'écart ou de retard. Nous n'en retiendrons que l'analogie qu'elle impose entre la superposition des étages de l'œuvre et la succession des âges de la vie : n'est-ce pas là le projet d'écriture qui présida à l'élaboration du complexe « Même histoire-La Femme de trente ans »? Chaque fragment de la totalité balzacienne présenterait un âge de la vie, comme, miroir ou mise en abîme de l'œuvre dans l'œuvre, chacune des parties de La Femme de trente ans.

Génériquement inclassable, La Femme de trente ans est un de ces textes privilégiés qui existent paradoxalement en dépit de La Comédie humaine tout en étant exemplaire de l'œuvre de Balzac, non pas comme métaphore composite d'une œuvre fragmentale, inachevée, inachevable ou fragmentaire, mais parce qu'il concentre en lui un état, ultérieurement abandonné, de la réflexion du romancier sur la composition romanesque, sur l'élaboration de l'œuvre, et sur la constitution du roman en œuvre. La structure de La Femme de trente ans, sa composition interne suit celle de l'œuvre globale, sa charpente est la ligne de force vers laquelle, à un moment particulier de la réflexion théorique et méta-romanesque de Balzac, ont convergé toutes les lignes de fuite de son écriture. Le roman de La Femme de trente ans est un avant-bec — il y en a d'autres — victime des variations du programme architectural de l'auteur.

Histoire des publications

Les chiffres entre crochets droits avant les titres des parties indiquent la succcession des textes à l'intérieur du « roman complet ». Cette mention permet de disinguer l'ordre des rédac­tions et l'ordre des publications. Les pages, qui renvoient à notre édition de référence, (« Livre de poche ») indiquent l'ampleur des fragments et des masses textuelles prélevées et réem­ployées.

I. 1830 : publication des premiers fragments

[1]Une vue de Touraine, La Silhouette, 11 février 1830 (p. 50-52).

[1]La Dernière Revue de Napoléon, La Caricature, 25 novembre 1830 (p. 37-46).

[1]Croquis, La Caricature, 25 novembre 1830 (p. 89-90).

II. 1831-1832: publications en revues

Elles ont toutes lieu entre janvier 1831 et avril 1832

[5]Les Deux Rencontres, Revue de Paris, 23 et 30 janvier 1831 (p. 177-229).

[4]Le Doigt de Dieu, Revue de Paris, 27 mars 1831 (p. 161-168).

[1]Le Rendez-vous,Revue des Deux Mondes, 15 septembre et 1er octobre 1831 (p. 35-109).

[3]La Femme de trente ans,Revue de Paris, 29 avril 1832 (p. 135-159).

Les trois articles parus séparément en 1830 sont réemployés dans Le Rendez-vous. Le texte des Deux Rencontres est divisé en deux parties : I. La Fascination; II. Le Capitaine pari­sien.

III. 1832 : Première publication en librairie

Le tome IV de la « seconde édition » des Scènes de la vie privée (Mame et Delaunay-Vallée, 4 vol. in-8; B.F. 26 mai 1832) contient cinq nouvelles précédées d'une « Note de l'édi­teur » inspirée par Balzac, mais signée « L. Mame-Delaunay » (elle sera supprimée dans les publications postérieures).

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Seul L'Expiation (p. 233-248) constitue un texte inédit. Les Deux Rencontres sont augmentés d'une partie inédite intitulée « Enseignement » (p. 229-232).

IV. 1834 : Deuxième publication en librairie

Au tome IV des Scènes de la vie privée, (B.F. 25 octobre 1834), quatrième volume de la série des Études de mœurs au XIXe siècle (1833-1837, 12 vol., Mme Charles-Béchet, puis Werdet). Ici a lieu le coup de force. Les cinq nouvelles de 1832 sont réunies sous un titre commun : Même histoire.

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L'ensemble est augmenté d'une préface, et d'une partie inédite, Souffrances inconnues : « Il se trouvait une trop forte lacune dans cette esquisse [Même histoire] entre Le Rendez-vous et La Femme de trente ans, l'auteur l'a comblé par un nouveau fragment intitulé Souffrances inconnues » (« Préface », p. 252). A propos de ce fragment, Balzac écrit à madame Hanska : « Vous lirez Souffrances inconnues, qui m'ont coûté 4 mois de travaux; elles ont 40 pages; je n'ai pas écrit deux phrases par jour. C'est un horrible cri, sans éclat de style, sans prétention au drame. [...] C'est à faire frémir tant cela est vrai. Jamais je n'ai été tant remué par une œuvre. C'est plus que La Grenadière, plus que La Femme abandonnée » (L.H.B. I, p. 188; 26 août 1834).

Le Doigt de Dieu est divisé en deux parties : la première s'intitule « La Bièvre », la seconde, inédite, « La Vallée du torrent » (p. 168-177). L'Expiation s'intitule Expiation.

V. Rééditions (1837-1842)

a) 1837

Insatisfait du texte de l'édition de 1834, Balzac, qui songe à une réécriture, et à une plus grande unification de l'œuvre, réclame en novembre 1835 à Laure Surville, sa sœur, de « belles idées à propos des Deux Rencontres, pour les souder encore un peu mieux aux chapitres précédents de Même histoire29». Le travail semble achevé en janvier 1836 («N[ous] réimprimons en ce moment le 4e volume des Scènes de la vie privée où j'ai fait de grands changements par rap­port au sens g[énéral] de Même histoire [...] il a fallu longtemps pour trouver ces derniers nœuds »; L.H.B. I, p. 291). La  publication a lieu au début de 1837, chez Werdet, sous le titre de 1832 : Scènes de la vie privée, vol. 4 (1 volume in-8 non enregistré à la B.F.). Le texte est amputé de la préface de 183430.

b) 1839

Réédition du texte de 1834 dans la 4e édition des Scènes de la vie privée (Charpentier, 2 vol. in-18; B.F. 5 octobre 1839)

c) 1842

Troisième réédition, dans le troisième volume de La Comédie humaine, dans les Études de mœurs, au tome III des Scènes de la vie privée (Furne, Dubochet et Cie, Hetzel, 1 vol. in-8, B.F. 19 novembre 1842). Première publication sous le titre de La Femme de trente ans : Julie d'Aiglemont est l'unique héroïne du roman.

V. Contrefaçons

Le Doigt de Dieu est reproduit en décembre 1832 dans le Nouveau Keepsake français. Souvenir de littérature contemporaine (Louis Janet, 1 vol. in-18, B.F. 15 décembre 1832).

Sous le titre « Une revue au carrousel en 1813 », un fragment du Rendez-vous est reproduit par Le Littérateur universel le 25 août 1836 (3e année, 6e livraison, p. 180-181), puis par Le Bon Ton. Journal des modes le 30 décembre de la même année (3e année, 78e livraison, p. 622-624)31.

1 . André Malraux : L'Homme précaire et la littérature, Gallimard, 1977, p. 178-179.

2 . Je songe à ceux de Madeleine Ambrière (« Balzac. Du réel à l'imaginaire, le document et ses métamorphoses », dans Romans d'archives, Presses Universitaires de Lille, 1987, p. 11-37), de Nicole Mozet (voir par exemple : « Balzac ou le texte toujours recommencé », dans Édition et manuscrits, Berne, Peter Lang, 1987, p. 32-44; « Pour une histoire des pratiques d'écriture : peut-on comparer les manuscrits de Balzac et ceux de George Sand? », dans Sur la gé­nétique textuelle, Amsterdam / Atlanta, Rodopi, 1990, p. 33-53) ou de Graham Falconer (« Où en sont les études gé­nétiques littéraires? », Texte (Toronto), n° 7, 1988, p. 266-286; « Genèse et spécialisation », dans Sur la génétique textuelle, op. cit., p. 187-205).

3 . Spoelberch de Lovenjoul : La Genèse d'un roman de Balzac. “Les Paysans”, Ollendorff, 1901. Le vicomte fut suivi par Albert Prioult : Balzac avant “La Comédie humaine” (1818-1829). Contribution à l'étude de la genèse de son œuvre, G. Courville, 1936.

4 . La Comédie humaine, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1976-1981, 12 volumes. Toutes nos réfé­rences à La Comédie humaine renvoient à cette édition, désignée par le signe « Pl. », à l'exception du texte de La Fem­me de trente ans, pour lequel nous utilisons l'édition procurée par Chantal Massol (Livre de poche, 1991, 282 p.).

5 . Paul Valéry : « Introduction à la méthode de Léonard de Vinci » [1895], dans Œuvres, tome I, « Biblio­thèque de la Pléiade », Gallimard, 1957, tome I, p. 1181.

6 . Julien Gracq, Lettrines, Corti, 1986 [1967], p. 30.

7 . Sur ce point, voir l'étude de Madeleine Ambrière citée note 2.

8 . Voir par exemple Michel van Schendel : « Analyse d'une “composition” », dans Le Roman de Balzac, Di­dier, 1980, p. 195-211.

9 . Lettres à madame Hanska, publiées par Roger Pierrot, « Bouquins », Laffont, 2 vol., 1990; tome I, p. 621 (désormais abrégé en L.H.B.). Voir encore, à propos de la préparation de l'édition de La Comédie humaine : « Dois-je espérer que ceci fera le manuscrit d'une édition définitive » (ibid., p. 670; 23 avril 1843).

10 . L.H.B. I, p. 648-649; 2 mars 1843.

11 . B. Tomachevski : Pisatel' i Kniga. Ocerk tekstologii, Priboj, Léningrad, 1928, p. 164; cité par Roger Laufer : Introduction à la textologie, Larousse, 1972, p. 23.

12 . Une vue de Touraine, La Silhouette, 11 février 1830 (non signé); La Dernière Revue de Napoléon, signé « Le Comte Alex. de B. », et un Croquis signé « Henri B. », dans La Caricature le 25 novembre 1830. Pour toutes les précisions, on se reportera à l'« histoire des publications » que nous proposons en annexe.

13 . L.H.B, I, p. 167. Le fragment prélevé (le Croquis du 25 novembre) fournira la description du château de Montcontour (p. 89-90). Deux autres fragments seront détachés du manuscrit des Deux Amis; l'un deviendra La Mort de ma tante (La Caricature, 16 décembre 1830), le second, [Le Gilet rouge], constituera l'une des douze « his­toires » de Une conversation entre onze heures et minuit (1832). Sur l'histoire (complexe) de ce manuscrit qui occupe une place capitale (à une date capitale : l'année 1830) dans la genèse du roman balzacien, on consultera les éditions procurées par Jean-A. Ducourneau (Œuvres complètes de Balzac, les Bibliophiles de l'Originale, tome XXV, 1973, p. 20-47 pour le texte, et p. 516-546 pour l'appareil critique) et par Nicole Mozet (Pl. XII, p. 655-702).

14 . Le Rendez-vous, La Femme de trente ans, Le Doigt de Dieu, Les Deux Rencontres, qui fournissent les pre­mière, troisième, quatrième et cinquième partie du roman que nous connaissons.

15 . Celle de Lord Grenville disssimulé dans le cabinet de toilette de Julie, les doigts « pris et écrasés dans la rainure » de la porte (p. 107). Elle est — autre réemploi — tirée de l'Album historique et anecdotique que Balzac rédi­gea, imprima et publia en 1827. Voir l'étude que Bruce Tolley a consacré à ce périodique qui n'eut que quatre numéros : « Balzac anecdotier », L'Année balzacienne 1967, p. 37-50. On trouve, dans La Comédie humaine, deux allusions à cet incident, qui eut pour acteur réel le marquis Arnail-François de Jaucourt, dans La Duchesse de Langeais (Pl. V, p. 1021) et dans Sarrasine (Pl. VI, p. 1045).

16 . L'examen du manuscrit du Rendez-vous (Lov. A 77) semble bien montrer cependant que ces articles (Une vue de Touraine et La Dernière Revue de Napoléon) sont d'abord prélevés du texte de cette nouvelle. Ils constitueraient donc des extraits avant publication d'un type particulier : il s'agirait d'extraits publiés en revue avant publication en revue.

17 . Réapparition des mêmes personnages secondaires, et de personnages de La Comédie humaine, rectifica­tion d'un certain nombre d' « impossibilités » chronologiques, amélioration des transitions, etc. Nous ne pouvons nous y attarder dans le cadre de cet article.

18 . Souvent sur la défensive, Balzac tentait de s'en expliquer dans la préface de 1834 : « Il existerait dans l'œuvre entière de plus fortes incohérences, si l'auteur était tenu d'avoir plus de logique que n'en ont les événements de la vie. [...] Mais pourquoi tenterait-il d'expliquer par la logique ce qui doit être compris par le sentiment? » (p. 252).

19 . « Préface » de 1834 (p. 251).

20 . Dans Le Constitutionnel, lundi 2 septembre 1850 (p. 2). Cet article nécrologique « dégagé de tout ressou­ve­nir personnel » est teinté d'indulgence. On comparera, avec ceci, tiré des carnets intimes : « Balzac est un médecin (quelque peu suborneur) de maladies sous-cutanées, des maladies lymphatiques secrètes [...]. Il y a chez lui du docteur à privautés, qui entre par les derrières de l'alcôve..., du manicure et de l'amuseur. Bien des femmes, même honnêtes, y sont prises. On l'aurait pu traduire autrefois en jugement pour maléfice. C'est un marchand à la toilette qui vend, ra­chète,... et procure. Décidément, Balzac est le Pigault-Lebrun des duchesses. [...] M. de Balzac a conquis son public maladif infirmités par infirmités (aujourd'hui les femmes de trente ans, demain celles de cinquante, après-demain les chlorotiques, dans Claës [La Recherche de l'Absolu] les contrefaites). Nulle part il n'est question de santé. Ampère dit de Balzac : “C'est drôle! quand j'ai lu ces choses-là (certaines descriptions sales, ignobles, triviales), il me semble toujours que j'ai besoin de me laver les mains ou de brosser mes habits” »; etc., la suite est à l'avenant (cité d'après l'édition de Mes poisons procurée par Victor Giraud, Plon-Nourrit et Cie, 1926, p. 109-110. Nous soulignons).

21 . Voir, sur ce point, Martine Léonard : « Construction de “l'effet-personnage” dans La Femme de trente ans », Le Roman de Balzac, op. cit., p. 41-50.

22 . « Hélène », tel est en effet le prénom de la fille de Julie d'Aiglemont dans Le Rendez-vous, et celui des filles des héroïnes anonymes de Souffrances inconnues et du Doigt de Dieu.

23 . Qui ne sont pas de hasard. Les connotations rappellent la Julie de Molière (Monsieur de Pourceaugnac), celle de Rousseau, et la Juliette de Sade.

24 . Arlette Michel, qui écrit : « La Physiologie [du mariage] fonde le romanesque balzacien, elle suscite en Balzac un romancier de la femme », en a fait la preuve. Voir Le Mariage chez Honoré de Balzac. Amour et féminisme, société d'édition « Les Belles Lettres », 1978, 323 p. (ici, p. 61).

25 . Voir la belle étude de Henri Gauthier : « Le projet du recueil Études de femme. Un essai d'architecture de l'œuvre balzacienne », L'Année balzacienne 1967, p. 115-146.

26 . Voir L.H.B. I, p. 204-205; 26 octobre 1834.

27 . Ce texte se trouve en Pl. X, p. 1200-1218. Sa rédaction est postérieure à l'introduction que Davin donna aux Études de mœurs au XIXe siècle (édition Béchet-Werdet, 12 vol. 1833-1837), qui ne parut qu'en mai 1835 (Pl. I, p. 1145-1172).

28 . Pl. X, p. 1204-1205. Nous soulignons.

29 . Correspondance de Balzac publiée par Roger Pierrot, tomeII, Garnier, 1962, p. 751.

30 . Sur cette réédition, longtemps méconnue des balzaciens, voir Raymond L. Sullivant : « L'édition Werdet de La Femme de trente ans », L'Année balzacienne 1965, p. 131-142.

31 . Ces deux reproductions avaient échappé aux investigations qui nous ont mené à la rédaction de notre volume Les Travaux et les jours d'Honoré de Balzac, préface de Roger Pierrot, Paris, coéd. Presses du C.N.R.S., Presses de l'Université de Vincennes, Presses de l'Université de Montréal, 1992, 336 p. On ne les y trouvera pas.