Introduction1

Marcel Proust aurait utilisé le Cahier 38 (NAF 16678) pendant la première genèse de son roman2. Les chercheurs supposent qu’il a été écrit en 1910 ; Anthony Pugh situe sa rédaction entre mai et août de cette année ; il s’agirait d’un cahier d’additions pour les épisodes qui ont lieu pendant le séjour du héros à Querqueville3. Par ailleurs, Akio Wada souligne le rapport de ce cahier avec les épisodes relatifs à l’atelier d’Elstir et estime sa rédaction juste après celle du Cahier 28, plus précisément après la rédaction des marines que le héros voit dans l’atelier du peintre ; cela permettrait de le dater du premier trimestre de 19104.  Quoi qu’il en soit, tous ces chercheurs sont d’accord pour affirmer que le Cahier 38 a été composé après la leçon d’Elstir et qu’il vient compléter le séjour à la mer, notamment par les marines vues de la chambre d’hôtel.

Le Cahier 38 comprend soixante-neuf feuillets, avec la page de garde où l’on lit en grosses lettres le mot « MER », titre qui indique que le cahier était originellement destiné aux paysages de la mer pendant le séjour du héros à Querqueville, futur Balbec. Quarante et un rectos et quarante-trois versos de ce cahier sont restés vierges, et à peine huit folios comprennent des descriptions de la mer. L’inventaire de ce cahier réalisé par Bernard Brun le divise en quinze parties, dont l’hétérogénéité est saisissante. Ce sont des additions que l’auteur projetait pour son roman : « Suite du cahier rugueux », « Intercalage à ajouter à ce qui différencie les périodes de la vie », « À ajouter à Bergotte », pour rappeler quelques titres donnés par Proust. Trouver une unité thématique à ces additions est une tâche difficile, peut-être impossible – d’autant plus que Proust employait aussi le cahier à l’envers ! Tout cela pourrait suggérer que l’écrivain avait le cahier à sa portée pour s’en servir au hasard, au moment où il avait besoin d’une feuille blanche ; B. Brun semble confirmer cette thèse quand il fait un commentaire sur une intercalation présente dans ce cahier – la « Suite du Cahier rugueux » :

Proust ajoute ici un morceau sur les dîners à Rivebelle qui n’a pas eu de place dans le cahier 28 (fº 1 rº). Sans doute restait-il des feuilles blanches dans ce cahier, où l’écrivain développe les impressions suscitées par la musique du restaurant5.

Dans son analyse des manuscrits, A. Pugh mentionne cette thèse, mais il remarque qu’il n’y a pas de changements évidents de plume jusqu’au fo 20 ro, ce qui nous obligerait à penser le cahier comme formant une seule unité au moins jusqu`à ce folio6. Essayant de trouver l’unité « cachée » dans le cahier, je souhaiterais analyser ici les premiers folios consacrés aux marines et à la perspective du départ de Querqueville. La perception que l’habitude peut produire un type de « mémoire des impressions » peut, me semble-t- il, aider à comprendre le caractère varié de ces premières feuilles – ou au moins comprendre pourquoi l’auteur a juxtaposé les descriptions de la mer sur les rectos (fos 1-9 ro) et les regrets du départ sur les versos (fos 3-4 vo)7.

Les marines

Les paysages maritimes dont on dispose dans ce cahier ont déjà été étudiés par d’autres chercheurs8. Yoshida les a analysés quand il s’est penché sur la genèse de l’atelier d’Elstir dans les manuscrits du roman9. Yasué Kato a établi la genèse des ces marines dans l’œuvre de Proust et a fait la transcription de ces folios pour sa thèse : Étude génétique des épisodes du peintre Elstir. Ces deux chercheurs insistent sur le fait que les marines du Cahier 38 furent composées après les épisodes relatifs à l’atelier d’Elstir et à la leçon esthétique du peintre.

Antoine Compagnon s’est penché sur le Cahier 38 notamment au chapitre sept de son livre Proust entre deux siècles où il évalue l’importance pour Proust de ces vers : « Et rien, ni votre amour, ni le boudoir, ni l’âtre / Ne me vaut le soleil rayonnant sur la mer », transcrits par l’auteur dans un des folios de ce cahier (fº 3 vº). D’après ses analyses, ces vers de Baudelaire montrent l’idéal du style proustien : « la conception qu’a Proust de l’originalité du style comme inégalité syntaxique, parfaitement fondue dans l’épithète baudelairienne10 ». L’emploi ambigu de l’épithète dans ces vers – soleil radieux ? ou soleil qui rayonne ? le mot  « rayonnant » fonctionne-t-il ici comme un adjectif ou un verbe ? –, cela suggérerait une impression ou un souvenir transposé par la propre syntaxe inégale du vers11.

Soulignons que les premiers rectos du cahier décrivent la mer vue par le héros-narrateur de sa chambre d’hôtel. Deux thèmes importants pour la composition du roman s’y font jour. Le premier est l’impression de dépaysement à l’arrivée dans une chambre étrangère où tout acquiert une apparence neuve. La marine du premier recto souligne le caractère « modern style » de la chambre :

Au matin <Je m’endormais un peu le soir> <quand j’ouvris les yeux sur cette chambre moderne>, j’aperçus la mer. (fº 1 vº)

Le sentiment de dépaysement dans cette « demeure maritime », comme cela est écrit sur ce folio, sera accentué par l’étrange décoration de la chambre :

[...] une décoration peinte qui faisait que ma chambre faisait penser à un modèle de chambre <à coucher> pour une villa au bord de la mer dans une exposition <exposé> <un> exposé dans une Section telle qu’on en dispose dans l les expositions universelles (fº 2 rº)

Le deuxième thème est l’horizon entrevu par la fenêtre : on y voit un paysage où les éléments se fondent sous la même lumière du soleil ; le résultat de cette vision est la représentation d’un tableau artistique, parce que le narrateur n’y voit pas seulement un paysage, mais aussi une œuvre d’art où sont représentées la terre et la mer : « je regardai le tableau que présentait ma fenêtre » (fº 4 rº). Dans ce sens, l’horizon ouvert par la fenêtre peut ressembler à un tableau impressionniste :

La mer était rose et comme dans ces effets des tableaux impressionnistes où tous les objets semblent composés de la même couleur, le un trois mâts était entièrement rose comme la con et déjà vaporeux (fº 6 rº)

Mais l’horizon de la fenêtre peut apparaître aussi comme un tableau de Whistler :

Se détachant sur le gris doux et uniforme de la mer, un papillon que je croyais dedans posé sur et que je crus posé sur posé sur le verre <immobile au revers extérieur du vitrier> que je crus <un instant> être dans ma chambre mais qui était en réalité dehors, mettait <apposait > au bas de ce vrai tableau de Whistler que me présentait ma fenêtre la signature favorite du maître de Chelsea. (fº 8 rº)

Dans ces descriptions où le ciel et la mer se fondent afin de produire un seul effet de couleur, on peut percevoir un des traits de la peinture d’Elstir : la perception des impressions sans aucune intervention de l’intelligence qui pourrait dénaturer notre vision. Ainsi les marines d’Elstir vont-elles révéler une réalité étrange à notre raison et même à nos usages : un espace où les limites du monde se confondent, parce que nous les voyons non seulement avant qu’on puisse y distinguer où le ciel et la mer se séparent, mais aussi parce que nous les voyons dépouillés des conventions dont l’usage les revêt – et le narrateur du roman peut conclure : « si Dieu le Père avait créé les choses en les nommant, c’est en leur ôtant leur nom, ou en leur donnant un autre qu’Elstir les recréait12 ».

Ces deux thèmes, le sentiment de dépaysement à l’arrivée dans une « chambre maritime » et les tableaux artistiques vus de la fenêtre, vont attirer l’attention du héros parce qu’ils brisent sa routine, et par conséquent ses habitudes mentales. De là l’appel de ces thèmes à l’imagination du protagoniste. Remarquons pourtant avec d’autres chercheurs intéressés aussi à la composition du roman proustien que les paysages du Cahier 38 dont la vision implique une des leçons d’Elstir, apparaissent dans le texte définitif avant la visite à l’atelier du peintre, comme si le héros, avant même de connaître Elstir, avait déjà pu rêver des tableaux de l’artiste. En outre, Proust a commencé les descriptions du Cahier 38 après la rédaction des épisodes relatifs au peintre ébauchés dans le Cahier 28, comme si, « après avoir imaginé la leçon d’Elstir, Proust se souciait de disposer l’élève à la recevoir13 ». Comment peut-on expliquer cet emploi des descriptions esquissées dans le Cahier 38 ?

Les équivalents esthétiques

Pourquoi la leçon des tableaux d’Elstir doit-elle être anticipée par les paysages maritimes vus de la chambre ? En vérité, ceux-ci semblent annoncer la vision artistique d’Elstir : ils anticipent cette découverte, comme un double discret. Et pourtant on connaît bien le rôle développé par les effets de reprise, de rappels, de symétries, dans le roman14. Pour le narrateurla réception d’une œuvre d’art – ou même d’un coucher de soleil – semble toujours demander une contrepartie d’activité spirituelle, comme si nous avions besoin de mûrir un « équivalent », une mesure en nous-même, pour comprendre les thèmes qui y sont représentés. Cela pourrait faire qu’un lecteur qui n’a pas connu l’amour ou la jalousie ait des difficultés pour comprendre une œuvre où ces sentiments sont exprimés. Voilà ce que le narrateur explique ironiquement quand il décrit l’indignation de ses grand-tantes à l’égard de ses inclinations littéraires puériles :

Elles pensaient qu’on doit mettre devant les enfants, et qu’ils font preuve de goût en aimant d’abord, les œuvres que, parvenu à la maturité, on admire définitivement. C’est sans doute parce qu’elles se figuraient les mérites esthétiques comme des objets matériels qu’un œil ouvert ne peut faire autrement que de percevoir, sans avoir eu besoin d’en mûrir lentement des équivalents dans son propre cœur15.

La citation démontre que pour le narrateur les mérites esthétiques d’une œuvre ne peuvent exister par eux-mêmes : ils dépendent d’un lecteur qui développe peu à peu dans son propre esprit, des « équivalents » de ces mérites esthétiques pour pouvoir les reconnaître. Aussi les tableaux d’Elstir ne peuvent-ils être réduits au « simplement » esthétique ; ils sont plus que de l’esthétique, un élément sensiblement différent. Les œuvres d’art se montrent ici comme des éléments liés à la vie du lecteur, tranches de la vie de celui qui les regarde ou les lit, un élément de ses expériences16 – de sorte que la vision des tableaux dans l’atelier d’Elstir va rappeler au héros les moments de plaisir où lui-même regardait la mer dans sa chambre :

Parfois à ma fenêtre, dans l’hôtel de Balbec, le matin quand Françoise défaisait les couvertures qui cachaient la lumière, [...], il m’était arrivé grâce à un effet de soleil, [...] de regarder avec joie une zone bleue et fluide sans savoir si elle appartenait à la mer ou au ciel17.

Conclusion

D’un côté, les paysages maritimes du Cahier 38 anticipent les tableaux d’Elstir et peuvent de cette façon être associés à des tableaux de peintres réels ; mais d’un autre côté, ils représentent les impressions que l’habitude va assimiler et, pour ainsi dire, graver dans la mémoire du héros18. Rappelons-nous que celui-ci part à Querqueville avec l’intention d’y trouver les objets artistiques dont il rêve, soit le soleil et la mer décrits par le vers de Baudelaire, soit l’église décrite par Swann et plus tard par Elstir, et qu’il est déçu parce qu’il ne sait pas reconnaître la beauté de ces objets sur le vif. Or, c’est justement l’itération, la routine, l’habitude qui apprend au héros à voir la beauté d’un coucher de soleil, ce qui lui fait acquérir le droit de créer sa vision de la mer et de figurer, non pas le tableau d’un peintre, mais au contraire sa marine « spirituelle ». Cet apprentissage qui aura lieu à la fin de son séjour, au moment du départ, n’est pas pourtant absent du Cahier 38, ce qui peut attester que le développement « à hue et à dia » du cahier ne constitue qu’un désordre apparent ; si sur les rectos Proust décrivait les paysages, pour ainsi dire, sensibles ou réels, il ne peut pas se priver de rappeler sur les versos les paysages imaginaires nés de la « routine » à côté de la mer :

Comme celui qui croit au moment où il perd un être qu’il aime, qu’il était justement sur le point de savoir jouir de lui, je croyais qu’au moment où j’allais être forcé de quitter Querqueville*, j’étais sur le point d’acquérir à l’ancienneté, par la vertu purement physique du séjour sans concours de mes sensations une impression durable de la mer. (fº 4 vº)

Les lecteurs du roman de Proust peuvent reconnaître cette « impression durable de la mer », produite « sans concours des sensations », dans la clausule itérative qui boucle À l’ombre des jeunes filles en fleurs où le narrateur dépeint l’horizon de sa chambre d’hôtel, mais avec la fenêtre fermée et dans l’obscurité. À ce moment-là on se rend compte que la vision de la mer ne dépend pas d’une vision sur le vif, mais d’un acte spirituel où interviennent l’habitude, les expériences vécues, la mémoire : « Ce que je revis presque invariablement quand je pensais à Balbec, ce furent les moments où chaque matin19 [...] ». Et si dans ces souvenirs le jour d’été peut apparaître « aussi mort, aussi immémorial qu’une somptueuse et millénaire momie », c’est parce que les paysages maritimes, une fois vus par la mémoire et encadrés par les aspects inaccomplis de l’imparfait20, ne sont plus des tableaux peints par des artistes, mais sont devenus désormais des paysages du passé.

1  Je tiens à remercier le professeur Philippe Willemart (Université de São Paulo) pour la lecture et la révision de ce texte.

2  « À partir du printemps 1909, Proust travaille très vite et on peut dire qu’en 1912, il existe dans les cahiers de brouillon un premier état du roman, jusqu’au Temps retrouvé compris, et même une copie et dactylographie pour les premières parties. » (Bernard Brun, « Présentation – Le temps retrouvé », in Marcel Proust, Le Temps retrouvé, Flammarion, 1986, p. 22).

3 Anthony Pugh, The Growth of A la recherche du temps perdu, University of Toronto Press, 2004,p. 330.

4  Akio Wada, « L’évolution de « Combray » depuis l’automne 1909 », thèse de doctorat, Univ. Paris IV, 1986, t. I, p. 236, cité par A. Pugh, op. cit., p. 330. Pierre-Louis Rey respecte la thèse de A. Wada : « Du Cahier 28, qu’il appelle le Cahier rugueux, Proust passe au Cahier 38, en tête duquel il écrit Mer ». (« Notice », RTP, II, p. 1322). Cette thèse est suivie aussi par Yasué Kato : « Vraisemblablement rédigées pendant le premier trimestre de 1910, les versions [les paysages] des Cahiers 38, 64 et 37 se composent de fragments juxtaposés [...] ». (Y.Kato, Étude génétique des épisodes du peintre Elstir, éditions Surugudai-Shuppansa, 1998, p. 103).

5  B. Brun, « Inventaire du Cahier 38 », BIP, no 13, 1982, p. 54.

6  « [...] there is no obvious change in the ink before f. 20 which obliges us to consider it as a single unit. » (A. Pugh, op. cit., p. 330).

7  Pour une transcription des fos 3 vo et 4 vo du Cahier 38, voir RTP, Esq. LXXVI, II, p. 1019-1020.

8  Pour une reconstitution détaillée des marines du Cahier 38, nous ne pouvons que renvoyer à la thèse de Y. Kato, notamment à « La genèse des marines de Balbec », op. cit., p. 101-118. Ces descriptions de la mer se retrouvent dans le texte définitif : RTP, II, p. 159-161.

9  J. Yoshida, « La genèse de l’atelier d’Elstir à la lumière de plusieurs versions inédites », BIP, no 8, 1978, p. 18-31.

10  A. Compagnon, Proust entre deux siècles, Seuil, 1989, p. 227.

11  Ibid., p. 207 et passim. « Dans le “rayonnement”, au sens physique et non seulement géométrique, calorifique et non seulement optique, réside le fondement même de l’image chez Proust, et le “soleil rayonnant sur la mer” représente ainsi le modèle de la métaphore à 100 degrés ou de l’épithète nécessaire, la métaphore de la métaphore, pour ainsi dire, ce qui transcende sa qualité d’adjectif pour se faire verbe et action, ainsi que le participe présent l’accomplit. » (ibid., p. 209).

12  RTP, II, p. 191.

13  P.-L. Rey, « Notice », op. cit., p. 1322. Kato juge cette explication « peu satisfaisante, car ces esquisses [les descriptions de la mer du Cahier 38] sont destinées aux scènes qui précèdent dans le cours du récit l’apparition d’Elstir ». (op. cit., p. 166). Nous croyons pourtant que l’explication prend en considération ce fait et qu’elle essaie de répondre à un problème d’ordre génétique : une fois établie l’importance de la leçon d’Elstir pour la composition du roman, comment faire pour que le héros l’apprenne ?

14  Nathalie Mauriac a étudié ces effets plus récemment dans son article : « Proust et l’esthétique de la clôture intermédiaire » [En ligne : http : //www. item.ens. fr/ index. php ? Id = 75876].

15  RTP, I, p. 145 ; nous soulignons.

16  Quant aux questions suscitées par le concept d’expérience chez Proust, nous ne pouvons que renvoyer à l’essai de Theodor Adorno : « Valéry Proust Musée », in Prismes, Payot, 1986, p. 152-168.

17  RTP, II, p. 191.

18  Il est curieux de voir que ce statut ambigu des marines permet qu’elles puissent être utilisées pour composer tantôt des paysages réels, tantôt des œuvres d’art dans les manuscrits du roman : « pourquoi l’écrivain a-t-il employé pour les paysages réels des éléments qui étaient destinés aux œuvre d’art ? Certes, comme les tableaux du peintre sont esquissés avant la rédaction des descriptions de la mer à Balbec, il est naturel que l’auteur profite de passages qui ne sont plus nécessaires, pour construire d’autres épisodes. » (Y. Kato, op. cit., p. 196)

19  RTP, II, p. 305.

20  Le rôle affectif de l’imparfait, notamment de son aspect itératif et inaccompli, fut souligné par Proust dans son texte « Sur la lecture » : « J’avoue que certain emploi de l’imparfait de l’indicatif – de ce temps cruel qui nous présente la vie comme quelque chose d’éphémère à la fois et passif [...] – est resté pour moi une source inépuisable de mystérieuses tristesses. » (« Sur la lecture », Écrits sur l’art, éd. établie par Jérome Picon, Flammarion, 1999, p. 198, n.)