J’Accuse… ! Le 13 janvier 1898, c’est un titre immense qui barre la première page de L’Aurore, un titre imprimé en « lettres de bois » à large empattement – celles qui sont utilisées pour les affiches. Ce jour-là, L’Aurore a décidé de jeter sur le pavé de Paris près de 300 000 exemplaires, alors que le journal tire habituellement à 20 000 ou 30 000 exemplaires.

Disposé sur six colonnes, l’article de Zola remplit toute la première page et se poursuit sur la deuxième. Les paragraphes se déroulent dans une succession ininterrompue. Nul vis-à-vis, pas de commentaire concurrent, pas le moindre entrefilet qui puisse distraire d'une lecture donnée comme la seule possible. L'espace occupé est exceptionnel. Le quotidien que Vaughan et Clemenceau ont fondé en octobre 1897 (et qui publie alors son 87e numéro) s'est livré entièrement à la parole de l'auteur des Rougon-Macquart.

Avec plus de 4500 mots, l'exposé est dense. Rien ne vient troubler l’alignement des caractères. Seul un jeu d'astérisques rompt la linéarité des colonnes, permettant au texte de respirer. Mais, avec un peu d'attention, le regard distingue assez facilement les différents ensembles qui se succèdent. Zola explique comment l'erreur judiciaire de l’affaire Dreyfus est née, de quelle façon la condamnation a été prononcée, dans quel engrenage Dreyfus s'est trouvé pris. Il prend les faits les uns après les autres, en montrant leur enchaînement. L'introduction justifie le mode de communication qui a été choisi, une lettre ouverte au Président de la République. Puis une première partie ramène le lecteur trois ans en arrière, à l'automne de 1894, qui a vu l'arrestation et la condamnation de Dreyfus. La deuxième partie raconte comment a été découverte l’identité du traître, le commandant Esterhazy. La troisième partie revient sur la décision scandaleuse que le Conseil de guerre a prise, deux jours plus tôt, le 11 janvier, en acquittant Esterhazy ; elle souligne le double crime qui a été ainsi commis – condamner un innocent, acquitter un coupable. Enfin, sur la deuxième page de L'Aurore, dans la dernière colonne, surgit la conclusion, la litanie des « J'accuse », restée si célèbre.

Ce sont Clemenceau et Vaughan qui ont composé le lumineux en-tête de l’article. Vaughan rapporte l’anecdote dans ses Souvenirs… Zola avait intitulé son texte « Lettre à M. Félix Faure, Président de la République », mais, ajoute Vaughan, « nous cherchions un titre plus énergique pour cette œuvre admirable dont la lecture nous avait enthousiasmés » :  « Je voulais faire un grand affichage et attirer l'attention du public. Clemenceau me dit : “Mais Zola vous l'indique, lui-même, le titre. Il ne peut y en avoir qu'un : J’accuse !” » 1 Le titre choisi est ainsi une citation, un mot-clef mis en position initiale, qui rapproche, par une sorte de court-circuit visuel, le début et la fin de l'article, invitant à passer directement à la deuxième page du journal.

En opérant ce choix éditorial, Vaughan pensait aux affiches qu'il allait faire imprimer pendant la nuit pour attirer l'attention du public – à ces deux syllabes qui se verraient de loin sur les murs de Paris, à cette annonce brutale qui éclaterait dans la bouche des crieurs de L'Aurore quand ils se répandraient sur les boulevards pour vendre le numéro aux passants 2. Car, en cette fin du XIXe siècle, l’événement se découvre dans la rue. On ne se cloître pas chez soi pour écouter un poste de radio ou regarder la télévision. Mais on court à la recherche des nouvelles. Le succès de « J’accuse » vient d’abord de ce mot qui a su se mêler si parfaitement au tumulte des boulevards. Péguy a merveilleusement transcrit cette sensation de fièvre. « Il y eut un sursaut. La bataille pouvait recommencer. Toute la journée dans Paris les camelots à la voix éraillée crièrent L'Aurore, coururent avec L'Aurore en gros paquets sous le bras, distribuèrent L'Aurore aux acheteurs empressés. Ce beau nom de journal, rebelle aux enrouements, planait comme une clameur sur la fiévreuse activité des rues. Le choc donné fut si extraordinaire que Paris faillit se retourner. »3 Saint-Georges de Bouhélier se souvient aussi de l’effervescence qui régnait, des attroupements soudains autour des marchands de journaux. Sorti dans la rue par hasard, et ayant deviné ce qui se passait, il s'empresse d'acheter L'Aurore : « Je pris le journal. L'élan, le rythme de la page, son accent étaient si aigus et si entraînants qu'il n'était pas possible de s'y soustraire. »4 Comme beaucoup de lecteurs, il saute directement à la fin de l’article, qu’il relit à plusieurs reprises. La péroraison l’enthousiasme. Cette conclusion, commente Péguy, « est sans aucun doute un des plus beaux moments littéraires que nous ayons ». Et il ajoute : « Je ne connais rien, même dans les Châtiments, qui soit aussi beau que cette architecture d'accusations, que ces J'accuse alignés comme des strophes. C'était de la belle prophétie, puisque la prophétie humaine ne consiste pas à imaginer un futur, mais à se représenter le futur comme s'il était déjà le présent. C'était d'une belle ordonnance classique, d'un beau rythme classique. »5

Sortant du cadre du journal, le verbe « j’accuse » s’échappe de la démonstration soigneusement composée et se transforme en un cri qui enfle en se mêlant à la clameur populaire. L’article de Zola surgit ainsi à l’intersection de deux supports médiatiques : le journal quotidien, faits de textes à l’apparence austère, composés sur six colonnes, où s’insère naturellement ce long récit des péripéties de l’affaire Dreyfus ; et la feuille des rues, pourvoyeuse de rumeurs et de caricatures, chansons populaires ou dessins accrochant l’œil, qui attrapent l’événement pour le transcrire en le déformant.

Une « parole prophétique », écrit Péguy… Si cette parole est aussi forte, c’est qu’elle témoigne parfaitement de ce qui vient de se dérouler en reprenant ce qui a été dit pour en offrir une synthèse. Zola est porté par l’indignation de ceux qui l’ont précédé dans l’œuvre de recherche de la vérité, qu’il a écoutés, dont il s’est inspiré, et qu’il a voulu traduire dans son génie propre.

Le premier de ses informateurs est Scheurer-Kestner, le vice-président du Sénat, qu’il a rencontré le 13 novembre 1897 : ce dernier l’a convaincu de l’innocence de Dreyfus par la solidité du dossier qu’il possédait et la qualité des preuves qu’il avait rassemblées. Bernard Lazare, de son côté, après une première étude sur l’Affaire parue en novembre 1896, venait de publier deux autres brochures, l’une en novembre 1897, l’autre au début de janvier 1898. Zola lui a emprunté son analyse du rôle néfaste joué par le lieutenant-colonel Du Paty de Clam pendant l’instruction judiciaire dirigée contre Dreyfus. Et c’est dans sa troisième brochure qu’il a lu ces lignes décisives dans lesquelles Lazare écrivait, en parlant des pièces composant le fameux « dossier secret » : « J'accuse le commandant Esterhazy de les avoir fabriquées, j'accuse le colonel du Paty de Clam d'avoir été son complice et d'avoir composé ce faux dossier… »6 Il n'y avait là que deux mots isolés, perdus dans un mince opuscule que la presse avait à peine relevé : sous la plume de Zola, ils prendront une portée universelle.

L’influence de Clemenceau a également joué. L’éditorialiste de L’Aurore qui depuis plusieurs semaines commentait quotidiennement les événements de l’affaire Dreyfus, avait laissé éclater son indignation le 7 janvier, dans un article intitulé « C’est dommage », où l’expression du titre revenait comme un leitmotiv : « C’est dommage que les citoyens s’abandonnent, au lieu de réagir contre les pouvoirs publics qui trahissent leur devoir. C’est dommage que nous ayons perdu la foi – même erronée – en l’approximation humaine de justice. C’est dommage que l’appellation de juif, de protestant, de libre penseur ou de catholique nous paraisse une justification des violences exercées contre ceux qui ne partagent pas nos croyances… » 7 La péroraison de « J’accuse » a repris ce rythme anaphorique, mais elle a transformé le regret ironique en un vibrant réquisitoire, exigeant la justice.

Les brochures de Bernard Lazare avaient eu un impact limité. Au Sénat, le 7 décembre 1897, les paroles ambiguës de Scheurer n’avaient suscité que rires ou scepticisme. Dans ses éditoriaux Clemenceau demeurait hésitant, s’en tenant à une ligne légaliste qui demandait la révision du procès de 1894. « J’accuse », au contraire, attaque avec violence la partie adverse en la provoquant directement. Zola recherche un procès de presse. Il le dit, il entend jouer sur les articles 30 et 31 de la loi sur la presse du 29 juillet 1881. L’article 30 définit les peines qu’entraîne un acte de diffamation « envers les cours, les tribunaux, les armées de terre ou de mer, les corps constitués et les administrations publiques » ; l’article 31 précise que la même sanction s’applique à une diffamation commise envers « un fonctionnaire public, un dépositaire ou agent de l’autorité publique » ; et, d’après l’article 23, la diffamation résulte de « cris ou menaces » proférés dans des lieux publics, de la vente ou de la distribution d’imprimés « dans des lieux ou réunions publics », de « placards ou affiches exposés aux regards du public ». Le mode de publication a donc bien été calculé : il fallait un article de journal qui serait crié dans les rues, et dont la diffusion serait soutenue par des affiches placardées sur tous les murs.

La provocation fonctionne. Interpellé par les députés de la droite nationaliste, sommé de riposter, le gouvernement de Méline est forcé de réagir : il annonce immédiatement des poursuites judiciaires contre Zola et L’Aurore. Au même moment, l’avant-garde intellectuelle du Quartier latin se soulève, dans un grand mouvement de passion qui va des Normaliens de la rue d'Ulm aux cercles symbolistes de La Revue Blanche, et qui aboutit à la fameuse « Protestation » publiée par L'Aurore, le 14 janvier au matin :« Les soussignés, protestant contre la violation des formes juridiques au procès de 1894 et contre les mystères qui ont entouré l'affaire Esterhazy, persistent à demander la révision. »

Mais les réactions surgissent aussi, plus nombreuses et surtout plus violentes, dans le camp adverse. Dans La Libre Parole du 14 janvier Edouard Drumont exploite la situation : avec un titre s'étalant sur six colonnes, à la manière de L'Aurore, il livre son « J’accuse » – « Lettre de Drumont au Président de la République» – en dénonçant la « machination juive » dressée contre la France. De tous côtés on bégaie des « contre-j’accuse »… « Je Prouve... ! », lance Lucien Millevoye dans La Patrie datée du 16 janvier . « Ch’accuse », s’exclame Forain sur la première page du Psst !, le 5 février, en dessinant une silhouette d’allure sémite – un « Pon Padriote » – glissant une liasse de dénonciations calomnieuses dans une guérite militaire. « Nous accusons… ! », proclame La Silhouette du 13 février, sous la plume de Bob (Gyp), en désignant d’un doigt vengeur la personne de Clemenceau. « Je m’accuse », répètera encore Léon Bloy en 1900, dans un pamphlet au ricanement amer, dirigé contre celui qu’il appelle le « Crétin des Pyrénées ».

Les images s’accumulent pour illustrer le geste de « J’accuse ». Jusque là la caricature antidreyfusarde n’avait pas eu d’objet véritable. À peine tournait-on en dérision le personnage de Scheurer. Désormais le ton change. Une cible est posée. Il suffit de la viser.

Forain et Caran d’Ache mènent la danse avec leur Psst ! Ils ont lancé leur feuille hebdomadaire, le 5 février, pour riposter aux dreyfusards. Le titre qu’il ont choisi entend répondre à l’arrogance de la parole zolienne par un retournement typographique : sifflement de dédain, minuscules insignifiantes (« psst…! ») opposées aux lettres majuscules qui ornent la formule de L’Aurore 8. Les numéros se succèdent, tous de la même veine : on y voit, par exemple, un soldat balayant un tas de « J’accuse » dans la cour d’une caserne (« La corvée de quartier », 26 février), Zola traversant le Rhin à la nage, brandissant le texte de « J'accuse » en appelant à l'aide un soldat allemand situé sur l'autre rive (« Au secours ! », 23 avril), ou enfermé dans une pièce, l’air sombre, dans l’attente d’une lettre de l’Empereur d’Allemagne (« L’heure du courrier », 9 juillet)… De son côté, L'Étrilledu 6 février représente un Zola pourceau, salissant le drapeau national ; et Le Pilori dessine le romancier, le genou posé sur La Débâcle, tenant « J'accuse » dans une main, couronné par un soldat prussien et un soldat italien réunis (« Couronnement d'une carrière », 23 jan­vier), recevant son salaire (« L'argent de l'étranger », 6 février), ou encore à Berlin, juché sur un piédestal, au bas duquel on lit l'inscription, « À l'héroïque défen­seur des droits d'Outre-Rhin » (« Apothéose », 10 avril). Sur les boulevards on distribue des placards montrant « L'art et la manière d'obtenir la gueule à Zola » à partir d'un pot de chambre – Zola le traître, Zola le pornographe, sacré « Roi de Porcs » par le Musée des Horreurs de Lenepveu, en 1899.

Zola n’avait pas mesuré la violence des haines dont il allait faire l’objet. Mais, d’une certaine façon, il l’accepte. Car il assume avec courage le rôle qu’il a choisi devant l’Histoire. Il écrivait à Scheurer, le 20 novembre 1897 : « Il n’est pas de plus beau rôle que le vôtre, quoi qu’il arrive, et je vous l’envie. »9 Quand il s’est lancé dans l’Affaire, en novembre 1897, il a longuement envisagé quelle devait être la signification de son action, quel rôle il pouvait jouer. Il a réfléchi à ses combats passés, à ceux du journaliste et du critique luttant contre le Second Empire, soutenant la naissance de la République, analysant les relations complexes entre le monde artistique et le monde politique. Il a médité sur les batailles conduites entre 1877 et 1881, alors qu’il avait la responsabilité du mouvement naturaliste. Il songeait aussi à son action à la tête de la Société des Gens de lettres, à ses efforts pour faire reconnaître la dignité de la condition de l’écrivain. En janvier 1898, il a tout d’un coup le sentiment que ses luttes antérieures prennent une nouvelle dimension, que les différents rôles qu’il a tenus – celui du critique, celui du chef d’école, celui du porte-parole des lettres – éclairent son engagement intellectuel en le justifiant.    

« Ma protestation enflammée n'est que le cri de mon âme », proclame Zola à la fin de « J’accuse ». Quelques semaines plus tard, méditant sur les événements écoulés, il reprendra la même métaphore en écrivant, dans ses notes, que sa lettre ouverte « est sortie » de lui « en un cri ». Et il précise, toujours dans les mêmes notes : « Tout a été calculé par moi, je m'étais fait donner le texte de la loi, je savais ce que je risquais. » Détaché des autres, sur le feuillet où sont griffonnées ces lignes, un mot résume la nature de son intervention : « Préméditation »10.

1  Souvenirs sans regrets, Paris, Juven, 1902, p. 71-72.

2  Lors de la commémoration de janvier 1998, on s’en souvient, « J’accuse » s’est merveilleusement affiché, un peu partout, dans les journaux ou les quotidiens qui le reproduisaient en fac-similé, et sur les murs de l’Assemblée nationale, où l’on a pu voir, pendant toute une semaine, la première page de L'Aurore déployée,  mise en lumière, tandis qu’une voix enregistrée répétait pour les passants les phrases du texte de Zola – écho lointain aux crieurs du siècle passé.

3  « Les récentes oeuvres de Zola », Cahiers de la Quinzaine, 4 décembre 1902, p. 31.

4  Le Printemps d'une génération, Paris, Nagel, 1946, p. 334.

5  « Les récentes oeuvres de Zola », article cité, p. 33.

6  Comment on condamne un innocent, Paris, P.V. Stock, 1898, préface, p. V.

7  L’Affaire Dreyfus. L’Iniquité, Paris, Mémoire du Livre, 2001 (éd. M. Drouin), p. 171-172.

8  Le signifiant « psst » s’inscrit aussi dans une chaîne de signifiants désignant les journaux satiriques du XIXe siècle. Voir l’article de Nathalie Preiss, « De POUFF à PSCHITT ! De la blague et de la caricature politique sous la Monarchie de Juillet », Romantisme n° 116, 2002, pp. 5-17.

9  Correspondance, t. IX, Paris, CNRS Éditions/Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1993, p. 101.

10  « Impressions d'audience », O.C., Paris, Tchou, Cercle du Livre Précieux, 1970, t. XIV, p. 1109.