Je viens à vous, auteurs de journaux filmés, avec une double curiosité : celle du diariste et celle du généticien.
En tant que diariste, diariste qui écrit, je me demande ce que cela peut être que de tenir un journal filmé.
C’est sans doute « mieux » qu’un journal écrit, puisque la trace n’est pas reconstruite, même à faible distance de temps, mais immédiate, et que la richesse d’information documentaire est énorme.
C’est « différent » puisque l’entrée « s’écrit » uniquement par l’image et la parole.
C’est différent aussi sur le plan pratique puisque cela suppose de vivre avec le matériel d’enregistrement, et que l’acte d’enregistrement interfère avec la vie.
Cela pose des problèmes de représentation de soi, et de droit à l’image des autres, en des termes différents.
Cela pose surtout des problèmes de destination : le journal écrit a souvent la vocation et la possibilité de rester « secret » et « brut », et de n’avoir d’autre destinataire que son auteur lui-même plus tard. Peut-on tenir un journal filmé avec l’intention de ne le montrer à personne ? Sans l’intention d’en faire un montage ? Le journal filmé n’est-il pas plus souvent que le journal écrit lié à l’idée d’œuvre ?
Ces questions vont-elles trouver leur réponse en regardant Demain et encore demain, de Dominique Cabrera, et Le Filmeur, d’Alain Cavalier ? En partie oui, en partie non. Ces deux films, en effet, ne sont pas des journaux filmés, mais des œuvres tirées de journaux filmés : ce sont des montages d’extraits. Des extraits qui nous donnent peut-être à voir 1%, peut-être moins, des journaux originaux. Des montages, faits après coup, dans une perspective de reconstruction autobiographique, avec la connaissance de la suite et selon une esthétique calculée.
Donc pour trouver une réponse à ses questions, la curiosité du diariste va devoir être relayée par le travail d’enquête du généticien. Le généticien pourra s’appuyer sur trois sources :
a) sur le témoignage du diariste-cinéaste (ce sont les questions que je vais vous poser, auxquelles vous êtes souvent amenés à répondre) ;
b) sur l’ensemble des écrits qui ont pu accompagner d’abord la tenue du journal filmé original, ensuite le travail de montage ;
c) sur l’ensemble des filmages originaux qui ont dû, pour l’essentiel, étre conservés, et l’ensemble des versions intermédiaires ou partielles qui ont pu précéder le montage final.
Le point a) ne fait pas problème : vous nous direz ce que vous voudrez ou pourrez nous dire. Les points b) et c) sont plus délicats.
D’abord se pose une question de discrétion, la réserve que vous pouvez vouloir garder aussi bien vis-à-vis du généticien que du public. Vous avez construit une image publique de votre intimité, et vous avez le droit d’en rester là.
Ensuite les problèmes d’archivage, de classement, de conservation. Tous ces documents vont-ils être conservés, par qui, où, comment, pour qui ? Dans Le Filmeur, on voit Alain Cavalier faire venir chez lui un notaire pour enregistrer un testament, mais le rythme elliptique du film fait qu’on en ignorera évidemment le contenu…
Enfin la difficulté des études génétiques tient à deux autres points : impossible de faire l’étude génétique d’une œuvre dont on n’a pas décrit à fond les structures et le fonctionnement. Dans l’immédiat, cela ne me servirait à rien d’avoir ces archives, il faudrait d’abord s’atteler à analyser le montage et la structure thématique du film, énorme travail. Et ensuite le travail sur l’archive filmique serait lui-même immense…
J’en reviens donc, plus modestement au point a), votre témoignage oral. Nous irons librement, à travers champs. Et c’est plutôt par acquit de conscience, et pour servir éventuellement à d’autres enquêtes analogues, que je classe et liste pour finir mes questions.