Pour Simone Delesalle

Nous proposons ici un parcours de l’écriture en production et de l’émergence du sens, à travers les architectures diverses d’un roman, mais surtout à travers les différentes (re)formulations que subit, au gré de ses réécritures, le manuscrit de Génitrix de Mauriac1.
Dans ce roman très noir de Mauriac, on assiste à la lente décomposition psychologique d’un fils de cinquante ans – Fernand – pourri par l’amour castrateur de sa mère. Le roman s’ouvre tragiquement in medias res avec la mort en couche de la jeune épouse – Mathilde –, qui meurt également d’une lente agonie intérieure orchestrée par le couple malade que forment la mère et son fils. Nous avons volontairement fait le choix d’un avant‑texte relativement simple : un seul manuscrit de travail, que Mauriac corrige vraisemblablement dans la foulée du premier jet, et une version publiée, résultant de retouches, opérées lors de la mise au net du manuscrit et de la révision des épreuves. Il s’agit par ailleurs d’un corpus très littéraire, dans ce volume consacré à la révision de types textuel variés, car nous avons précisément souhaité montrer comment des analyses linguistiques et stylistiques pouvaient s’inscrire dans la problématique de la révision et constituer un matériau langagier ouvert aux psycho‑linguistes.

« L’écriture ne reproduit pas, elle produit (quelque chose qui n’existait pas avant d’avoir été écrit), mais, et c’est là sa puissance ambiguë, ce produit, réalité en soi, se trouve à la fois en rapport avec la « réalité » qui l’a suscité et avec tout ce que la langue peut tisser autour de lui, à travers le temps et l’espace, de connexions»2.

Nous proposons donc d’approcher ce « produit » qu’est le texte littéraire naissant – élaboré, comme le souligne Claude Simon, tout à la fois en appui sur une expérience du monde, et sur l’infini des configurations langagières offertes par la langue – dans un moment particulier de sa genèse : celui de sa « révision »3. Il s’agit ici d’observer les lieux et les niveaux de la révision pour en dresser une liste et en décrire les mécanismes linguistiques – tout en faisant l’hypothèse que ces « variantes », résultats d’un retour sur le texte, constituent les indices, les marques d’une intention, d’un vouloir dire qui se réoriente, ou se consolide au(x) moment(s) de la révision.
Il faut d’abord prendre acte des réticences qui touchent le champ linguistique au sujet de l’intention – de l’intentionnalité4. Benveniste souligne cette réticence :

« Non seulement il n’y a pas parmi les linguistes de doctrine reconnue en cette matière mais on constate chez la plupart d’entre eux une aversion pour de pareils problèmes et une tendance à les laisser hors de la linguistique. […] c’était des psychologues et des psycho‑linguistes qu’il fallait, pensait‑on, attendre quelque lumière sur la nature et sur le fonctionnement du sens dans la langue […]. Aujourd’hui cet interdit est levé mais la méfiance subsiste »5.

Il ne nous est évidemment pas possible d’entrer dans le détail de l’histoire de cette réticence à aborder le sens en termes d’intention6, de ce que Benveniste lui‑même appelle l’« intenté »7. Nous voudrions simplement présenter l’approche qu’en propose aujourd’hui S. Robert pour tenter de l’appliquer à la révision telle qu’elle apparaît dans le manuscrit de travail d’un écrivain8.
On peut synthétiser l’approche proposée par S. Robert en deux points majeurs :

1 : Le sens de l’énoncé obéit à un principe organisateur, en production, sur lequel il faut revenir :

« Malgré son nom, la théorie de l’énonciation est moins un modèle de production qu’une théorie posant l’existence d’un niveau supérieur d’organisation linguistique et de construction du sens : le niveau de l’énoncé. Du point de vue structurel, le niveau de l’énonciation apparaît comme le niveau ultime qui coiffe l’ensemble des différents niveaux d’organisation (niveaux phonologique, morphologique, syntaxique et énonciatif) et les domine ; il possède ses propres règles d’organisation. Du point de vue de l’interprétation, en revanche, c’est le niveau premier puisque l’énoncé constitue l’unité linguistique de base du point de vue phénoménal : les mots n’apparaissent jamais seuls mais toujours pris dans un énoncé. C’est pourquoi, la méthode d’analyse est d’abord inductive : elle part des énoncés et de la valeur en contexte des marqueurs linguistiques. Or la prise en compte de ce niveau supérieur d’organisation qu’est le sens de l’énoncé jette un éclairage nouveau sur la question des rapports entre langage et pensée et au principe qui organise la production »9.

Ou encore :

« Si le sens de l’énoncé est un produit final que reconstruit l’interprétant à partir des composants linguistiques, à l’inverse, la construction de l’énoncé doit être guidée par un principe organisateur qui préside au choix des composants et donc par une intention de faire sens qui précède la succession des éléments de l’énoncé. À la base de ce qui est dit, il y a un choix qui est lié à ce que l'on veut dire »10.

2 : La mise en mots de ce sens intenté, pour reprendre la formulation de Benveniste, passe par la projection, sur l’axe linéaire, des unités discrètes de la langue : il y a là une réduction de la pensée (multimodale) en mots : on peut

« considérer la verbalisation comme la projection sur un axe linéaire (celui de l’énoncé), d’une pensée globale qui est guidée par une intention de faire sens. Cette projection implique à la fois une linéarisation (réduction dimensionnelle), une discrétisation (en unités linguistiques) et une séquentialisation (en une chaîne parlée). La verbalisation suppose donc de faire passer la pensée par un code particulier qui constitue un goulet d'étranglement parce qu'il se présente de manière linéaire et séquentielle, alors que la pensée est multidimensionnelle et globale. De la pensée aux mots, il y a donc changement de nature et passage d’un type de structures (les représentations mentales, l’intentionnalité) à un autre (les structures du langage). Du même coup, il peut y avoir un décalage entre le sens intenté et le sens produit par l’énoncé, entre ce que veut dire le locuteur et ce que dit son énoncé. Le sens intenté est le principe qui guide cette projection. Il agit comme une puissance de structuration (un opérateur et un repère) qui s'articule de manière variable à la structuration syntaxique de l'énoncé »11.

À partir de ces deux points majeurs, notre problématique vise à interroger, tout particulièrement au(x) moment(s) de la révision et donc à travers les marques dynamiques de l’énonciation écrite (par « marques dynamiques », nous désignons bien évidemment les variantes), les traces d’une intentionnalité.
Deux réserves s’imposent avant d’en venir à l’analyse :

  • Le linguiste ne prétend pas avoir un accès direct à cette intention : « […] en tant que linguistes, nous n’avons pas d’accès direct au niveau de l’intentionnalité mais différents phénomènes de structuration (ou au contraire de déstructuration) du discours, nous permettent d’en reconstituer la trace »12.
    La révision nous semble faire pleinement partie de ces phénomènes de (dé)structuration qui donne un accès, même indirect au niveau intentionnel.

  • L’analyse de ces traces du douloureux passage d’un « vouloir dire » à la verbalisation ne contredit en aucun cas, bien au contraire, l’évidente hétérogénéité constitutive du dire que le sujet ne cesse de rencontrer.

Une question importante se pose à nous : sur quelle amplitude de texte peut porter l’intentionnalité ? Nous faisons ici l’hypothèse que l’intentionnalité peut toucher aussi bien la macrostructure du texte (I) que la microstructure (II). Dans son architecture générale, le manuscrit de Génitrix subit des révisions qui resserrent le roman autour des unités de lieu, d’action et de temps, orientant ainsi l’œuvre dans son entier vers un registre tragique. Sur le plan microstructural (II), on observe que les retouches opérées sur la matière langagière en voie de linéarisation orientent également celle‑ci vers un resserrement, une densification pesante du sens des mots : les isotopies guerrière et animale pèsent lourdement sur le tissu textuel. Un tissu en mouvement – « cette toile gluante »13 – travaillé par la mémoire des différents états de sa genèse.

De la constriction narrative : les retouches au niveau macrostructural 

Nous proposons d’examiner d’abord les révisions qui traversent l’intégralité du tissu textuel. Nous examinerons d’abord ces retouches dans le cadre de la narration (méta‑texte, structure du récit), puis dans celui du contenu romanesque finalement retenu.

Au plan de la narration 

Dans l’agencement général du roman, les suppressions qui touchent à la narration ont pour fonction d’épurer le récit, de l’orienter plutôt vers une esthétique théâtrale qui relève sensiblement de la tragédie. Dans cette perspective, on doit noter que sont supprimés 1 : les commentaires méta‑textuels (le roman se refuse finalement le loisir de se regarder), 2 : les références à la mythologie – les seuls vrais dieux, dans cette tragédie, étant les grands bourgeois eux‑mêmes ! –, 3 : les excursus narratifs : Mauriac exclut finalement l’évocation d’univers fictionnels étrangers au drame qu’il construit.

Suppression des commentaires méta‑textuels

Dans cette dynamique de resserrement que nous venons de mentionner, Mauriac, supprime les éléments de régie évoqués au présent par le narrateur et qui permettent un guidage du lecteur. Au chapitre III, dans le manuscrit, il supprime cette indication :
« Et voici ce soir, le dénoûment [sic]. La scène se passe dans la chambre où une jeune femme agonise. Il n’y a d’autre témoin que la lune <divine> qui éclaire le plancher… Ô Diane déesse taciturne et dépossédée, tu ne peux plus sauver Iphigénie… » (f°7)14.
C’est sans doute dans ce même mouvement de retrait du narrateur et de ses commentaires qu’il supprime les comparaisons entre le roman et d’autres genres littéraires : le conte, le théâtre15. Alors même qu’elle agonise, Mathilde se souvient des espoirs de bonheur qu’elle a nourris en observant Fernand de loin. L’ensemble de cette rêverie est évoqué en termes de conte et de théâtre : la mourante s’est un temps offert le luxe d’un conte de fée :
« Parce qu'elle assistait parfois, comme entre un éléphant blanc et son cornac, aux débats de la mère et du fils, elle pl <Mathilde> avait plaint un/cet esclave d’une atroce vieille – sans discerner qu’un tel excès d’idolâtrie maternelle était plus nécessaire que le soleil à cette idole égrotante. […] Mathilde se faisait souvent en elle‑même ce beau conte qu’il s’éprenait d’elle et que délivré de sa mère, soutenue par une jeune femme avisée, il s’élevait jusqu’aux plus hauts emplois. […] De la comédie qui allait <tragique> dont le premier acte allait se dérouler derrière les troènes, Mathilde <elle> ne savait pas que loin de n’en être que spectatrice, le destin16 l’avait choisie pour en être <devenir> la protagoniste essentielle – celle dont l’entrée se fait attendre un peu… (f°10). De même, les duels verbaux que Mathilde écoute à travers les troènes, de l’autre côté du jardin sont d’abord qualifiés de « fragments d’un drame » : « D’après ce qu’elle surprenait au passage, la jeune fille devait donc recréer les fragments <scènes> du drame <spectacle> » (f°11).

Vains ornements littéraires : les figures mythologiques

Même si elles sont supprimées, les figures mythologiques confirment ce registre tragique. Par exemple, Diane et Iphigénie :
« Ô Diane déesse taciturne et dépossédée, tu ne veux pas sauver Iphigénie… (f°9, déjà cité plus haut).

De même, lors d’une violente dispute entre le fils et la mère, la référence à Agrippine disparaît – mais existait dans le manuscrit ! :
« Comme il approchait, elle s’appuya au mur et elle opposait au dément un regard de défi, et tout son être criait semblait <lui jeter> pousser le cri de cette autre mère <le défi de Agrippine, l’autre mère> » (f°32), ce qui donne : « comme il s’approchait, elle s’appuya au mur, et elle opposait au dément un sourire, et tout son être semblait lui jeter le défi de cette autre mère : «  Frappe au ventre ». (p.82)17.
La suppression presque systématique des références mythologiques a pour fonction de recentrer le tragique dans cet univers bourgeois que décrit Mauriac : les vrais dieux ce ne sont pas les figures mythologiques qui émaillent classiquement le roman français du XXe siècle ou la tragédie du XVIIe siècle : ce sont ces grands bourgeois qui trouvent ici une véritable envergure divine.

Suppression des excursus narratifs

Comme nous l’avons souligné, Mauriac supprime aussi les épisodes évoquant d’autres récits. Par exemple il supprime l’entier du récit évoqué par le médecin de famille – juste après avoir constaté la mort de Mathilde – au sujet du vieux métayer qu’il avait trouvé déjà mort et froid alors qu’on l’a fait chercher en pleine nuit : « [longue description caricaturale des paysans ivres morts] Commencé presque à voix basse, le récit s’achevait dans un rire. Fernand entendit sa mère décréter : « Ils sont pires que leurs animaux ». Fernand imaginait cette danse des paysans autour d’un cadavre, et celui qui était là, était‑il pleuré ? » (f°14). La suppression de cet épisode du manuscrit s’explique sans doute parce que cet excursus aurait trop longuement plongé le roman dans un univers paysan étranger à la cruauté sourde qui règne dans le milieu bourgeois de Génitrix.

Quand le texte se tend : vers une dynamique tragique 

Dans l’ensemble des grands blocs de textes supprimés, on peut facilement observer qu’il s’agit surtout de moments dont le déroulement a lieu soit à un moment antérieur à la mort de Mathilde (2.1), soit en plein cœur de la diégèse, mais dans des lieux extérieurs, étrangers à la secrète demeure des Cazenave : la suppression de ces épisodes du récit sans rapports directs avec la mort de Mathilde a pour effet, comme nous allons le voir, de resserrer le nœud de la tragédie. On notera également, dans la même dynamique, la suppression de descriptions touchant à la vie intérieure des personnages : expressions de désirs charnels, journal intime de Mathilde (2.2).

La suppression

La supression des épisodes se déroulant en dehors de la propriété des Cazenave ou qui relatent un moment antérieur au noeud diégétique permet une concentration théâtrale autour de cette unique unité de lieu. On peut noter, dans ce sens, la suppression des épisodes concernant Fernand comme homme politique, notamment sa rêverie politique et sa discussion à ce sujet avec Mathilde dans le train qui mène de Langon à Bordeaux. C’est du reste l’ensemble du voyage, c’est‑à‑dire trois feuillets du manuscrit, qui sont supprimés, et partant, la dimension politique et sociale de Fernand : « M. Cazenave était fort connu sur la ligne. À chaque station, des amis le saluaient, l’interrogeaient sur l’incroyable fortune de Pélissié18. Entre Langon et Bordeaux, Fern cet ancien élève de Centrale, Chevalier de la légion d’honneur, et dont on disait qu’il était le plus gros actionnaire de la Compagnie du Midi passait pour le grand homme des « Gauches ». Il avait siégé trop peu de temps au conseil général pour que se fût révélée son incapacité dans les affaires <administratives> ‑ mais de quelques‑uns de ses discours touchant la grande politique, l’impression durait encore » (f°13). Suit une longue et grotesque évocation des discours de Cazenave inspirés de la rhétorique propre à Aristide Briand !
On notera donc ici la suppression du détail de la mince carrière politique de Fernand Cazenave, qui fut maire de Langon, et de ses projets politiques morts nés. C’est qu’il se réserve pour un autre combat : celui qu’il pourrait gagner contre sa mère, en épousant Mathilde, cette « blonde un peu palote et fanée» (f°13v°). L’échec de la carrière politique de Fernand vient évidemment de cette « incapacité » évoquée par le narrateur – incapacité qui est une des conséquences de son inféodation à sa mère : « Ah ! Minute délicieuse lorsque, paterne, et l’œil fuyant, il glisserait à sa mère : je suis fiancé » (f°14). De son côté, Mathilde entrevoit dans cet individu qui voyage avec elle – et « qui arrêtait volontiers sur elle ses yeux saillants de batracien » (f°12) un signe du destin : « Il semblait à Mathilde qu’elle glissât sans effort vers un but destin splendide – bien qu’elle ne pût imaginer dans cet homme qui la couvait des yeux la force hardie ce bas désir de vengeance qui hâterait le passager triomphe de la jeune fille, son illusoire bonheur mais aussi sa chute avant d’être précipitée <avant qu’elle fût> au fond de l’abîme où elle gît ce soir. […] Comment eût‑elle connu la qualité de cette haine dont Fernand était la proie – haine de l’esclave qui sait qu’aucune puissance ne le délivrera de son tyran <haine que nous prenons pour de l’amour et qui est faite d’une> il y a toujours en nous une inimitié <<rancune>>19 sourde contre l’être dont nous ne pouvons plus nous passer » (f°13)20.

Réductions

Grâce aux amples retouches dont le manuscrit fait l’objet, on voit se réduire l’unité d’action à l’essentiel : chaque personnage est présenté en tant qu’il est en opposition aux autres. C’est du reste ce que les épisodes supprimés du train ou encore celui des paysans confirment. Dans cette perspective, il n’y a pas de place pour l’évocation de la vie intérieure des personnages. D’où la suppression des épisodes poétiques, intimes – voire érotiques ! Bref, dans cet univers carnassier, il n’y a pas d’autre désir que celui de l’anéantissement de l’autre.
On peut relever, à ce titre, la disparition de la tendresse maternelle – fugitive – ressentie par Mathilde pour l’enfant disparue : « Fernand ne vit pas la petite enfant qu’à cette minute même, sa jeune femme ressentait évoquait pour se consoler de mourir <seule> dans une chambre. Ce paquet sanglant qu’avait emporté la matrone serait devenu l’être vivant dont Mathilde crut sentir à son sein la morsure douce, et Elle aurait appuyé sur le/ce sein sa main minuscule – sa main petite étoile. » (f°7). Suit un long délire, également supprimé, d’affrontement avec la « féroce bête » qu’est la mort. De même, sans doute parce que l’état de guerre dans lequel se trouve chaque personnage lui interdit toute forme de complaisance, Mauriac supprime la longue citation du journal intime de Mathilde, sur lequel Fernand tombe par hasard et dont « la lecture l’avait déchiré au point qu’il était venu pleurer contre sa mère » (f°35v°).
Pour terminer, on peut également relever les suppressions de l’évocation du plaisir sexuel, notamment, au moment où la vieille mère se meurt.  Mauriac en vient à comparer la passion maternelle avec l’orgasme des amants et les pâles extases d’une carmélite :

«Cette vieille femme se meurt de ne posséder plus son fils : désir de possession de domination spirituelle, plus âpre que celle qui mêle emmêle <qui fait se pénétrer, de dévorer> deux jeunes corps, plus fou que celui qui soulève au‑delà des sphères une petite carmélite consumée » (f°25).

Les révisions, d’ordre macrostructural, que nous venons d’examiner touchant la narration ou le contenu du récit conduisent à un remodelage de l’esthétique et de l’architecture du récit. Celui‑ci se dépouille en effet des figures ornementales que sont classiquement par exemple le renvoi à d’autres genres textuels, ou à l’évocation de figures mythologiques. De même, sur le plan du contenu, Mauriac évince les récits parallèles. Ainsi, expurgée des excursus que l’on observe dans le manuscrit, la dernière version du texte offre une trame épurée, suivant d’assez près les impératifs du théâtre classique (unité de temps, de lieu et d’action). Surtout, comme nous allons le voir maintenant, cette réduction de la trame narrative oriente le roman vers la tragédie telle que Corneille la définit :

« La dignité de la tragédie demande quelque grand intérêt d’Etat, ou quelque passion plus noble et plus mâle que l’amour, telle que sont l’ambition et la vengeance, et veut donner à craindre des malheurs plus grands que la perte d’une maîtresse. Il est à propos d’y mêler l’amour […], mais il faut qu’il se contente du deuxième rang dans le poème et leur laisse le premier »21.

Ici, le grand intérêt d’Etat n’est autre évidemment que la perpétuation même de cet état, celui de la Famille : « Ils avaient opposé à l’inévitable mort la famille éternelle. Un fils suffisait, un seul, pour que se perpétuât ce mince filait de vie charriant jusqu’à la fin du monde l’héritage le patrimoine sans cesse grossi par l’appoint des dots et des héritages » (f°29).
Ce qui importe ici, c’est l’homme – au sens viril du terme –  dont le sperme (« mince filet de vie ») doit être en mesure de perpétuer le patrimoine de la Famille22. Le tragique, tout particulièrement dans Genitrix, vient du déraillement de cette mécanique : une mère aime son fils au point de le rendre impuissant (rétif à cet « espèce d’exercice » (f°24)), impuissance sexuelle donc, mais également sociale. Esclave de cette « atroce vieille », il se marie mais il laisse son épouse – lentement assassinée par sa mère, et lui‑même – mourir dans les affres d’une fausse‑couche atroce. Échec – et c’est toute la tragédie – de la « Famille éternelle ».

L’abbé D’Aubignac souligne que « le plus bel artifice est d’ouvrir le théâtre aussi près que possible de la catastrophe »23. C’est in medias res, c’est‑à‑dire dans l’agonie sanglante de Mathilde, que s’ouvre le roman : l’examen du manuscrit, dans ses variantes microtextuelles, permet de mettre à jour la genèse de cette catastrophe tragique. Et d’observer – de confirmer – cette orientation, ce sens intenté de l’œuvre vers un mode tragique insistant.

Suivre « le cheminement horrible de cette parole »24. Retouches microstructurales et cheminement du sens

Au plan de la construction générale du roman, la réduction de la trame narrative obéit à un souci de dramatisation que l’on peut également observer au niveau de l’énoncé dans son processus dynamique, c’est‑à‑dire au plan dynamique de l’énonciation, au plan de ce « vouloir dire » évoqué par S. Robert. Nous souhaitons donc montrer maintenant, par l’analyse détaillée de certaines révisions, que le manuscrit de Génitrix permet d’observer, au plan local également, la mise en œuvre de ce « principe organisateur », de ce sens intenté gouverné, comme le montrent les révisions locales, par une tension tragique.
Dès la phase rédactionnelle, l’élaboration de l’univers fictionnel et l’émergence du sens de Génitrix s’orientent, de façon très insistante, vers la construction d’un monde exclusivement structuré par le duel psychologique auquel se livrent une mère et son fils. Dans cet univers, les isotopies majeures sont celles de la lutte homicide, de l’animalité sauvage, du carnage. Et de façon plus déterminée, au plan (infra)phrastique, la révision resserre encore les liens (meurtriers) du sang et du sens. Elle interdit toute échappée hors du duel dément auquel se livrent aussi les deux femmes. Elle réduit le sens des mots – l’« épaisseur du langage » pour reprendre les termes de S. Robert – à leurs traits délétères : à aucun moment de la dynamique scripturaire, c’est‑à‑dire du processus de production, les traces de l’énonciation n’échappent pas à cet impératif cynégétique et vengeur du récit. Nous visons donc ici non seulement le produit – le texte – et ses étapes intermédiaires, mais aussi et surtout le processus dynamique de textualisation.
Cynégétique et pathologique. Au f°9 on peut lire en effet au sujet de la mère observant son fils : « Ce regard de maniaque qui la couvait » devient dans le texte imprimé : « ce regard maniaque ». Le passage du substantif «maniaque » à l’adjectif qualifiant le regard uniquement (c’est‑à‑dire la réduction euphémisante autorisée par ce transfert catégoriel du mot « manique ») ne doit pas faire oublier qu’il s’agit bien de « malades », de malades bestiaux, comme l’annonce la dédicace du roman à son frère.
Nous proposons donc maintenant d’observer, au plan micro‑textuel, la construction progressive de cet univers romanesque tout à la fois guerrier et tragique (1) également traversé par le champ métaphorique de l’animalité et de l’adversité (2) dans les réécritures du manuscrit (dans celles également que l’on n’observe qu’en lisant parallèlement le manuscrit et la version finale du texte). Notre point de vue est donc toujours celui du processus de création, c’est‑à‑dire non pas celui du lecteur (dans sa construction de parcours interprétatifs) mais celui du scripteur dans ses retours sur le texte transformant « de la pensée », forcément multi‑modale, « un projet mental » en un « vouloir dire ».

Un romanesque tragique : isotopie guerrière sur le mode intensif

Nous proposons d’abord d’observer comment, dans la façon dont sont nommés les personnages, s’élabore une isotopie guerrière que soulignent des choix lexicaux systématiquement (ré)orientés vers le haut degré. Ce qui renvoie au tragique dont nous avons déjà décrit la fonction structurante au plan macrostructural.

De la nomination multiple

Pour nommer les personnages, Mauriac utilise deux paradigmes25 :

1 : Le prénom des personnages du roman ou leur statut dans le cercle familial : Fernand, Félicité, Mathilde, d’une part, et la belle‑mère, la vieille, la mère, le fils, la belle‑fille d’autre part.

2 : Des items lexicaux relevant du combat, du motif guerrier :

« l’ennemie », « l’adversaire », « l’intruse », « l’espionne », « la morte », « la proie embaumée ».

Ces rôles, incarnés par un  ensemble de substantifs jusqu’à la caricature, sont rappelés avec insistance et remplacent souvent les noms propres ou les pronoms. On observe ainsi, dans le manuscrit, de nombreux remplacements des pronoms par les noms de liens familiaux ou par des substantifs relevant du champ adversatif du combat.

- Félicité. Son statut de mère est évidemment mis en valeur, mais c’est surtout l’isotopie du combat qui prévaut pour la désigner. Au f°32, le pronom est remplacé par « la mère » :

« La morte qui le consolait agissait sur cet esprit malade mais non sur ce corps souffrant. Ce corps sorti du sien lui appartenait <à la mère> ». Mais Félicité est avant tout une ennemie. Au f°7, elle est ainsi multiplement désignée dans le monologue intérieur de Mathilde : « Non, non, elle ne mourrait pas, et, vivante, ne se laisserait plus vaincre <battre accabler> par l’ennemie <sa belle mère>. Pourvu qu’une autre grossesse fût possible ! Alors sa belle mère <Félicité l’ennemie> serait forcée de lui rendre les armes. » Qui devient dans le texte imprimé : « Non, non, elle ne mourrait pas et, vivante, ne laisserait plus l’adversaire l’accabler. Pourvu qu’une autre grossesse fût possible ! Alors l’ennemie serait forcée de rendre les armes » (p.21). À deux reprises ici, dans le paradigme intensif des termes qui désignent Mme Cazenave, des termes neutres « belle‑mère », « Félicité » sont remplacés par « adversaire » « ennemie ». Ces termes entrent évidemment en écho avec l’expression « rendre les armes ».

- Mathilde. Bien que morte et enterrée, elle reste un personnage actif du roman – et combatif : après sa mort, Félicité constate l’abattement de Fernand : « dans quel état la morte le lui avait rendu ! » (f°15). Cette permanence du combat des protagonistes, au‑delà même de la mort, est mise en valeur, dans le T.I (texte imprimé), par la syntaxe qui renverse finalement l’ordre canonique de la phrase : « dans quel état le lui avait rendu la morte » (p. 68), au lieu de « la morte le lui avait rendu », dans le manuscrit. Bien qu’elle soit morte – ou plutôt parce qu’elle est morte – Mathilde retrouve un rôle central dans le trio infernal. C’est la mort qui fait entrer le trio dans la tragédie et la vengeance du fils – vengeance qui conduira également à la mort lente de la mère. De même, on observe, entre le manuscrit et le T.I, le passage de l’indéfini au substantif sujet : f°33 : « Autrefois, une bonne avait été chassée parce qu’elle prétendait avoir sauvé Fernand de la scarlatine. Une autre aujourd’hui le sauvait, que la mère ne chasserait pas », qui devient, dans le T.I. : « Une morte aujourd’hui le sauvait, que la mère ne chasserait pas » (p. 87).

- Fernand. Il est réduit à l’état de fils, comme le souligne la substitution de « garçon » par « fils » : « Jetant de droite à gauche des regards peureux, ce garçon le fils de cinquante ans tirait comme un collégien sur la cigarette défendue <clandestine> » (f°9). De même, le substantif « fils » remplace, dans le T.I, le pronom élidé : au sujet de l’impuissance de Fernand à vivre une passion : « la tendresse jalouse <de la mère> l’ avait rendu <le fils> impuissant à nourrir en lui ce feu inconnu ». L’ajout du groupe prépositionnel « de la mère » et le remplacement du pronom élidé « l’» par le substantif « fils », complément du verbe, met en relief la relation castratrice qui unit la mère et le fils.

Autres variantes lexicales : du sublime grand bourgeois à la surenchère tragique

La nomination des personnages n’est pas le seul support langagier dans la constitution des isotopies guerrière et tragique. C’est souvent en développant un paradigme intensif que certaines unités lexicales (verbes, adjectifs) sont reformulées (substitution) ou expansées (ajouts).

Ainsi, dans la voix de Fernand, Félicité croit reconnaître de la douleur : « Elle ne répond rien, préoccupée <bouleversée> non d’avoir été <non de ce qu’elle été> interrogée comme par un juge – mais de ce qu’elle découvre de douloureux dans l’accent du fils chéri » (f°18). Traversée par le registre du tragique mortifère, les unités du lexique s’orientent vers l’excès : on passe de l’adjectif « préoccupée » à « bouleversée ». De même au f°30, on quitte le verbe pronominal « se dérouler » pour « se déchaîner » : « Dans cette vieille femme muette et qui se forçait à manger, il se faisait se déroulait <déchaînait> une émeute passionnée ».
La surenchère intervient également grâce aux ajouts. Au sujet par exemple du caractère moqueur de Mathilde : sur le visage de la morte « plus rien de cette expression dure, avide d’une pauvre fille qui toujours calcule <méprise et se moque>, plus rien de la bête aux abois et qui fait front – plus rien de cette face besogneuse et traquée » (f°20). De même, regardant la dépouille de Mathilde, Fernand comprend qu’il est passé à côté de l’amour : « Fernand écoutait sourdre en lui sa douleur ; il accueillait, enivré, cette inconnue. Un fleuve en lui se débarrassait des glaces d’un hiver démesuré […]. Il se souvient des textes des philosophes grecs dont il se constitue un florilège, le soir au coin du feu, avec les « ciseaux maternels »26. Le rejet de cette sagesse au profit du désir du corps vivant de Mathilde est d’abord marqué, dans le manuscrit, par des points de suspension, puis ils sont remplacés par le verbe « se moquer » : « Il se souvient de telle sentence qu’il a découpée touchant l’âme immortelle. Ses épaules se soulèvent. L’âme de Mathilde ! Ce qu’il s’en…. <moquait> de son âme ! Ce qu’il voulait, c’était <qu’on lui rendît vivant> ce corps » (f°21).
Ce parcours sémantique, orienté vers l’excès, intervient encore lorsque Fernand veille la morte dans sa chambre, au sujet du cri sinistre d’un oiseau nocturne qui ne se pose pas mais vient s’abattre : «  Encore ce sanglot de nocturne – si rapproché qu’on l’eût dit dans la chambre. Il avait dû se poser s’abattre sur la cheminée – dans la cheminée peut‑être ».

Sans qu’il soit nécessaire de les commenter, on peut observer les variantes suivantes, qui toutes suivent une même dynamique de l’excès :

f°30 : « Crois‑tu, pauvre homme, s’il ne s’était agi que de te venger <armer contre ta propre mère>, que tu te fusses […] hasardé à tirer à toi cette proie charnelle ». Soulignons ici encore la forte teneur tragique de l’expression « armer contre ta mère ».

f°22 : Au sujet de Fernand, Félicité se dit : «Elle ne songeait pas qu’il n’avait en rien changé, qu’il demeurait ce petit garçon trépignant qu’elle avait pourri […]. Ce qui devient, dans le T.I. : « il demeurait ce petit garçon trépignant qu’elle avait nourri » (p. 55) !

f° 32 : Au sujet des sacrifices de la mère : « Elle était cette mère qui dans les nuits d’hiver […] demeurait des heures le bras tendu hors du lit, <torturée>, abandonnant au petit bourreau sa main glacée ». On notera ici le cheminement non linéaire du sens en construction27, qui fait entrer en écho le terme « bourreau » à l’ajout de l’adjectif « torturée ».

f°34 : « Félicité se forçait à manger pour l’entraîner. Elle à qui l’état de ses artères aurait dû imposer un régime de restriction se forçait à mâcher <se gavait> des viandes rouges ».

f°38 : On retrouve cet excès lorsque Félicité finit par s’éteindre, agonisant devant la porte fermée du bureau de son fils. Là encore, c’est sur le mode intensif qu’est décrit son unique action : « Sa mère alors regardait <fixait> cette porte longtemps après qu’il l’avait refermée ».

Et pour terminer, on notera cette substitution du mot «amour » par celui de « passion », plus propre, une fois encore à consolider l’isotopie du tragique qui gouverne le roman. C’est au moment où Félicité devient veuve, se retrouvant seule avec son fils : « N’ayant jamais pratiqué l’examen de conscience, elle n’avait jamais souffert de ce honteux enivrement qu’elle éprouva à se sentir libre, seule, avec l’unique objet de son/sa amour passion que d’abord elle retira du collège où son père avait exigé qu’il fût interné » (f°35).
Toutes ces variantes ont pour effet d’ancrer le processus scripturaire dans une dramatisation qui nourrit le style de l’œuvre tout entière : les choix opérés entre deux variantes lexicales (ou plus) orientent le roman, de façon décisive, vers un excès tragique.

Les réseaux de métaphores : un mode non linéaire de construction du sens

La métaphore animale

Faisant écho aux retouches souvent orientées vers le haut degré, on observe, dans le manuscrit (ou dans les réécritures opérées dans le T.I), le déploiement d’un réseau de métaphores qui place les personnages sous le signe de l’animalité et de la chasse : les termes « aux abois », « gibier », « grogner », « glapir », « se tapir », « animale », « dévorer », « proie » apparaissent souvent en alternance avec des items plus neutres.

- « Grogner ». Au sujet de la fausse‑couche de Mathilde dont la belle‑mère accable sa belle‑fille, Fernand tente de défendre sa femme : « Il grogna qu’on ne pouvait <en> tenir rigueur à Mathilde » (f°6). Le verbe « grogner », dans le manuscrit, est remplacé par un verbe d’énonciation plus neutre : « Il protesta qu’on n’en pouvait tenir rigueur à Mathilde» (p.15). Ici, le trait animalité est bien présent mais finalement gommé.

- Le verbe « se tapir » apparaît non pas sur le manuscrit, mais dans une campagne d’écriture plus tardive. Au f°9 : «[Mathilde] courut <regagna> à son observatoire où entre les branches des troènes, lui parvint l’écho du drame <de la tempête> qu’elle avait déchaîné ». Mais, dans le texte imprimé, au remplacement de « courut » par « regagna » est préféré le verbe « se tapir » dont le sens premier, « se cacher, pour un animal », est réactivé : « [Mathilde] de nouveau se tapit derrière les troènes » (p. 28). Ici, le trait animalité émerge finalement.

- « Ils glapirent » : dans le manuscrit, le verbe de parole – paroles échangées dans une dispute entre la mère et le fils – passe, une fois encore, de la neutralité à l’animalité : « Mathilde se souvient de quel ton furent échangées ces menaces <paroles≥ derrière les troènes <ces répliques furent glapies> par quoi fut fixé son destin ». Dans le T.I, ce mode crescendo du dire est consolidé par un passage du mode passif à l’actif : « Mathilde se souvient de quel ton ils glapirent cette menace et cette réplique par quoi fut fixé son destin » (p. 31). Ce passage à la forme active – « ils glapirent  cette menace » –  ainsi que le choix définitif du mot « réplique » plutôt que « paroles » donnent aux deux co‑énonciateurs le statut de personnages de théâtre – tragiques (une fois encore, il est question de « destin » !) bien que le verbe « glapir » les rende grotesques.

- « Animale, « avidement ». Juste après la scène où Fernand faillit frapper sa mère, elle l’embrasse. Il faut souligner ici l’ajout de l’adjectif « animale » pour qualifier la mère : « Longtemps, du même geste, que lorsque jeune mère <animale>, elle flairait si pieusement <avidement> le nouveau né, ses lèvres flétries ne quittèrent pas le front de son vieux fils ». Ici, parallèlement à l’ajout de l’adjectif, on notera également, qui fait écho au verbe « flairer », la substitution de l’adverbe « pieusement » par « avidement ».

- « Se dévorer ». Le verbe est ajouté, dans le T.I, au sujet de Félicité : « Cette vieille femme se meurt de ne posséder plus son fils : désir de possession, de domination spirituelle, plus âpre que celui qui emmêle, <qui fait se dévorer> deux jeunes corps » (p.60). Ici, c’est l’union des amants qui, métaphoriquement et sur un mode vorace, renvoie à « cette espèce d’exercice ».

La métaphore adversative

Tous les protagonistes de la diégèse entretiennent avec le monde un rapport de pouvoir qui anime l’univers tragique du récit. Le monde mais également toutes formes de relations – amoureuses, sociales –  ne peuvent être énoncées que sur le mode du conflit, des (dés)alliances. Tout n’est qu’adversité, pas seulement dans le trio morbide des trois personnages principaux du roman.
Ainsi, c’est pour ne pas avoir su « la défendre », plutôt que « la retenir » que le père de Mathilde, « normalien aux lunettes d’or » (f°7) a perdu sa fiancée : « Que restait‑il du normalien aux lunettes d’or qui avait su conquérir une demoiselle Coustous […]. Mais il ne la sut pas défendre retenir <la défendre>. Ses tors étaient si peu contre le retour offensif d’un champion de tennis qu’elle avait adoré d’un garçon de son monde » (p. 23). Plus tard, le vieux professeur devient lui‑même la victime de ses élèves et de ses propres enfants. f°7 : «Tout de même, ils riaient sans malice et parce qu’ils n’entendaient pas à côté d’eux le cri <hurlement> de ce cœur dévoré <cet être aux abois> ». Mauriac abandonne la métonymie (« ce cœur) » pour désigner le père tout entier. Ce qui devient dans le T.I : « Tout de même, ils riaient sans malice et parce qu’ils n’entendaient pas à côté d’eux gémir cet homme – gibier forcé et aux abois ». On notera une densification de l’animalité grâce à l’ajout du groupe prépositionnel « aux abois » dans le manuscrit – grâce, également, à l’ajout de la métaphore du père en gibier dans le T.I. Ce dernier ajout n’apparaît pas sur le manuscrit, il intervient dans une campagne postérieure de réécriture du texte (mise au net ou correction sur épreuves) : il est important de souligner ici que l’intention de l’isotopie adversité ne préside pas au seul premier jet, et à ses retouches immédiates. Cet ajout, cette direction du sens apparaît tout au long du processus d’énonciation scripturaire, il touche également toutes les opérations d’écriture : ajout, substitution, suppression (dimension fonctionnelle).

Les personnages principaux apparaissent également sous le signe de l’adversité. Ils ne vivent pas seulement leur propre monde comme une arène, mais également le monde extérieur auquel ils sont confrontés.
Ainsi, l’épreuve de mathématiques au concours d’entrée à Centrale est nécessairement métaphorisée en piège, en « traquenard » : «Dès le deuxième jour, [Félicité] l’avait jugée, lorsque cette péronnelle [Mathilde] avait osé interrompre d’un ‘vous l’avez déjà raconté’ le récit de ses concours où se complaisait Fernand, et <le rappel> du seul échec qu’il eût essuyé à Centrale, du traquenard de ce problème qu’il n’avait pas su voir et comment <de son joli geste>, ce soir‑là, <quand> pour montrer sa force d’âme, il passa son frac et alla entendre à l’Opéra Les Huguenots » (f°6). On soulignera ici que la version du T.I met en valeur le geste théâtral de Fernand, en réponse à son échec à l’épreuve du concours, grâce à l’ajout d’un tiret : «[…] du traquenard de ce problème qu’il n’avait pas su voir, – enfin, de son joli geste, ce soir‑là, quand pour montrer sa force d’âme […] » (p. 16). Ici, comme ailleurs la ponctuation accompagne l’isotopie théâtrale qui traverse l’ensemble du roman et de ses variantes : « Opéra », « rappel », « geste », « force d’âme » du héros tragique.

Alors même qu’elle a rejoint le royaume des morts, Mathilde est toujours une victime. Dans le T.I, Fernand songe au corps de Mathilde et au bonheur charnel qu’il aurait pu découvrir : on observe l’ajout du mot « proie embaumée » : « tu la découvres quand il n’est plus temps de l’assouvir, alors que la proie de chair, <la proie embaumée> s’est dissoute » (p. 74)28. Toujours au sujet de Mathilde, on notera cet ajout dans le texte final : « Il [Fernand] n’avait jamais été trahi, ne fût‑ce qu’en esprit, [ajout dans le T.I] par l’enfant misérable qui n’avait su que marquer des points, que parer des coups » (p. 75). Et encore, f°29 : « Mathilde avait été dressée <par la vie> non à aimer à se défendre et non pas à aimer ».

Ponctuation et révision

Toujours, le cheminement horrible de cette parole. Comme nous l’avons déjà remarqué, la ponctuation intervient également dans le travail de révision. Il n’est pas possible ici d’évoquer les configurations de retouches de tous les signes. Nous avons par exemple déjà évoqué le tiret simple (hyperbate), ajouté en fin de phrase dans une relecture29. Il apparaît également, au cours d’une retouche, pour souligner une hyperbate ajoutée dans la version imprimée : « Il ouvrit en grand la fenêtre, poussa les persiennes. Il n’était point de ceux qui sont accoutumés à lever la tête vers les étoiles au lieu de dormir. Il eut le sentiment de surprendre un miracle devant cette muette ascension des mondes [ajout dans  T.I.] – d’attenter à un mystère » (p. 49). Le second complément prépositionnel « – d’attenter à un mystère », qui n’est observable que sur le T.I., offre un degré de plus dans le mysticisme dans lequel Fernand tombe en admirant la morte. Le tiret simple souligne l’hyperbate et accompagne cette ascension.

On peut également s’arrêter sur un type de retouche observable à plusieurs reprises dans le manuscrit (ou du manuscrit à l’imprimé) : celle qui intéresse les points de suspension. En effet, en lisant parallèlement le manuscrit et le texte définitif, on observe une restriction de l’usage des points de suspension au seul monologue intérieur des personnages ainsi qu’une suppression de ceux‑ci dans le discours direct ou dans certains passages descriptifs. Cette répartition des points de suspension apparaît dès le début du roman. Lorsque Mathilde agonise, en proie à une fièvre alarmante, le discours qu’elle se tient – comme son corps qui se vide – est distendu : « ‑ Je dois dépasser quarante… Ils n’ont pas voulu que je sois veillée… Mourir ? …la mort. … ses yeux dilatés fixèrent au plafond l’auréole de la veilleuse. Ses deux mains enserrèrent ses jeunes seins. Mourir toute seule ! » (f°4). Dans le T.I, le récit, repris par le narrateur, n’est plus précédé par les points de suspension : « Ses yeux dilatés fixèrent au plafond l’auréole vacillante » (p. 9).
De même, les points de suspension sont supprimés dans les discours directs. Au f°4, Marie de Lado, la bonne, appelle le chien : «  ‑ Là ! Là ! Tuchaou !… », mais dans le T.I, les points de suspension sont supprimés. Dans le manuscrit encore, la réponse négative de Mathilde à sa belle‑mère qui lui demande si elle a besoin d’aide est rythmée par des points de suspension qui disparaissent du T.I. Ainsi, sur le f°15, on observe : « Laissez‑moi… je n’ai besoin de rien. C’est un peu de fièvre » qui devient dans le T.I : « Laissez‑moi. Je n’ai besoin de rien. C’est un peu de fièvre » (p. 36). Lorsqu’elle s’extériorise, c’est‑à‑dire lorsqu’elle est en danger, la parole (comme les personnages) ne saurait vaciller. Même l’héroïne mourante ne déroge pas à cette règle ou plutôt à cet répartition spécifique des points de suspension dans le cadre de l’œuvre.
Ainsi, seul le mode intérieur du discours – les « mots enfouis » (f°7) – semble pouvoir s’offrir le luxe de l’inachèvement, voire de la rêverie, ou de l’abandon. Ce n’est donc que dans le cadre du discours intérieur que les personnages s’autorisent à baisser les armes. En revanche, le discours direct est toujours sous contrôle : clos par le point, il ne se laisse jamais suspendre par la parole de l’autre.

Pour conclure, nous souhaitons insister sur la richesse du manuscrit appréhendé dans une problématique de la révision et de l’intention. Nous avons en effet analysé comment, dans ce passage du multi‑modal (évoqué par S. Robert) au verbal linéaire, émergent et se métamorphosent les marques en mouvement d’une intention de faire sens, faire sens aussi bien au plan des révisions macrostructurales que microstructurales. Ce « vouloir dire »  imprègne également l’isotopie guerrière associée à celle de l’animalité au cours d’un basculement dans le registre tragique. Le manuscrit donne à voir, dans chacune de ces isotopies, le déploiement de paradigmes qui épousent un processus d’amplification tragique. Les termes s’accumulent dans une dynamique hiérarchisée qui conduit au choix du terme le plus chargé sur le plan tragique. Ces choix exploitent les lieux de non‑coïncidence décrits par J. Authier‑Revuz, et tout particulièrement la non‑coïncidence du mot à lui‑même. Bien évidemment, « exploiter » ne signifie pas que le scripteur touche, atteigne le UN – c’est‑à‑dire l’annulation de l’hétérogénéité du dire. Mais il l’exploite et l’explore douloureusement pour faire œuvre. Faire œuvre, c’est‑à‑dire suivre un projet qui ne contredit pas, mais plutôt rencontre particulièrement la foncière non‑coïncidence du dire – ce douloureux « embarras du choix »30, non verbalisé mais signalé dans chacune des métamorphoses langagière du texte31.
L’énonciation écrite, gouvernée par ce « vouloir dire », parfois non conscient conscient, s’opère ici – pour reprendre les mots de S. Bikialo – sur un mode stylistique : le scripteur, peut‑être surtout au moment des relectures et des réécritures, cherche sa propre façon d’habiter la langue. Le manuscrit montre peut‑être le cheminement de ce  « style‑volonté » dont rêvait Max Jacob : « Le style ou volonté crée, c’est‑à‑dire sépare »32 – une séparation, un creusement de la valeur, au sens saussurien du terme, de chaque unité linguistique, qui fait écho au sens intenté proposé par Benveniste, et qui intervient ici aussi bien au plan local, qu’au plan du texte dans son entier. De ce point de vue, la linguistique génétique – ainsi que nous avons tenté de le montrer – ne doit pas se limiter à l’analyse des microstructures langagières. Elle doit tenter de saisir l’intégralité du texte – le texte, non pas comme une suite d’énoncés mais comme une unité à part entière. Cette perspective orientée vers le texte dans son entier est ouverte non seulement en réception (comme le montrent les recherches de J.‑M. Adam) mais aussi en production33. Nous avons souhaité montrer ici que cette dimension macrostructurale est au cœur du processus d’écriture et que l’étude des manuscrits doit aussi s’orienter vers ce que Benveniste appelait la « translinguistique ».

1  Le roman est publié chez Grasset, en 1923. Nous avons travaillé sur l’édition de la transcription du manuscrit proposée par P.‑L. Pinelli, François Mauriac, Génitrix de Génitrix, Le manuscrit et sa genèse, Fasano‑Paris, Schena‑Didier érudition, Biblioteca delle ricerca, edizioni genetiche 1, 2000.

2  C. Simon, « Un homme traversé par le travail », La nouvelle critique, N°105, 1977, p.36, cité par S. Bikialo, « Transports en commun : la métaphore accompagnée dans l’Acacia et Le Palace », in Transports : Les métaphores de Claude Simon, Colloque international, Cologne, 23‑26 septembre 2004.

3  Nous employons ici le terme « révision » appartenant aux modèles de production écrite établis en psycholinguistique et qui désigne une étape dans le processus scripturaire, étape liée à celle de la planification et de la textualisation. La linguistique génétique préfère le mot «variante », hérité de la philologie ou « réécriture » et « correction ». Voir à ce titre, J.‑L. Lebrave, « La critique génétique : une discipline nouvelle ou un  avatar moderne de la philologie ? », Genesis 1, 1992, p.33‑72. Voir également le lexique en fin d’ouvrage dans A. Grésillon, Eléments de critique génétique. Lire les manuscrits modernes, Paris, 1994. On notera également les termes plus métaphoriques de « retouche », « remords ».

4  Nous reprenons ici la définition de l’intentionnalité proposée par A.J. Greimas et J. Courtès, in Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Hachette, 1979, p.190 : « Pour rendre compte de la communication en tant qu’acte, on introduit généralement le concept d’intention qui est censé la motiver et la justifier. Cette notion nous paraît critiquable, dans la mesure où la communication est alors envisagée à la fois comme un acte volontaire – ce qu’elle n’est certainement pas toujours – et comme un acte conscient – ce qui relève d’une conception psychologique par trop simpliste de l’homme […]. Nous lui préférons le concept d’intentionnalité […] : il permet de concevoir l’acte comme une tension qui s’inscrit entre deux modes d’existence : la virtualité et la réalisation ».

5  E. Benveniste, « La forme et le sens », Problèmes de linguistique générale, [1966] 1974,  Paris, Gallimard, p. 216.

6  Le mot intention figure peu dans les dictionnaires de sciences du langage. Comme pour s’en préserver, le mot même d’« intension » est bien différencié du mot « intention ». Ainsi, S. Auroux, dans une remarque métaénonciative, offre un bel exemple de cette réticence  : «  C’est par référence à l’extension que l’on remplace souvent le terme compréhension par celui d’intension (avec un s !) », dans La philosophie du langage, 1996, Puf, cité par F. Neveu, Dictionnaire des sciences du langage, Armand Colin, 2004, p. 128.

7  Ibid., p. 225.

8  S. Robert, « L’épaisseur du langage et la linéarité de l’énoncé : vers un modèle énonciatif de la production», in Parcours énonciatifs et parcours interprétatifs – Théories et applications, A. Ouattara (éd.), Paris/Gap, Ophrys, 2003, p. 255‑273.

9  Ibid., p. 257.

10  Ibid., p. 257. Ou encore : « Pour comprendre le fonctionnement des langues, il est important d’introduire ce niveau d’intentionnalité où se construit un « vouloir dire », un « sens intenté » », p. 258.

11  Ibid., p. 260.

12  Ibid., p. 260.

13  Mauriac, Génitrix, Paris, Le livre de poche, Grasset, [1923], 2004, p.76. Nous renverrons désormais au texte imprimé : T.I., p.76.

14  Les segments entre becquets signalent des ajouts dans le manuscrit.

15  Évitant de la sorte les excursus inter‑textuels pourtant si fréquents dans le roman du début du XXe siècle 

16  Souligné par nous.

17 ibid., p. 257. qui est rattachée à « au principe qui organise la production »

18  Un rival politique devenu sous‑secrétaire d’état.

19  Ajout infra‑linéaire.

20  Nous soulignons ici les termes rancune, vengeance, tyran, destin splendide, haine, qui relèvent du champ sémantique de la tragédie classique.

21  Cité par Ph. Ven Tieghem, Les grandes doctrines littéraires en France, PUF, Paris, 1974, p. 55.

22  Ou encore, au sujet de Fernand, vainqueur, fier de la grossesse de Mathilde : « Il crevait d’orgueil parce qu’il y aurait peut‑être un Casenave de plus dans le monde », T.I., p. 16.

23  Cité par Ph. Van Tiegem, op. cit. p. 54.

24  Génitrix, T.I., p.96.

25  Sur cette question du déploiement de la nomination pour désigner un référent voir l’excellente thèse de S. Bikialo : Plusieurs mots pour une chose. De la nomination multiple au style de Claude Simon, sous la direction de J. Authier‑Revuz et Ph. Caron, Université de Poitiers.

26  T.I, p. 49.

27  De façon rétroactive ici. Cet exemple illustre bien la fonction de «déclencheurs de représentation » définie par Stéphane Robert au sujet des mots : « Les mots ne sont pas des concepts ; ce sont des “ déclencheurs de représentations ” qui rentrent dans un réseau complexe de relations présentant des propriétés structurelles et fonctionnelles spécifiques », op.cit. p. 263. On peut sans doute ajouter qu’en discours, les mots initient des isotopies : d’où, peut‑être, l’ajout, en écho, de l’adjectif « torturée ».

28  L’odeur du corps de la femme constitue un motif récurrent : ici le corps de la morte est embaumé – idéalisé et hors d’atteinte en quelque sorte. Ailleurs, ce corps porte les stigmates odorants de l’amour physique : c’est la femme qui exhale les parfums condamnables de la passion – non l’homme. On ne résiste pas ici au plaisir de citer cette retouche, au sujet du frère de Mathilde, revenant au petit matin : « Il sentait la femme » (f°8), qui devient, dans le T.I. : « Il sentait le lit » (p. 24).

29  Cf. le concours de Centrale.

30 Ou encore, au sujet de Fernand, vainqueur, fier de la grossesse de Mathilde : « Il crevait d’orgueil parce qu’il y aurait peut-être un Casenave de plus dans le monde », T.I., p. 16. qui est rattachée à « partrimoine de la famille ».

31  Voir J.Rey‑Debove, « Pour une lecture de la rature », La Genèse du texte : les modèles linguistiques, Paris, CNRS, 1982, p.103‑127.

32  Max Jacob, Cornet à dés, (1954), Poésie Gallimard, 1972, p.22.

33  Voir J.‑M. Adam, La linguistique textuelle, introduction à l’analyse textuelle des discours, Paris, Armand Colin, 2005. Les travaux des psycho‑linguistes sur la production verbale écrite confirment largement cette dimension transphrastique de la production, notamment au moment de la planification.