Le fil conducteur prévu pour Rome dès juillet 1893, l’attente d’une « religion renouvelée », corollaire de la « religion nouvelle » ardemment souhaitée par Pierre dans le train du retour de Lourdes, a, très vite, semblé à Zola insuffisant. « Il faut, écrit-il au début de l’Ébauche, que j’anime le livre, et je ne peux remettre en [Pierre] le combat de la foi, puisqu’il l’a irrémédiablement perdue à Lourdes. » (Ms 1462, f° 301) Il envisage alors son combat pour la charité. Mais, « tout ceci est un peu nu, et je voudrais avoir une autre fable à côté » : il introduit alors « le comte », futur Philibert de la Choue.

« Ce n’est pas tout. Je voudrais, à côté, avoir un drame de passion, une question de divorce soumise au pape. » (f° 34) ; « Et ce n’est pas tout, je voudrais mêlée à cela une grande passion brûlante d’une femme que je préfèrerais italienne, (…) quelque chose de très grand, un cri de passion dévorante et sublime. » (f° 35). Il faut retenir le mot « cri », qui reviendra souvent, dans le dossier comme dans le roman. Quant au mot « passion », il est peut-être le plus fréquent du dossier. Ce que Zola veut « surtout, c’est peindre une passion prête à déborder et qui se contient. » On se trouve alors en terrain zolien connu.

Avec la nature obsessionnelle qu’on lui connaît, le romancier revient abondamment sur ce qu’il a imaginé, cette passion qui semble le passionner plus que le reste. « Dans le drame, je voudrais une histoire vraiment tragique, d’une passion exaspérée, avec des larmes et du sang. Je crois qu’il faut que je ne prenne pas tout à fait une jeune fille. J’aimerais assez une femme de 29 à 30 ans, pour que sa virginité n’en soit que plus méritoire. » (f° 36) Il imagine qu’elle aime un jeune homme, « très beau » et « très riche », qui « meurt, empoisonné par l’ancien mari. Et elle va au lit de mort de son ami, elle se déshabille, se couche avec lui, veut qu’il la prenne. ‘Tiens, je (me) damnerai mais tu m’auras. Je me donne, prends-moi’. Cela devant témoin, devant Pierre. Il ne faudrait pas que le mourant fût trop malade » (f° 37), ajoute Zola, pris d’un scrupule naturaliste.

Prévoyant très tôt ce qu’il nomme « le morceau », « la grande scène »2, il tue finalement ses deux personnages. Il faut remarquer au passage que dans les pages des dossiers où il évoque les épisodes des chapitres VI, IX et XIII, il surcharge les interlignes, double son discours, souvent par des bribes de style direct, et l’on sent que ce sont ces trois moments-là qui l’intéressent le plus. On remarque aussi qu’il retrouve des expressions proches de celles qu’il utilisait dans d’autres dossiers préparatoires, notamment celui de La Faute de l’abbé Mouret3 et celui d’Une page d’amour4.

Tout ce qui précède l’épisode fatal est déjà prévu, y compris les figues empoisonnées. Seul le rôle de Prada deviendra moins noir au fur et à mesure des scénarios. L’amant échappera une première fois à la mort, ce qui rend possible le développement fantasmatique auquel Zola tient le plus, et qu’il exprime encore sans ambages. « C’est même la raison d’un éclat de passion chez la femme. Car il faut que j’aie un éclat de passion pour la montrer toute et pour préparer le coup, quand elle se déshabille et se couche. » (f° 46)5. Il prévoit alors la scène du chapitre VI, une scène de « passion ardente ». Donc, il a imaginé d’abord la mort, puis la blessure, puis l’assaut de Dario. Dans le roman, ces épisodes prendront place en suivant un ordre inversé : assaut (chapitre VI), blessure (chapitre IX), mort (chapitre XIII).

Zola revient alors à Pierre, et décide que le jeune prêtre renoncera à son livre. Mais très vite, il retourne vers Benedetta, pour laquelle il emploie une célèbre expression de Da Ponte dans le livret du Don Giovanni de Mozart :« (…) faire qu’il se dégage d’elle un charme extraordinaire, une odeur de femme désirable très troublante. Sa grande beauté souveraine plus pénétrante à mesure qu’on la connaît. » Pierre ne peut, en tant que prêtre, tomber amoureux d’elle ; « mais il comprend qu’on le soit à en mourir, il l’aime même si l’on veut sans le savoir, de sorte qu’elle habite en lui (…) » (f° 60).

Ces notes sont prises avant le voyage. Après, le dossier préparatoire regorge de noms italiens, les personnages reçoivent leurs prénoms, se précisent, et Zola accorde toujours le plus d’importance à la partie passionnelle de son roman. C’est d’autant plus surprenant que celle-ci va tenir finalement peu de place, en termes de pages, dans le roman, puisqu’elle n’occupe vraiment que trois parties de chapitres.

Dans les fiches « Personnages », il note entre autres, pour Benedetta, « une tension de tout l’être sous la peau blanche ». Très blanche et très brune (Zola aime, on le sait, ce genre de contrastes), elle est mystérieuse, on la devine « brûlant de passion ». « Donc faire d’elle toute l’Italie ancienne » : grâce, charme, mais aussi, lorsque les événements deviennent dramatiques, « une violence extraordinaire » venant de « l’atavisme » ; « le cri de la chair, la victoire de la nature ». Il emploie aussi les adjectifs « sauvage » et « paroxystique » (f° 148-150). Un peu plus tard, ne pouvant toujours pas lâcher son sujet, il écrit ce paragraphe, qu’il recopiera deux fois encore dans les plans, et qui présente Benedetta comme une nouvelle princesse de Clèves : « Pour Benedetta la morale, le combat (…) contre les passions, au nom de la vertu. L’idée de la noblesse humaine mise dans le renoncement (…). Chez elle, tout cela : une âme de feu qui se martyrise pour résister à son amour. Combat psychologique du devoir contre la passion. » (f° 18) Zola la place, en outre, dans un jardin dont la configuration est symbolique, avec son « antique sarcophage verdi, où des faunes lascifs violentaient des femmes », ce qui annonce une scène du chapitre VI, et le « mince filet d’eau qui tombait du masque tragique », qui annonce la fin6.

La question qui se pose alors est la suivante : que vient faire cette histoire, et surtout cette fin, que tous les critiques ont jugée invraisemblable, dans un tel roman ? Comment harmoniser les notes prises sur le terrain, la documentation, la volonté de démonstration, avec la mort si romanesque de Benedetta ? Où est le naturalisme dans cette intrigue ? Où est passé le regard scientifique d’un romancier n’hésitant pas à écrire : « Elle eut au cœur (…) un tel flot de sang, que son cœur éclata. » ?7

Il semble que Zola, comme à son habitude, ait voulu, au départ, faire cohabiter deux exigences a priori contradictoires : l’enseignement d’une vérité (Rome est morte et n’a pas d’avenir ; le catholicisme non plus) et le poison du drame. Même s’il tend vers la lumière, comme le montrent ses derniers livres, il reste attiré par le drame. Pour rendre son roman intéressant aux yeux du lecteur, c’est certain, mais d’abord parce que son imaginaire est naturellement dramatique – ses romans antérieurs l’ont prouvé dans leur immense majorité. Dans le choix de la mort de Dario et Benedetta, l’héritage italien a dû aussi jouer : Roméo et Juliette est certes une pièce anglaise, mais elle se déroule à Vérone et c’est le drame passionnel par excellence. Plus près de Zola, Stendhal n’a choisi que des drames amoureux épouvantables dans ses Chroniques italiennes. On pourrait donc parler d’atavisme à la fois italien et littéraire. Et sans doute Zola avait-il totalement perdu de vue l’esthétique naturaliste quand il imaginait les feuillets 35 à 50 de son Ébauche. Il reste dans le fantasme, ne fait nulle part une étude physiologique de la passion qui se contient : pas de sueur comme dans Le Docteur Pascal, lorsque le héros cherche à éloigner Clotilde, mais de grandes images mentales teintées d’héroïsme, de sublime.

Or, le plus surprenant, c’est que son inconscient va tout de même le guider dans la bonne direction : en faisant de Benedetta la digne héritière de Cassia Boccanera, celle qui avait entraîné dans le Tibre noir le cadavre de son amant, ainsi que son frère, qui avait assassiné cet amant (on retrouve un lointain écho de Thérèse Raquin) ; il inscrit ainsi la conduite apparemment insensée de Benedetta dans une logique naturaliste ; et en martelant la leçon de l’histoire, à savoir ce qu’il nomme dans le roman la « revanche de la nature », et dans le dossier « la protestation de la nature », « la victoire de la nature », « le triomphe de la nature » ou encore « le cri de la nature ». Il arrive donc à joindre l’analyse de l’hérédité et la condamnation du christianisme, toujours conçu comme anti-naturel. Mais il parvient aussi à se renouveler, en élargissant sa « formule », comme il le souhaitait, et particulièrement dans le traitement de cette partie passionnelle du roman. Cet élargissement, Zola en puise certainement l’inspiration dans le passé italien, mais aussi dans le registre auquel il s’essaie à la même époque, celui de l’écriture du drame lyrique. La conjonction entre les deux inspirations (passé italien et drame lyrique) le fait remonter, intuitivement, aux sources mêmes du dramma per musica, qui s’est élaboré au moment où survenait la contestation du monde ancien par tant de savants, de philosophes et d’artistes – contestation qui a ouvert la voie au naturalisme. Les passages des chapitres VI, IX et XIII qui concernent les deux jeunes gens présentent un caractère beaucoup moins narratif et descriptif que la plupart des autres : ils font la part belle au style direct, ce qui permet à Zola de porter à son maximum l’intensité dramatique.

La scène du chapitre XIII pourrait figurer dans un madrigal guerrier et amoureux. Nous ne partageons pas l’opinion d’Eugenio d’Ors, pour qui le baroque n’est pas défini par des limites chronologiques, et peut surgir à toutes les époques ; il n’est donc pas question de faire de Rome un roman baroque. Si nous nous permettons cette référence, c’est tout d’abord en citant la préface qu’Henri Mitterand a écrite pour son édition de Rome, et dans laquelle il qualifie la partie passionnelle du roman de « baroquement tragique »8 ; puis, en rappelant que Zola loge Benedetta dans un palais de la fin de la Renaissance, et qu’il prend pour décrire son visage le modèle d’un tableau de Guido Reni, exact contemporain de Monteverdi – le seul musicien, par parenthèse, dont on évoque toujours le « naturalisme » ; que, dans le dossier préparatoire, il en fait à deux reprises l’incarnation de « l’ancienne Italie » - mais pas exclusivement celle dans laquelle il fige le pape et les cardinaux ; également celle de Michel-Ange, qu’il admire, celle de la « revanche de la nature », exprimée sous forme de protestation, de transgression, d’invidualité ; qu’elle change radicalement, du début à la fin du livre, n’atteignant pas d’emblée son plus haut niveau d’incandescence, parce qu’elle cache l’être sous le paraître9 ; que toute son histoire résume le thème de la rigueur punie, si souvent traité dans les années 1570-1640 ; que sa mort est publique et ostentatoire ; et enfin, qu’elle est le lieu d’un combat (le mot revient souvent dans le dossier) qu’il traduit en termes allégoriques. Benedetta dévoile en se dévêtant « la poitrine d’une déesse guerrière » ; elle ressemble à son aïeule Cassia, « l’amoureuse et la justicière ». Elle a lutté contre Dario ; c’est elle à présent qui veut rattraper le temps perdu, avec « une rouge fureur d’incendie ». Le champ lexical de la violence est présent dans toute cette scène, accompagnant celui de la passion. La structure même de l’épisode est musicale, puisque l’obstination de Benedetta (« elle avait voulu cela, dans sa tranquillité apparente, dans la blancheur liliale de son obstination ») est traduite par la répétition d’un motif qui, après quelques variations (« Je viens, mon Dario… Me voilà, me voilà » ; « Je viens, je viens, mon Dario… Me voilà ! » ; « Me voilà, me voilà ! mon Dario… Je viens ! »), se simplifie, en devenant, répété à cinq reprises, « Mon Dario, me voilà, me voilà ! »10 On a un véritable ostinato, et la façon dont Zola construit ce passage porte, semble-t-il, la marque de sa collaboration avec Alfred Bruneau11. De sorte que ce qui pourrait paraître à la fois invraisemblable et grandiloquent, voire involontairement comique (elle continue de le faire attendre, in articulo mortis, tout en lui disant qu’elle arrive) prend une autre résonance lorsqu’on écoute cet ostinato, lorsqu’on lit cette page comme une scène de drame lyrique.

Il faut alors relire le portrait tracé de Benedetta lors de sa première apparition, au chapitre II. On connaît la prédilection de Zola pour la morphopsychologie ; ici, il s’essaie à ce qu’on pourrait appeler la phonopsychologie. C’est d’abord, en effet, la voix de Benedetta que l’on entend, et sur laquelle le narrateur s’arrête, avant de décrire physiquement la jeune fille : « Il l’écoutait, séduit par sa voix lente, légèrement grasse, où toute une passion contenue semblait passer dans beaucoup de sagesse. Et il la voyait enfin, avec ses cheveux si lourds et si bruns (…) » Zola a l’habitude de ne rien cacher à son lecteur, et d’anticiper ses velléités intuitives : nous voilà prévenus, dès le début : Benedetta cache de fortes pulsions au fond de son larynx. Elle est donc une voix, avant d’être un corps. Et ce choix diégétique correspond parfaitement au personnage, qui se contente de parler à Dario en attendant l’annulation de son mariage, et lui refuse son corps. En même temps, la voix vient du corps, et c’est à travers elle que la jeune fille s’avance masquée, manifestant à demi sa richesse émotionnelle, qui va de la belle plainte (bel pianto) aux éclats d’une passion qui se manifestera à la fin dans toute ses dissonances vis-à-vis des conventions sociales et religieuses. Le visage est décrit de façon peu originale, et il est assez indéchiffrable. Mais on relève immédiatement après : « (…) elle avait des mouvements harmonieux, toute une allure très réfléchie, très noble et très rythmique. »12 C’est déjà dans la fiche « Personnages » qui lui est consacrée : « Les mouvements lents et raisonnés, toute l’allure très réfléchie, noble et rythmique. » (1462, f° 148) C’est le seul personnage de toute l’œuvre de Zola qui soit décrit en ces termes. La précision apportée par l’adjectif « rythmique », qui développe l’adjectif « harmonieux », confirme la conception musicale que l’auteur a eu d’emblée de son personnage. Musicale, et pas seulement théâtrale, hyperbolique et oxymorique. La scène de la mort de Dario et de Benedetta n’est donc pas seulement une quelconque réécriture de Roméo et Juliette ou de ces drames romantiques dont Zola se moquait ; la dramaturgie est ici dépendante du lyrisme et du rythme.

Benedetta se signale donc d’abord à l’oreille de Pierre : « un bruit de voix venait du salon voisin »13 Au chapitre VI, on trouve une situation d’énonciation identique : « le prêtre resta saisi, n’osa plus avancer, en entendant venir du salon voisin (…) un bruit de voix éperdues (…). C’étaient des supplications ardentes, puis des grondements dévorateurs. »14 Chaque fois, ce qui précède est l’évocation du silence, du désert. Ainsi, le silence et l’obscurité qui caractérisent le palais Boccanera, surdéterminé par la mort, est troublé par un crescendo vocal, d’abord le frémissement contenu de la passion dans la voix de Benedetta, au chapitre II, puis au chapitre VI, le duo dramatique où luttent, dans cette ville-musée de la Contre-Réforme, l’amour divin et l’amour profane ; duo où les voix se croisent et se répondent en s’opposant. On note la répétition de deux séquences identiques, procédé que l’on retrouvera chaque fois que le dialogue entre les deux amants s’enflammera. Cette répétition produit un effet de clôture constitutif du lyrisme de Rome. On mesure alors combien Zola harmonise le fond et la forme, adaptant les nouvelles structures lyriques qu’il élabore à l’évocation de chaque milieu donné :

« Pour l’amour de Dieu, chérie… Pour l’amour de Dieu (…) aime-moi comme tu m’aimes, et laisse-moi t’aimer, laisse-moi t’aimer !  (…)
-Non, non ! je t’aime, je ne veux pas, je ne veux pas ! »15

On remarque que l’amour profane emprunte, pour parvenir à ses fins, le masque de l’amour divin : Dario supplie Benedetta de lui céder, « pour l’amour de Dieu ». De même, on relève dans le commentaire du cri qu’il pousse en partant une persistance dans la confusion des registres :

« (…) et il s’enfuit, en poussant un soupir, un han ! terrible et douloureux, où son désir refoulé se débattait encore dans des larmes et dans du repentir. »16

Zola repasse ici sur ses propres traces. Cette scène est, en effet, la réécriture d’un passage de La Joie de vivre17. Dans les deux cas, deux jeunes gens apparentés, et qui s’aiment, sont sur le point de s’unir : l’homme poursuit la femme qui se refuse, par devoir. Benedetta ne veut pas enfreindre son vœu à la madone, Pauline respecte le mariage de son cousin. Dans les deux cas, la nature est vaincue par la culture, qu’il s’agisse, dans le premier cas, de la religion, dans l’autre, d’un lien social. Il est intéressant de constater que la conduite de Pauline, ne suscite aucun commentaire de la part du romancier, qui en est encore au premier naturalisme, alors qu’il déplore l’attitude de Benedetta dans Rome, où, ayant élargi son esthétique, il ne s’interdit plus de juger. Le jugement porté sur ce refus obstiné est ici d’autant plus important qu’il constitue le fondement même de la « thèse » des Trois Villes, à savoir la nécessité pour le monde moderne de s’affranchir de la contre-nature représentée par le christianisme. Comparons brièvement les deux pages : Lazare avait « le sang à la face, dans un coup de désir qui l’aveuglait. » ; « Il n’entendait plus, fou de désir. » ; Dario « était là, fou, lâché en une sauvagerie de désir où reparaissait tout le sang effréné des Boccanera. ». On lit dans La Joie de vivre : « Il réussit à la pousser sur un vieux divan » ; dans Rome, « il l’avait renversée sur un canapé »18 ; dans La Joie de vivre : « de ses bras raidis elle le tenait à distance » ; dans Rome, « de ses deux bras tendus (…) la contessina le repoussait. » Enfin, Lazare et Dario tiennent exactement le même discours à la femme qu’ils convoitent, celui du carpe diem, à cette différence près que Lazare, plus sombre que Dario, ajoute : « Nous mourrons après, si tu veux. »19, et qu’il poursuit Pauline autour de la pièce. Cette variante quasi vaudevillesque n’apparaît pas dans Rome. C’est que Benedetta est statique : elle appartient au monde noir, au monde immobile.

Or, lorsque la mort fait, une première fois, irruption dans la chambre de Dario, la voix de Benedetta, où cohabitent passion et raison, va changer de registre. La raison, qui l’avait emporté jusqu’alors20, l’abandonne, ou encore se retourne brusquement dans son double complémentaire, la figure allégorique de la passion, exprimée par un déferlement de paroles désordonnées, dans un registre plus aigu (« elle continuait à crier d’une voix qui montait »). Elle entre alors dans le registre du delirio amoroso. On retrouve toujours la même situation d’énonciation :

Le silence retomba, aucun bruit ne monta de la rue déserte, ni du vieux palais vide, muet et songeur comme une tombe. Et à ce moment, (…) il y eut une entrée en tempête. (…) Un cri jaillit du cœur de l’amoureuse : « Mort !
- Non, non, blessé. »
Mais elle n’entendait pas, elle continuait à crier d’une voix qui montait : « Mort ! Mort ! »21

Peu après, la vue du corps « fut si horrible pour Benedetta qu’elle se remit à gémir follement. » Lorsque le corps de Dario est porté dans la chambre, le jeu de scène traduit la souffrance exacerbée : « Elle avait ouvert les bras, s’était tordu les mains, avec un gémissement sourd, dans un besoin de détendre et d’exhaler sa douleur. »22 Puis, elle pousse « un cri terrible » : « ‘C’est Prada, c’est Prada, dis-le, puisque je le sais !’ Elle délirait. » Elle bouleverse Pierre « par ses cris », perdant toute réserve, « balbutiant des paroles de flammes. ‘Ah ! si je te perdais, si je te perdais… Et je ne me suis pas donnée à toi, j’ai eu cette bêtise de me refuser, lorsqu’il était temps encore de connaître le bonheur…’ »23.

Dans ses propos, qui constituent une véritable déclamation, on constate encore la réitération d’un certain nombre de séquences rythmiques, ce qui est inhabituel dans un dialogue romanesque, et peu conforme à l’esthétique naturaliste. On n’en trouve pas l’équivalent dans les interventions au style direct des autres femmes amoureuses dans l’univers zolien :

« Ah ! si je te perdais, si je te perdais… » ; « Et puis, et puis vois-tu » ; « Oui, oui, la damnation… » ; « emporte-moi, emporte-moi » ; « oui, oui, nous serons morts »24. Benedetta s’exprime alors en stile concitato, en style agité. Quant à l’opposition entre la violence vocale et la torpeur environnante, elle est encore soulignée par le narrateur : « Dans la chambre morne, aux vieux murs assoupis, toute une flambée de passion sauvage, de feu et de sang, avait passé. »

C’est encore un cri que pousse Benedetta, en apprenant l’indisposition de Dario25 ; puis de nouveau, alors que tous se taisent, « il y eut un cri, un cri éclatant de Benedetta. (…) ‘Du poison ! du poison ! ah ! Dario, mon cœur, mon âme !’ », exclamations toujours fondées sur une répétition séquentielle, comme la suite : « Oui, oui (…) c’est Prada, c’est Prada ! »26 puis « Ah ! mon Dieu ! ah ! mon Dieu ! », et un crescendo au rythme ternaire « Je ne veux pas, je ne veux pas, je ne veux pas qu’il meure ! »27.

Cette réitération de messages identiques, on la retrouve dans la bouche de Dario, dans cette invitation lyrique qui ouvre la fameuse scène invraisemblable : « Oh ! Benedetta, Benedetta… Viens, viens, ne me laisse pas mourir seul ! », paroles qui seront trois fois répétées, avec quelques variations au fur et à mesure de son agonie, et auxquelles elle répond par les variations répétitives citées plus haut. Les retours à cet équivalent d’une basse continue (« Mon Dario, me voilà, me voilà…) suggèrent l’enfermement du personnage dans son obsession. Le récit se fait récitatif, tandis que Pierre et Victorine, en tant que témoins commentant la scène, ont la fonction du chœur. La voix de Benedetta, devenue incantation, ouvre un champ magnétique. Elle est aimantée par Dario. Tout ce qui est alentour a disparu. Ce lyrisme suit la forme d’une spirale : il ne peut être que clos sur lui-même, puisque les jeunes gens ne vont pas connaître l’expansion amoureuse, mais la mort.

Dans ce duo final, la voix de Benedetta entre en harmonie avec celle de Dario, elle abandonne le registre de la protestation, de la frustration, pour réunir l’appel et la réponse, la caresse du langage et le don du corps, et, finalement, dans cet acte apparemment irraisonné, la raison et la passion. Dario se lamente ; à cette chaconne funèbre, Benedetta répond d’une voix « basse » elle aussi, « étouffée », tout en restant « ardente » ; « Elle n’élevait pas la voix », elle parlait « dans un murmure profond, simplement, passionnément. »28 – on notera le système d’équivalence établi entre les deux adverbes - , ce qui était déjà prévu dans le plan de la scène XIII, où Zola l’entendait parler « à demi-voix, haletante ». Elle revient sur les différentes étapes de sa passion, au double sens du terme, attachement viscéral et souffrance extrême. C’est une sorte de lamento qui précède sa dénudation, laquelle apparaît comme l’équivalent littéraire d’une dissonance non préparée, en musique. Zola rend alors, in extremis, un corps à la voix de Benedetta ; et ce corps apparaît, même si c’est Dario qui a reçu l’extrême-onction, comme libéré du poids du péché originel29. Benedetta ne parle plus à partir de cet instant : brusquement sortie du silence, elle y rentre définitivement, après avoir employé la parole, longtemps refoulée, à la fois comme un instrument de libération et une arme de combat.

Cette scène n’a donc rien d’érotique : Zola décrit l’appel de la nature, auquel répond une femme qui veut, ne serait-ce qu’un instant, ne faire qu’un avec son amant. D’où l’insistance, une fois qu’ils sont morts, sur la coïncidence de leurs corps, le fait qu’on ne peut les séparer. Quant à la nudité de Benedetta, elle est saturée de blancheur30 : on retrouve le lexique du Rêve, et l’image du lis candide, au sens étymologique du terme, déjà employée pour Clélia. Sa présence devient épiphanique (« les épaules blanches resplendirent » ; « elle éclairait la morne chambre » ; « Comme renversés à terre par une apparition, le glorieux flamboiement d’une vision sainte, Pierre et Victorine la regardaient de leurs yeux aveuglés, éblouis » ; « cette vierge (…) dont le corps semblait rayonner d’une lumière propre. »31. On lisait dans le plan du chapitre : « un soleil qui resplendit »32). C’est que pour Benedetta, ainsi que Zola l’avait prévu dès le plan du chapitre XIII, son acte est un « mariage »33, ou encore une re-naissance. Statue qui s’anime, qui apprend à vivre et à aimer au moment même où elle apprend à mourir, Benedetta incarne la lutte du sacré et du profane que Zola déchiffrait dans les marbres sculptés des jardins pontificaux.

Pour conforter l’idée selon laquelle Zola, en voulant incarner dans Benedetta, « l’Italie ancienne », revient intuitivement vers l’âge baroque, il faut souligner les expressions qui relèvent de l’esthétique du surprenant, et du dépassement, propre à la période : « scène extraordinaire » ; « l’acte sublime, d’une si extraordinaire grandeur, qu’ils en restèrent cloués au sol, comme devant un spectacle extra-terrestre » ; « Et ce fut inouï » ; la métaphore répétée de la tempête ; celle des « paroles de flamme » ; l’image précieuse, qu’on penserait inventée par Honoré d’Urfé plus que par Zola : « et, par les trous de ses prunelles si claires, on commençait à voir son âme. »34

Cette scène, qui représente le sommet émotionnel du roman, n’apparaît donc pas si absurde, quand on l’étudie attentivement. Elle illustre plutôt, comme les passages précédemment commentés des chapitres VI et IX, un naturalisme élargi. On y relève les marques de ce que le drame lyrique a apporté à l’esthétique zolienne : la construction, comme les interventions au style direct, relèvent d’un nouveau lyrisme, différent des formes lyriques imaginées dans Les Rougon-Macquart comme du lyrisme des Évangiles, différent aussi de celui de Lourdes. Zola ne se contente pas d’introduire des structures musicales, il les adapte à chaque milieu étudié. Les références à l’hérédité demeurent, Benedetta représente une étude de cas. En outre, Zola n’oublie pas, ici, l’autre versant du naturalisme, celui qui oppose la nature au christianisme, et dont il fait remonter, dans ses textes théoriques comme dans sa correspondance de 1879-1880, l’origine à Montaigne puis à Spinoza et Diderot. Il n’est pas anodin qu’il place le moment où Benedetta se dénude et rejoint Dario entre l’évocation de deux cérémonies religieuses : l’extrême-onction, qui renvoie à un épisode du Rêve, et qui est longuement développée, puis la récitation de la prière des morts. Le récit de l’extrême-onction suit le déroulement des différentes opérations. Le cardinal Boccanera attend un miracle, en vain. Or, en se déshabillant pour ainsi dire rituellement, et en prononçant des paroles intenses, ponctuées de quelques formules incantatoires, Benedetta ne sauve pas Dario, mais elle fait en sorte que son acte prenne le relais profane de la cérémonie sacramentelle - relais profane, mais qui n’en est pas moins sacré (plusieurs passages du Docteur Pascal développaient déjà ce point). Dans cette ville où les églises ressemblent à des salles d’opéra, sans que l’émotion, l’intimité y aient leur place, l’acte et les paroles de Benedetta apparaissent comme une invitation à gagner l’absolu par d’autres voies que le christianisme. C’est un vieux rêve zolien. La tension devient alors ascèse, et toute l’attente se résout dans l’éternité d’un instant, la plénitude d’un moment humain.

1  Les références renvoient aux manuscrits 1462 et 1463 des dossiers préparatoires (Bibliothèque Méjanes, Aix-en-Provence).

2  Ms 1463, plan du chapitre XIII.

3  BNF, NAF 10294, f° 3 : « Seulement, j’ai besoin d’un drame. Je la ferai se tuer (…). Mêler les personnages épisodiques à ce drame qu’il faudra rendre aussi poignant que possible. » ; f° 15 : « Il faut que le dénouement soit extrêmement tragique. » (dans cette même page, Albine est comparée à « une vierge de la Renaissance »).

4  BNF, NAF 10318, f° 503 : « Passion, c’est-à-dire le coup de la passion dans une nature honnête et un peu froide, la passion dans le sens de la souffrance (…). » ; f° 505 : « Tout le drame doit se passer sans éclat, sous la chair, une furieuse lutte à l’intérieur et la souffrance calme, polie, comme dans la vie de tous les jours. »

5  Cf. f° 55 : « Pour que la figure de la femme ait de l’intérêt, il faudrait la faire lutter. »

6  Rome, in Œuvres complètes, sous la direction d’Henri Mitterand, Tchou, Cercle du Livre précieux, 1966-70, t. 7, pp. 542 et 712. Ce sera notre édition de référence.

7  Ib., p. 905.

8  Les Trois Villes, t. 2, Rome, éd. Henri Mitterand, Stock, 1998, p. 21.

9  Cf. les analyses que Jean Rousset a consacrées à cette conduite typiquement baroque tout au long de son premier livre, La Littérature de l’âge baroque en France, Circé et le paon, Corti, 1953. Le masque calme sous lequel Benedetta cache sa nature passionnée relève de la « dissimulazione onesta », pour reprendre le titre d’un petit traité de Torquato Acetto paru à Naples en 1641 (cité par Rousset pp. 221-222. Republié aux éditions Verdier, De l’honnête dissimulation, trad. Mireille Blanc-Sanchez, éd. par Salvatore S. Nigro, coll. « Terra d’altri » dir. par Philippe Renard et Bernard Simeone, 1990).

10  Rome, pp. 901-905.

11  Si l’ostinato est l’une des clefs de voûte de la musique baroque, on le trouve, employé de façon moins systématique, dans d’autres cultures, et à d’autres époques. Cf. Laure Schnaepper, L’Ostinato, procédé musical universel, Champion, 1998.

12  Rome, p. 560.

13  Ib.

14  Ib., p. 681.

15  Ib., p. 682.

16  Ib.

17  La Joie de vivre, in Les Rougon-Macquart, t. III, études, notes et variantes d’Henri Mitterand, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1960, pp. 1070-1072.

18  Rome, p. 681.

19  Ib., p. 682.

20  On pourrait reprendre à propos de Benedetta une expression de Nathalie Grande dans son bel article Faut-il parler ? Faut-il se taire ? Silence et roman dans La Princesse de Clèves et Les Désordres de l’amour, Revue XVIIe siècle, n° 207, avril-juin 2000, pp. 185-198 : le silence est longtemps pour elle le moyen « de subsister dans l’intégrité inviolable de son for intérieur. »

21 Rome, p. 752.

22 Ib., p. 754.

23 Ib., p. 755.

24 Ib.

25 Ib., p. 889.

26 Ib., p. 894.

27 Ib. pp. 889 ; 894 ; 896.

28  Ib., pp. 902-903.

29  Cf. l’union de Pascal et de Clotilde : « Et il n’y avait plus ni peur, ni souffrances, ni scrupules : ils étaient libres (…) » (Les Rougon-Macquart, t. V, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 1061).

30  On trouvait déjà dans La Confession de Claude le double rêve de pureté et de fusion : « Je ne sais pourquoi un désir insatiable de virginité me poursuit (…). Toujours j’ai en moi la pensée d’une pureté immaculée, haute, inaccessible (…). Je voudrais que l’épouse me vînt au sortir des mains de Dieu ; je la voudrais blanche, épurée, morte encore, et je l’éveillerais. (…) Elle réaliserait ce rêve divin d’un mariage de l’âme et du corps, éternel, tirant tout de lui-même. » (Œuvres complètes, t. I, Tchou, Cercle du livre précieux, p. 86).

31  Rome, pp. 903-904.

32  Ms. 1463, f° 114.

33  Clotilde avait la même conception du mariage. Elle dit à Martine : « Maître et moi nous nous sommes mariés. » (Le Docteur Pascal, p. 1065).

34  Rome, pp. 755 ; 901 ; 903. Cf. notamment les travaux de Claude Gilbert Dubois, qui ont mis en lumière que le baroque était une esthétique de la violence, au service d’un idéal (Le baroque, profondeur de l’apparence, éd. revue et augmentée, Presses de l’Université Bordeaux III, 1993, p. 70) ; p. 33, il cite Eugenio d’Ors : « Le baroque est secrètement animé par la nostalgie d’un paradis perdu. » D’où l’insistance, dans Rome, sur la coïncidence des corps des amants.