Une fissure tantôt discrète et tantôt béante court aujourd’hui au travers du champ des études textuelles et y sépare le literary criticism du textual criticism, pour parler la langue des pays où ce clivage est le plus visible. La rupture actuelle marque le point extrême et, il faut le souhaiter, provisoire, d’une évolution plus ancienne. Dès le XIXe siècle et sous l’influence première de la philologie médiévale, la critique textuelle a voulu préserver sa légitimité scientifique en s’interdisant d’interférer avec l’interprétation littéraire. Un siècle plus tard, sous l’attraction des modèles formels, l’herméneutique à voulu écarter de son champ tout ce qui relève des incertitudes (ou perturbation) de la philologie. Ainsi est née une indifférence mutuelle qui s’exprime par une dissociation des institutions et une suspicion entre spécialistes. Les philologues soupçonnent les critiques de méconnaître la réalité des textes, les critiques se détournent de travaux qui ne dessinent aucun horizon théorique. Ce divorce potentiel de deux démarches solidaires, mais qui risquent de figurer bientôt en frères ennemis, peut devenir un obstacle à l'avancement de la recherche et mérite donc une réflexion sur le devenir des disciplines.

Rien de plus imprévu en effet que cette querelle. Pendant des siècles, le statut et la fonction du texte, de son étude philologique, de son interprétation littéraire, paraissaient également évidents et admis par tous. Une récente escapade à travers l'histoire du lexique m'a rappelé que le texte était de tradition immuable flanqué de la glose, gardienne de l’intégrité, mère de la philologie, et du commentaire, gardien du sens, père de l’herméneutique1. Dans ce triangle parfait, critique textuelle et critique littéraire sont complémentaires dans leurs devoirs à l'égard du texte et les mêmes institutions en ont la charge tout au long des siècles.

L'évolution qui s'engage à l’époque moderne tient à un déplacement du centre de gravité des études littéraires, qui passe des textes classiques aux textes modernes. Du coup, l’établissement du texte cesse d’être la discipline exigeante et ardue qu’il est dans l’étude du manuscrit médiéval. À son tour, la critique délaisse l’explication du texte comme exercice majeur des études littéraires. Dans la seconde moitié du XXe siècle, elle se tourne vers l'analyse des structures formelles ‑ ce sera l'affaire de la « nouvelle critique » française – et celle des effets de lecture - ce sera le rôle de la « Rezeptionsästhetik » en Allemagne. Après avoir été longtemps de l'ordre de l'évidence, les rapports entre critique textuelle et critique littéraire vont se relâcher. Soit que l’une s’affirme à la place de l’autre : ainsi en Europe, où l’on voit l’Allemagne poursuivre la tradition des grandes entreprises éditoriales, alors qu’elles se trouvent délaissées en France, où les esprits se tournent vers l’histoire, puis la théorie littéraire. Soit qu’elles suivent des destinées parallèles : ainsi aux États-Unis, où théorie éditoriale et théorie littéraire se développent sans se rencontrer. On pouvait le regretter, d'autant que cette séparation entre spécialistes venait s'ajouter au divorce déjà trop long entre critiques et écrivains. Mais personne ne pouvait prévoir que l’ensemble de ces rapports allait se trouver remis en jeu par les évolutions qui ont marqué le dernier tiers du siècle.

Pour comprendre cette nouvelle distribution des cartes, il est commode de se rapporter au schéma général de la communication écrite dans ses trois grandes étapes : production / texte / lecture2. Il montre au premier regard que, si les deux dernières ont offert ample matière à la critique moderne, la première en est restée singulièrement absente. C'est précisément à partir de là, de ce territoire jusqu'alors négligé par les études textuelles que s'est développée une démarche nouvelle que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de critique génétique. Elle a retenti à son tour sur les autres segments de la chaîne - sur notre conception du texte, sur notre approche de la lecture. Il faut donc revenir sur les conditions qui ont conduit à l'émergence de ce nouveau courant de recherches.

Le devenir d’une critique

Contentez-vous pour aujourd’hui de ce qui suit et tenez pour bonne mon évolution génétique.
J. W. Goethe

L'habitude a été prise d'insister sur le caractère novateur de la critique génétique et je viens de parler à mon tour d'un changement imprévu. Et pourtant, rien de plus faux que d'imaginer l'apparition d'une recherche ex nihilo. La pensée de l’œuvre comme mouvement, comme acte de création est déjà fortement inscrite dans la réflexion esthétique du premier romantisme allemand. Dès la fin du XVIIIe siècle, on lit sous la plume de Novalis : « Les produits authentiques de l’art doivent reproduire leur propre production. Le crée fait renaître la création »3 La notion d’une « évolution génétique » revient sous la plume de Goethe dont on connaît la thèse célèbre : « On ne peut embrasser les ouvrages de la nature et de l’art lorsqu’ils sont achevés ; il faut les saisir au vol, à l’état naissant, si l’on veut parvenir à les comprendre »4. Au même moment, Friedrich Schlegel pose en parallèle la légitimité d’une étude historique et génétique :

On peut déduire une idée des résultats solides que procure une masse de faits historiques, mais on peut aussi l’induire (…) en suivant sa formation, depuis les premières origines jusqu’à l’achèvement, la faire apparaître ainsi à travers l’histoire de sa genèse : l’une et l’autre démarche permettent de caractériser et d’accomplir ainsi la mission la plus haute de la critique.5

En Allemagne, ces intuitions, qui anticipent de bien loin la pensée contemporaine, ont tracé un sillage lumineux à travers la réflexion des poètes depuis le célèbre essai de Kleist sur L’Élaboration progressive de la pensée au fil du discours (1806) jusqu’à la conférence de Gottfried Benn sur les Problèmes de la poésie (1951) ou le texte de H. M. Enzensberger : Comment naît un poème (1962). Mais on peut également en suivre le fil à travers les lettres anglo-saxonnes. Dans la Biographia Literaria de S. T Coleridge (1817) surgit déjà cette question si simple et troublante – « Que fais-je lorsque j’écris un poème » - qui marque d’une certaine façon le point de départ de toute réflexion moderne sur la littérature. E.A. Poe sera le premier à lui donner une réponse dans le premier essai de critique génétique, The Philosophy of composition (1846) et sa réflexion aura un écho jusqu’à chez des poètes contemporains comme Stephen Spender (The making of a poem, 1946) ou T.S. Eliot (From Poe to Valery, 1948). Ce dernier titre nous conduit en France, où la réflexion théorique sur l’écriture ne s’impose véritablement qu’au XXe siècle, mais connaît alors un développement particulièrement brillant, de Mallarmé et Valéry - le véritable fondateur, en France, de l’analyse poïetique - jusqu’à Aragon, Ponge et, d’une autre façon encore, l’école d’Oulipo. En ce sens, le rôle de pionnier joué par la recherche française dans la systématique d’une critique génétique peut sembler naturel. Mais non sa date : elle apparaît à la fin du XXe siècle, bien après, on l’a vu, les premières réflexions des écrivains. Il faut tenter de comprendre les raisons d’un tel retard.
Elles sont d’abord d'ordre purement pratique. Pour explorer l'atelier de l'artiste, il faut pouvoir y pénétrer. Or « la chambre aux écritures » est pour l'essentiel demeurée close jusqu'à la fin de l'Ancien Régime. Avec leurs lecteurs, les écrivains ont partagé leur pensée, mais non les secrets de leur travail. Poe, déjà, dénonce le « frisson d’horreur à l’idée de laisser le public jeter un regard derrière la scène » et la fiction d’une « intuition extatique » du poète :

Bien souvent j’ai pensé combien serait intéressant un article écrit par un auteur qui voudrait, c’est-à-dire qui pourrait raconter pas à pas, la marche progressive qu’a suivi une quelconque de ses compositions pour arriver au terme définitif de son accomplissement. Pourquoi un pareil travail n’a-t-il jamais été livré au public, il me serait difficile de l’expliquer, mais peut-être la vanité des auteurs a-t-elle été, pour cette lacune littéraire, plus puissante que quelque autre cause.6

Baudelaire, qui présente en 1859 cette traduction au public français, inscrit en préface une invitation au lecteur qui sera souvent citée : « Maintenant, voyons la coulisse, l’atelier, le laboratoire, le mécanisme intérieur selon qu’il vous plaira de qualifier la Méthode de composition ». Mais Mallarmé encore, tout en ouvrant les voies à une nouvelle pensée sur l’acte d’écrire, récuse pourtant « le pédantisme qu’il y a toujours, pour l’écrivain, à discourir en public (…) sur la technique » et dénonce ce qu’il nomme « l’ébahissement contemporain, peu au fait de ce qui s’appellerait bien la théologie des lettres ». Et Valéry, quand appelle à une étude de la « poésie en acte », la place en premier entre les mains des poètes. Ainsi, il dit à ses auditeurs au Collège de France :

Vous avez peut-être pensé que certaines matières qui ne sont pas proprement objet de science (…) à cause de leur nature tout intérieure et de leur étroite dépendance des personnes mêmes qui s’y intéressent, pouvaient cependant (…) être en quelque manière communiquées comme le fruit d’une expérience individuelle.7

Aujourd’hui, cette affirmation d’une connaissance « tout intérieure » nous parait en contradiction avec le reproche adressé au même moment à la critique : « la rigueur qui s’applique à la critique des textes et à leur interprétation philologique se rencontre rarement dans l’analyse des phénomènes positifs de la production et de la consommation des œuvres de l’esprit »8. On voit bien que l’idée n’est pas née encore d’une observation du travail de l’écrivain au travers de ses manuscrits. De là, une aporie de la critique qui renvoie à une histoire, plus complexe qu’il n’y paraît, des manuscrits dans leur rapport aux études littéraires.  Il faut y revenir pour comprendre la situation de la recherche au moment où se situe le propos de Valéry.
Les documents littéraires, on le sait, ont été collectionnés à partir du moment où l’image de l’écrivain est apparue, dans l’imaginaire collectif, parmi les grands hommes de son époque. Cette consécration intervient à des époque différentes dans différents pays, depuis l’humanisme italien jusqu’aux Lumières en France. On peut ainsi trouver des manuscrits littéraires, y compris des documents de travail, aussi bien à partir du XIVe que du XVIIIe siècle - et un chercheur d’aujourd’hui peut étudier l’histoire des pratiques d’écriture en remontant le temps à travers les fonds des grandes bibliothèques de Paris à Berlin et de Londres à Rome. Mais il le fera au prix d’un anachronisme. Les contemporains de Rousseau, de Bacon ou de Boccace n’avaient pas l’ambition de découvrir dans leurs manuscrits les mécanismes secrets de la création. Il leur arrivait parfois d’y chercher des modèles pour l’art d’écrire; nous en connaissons des exemples en Italie pour Pétrarque, en Allemagne pour Klopstock - et en France, on usait encore au début du XXe siècle d’un manuel d’Antoine Albalat : Le travail du style enseigné par les corrections manuscrites des grands écrivains. Mais les autographes des auteurs célèbres étaient surtout conservés pour ce qu’ils évoquaient de leur personne et pour ainsi dire à titre de reliques ; sur les rayons des bibliothèques, ils figuraient à côté d’autres documents précieux, littéraires ou non. C’est seulement au tournant du XIXe et du XXe siècle que les choses commencent à changer. En 1889, le philosophe allemand Wilhelm Dilthey prononce son discours programmatique pour « Les archives littéraires », un plaidoyer pour la création d’une institution spécifiquement consacrée aux monuments écrits de l’art. Ces « témoins directs » de la création serviront « à l’histoire de la littérature autant qu’aux études esthétiques ».Sept ans plus tard, sera créée la première et plus prestigieuse de ces fondations, le Gœthe- und Schiller-Archiv de Weimar et les archives littéraires vont désormais se multiplier enAllemagne et servir d’exemple à d’autres pays européens9.

Dans l’invention des archives, un pas décisif est franchi. Il en va autrement dans leur utilisation. Et pourtant, deux ans avant son discours, Dilthey avait déjà publié un article au titre prémonitoire : La création chez l’écrivain. Éléments pour une poétique. On dirait qu’il n’a manqué que d’un chaînon entre les deux manifestes pour réunir une poétique et une documentation et faire naître une critique génétique au début du siècle. Mais l’ambition de Dilthey visait à « Identifier la dynamique de l’imaginaire, comprendre sa nature et ses formes (…) pénétrer au plus intime de l’existence de l’écrivain (…) ». Cette conception psychologisante et en fin de compte d’inspiration bergsonienne était mal faite pour favoriser un travail sur pièces, une analyse matérielle et textuelle des manuscrits. Il en était de même d’un courant de pensée qui voulait, à l’opposé de la Geisteswissenschaft (la science de l’esprit) de Dilthey, proposer à l’étude de la production littéraire le modèle des sciences naturelles. L’exemple le plus représentatif sans doute de cette démarche est fourni par les travaux d’un autre philosophe allemand de cette époque. R.M. Weber vise à fonder un « physiologie de la poésie »10 et à disséquer l’appareil productif de l’art en uterus, potentia et semen. On peut sourire de cette expression naïve d’un positivisme qui veut doter l’esprit d’organes si naturels.  Mais la psychologie ou la physiologie de l’époque n’offraient pas à la critique les instruments conceptuels qui lui auraient permis d’exploiter les ressources des manuscrits. Au début du siècle, cette première rencontre entre génétique et archives reste l’histoire d’une occasion manquée.
Tel sera encore le cas pour le premier rendez-vous des études de genèse avec la littérature. La première partie du XXe siècle est marquée par la réflexion des écrivains sur l’acte d’écrire. En France, pour la jeune génération qui inaugure le siècle, le sort de la littérature ne se joue plus entre le lecteur et l’œuvre, « cette idole immobile qu’il adore pour lui-même » (Proust), mais entre l’artiste et sa création : « le faire comme principal et telle chose faite comme accessoire, voilà mon idée » écrit Valéry en 1926. Mais cette pensée est présente à travers l’Europe entière : en Angleterre (T.S. Eliott, S. Spender), en Allemagne (Th. Mann, G. Benn), en Russie (Maïakovski, Tsvetaïeva).L’intérêt pour la production contemporaine se développe en même temps dans le public et l’entre-deux-guerres voit se constituer (ou développer) de grandes collections à travers le monde : Bibliothèque Doucet à Paris, Fondation Bodmer à Cologny, près de Genève, Bibliothèque Morgan à New-York, Centre Ransom à Austin – pour ne citer que quelques grands noms.  Ce mouvement de collecte va de pair avec un nouveau rapport de l’écrivain au manuscrit : d’une relique du passé, il devient présence vivante de la littérature. Dans ses Faux-Monnayeurs, Gide fait dire au personnage de l’écrivain : « (…) si nous avions le journal de L’Éducation Sentimentale ou des Frères Karamazov ! l’histoire de l’œuvre, de sa gestation ! Mais ce serait passionnant, plus intéressant que l’œuvre elle-même »11 et Valéry, encore, écrit à la même époque : « Il n’est peut-être pas absurde de penser que la critique littéraire pourrait recevoir des développements inattendus de l’étude des manuscrits originaux » Une fois encore, la critique génétique paraît à portée de main, tant ses matériaux et concepts sont déjà en place. Et en effet, la presse commence à multiplier enquêtes et interviews consacrées au travail des écrivains, de même que certains précurseurs, en Italie et en France, proposent les premières études modernes sur les manuscrits littéraires et la genèse des œuvres. Leurs travaux seront redécouverts par les généticiens de la fin du siècle, mais restent isolés en leur temps. Le courant dominant de la critique demeure attaché à la tradition des grands paradigmes : histoire littéraire, biographie de l’écrivain, explication du texte. Il faudra attendre les années soixante pour voir le rideau se lever sur un nouveau paysage. Dans le monde des archives, l’intérêt pour la littérature gagne les institutions publiques. À Paris, la Bibliothèque Nationale engage une politique d’acquisitions dans laquelle les manuscrits modernes supplantent bientôt les livres manuscrits du Moyen Age. Au même moment, l’Allemagne crée à Marbach la fondation des « Archives nationales de la littérature » et l’Italie voit naître à Padoue un centre de manuscrits pour la littérature contemporaine. Enfin, en 1987, l’Assemblée Générale de l’UNESCO adopte la résolution sur « La Conservation de la mémoire écrite du XIXe et XXe siècle » qui donne au mouvement sa consécration internationale. C’est aussi l’époque qui voit naître des travaux novateurs et brillants chez les critiques. Le new criticism anglo-saxon, la werkimmanente Interpretation allemande, la critique thématique et la psychocritique française mettent en question la tradition académique et le conflit éclate au grand jour avec la querelle de la « nouvelle critique ». On connaît le rôle qu'elle a joué en traitant l'œuvre littéraire comme un texte, c'est‑à‑dire comme un objet scientifique dont la structure et les fonctions sont accessibles à une investigation rationnelle. Mais on sait également que, par souci de rigueur, la critique structuraliste s’est imposé d’analyser des objets finis. De là la formule (au demeurant abusive) d'une « clôture du texte », dans laquelle serait aboli tout mouvement d'écriture. Elle devait être dépassé à son tour, et des théoriciens comme Roland Barthes ont étendu l'analyse des structures aux dimensions d'un devenir du texte, à la fois individuel et social. La voie était ainsi ouverte à l’émergence d’un nouveau champ de la critique : ce serait celui des études de genèse.  On voit que, si la critique génétique est fille d’une longue histoire, le moment de sa naissance a réuni à son chevet des fées puissantes et nombreuses : la gardienne du royaume des manuscrits, l’inspiratrice de la pensée critique, la bonne fée qui a présidé aux retrouvailles des chercheurs et des écrivains. Il faut y ajouter un cadre propice : au début des années soixante-dix, le domaine des sciences humaines était en plein développement et les échanges entre ses divers domaines étaient profitables à une nouvelle entreprise. Et même la technique y a eu sa part : l’étude des manuscrits s’est trouvée dotée d’instruments tout neufs qui lui permettent de soumettre les documents à la question et de traiter les informations à la vitesse de la lumière. On voit quelle conjonction de facteurs culturels, scientifiques et littéraires a joué pour ajouter l’élément manquant à la chaîne qui va de la production au texte et du texte à la lecture.
Il ne faut pas y voir seulement un élément de complétude : ce sont tous les éléments de la chaîne qui se trouvent à la fois prolongés et modifiés. L’intervention d’une « troisième dimension » - celle de la genèse – dans notre vision des faits littéraires introduit des changements dans l’image du champ tout entier12. Il est vrai qu’il ne s’agit encore que de commencements. Si la critique génétique n’a pas été affectée par l’évolution des modes critiques, si elle est a mûri au cours des années écoulées, elle n’en demeure pas moins une méthode d’exploration et d’expérimentation. À côté du vaste continent des textes imprimés, balayé par tant de parcours critiques, le territoire des manuscrits n’est relevé que sur ses franges. Pourtant, les premières incursions ont déjà apporté leur moisson d’observations inédites. Je voudrais réfléchir ici à l’une seulement d’entre elles : celle du rapport de l’écrivain à la culture. C’est là, peut-être, qu’un changement du regard apparaît en premier. En effet, si l’histoire littéraire considère les œuvres dans le cadre d’ensembles plus vastes, comme des parties d’un tout que forme l’art de leur temps, la génétique les découvre dans la singularité d’un travail individuel. Ce travail entretient avec une culture collective des relations à la fois d’échange et de conflit, et ce déplacement du point de nous conduit à réfléchir à nouveaux frais sur un certain nombre d’idées reçues par la critique.

Histoire des écritures, histoire des écrits

C'est seulement en comprenant les conditions de sa naissance que nous pourrons écrire une histoire parfaite de la poésie.
F. Novalis

Derrière le paysage familier de l'histoire littéraire, l'étude de la genèse fait se lever des constellations inconnues. Quoi de commun, à première vue, à la tragédie allemande, au naturalismefrançais et au roman de l'entre-deux-guerres ? Et pourtant, les manuscrits de Schiller, de Zola, de Roger Martin du Gard révèlent de singulières similitudes à qui se donne la peine de les interroger.

Commençons ce parcours tout à la fin du XVIIIe siècle avec le dossier manuscrit de Demetrius, le grand drame inachevé de Friedrich Schiller. Il s'ouvre par un projet prospectif, intitulé « L'ensemble », qui fixe le cadre historique et les lignes de force du conflit autour du trône de Russie13. Suit une première tentative de composition, qui répartit cette matière entre huit parties principales. Ensuite est dressée la liste des « Parties intéressantes » – nous dirions aujourd'hui : des scènes à faire. Vient une discussion de l'a auteur avec lui-même : « Voilà ce qui plaide contre la pièce (…) » ‑ « Voilà ce qui parle pour la pièce (…) ». Enfin, Schiller récapitule les scènes qui ont déjà pris forme dans son esprit (il ne reste plus qu'à les écrire) et qui fournissent l'ossature du plan définitif. C'est seulement au terme de cette succession d’étapes préalables que la rédaction peut commencer. Mais ce n’est pas encore celle que nous allons entendre sur scène : chaque passage est d'abord rédigé en prose et ne sera mis envers que dans un second temps. Plus remarquable encore que le détail de toutes ces opérations – impossible à examiner ici ‑ est le caractère contraintet en quelque sorte obligé de leur déroulement. À l’occasion de chaque remaniement, de chaque version nouvelle, on voit resurgir la séquence des mêmes phases : projet initial, plans, liste de scènes à faire, rédaction en prose, versification. Nous sommes en présence d'une mécanique génétique qui détermine et commande invariablement un seul processus d'écriture. En raison de son caractère fortement prospectif et contrôlé, j'ai proposé de nommer ce type une écriture à programme.Au demeurant, on n’est guère surpris de rencontrer ce modèle de production à une époque de tradition canonique ‑ celle du classicisme allemand - et à l'intérieur d'un genre ‑ celui de la représentation théâtrale, qui impose des effets bien calculés. La surprise surgit quand nous entreprenons de changer de pays, de genre et d'époque, bref lorsque nous faisons varier simultanément tous les paramètres de l'histoire littéraire – pour retrouver pourtant la même écriture. Passons de Schiller à Zola, des manuscrits du Demetrius à ceux de L'Assommoir. Ils nous présentent à l'identique un premier projet prospectif ‑ qui s'appelle ici « L'Ébauche » ‑ et le même discours de l'auteur à lui‑même : « Je prends Gervaise à vingt‑deux ans (en 1850) et je la conduis jusqu'en 1861 à quarante- et un ans. Je la fais passer par tous les crimes et par toutes les hontes imaginables. Enfin, je la tue dans un drame ».14 Viennent ensuite les « Notes » qui étoffent le programme de « L'Ébauche », un premier « Plan » qui structure la matière narrative en grands épisodes, enfin un programme détaillé (le second plan) ; enfin, tout comme chez Schiller, le processus d'écriture ne s’enclenche qu'au terme de cette longue série de séquences préalables. Il faudrait examiner de plus près les analogies et les écarts de ces deux grands dossiers. Mais la ressemblance des écritures domine tous les détails et le phénomène est d'autant plus frappant que nous pouvons en obtenir confirmation en passant à travers toutes les configurations de l'histoire littéraire. Si nous abordons à son tour le XXe siècle, nous en trouvons une illustration remarquable dans les papiers de Roger Martin du Gard, en particulier dans les manuscrits de son œuvre magistrale, Les Thibaults15. Le dossier présente la succession désor­mais familière de phases qui vont d'un projet originel – nommé ici « Noyau » - aux notes qui viennent le nourrir, aux plans qui progressivement le précisent, jusqu'au stade ultime de la rédaction. Et si, une dernière fois, nous franchissons un demi‑siècle, nous rencontrons en nombre l'écriture à programme sous des habits tout à fait contemporains. Nous voyons des écrivains programmer le projet de l'œuvre à l'aide de plannings de bureau et de fiches multicolores (Heimito von Dodderer, Heinrich Böll) - et Max Frisch, familier de ces accessoires de par sa profession d'architecte, décrit son travail comme une entreprise de travaux publics : « Un plan de masse, pour commencer (... ) des épures à l'échelle ensuite, avec une no­menclature détaillée des matériaux »16.La métaphore est d'autant plus révélatrice que nous la retrouvons chez d'autres. Ainsi d’Alfred Andersch, qui écrit : « Avant d'entreprendre un roman, je dresse un tableau narratif détaillé, j'établis une liste de personnages et je trace des plans exactement comme un architecte trace les dessins pour un bâtiment à construire ».

Mais il est vrai que d'autres contemporains contestent cette représentation de la production littéraire. Ainsi Julien Gracq qui déclare :

Je ne crois pas que la métaphore architecturale soit tout à fait acceptable pour la fiction. Un livre naît d'une insatisfaction, d'un vide dont les contours ne se révèleront qu'au cours du travail et qui demande à être comblé par l'écriture (…) Ce qui fait que les parties sont d’abord dans le tout et ne s’en différencient qu’ultérieurement, au cours du travail.17

Et Georges Braque, à qui Aragon se réfère dans Je n'ai ja­mais appris à écrire, le dit à sa manière : « Quand je commence, il me semble que mon tableau est de l'autre côté, seulement couvert de cette poussière blanche, la toile. Il me suffit d'épousseter. Lorsque tout est nettoyé, le tableau est fini »18. Nous rencontrons une tout autre modalité de la création et un tout autre type d'écriture. Pas plus que la première, elle n'est limitée à l'œuvre d'un seul écrivain. Aux  témoignages de Frisch et d’Andersch, s'oppose dans le même volume celui de H. E ; Nossak : « Si je connaissais par avancele plan détaillé d'un livre, ce serait à coup sûr un livre que je n'écrirais pas. Pourquoi faire ? Ce serait tout bonnement ennuyeux ». Et des auteurs aussi divers qu'André Breton ou Aragon, Martin Walser ou Uwe Johnson se rencontrent pour décrire la mise en route de l’écriture à parti d'une phrase initiale ‑ le fameux incipit ‑ surgie d'un mouvement soudain de la conscience et entraînant à sa suite la course des mots et des images.  Le témoignage des manuscrits est là pour confirmer la réalité de cet autre processus génétique qui ignore aussi bien les stratégies programmées que les détails de planification et dont la matière est tissée d'un tra­vail constant d'écriture. C'est par contraste avec l'écriture à programme que j’ai voulu parler à propos d’un tel travail d'une écriture à processus. Par une confirmation tout à fait prégnante de cette typologie, on peut suivre la trace de cette écriture en diagonale à travers l'histoirelittéraire tout comme nous avons pu le faire pour l'écritureà programme. En cheminant cette fois à rebours, il nous est loisible de remonter des manuscrits d'André Breton à ceux de Paul Valéry, de Valéry à Heine, voire de Heine à Goethe, bref de cheminer le long du vaste arc tendu entre la littérature contemporaine et les lettres classiques et de constater en cours de route que deux types d'écriture déroulent à travers tout cet espace leur sillage parallèle.

Je voudrais m'arrêter un instant sur la signification de ce constat. Il n'implique pas, d’évidence, que toute production doive être ramenée à l'un ou l'autre de ces types et qu'il n'existe que deux formes de création littéraire. L’examen des manuscrits montre qu'entre les deux grands pôles de l'écriture, on rencontre un certain nombre de formes intermédiaires et parfois, chez un même écrivain, une combinatoire de ces éléments. Cette observation est intéressante par elle‑même en ce qu’elle donne accès à une description typologique des processus de genèse. Pour autant, je ne veux pas aboutir ici aux détails d’un tableau typologique classé par formes d’écriture et par écrivains. Ce qui m'importe, c'est de constater que l'écriture fait apparaître des formes et des fonctionnements qui lui sont propres et dont la distribution se place dans espace autre que celui de l'histoire littéraire. L'histoire des écrits n'est pas l'histoire des écritures. Il ne faut pas cependant en conclure ‑ et c'est une seconde observation d'importance ‑ que la spécificité de l'écriture l'enferme dans un espace clos, celui d’un automatisme, d’un réflexe inconscient.

Pour être convaincu du contraire, il suffit d'observer le discours dont elle accompagne son propre cheminement. Tout au long du XVIIIe et du XIXe siècle, il jauge les effets et suppute les réactions du lecteur. Voici Zola encore, tel qu'il se parle à travers les notes de Germinal : “ Prendrai-je un patron qui personnifie en lui-même le capital ce qui rendrait la lutte plus directe et peut-être plus dramatique ? Ou prendrai‑je une société anonyme des actionnaires (...) le vrai capital ?19 A l'époque contemporaine, en revanche, le discours d'escorte glose la propre marche de la genèse, au point de faire de l'écriture l'objet (et le sujet) même de l'œuvre. “ Faire un poème, c’est un poème ” dit déjà Valéry et il en advient ainsi chez Francis Ponge ou Arno Schmidt. De tels changements disent à coup sûr aussi quelque chose sur leur temps. Mais il le disent à leur manière : l'écriture parle à l'intérieur même de l'œuvre. Nous voyons ainsi les relations entre la genèse et l'époque avec le regard de l'écrivain lui-même. Et cette vision, qui nous demeurait cachée jusqu'ici, éclaire d’une autre lumière le rapport entre écriture et culture.

Idéologies

L’historien parle des faits, le poète des possibles.
Aristote

L'écriture se nourrit des idées et des traditions de son temps. Et en même temps, elle s'en trouve en quelque sorte obstruée : les matériaux collectifs, les pré-construits culturels, font obstacle à l'expression de l'unique, de l'inédit. Cet étrange paradoxe est profondément inscrit dans le destin de l'écriture et les études de genèse commencent à nous le révéler.

Revenons à Zola avec le dossier de l’Assommoir dont les travaux d’Henri Mitterand ont fait un exemple classique20. « L’Ébauche » en fixe le thème : il s'agira d'une représentation du « monde ouvrier ». Dans cette phase initiale, les thèmes sont ceux du discours de l’époque : l’opposition du bon et du mauvais (« Un habile ouvrier. Un mauvais ouvrier. Un ouvrier paresseux. Un ouvrier diligent »), la misère (« Le pain de l’ouvrière ne suffit pas aux premières nécessités de la vie »)21 la menace sociale : « classes nombreuses, classes dangereuses ». Ces stéréotypes nourrissent la matière des « Notes » initiales de Zola et passent ainsi du discours de la société à l’intérieur de la genèse littéraire. Mais le travail sur la composition du roman induit un déplacement des accents. On lit ainsi sous la plume de Zola : « le drame intime et profond de la déchéance des travailleurs parisiens sous la déplorable influence du milieu des barrières et des caboulots ». C’est toujours le stéréotype de la misère, mais sa mise en scène le fait passer au premier plan du récit et transforme déjà le code du récit contemporain : le « pittoresque ouvrier » d’Eugène Sue et du roman populaire à succès glisse vers le drame social. Du moins somme-nous encore dans le fil du projet originel, celui d’un « tableau très exact de la vie du peuple ». Mais ce programme réaliste se trouve à son tour entraîné plus avant par ce qu’on pourrait nommer le travail de fictionnalisation dans l’écriture. En transformant « l’ouvrier, l’ouvrière » en Coupeau et (surtout) Gervaise, la genèse les fait passer du statut de types sociaux à celui de sujets agissants, d’actants de la narration. Comme le note H. Mitterand : « Confiant à une femme d'ouvrier le rôle d'agent, de force désirante, de conducteur du récit, il (Zola) épouse le point de vue et fait entendre la parole de l'ouvrier (…) il fait de l'ouvrier et du petit artisan, à travers Gervaise, le sujet de l'histoire (et de l'Histoire) ». Il y aurait beaucoup à dire sur ce parcours de l’écriture entre cette minuscule et cette majuscule, entre l'idéologie de la bourgeoise libérale : éduquer « le misérable » pour en faire « le bon ouvrier » (le Dictionnaire de Larousse, encore) qui constitue le point de départ de Zola, jusqu'à ce renversement par lequel l’auteur donne la parole à l’ouvrier et fait de son roman « populaire » un objet de scandale. Faute de pouvoir tout dire, je m'en tiendrai à la leçon la plus générale de ce dossier.

Il nous apprend (ou nous rappelle) la complexité des interactions entre les idées qui circulent à travers les couches sociales d’une collectivité et l’œuvre qui à la fois en subit l’influence et les modifie. Les forces qui jouent dans cette transformation ne peuvent être décomposés en éléments isolés. Avec L’Assommoir, Zola ne se propose pas d’écrire une dénonciation de l’injustice sociale. Le nouveau visage du roman ouvrier se forme, dans L’Assommoir, au travers d’un travail d’écriture, fait pour donner vie à des personnages, suivre la logique d’un récit et répondre aux exigences formelles d’une composition. Pour autant, on ne peut pas dire que la plume a conduit l’écrivain là où il ne voulait pas aller : c’est toujours l’œuvre d’un républicain de progrès. Sur ce plan, on ne saurait comparer Zola à Balzac, par exemple, dont les convictions royalistes étaient, selon le jugement de Marx, dénoncées par le portrait cruel de la monarchie bourgeoise dans La comédie humaine. Si chaque œuvre originale transgresse la doxa sociale pour dire du neuf à la société, ce résultat n’est jamais la simple résultante de forces idéologiques. Dans l’écriture, les conflits idéologiques viennent interférer avec les représentations de l’imaginaire, les nécessités de la forme, les jeux du langage et bien d’autres impulsions ou calculs. C’est pourquoi la génétique ne peut jamais nous dire le pourquoi des choses. Mais elle dit – et est seule à le faire – le comment. C’est encore vrais lorsqu’on examine le rapport de l’œuvre à la culture sur le plan, non plus des idées, mais des formes : en fin de compte, les unes ne sont sans doute guère que les manifestations (ou les déguisements) des autres.

Formes

On ne saurait comprendre une oeuvre, un esprit, sans avoir reconstitué leur marche et leur construction.
Friedrich. Schlegel

Le cours d'une genèse nous permet de deviner, à l’arrière-plan de l’œuvre, un « capital de formes dans lequel chaque génération puise » (G. Duby) et, en même temps, d’observer les transmutations qu'il subit dans une écriture singulière. On l'observe avec une particulière netteté au niveau des genres littéraires et une telle recherche est singulièrement révélatrice lorsqu'elle permet de confronter un genre de pure tradition, comme celui de la fable, à une écriture aussi originale que celle du poète allemand Heinrich Heine. L'explorationde ses manuscritsi révèle d'emblée une contradiction manifeste et tout à fait constante. D'une part, l'écriture répète avec obstination les éléments qui caractérisent le genre : la structuration en deux parties (récit qui raconte une histoire, conclusion qui en tire une morale), le symbolisme animalier, la rhétorique argumentative. Ces traits fonctionnent comme un signal de reconnaissance ; ils identifient une forme et la réactivent au service d'une démonstration inédite. Mais en même temps, l'écriture vient toujours contrebattre les règles du jeu générique. La démonstration (philosophique ou politique) est constamment interrompue par des confidences au lecteur, la convention des figures animales est subvertie par la caricature, dégradée par des visions grotesques. Le classicisme d'un genre entre ainsi en conflit avec une nouvelle esthétique moderne. Quand l'écriture parvient à mettre en équilibre ces éléments contraires, elle donne naissance à une forme tout à fait originale, dans laquelle la tradition du genre se trouve reprise et en même temps profondément renouvelée. Ainsi, dans la Fable “ Pferd und Esel ” (Le cheval et l’âne) Heine abandonne le titre originel “ Soziale Bewegung ” (Le mouvement social), qui exprimait trop platement l’idée du poème, pour revenir au titre (et aux protagonistes) d’une fable d’Ésope. Mais cette référence est à la fois évoquée et ironiquement mise à distance par un anachronisme provoquant : ici, les deux animaux sont confrontés au chemin de fer, le plus spectaculaire et dernier en date d’un changement d’époque. Du même coup, change leur signification : le cheval, emblème de la chevalerie, devient le symbole d’un passé féodal, voué à la disparition, alors que l’âne est assuré de son avenir : il continuera à porter ses charges (et à incarner l’immortelle sottise). Cette transformation de la matière antique va de pair avec un complet changement du registre, qui passe d’une brièveté classique et une digression satirique : la fable d’Ésope tient en une demi-douzaine de lignes, le manuscrit de Heine couvre sept feuilles de grand format in-4°. Constellées de corrections, elles témoignent d’un intense travail de rédaction, interrompu et relancé à plusieurs reprises. En définitive, la rédaction a été menée à son terme, même si la publication n’est intervenue qu’après la mort du poète. Mais dans d’autres cas, le conflit entre le poids de la tradition et l’intention de l’écrivain ne trouve pas son point d’équilibre ; la genèse s’effondre sous le poids de ses contradictions et nous laisse les brouillons inachevés comme seuls témoignages de ces conflits d’écriture.  De telles ruptures peuvent d'ailleurs s'observer ailleurs que dans le cadre de la fable. À travers les manuscrits de Heine, on peut distinguer les genèses heureuses, pour lesquelles l'accord de l'intention et de la forme est donné dès le départ, et les entreprises périlleuses, dans lesquelles il n’est obtenu qu’au prix d’un long travail. Le travail se poursuit alors obstinément, jusqu'à l’aboutissement qui instaure le texte ou jusqu'à l'abandon qui laisse la genèse béante. Inutiles à l’histoire littéraire, de tels documents deviennent pour la critique génétique des témoins capitaux d’une tension invisible, mais pour la création essentielle, entre tradition et invention de la forme.

Je voudrais étayer encore cette réflexion par l'exemple d'un corpus plus complexe : celui des manuscrits de Marcel Proust22 On sait,notamment par le manuscrit inachevé du Contre Sainte-Beuve, que l’intention première de l’écrivain était d’exposer une esthétique et qu'il se trouvait en quête d'un genre propre à servir son projet. Il passe ainsi, au cours de son travail, du projet d'un traité à celui d'un dialogue et la genèse se trouve infléchie vers une discussion entre « le narrateur » et « maman ». Mais ce tournant vers le parlé et le familier n'affecte pas seulement l’expression. Il met en branle un ample processus associatif : la démonstration se coule dans un dialogue qui devient à son tour entretien autour d'un petit-déjeuner; de cette scène matinale, l'écriture remonte vers la nuit qui l'a précédée; la narration régresse vers d'autres réminiscences nocturnes, retourne au sommeil de l'enfance, et ce long cheminement à rebours débouche à la fin sur un commencement  - le début de ce qui va devenir La Recherche et l'un des plus célèbres incipits de notre littérature : « Longtemps, je me suis couché de bonne heure »23. Le refus d’une esthétique de l’époque conduit au refus d’un genre traditionnel, celui de l’essai, et donne naissance à une nouvelle réalité du roman.

La genèse ne nous permet pas seulement de percevoir ce mouvement. Elle éclaire aussi la survivance du projet initial dans l’œuvre, la présence de la genèse dans le texte. La démonstration esthétique continue, en effet, à sous‑tendre les structures du récit qu’elle affleure à tous les. À celui des personnages, tel Bergotte, dont les dissertations procèdent du Contre Sainte‑Beuve en droite ligne (pour autant que le terme puisse s’appliquer à La Recherche). Au niveau de la composition, dont l'auteur nous rappelle qu'elle possède la symétrie d'une cathédrale ‑ et de fait, ses deux grands piliers, le début et la fin, ont été dressés en même temps. Enfin, dans l'objet même de l'entreprise : « mon livre est un ouvrage dogmatique » écrit Proust à Jacques Rivière en 1914 encore. Ces observations n'épuisent nullement une étude génétique de la Recherche. La problématique du genre en désigne seulement l'aspect le plus visible et en quelque sorte le plus massif. C'est, pour parler jargon, la macrostructure d'une genèse. En réalité, celle‑ci agit à des niveaux multiples qu'il importe d'articuler entre eux. Sur le plan des unités stylistiques, l'écriture de Proust se caractérise par une prolifération infinie de la phrase qui envahit les marges, couvre les célèbres « Paperolles », déborde sur les placards, au grand désespoir des imprimeurs. Projet d’œuvre et processus d’écriture se font l’un le reflet de l’autre et ce n'est pas un hasard si cette genèse distingue Proust de ses contemporains. De Joyce, avant tout, dont l'œuvre est citée en même temps que la sienne, mais dont les manuscrits attestent un tout autre programme. Ils s'élaborent à partir d'une prodigieuse collection de lexèmes ou de groupes de mots que les « Carnets » de Finnegans Wake accumulent par milliers. Ces unités minimales de la genèse sont ensuite pourvues de sigles idéographiques qui marquent leur fonction future et les affectent à un thème, un personnage, une partie de l'œuvre à venir. La masse entière de cette matière verbale est ensuite transférée, page par page et ligne par ligne, du « Carnet » dans le manuscrit où l'écriture s'en empare pour la déployer (ou bien l'agglutiner) en texte. On découvre ainsi que, si l'œuvre de Proust et de Joyce conjurent pareillement le rapport du présent au passé, du sommeil au souvenir, de la mémoire au réel, ils sont formés d'une tout autre substance. Entre une écriture qui génère des phrases et une écriture qui crée des mots s’ouvre tout l'écart entre le principe de la poésie et celui de la prose, fut-il à l’œuvre dans deux récits. Par l'étude des formes, la genèse nous introduit ainsi dans le domaine où s'opère la rencontre la moins visible, mais peut-être la plus décisive, entre une substance collective et une création singulière.

Langage

Un objet rencontre son nom
René Magritte

L'écriture nous permet d'observer le langage in statu nascendi et nous découvrons du coup à nos dépens que les modèles actuels de nos disciplines ne permettent guère de décrire convenablement cet état de la langue. Il suffit, pour s'en rendre compte, de mettre à l'épreuve l'une ou l'autre des modèles que nous fournit la linguistique de ces années.

Et d'abord, le premier de tous, qui oppose locuteur à interlocuteur et fait donc contraster écriture et lecture. Entre ces deux pôles opposés, la genèse fait surgir des interactions qui rendent cette opposition ambiguë. Nous disons d'un terme assez singulier que l'écrivain se relit ‑ comme s'il avait déjà eu à se lire ‑ et nous savons bien que ces relectures déclenchent d'ordinaire autant de réécritures : ratures, substitutions, versions nouvelles, bref ce que nous appelons d’un emprunt au lexique militaire une campagne d’écriture. Mais peut‑être cette étrange incertitude du lire et relire tient ‑elle à l’intuition que nous avons d'une sorte de lecture première et qui sert d’emblée de compagne à la plume : fragments du texte que l'œil perçoit tout en écrivant, qui peuvent appeler des associations nouvelles, induire des effets récurrents confluent ainsi dans ce mouvement compliqué qu’Aragon décrit d’une phrase : « Je n'écris pas, je lis ».

Au demeurant, la critique génétique est elle‑même impliquée dans ces imbrications. C'est, nous l'avons vu, par une lecture du brouillon qu'elle constitue son objet. Certes, il s'agit d'une lecture très particulière et, pour parler encore en militaire, d'une lecture armée : armée de toutes les ressources et de tous les instruments d'une moderne archéologie du texte. Il n'empêche que pour orienter ses choix, pour éclairer ses parcours, il lui faut être mieux informé des mécanismes de la production langagière. Ceci vaut également pour le second des grands modèles linguistiques qui oppose compétence à performance,autrement dit : les connaissances qui existent à l'état virtuel dans notre mémoire à leur mobilisation effective dans un acte de parole. Là encore, la genèse nous confronte à des réalités plus complexes. Au niveau le plus simple, celui des mots, on remarque que l'écriture ne puise pas uniquement dans un vocabulaire disponible, celui dont la grammaire règle la forme et dont les dictionnaires tiennent la comptabilité. Elle peut en créer d'autres et transgresser les lois de la composition ou de la dérivation. Le phénomène est d'autant plus significatif qu’il apparaît dans une pluralité de langues et revêt les formes les plus diverses. Pour m'en tenir au seul mécanisme de composition et au seul français, je cite au hasard : chez Rabelais, « empaletoqué » (= empalé + paletot + toqué), chez Madame de Sévigné, « bavardiner » ( = bavarder Mme. de Lavardin + badiner + dîner), chez Balzac, « coquusé » (= coq + cocu + usé), chez André Breton « cafélin » (= café + félin). Je renonce à regret à regret aux merveilleux exemples qu'on trouve dans les manuscrits de Heine ou de Joyce. Ils sont recensés, avec des centaines d'autres, dans une étude consacrée par A. Grésillon à ce que les linguistes appellent joliment les mots‑valisesii Le trait le plus remarquable de ces créations est leur nature hybride : mots inconnus du langage, qui subvertissent ses lois, mais que la langue néanmoins permet de comprendre. Foucault, déjà, avait remarqué que « cette régularité de l’écriture est toujours expérimentée du côté de ses limites ; elle est toujours en train de transgresser et d’inverser cette régularité qu’elle accepte et dont elle joue »24. Cette ambiguïté est bien le signe d'un rapport contradictoire et quasi‑conflictuel de la création littéraire au langage : fascination pour l'univers des mots, besoin d'expression, désir de communication ‑ et, en même temps, sentiment d’une insuffisance de ces « signes creux et usés », de l’impossibilité de dire du neuf avec les mots de tout le monde. « Tout ce qui est dit participe déjà du collectif, n'est plus rigoureusement individuel. Langue et individualité s'opposent et s'annulent » : réflexion de Hugo von Hofmannsthal dans le raisonnement ultime et désespéré qu’il tient pour lui-même25.

En fin de compte, la critique génétique, qui doit pénétrer les mécanismes les plus subtils d'un processus très singulier, celui de la création des textes littéraires, nous confronte du même coup à des questions d'une tout autre ampleur : la nature et les limites du langage, le rapport d'une œuvre à une culture et, en dernière analyse, de l'individu à son univers. Nous voilà précipités des solitudes de l'érudition dans les contradictions du réel. C'est peut‑être une chute salutaire si elle nous rappelle que le fait d'écrire des livres est après tout une activité humaine et qui communique avec toutes les autres. Et ce rappel à son tour nous aide à comprendre pourquoi les effets d'une étude génétique ne sont pas tout à fait les mêmes que ceux d'une autre approche critique.

Critique

Soyez les Dupin qui explorent et balisent cet itinéraire mental tout jalonné d'impasses, tout gauchi par l'influx de champs magnétiques à mesure déchargés.
Julien Gracq

On constate, en effet, que les conséquences d'une réflexion génétique présentent un certain nombre de particularités. Tout d'abord, parce qu'ils se manifestent au‑delà du domaine théorique, dans le champ des pratiques culturelles. Un commun intérêt pour les problèmes du travail d'écriture a rapproché écrivains et critiques et donné lieu, pour la première fois depuis bien longtemps, à des entreprises et des réflexions communes. À la suite d'Aragon bon nombre d'écrivains, français pour la plupart, mais parfois aussi étrangers, ont pris part aux réflexions et rencontres de la critique génétique. Les rapports entre la création et la critique, figés depuis le siècle dernier, ont ainsi commencé à bouger. On peut en dire autant des relations entre les critiques et les éditeurs scientifiques, qui se recommencent à se rencontrer sur le terrain des manuscrits. Les débats de l’ Editionswissenschaft, la science éditoriale, s'ouvrent à des interrogations nouvelles : on discute de la vocation de la critique textuelle, des technologies futures, des nouvelles formes de publication, et en fin de compte de la finalité scientifique et culturelle des entreprises d’édition. Le mouvement de la genèse vient ainsi battre des cloisons anciennes et promet peut‑être de nouveaux rapports entre critique textuelle et critique littéraire ; entre critiques et écrivains. Ce changement exerce en même temps des effets imprévus sur notre approche des faits littéraires. L'apparition dans le champ de la critique d'un objet nouveau : le manuscrit, une écriture en amont de l’écrit, a montré qu'il fallait mettre en débat des concepts qui la régissaient jusqu’ici. On a pu l’observer à propos du rapport de la genèse à l'histoire littéraire, à l’idéologie, aux contraintes formelles. Mais ce qui est mis en jeu c'est l'ensemble de nos idées quant à la nature de l’œuvre littéraire. L'ampleur de ces questionnements tient à la fois aux ressources nouvelles que nous offre la critique génétique et aux questions inédites qu'elle fait surgir.

L'étude de la production ne nous procure pas seulement une information supplémentaire : elle nous livre  un savoir différent. En nous faisant pénétrer dans la troisième dimension de la littérature, celle de son devenir, elle nous permet de voir les diverses composantes de l'écriture ‑ socialité et individualité, pensée et inconscient, langue et forme ‑ dans la combinatoire mouvante de leurs interactions dont naît le mouvement d’une genèse. C'est à ce mouvement que conduisent les fils que j’ai tenté de26 dérouler ici. L'histoire culturelle trouve dans la genèse une machine à remonter le temps qui lui permet d'observer une époque avec le regard d'un contemporain. La linguistique y déchiffre les marques d'un processus d'énonciation écrite qu'elle peut saisir à l’instant de sa naissance. La critique s'avance dans l’espace tendu entre le vécu et la feuille blanche et suit la trame qui s'y tisse jusqu'au texte. Faut-il conclure que, une fois franchie la muraille de Chine de l’analyse philologique, nous accédons enfin à ce paradis de la critique que nous avons mérité par nos travaux ? Ce serait une vision trop angélique des problèmes qui nous y attendent et dont nous commençons seulement à découvrir les difficultés. Quel est le rapport de la genèse au texte ? Julien Gracq parle des « fantômes de livres successifs que l'imagination de l'auteur projetait à chaque instant en avant de sa plume » et ajoute : « Et ces livres dissipés à mesure, rejetés aux limbes de la littérature, (…) ils comptent, ils n'ont pas disparu tout entiers »iii. Mais comment saisir le texte tout à la fois comme un possible ‑ la genèse nous a montré qu'il en existait tant d'autres ‑ et comme un nécessaire – tel ouvrage produit ne peut exister que sous telle forme unique ? Poursuivons : quel est le rapport de la genèse à la lecture ? Je ne parle plus ici de la lecture de l'écrivain, ni du  critique, mais du simple lecteur, que nous sommes tous ? Quoi de changé pour lui lorsqu'il vient ou revient aux ouvrages de Heine ou de Zola, de Proust ou de Joyce, en sachant qu'ils émergent d'une troisième dimension et en sont encore captifs, en étant informé des formes et des significations qu'ils ont traversées, en les ayant lues peut-être dans une édition génétique ?

Toutes ces questions sont désormais posées devant nous. Elles ne resteront pas l'affaire d'une seule école ni même d’un seul pays. Elles se poseront à tous ceux qui s’intéressent à la littérature et à la production des œuvres de l’esprit. La critique génétique ne fait que commencer.

ii  A. Grésillon, La règle et le monstre. le mot‑valise,Tübingen,1984.

1  Ces termes sont empruntés au dernier Dictionnaire de l'Académie Française sous l'Ancien Régime (celui de 1786) ; leur histoire fait l’objet, plus haut, de l’étude “ Du texte à l’écriture”.

2  Dans les années quatre-vingt, notamment, une série d’auteurs (P. Bürger, B. J. Warneke et als.) ont tenté d’appliquer les principes de la théorie de la communication aux œuvres littéraires. Je suis tenté de croire que la littérature contredit ces modèles plus qu'elle ne les confirme. Mais en l'espèce, le schéma communicatif offre un cadre commode pour situer le débat.

3  “ Ächte Produkte der Kunst müsen das Produzierende wieder produzieren. Aus dem Erzuegten entseht wieder das Erzeugende ”, Freiburger Studien 1798/99, Schriften, Bd. 3-II, Kohlhammer, Stuttgard, 1960, p. 85.

4  Lettre à F. C. Zelter (1804)

5  “ Man mag die gediegenen Resultate einer historischen Masse in einem Begriff zusammenfassen oder aber einen Begriff (…) in seinem Wesen konstruieren, vom ersten Ursprung bis zur letzten Vollendung, mit dem Begriff zugleich die innere Geschichte des Begriffs geben : beides ist eine Charakteristik, die höchste Aufgabe der Kritik ”, in “ Lessings Gedanken und Meinungen – Vom Wesen der Kritik ”, Kritische Friedrich Schlegel Ausgabe, München,  1975, t. III, p. 60.

6 “ I have often though how interessting a magazine paper might be written by an author who would – and that is to say, who could – detail step by step, the processes by which any one of this compositions attained its ultimate point of completion. Why such a paper has never be given to the world, I am much as loss to say – but, perhaps, the autorial vanity has more to do which the omission than any other cause ”, The Philosophy of composition, Poems and essays, J. M. Dent, Londres, 1969, p ;164 s. Traduction par Baudelaire, “ La genèe d’un poème ”in Edgar Allan Poe,Œuvres en prose, Bibl. de la Pléiade,p. 985.

7  Première leçon du cours de poétique ”, Œuvres, Bibl. de la Pléiade, t. I, p. 1340.

8  “ L’enseignement de la poétique au Collège de France ”, op. cit., p. 1438.

9  Sur l’histoire des collections et archives littéaires, on trouvera davantage de détails plus loin dans “ Philologiques ”.

10  Dichter und Dichtung, Berlin, 1890.

11  André Gide, Les Faux-Monnayeurs, Romans, Bibl. de la Pléiade, p. 1083.

12  Depuis la première publication de ce texte, deux ouvrages sont venus offrir une vision d’ensemble de la critique génétique : Éléments de critique génétique par A. Grésillon (PUF, 1994), La génétique des textes par P.-M. de Biasi (Nathan 128, 2000) ; voir aussi  Pourquoi la critique génétique, CNRS Éditions, coll. “ Textes et Manuscrits ”, 1998. La bibliographie internationale des études de genèse, qui comprend  des centaines de titres, a été recensée en 1988 par la revue Texte (Toronto,  n° 7) et se trove tenue à jour depuis 1996 dans la revue Genesis

13  Les manuscrits que je cite (en les traduisant) se trouvent au Goethe-und Schiller‑Archiv de Weimar,fonds Schiller, cote I a.

14  Le dossier de L'Assomoirest conservé à l'a Bibliothèque Nationale, cote Naf. 10.271. Il a été étudié par H. Mitterand dans : « Progamme et préconstruit génétiques », in Essais de critiqué génétique,Paris, 1979 et « Rhétorique génétique : étude d’une image dans Germinal ».

15  Aujourd’hui à la Bibliothèque Nationale, fonds Martin du Gard, cote 13‑16; il a été analysé par Mme. F. Callu.

16  Dans Horst Bienek, Werkstatgespräche mit Schriftstellern, Munich, Deutscher Taschenbuch Vlg., 1962, à qui j’emprunte également la citation d’Alfred Andersch et, à la page suivante, celle de H.E. Nossak.

17  Déclaration au Magazine Littéraire, 1981,n° 179, in Œuvres complètes, Bibl. de la Pléiade, t.II, 1212

18  Georges Braque : Mon tableau,Alès, 1959.

19  Bibliothèque Nationale, Mss. cote Naf. 10.307. Je cite d’après H. Mitterand, “ Rhétorique génétique : étude d’une image de Germinal ”, La Pensée, 1980, n°215.

20  Voir ses études dans Essais de critique géntique, op. cit. que je suis ici.

21  P. Larousse, Grand Dictionnaire Universel du XIXe. siècle

22  A la Bibliothèque Nationale, pour l'essentiel aux cotes 16.600‑700, et pour une part en cours de classement. Les nombreux travaux qui leur ont été consacrés sont recensés in  Bulletin d'EtudesProustiennes,Paris, 1979, n° 10; voir également l'étude de B. Brun in B.I.P., 1985, n° 16 ainsi que l’ouvrage collectif : Marcel Proust / Ecrire sans  fin, CNRS Editions, coll. « Textes et Manuscrits », 1996.

23  Sur le destin de cet incipit, voir notamment A. Grésillon, « Encore du Temps Perdu, Déjà le texte de la Recherche », Proust à la lettre, Du Lérot éd., 1990.

24  « Qu’est-ce qu’un auteur ? », conférence à la Société Française de philosophie, 1969.

25  Dans « Der weisse Fächer », Gesammelte Werke, Francofort, 1959, p. 194.

26  Lettrines, Corti, 1967, p. 29.