Pivot. Milit. Point autour duquel on exécute une conversion.
Bot. Axe central de la racine. (Grand Larousse Universel)

Dans le sillage de Roman Jakobson, les linguistes ont mené dans les années soixante les premières études de la fonction métalinguistique, par laquelle la langue ne parle plus du monde mais d’elle‑même. Le métalangage, en tant que langage‑instrument, renvoie à la modélisation des grammaires mais aussi à d’autres énoncés de la vie quotidienne, étudiés ultérieurement en situation1. Dès les années soixante‑dix, la narratologie a saisi l’importance du métalangage dans la communication littéraire. L’article fondateur de Philippe Hamon, « Texte littéraire et métalangage », démontre comment le texte équivaut à « un énoncé à métalangage incorporé », qui clarifie son genre, sa structure, sa visée et conforte ainsi sa lisibilité [1977 b, p. 181]. Quelques années plus tard, la notion de  métadiscours  élargit le concept, en renvoyant à ce qui renseigne sur la nature du récit, les conceptions esthétiques de l’auteur ou sa position idéologique, dans l’épitexte (la correspondance), le péritexte (les préfaces) ou dans le texte romanesque par diverses intrusions2. Il était fatal que l’étude des métalangages s’intéressât, après l’œuvre achevée, aux conditions de sa production dans les manuscrits des écrivains. En 1994, Henri Mitterand présente le métatexte des ébauches de Zola3. Plus récemment, sous la direction de Philippe Hamon, le Centre d’études sur Zola et le naturalisme de l’ITEM a ouvert un chantier se proposant d’élaborer le dictionnaire des termes renvoyant, dans les dossiers préparatoires de l’écrivain, aux processus de la création romanesque. En une quarantaine d’années, le métalangage est ainsi devenu un incontournable des études littéraires comme souhaite le montrer cet article, en scrutant le métadiscours génétique. Car à travers l’ensemble des autoconsignes que se donne le romancier au cours de son soliloque prescriptif4, il fournit un bon exemple du rôle que possède le métatexte en phase créatrice, en raison des mécanismes inventifs que son ubiquité dans les scénarios met à jour, et fournit aussi un éclairage neuf sur le cahier des charges de l’esthétique naturaliste.

Les deux versants du métatexte

Le tronc principal du métatexte zolien relève de la rhétorique classique : ses termes remontent à La Poétique d’Aristote et servent à agencer une intrigue. Les mots action, drame, exposition, tableau, épisode…, émanent d’ouvrages du XIXe siècle, comme les Éléments de littérature de Marmontel, que Zola a pu lire:

Donc, pour établir cette lutte, qui est mon nœud, il faut que je montre d’une part le travail, les houilleurs dans la mine, et de l’autre le capital, la direction, le patron, enfin ce qui est à la tête. (Ébauche de Germinal, f°402)

Le métatexte rhétorique, qui recoupe la division en genres (réaliste, idyllique, épique…) touche autant à la distinction des registres (faire ironique, ne pas faire trop grave…) qu’à la dispositio classique (distribuer, arranger, couper) :

Il faudra absolument au milieu des scènes se passant dans la mine, puisque j’en ai au commencement et à la fin. (Ébauche de Germinal, f°436)

Toutefois, à côté de ce métatexte d’héritage, les manuscrits de Zola dévoilent des consignes singulières, qui personnalisent son système‑expert. Ce volet relève du métatexte configuratif, qui concerne la mise en forme du roman du point de vue de ses organisations architecturales. Il nous introduit dans un espace qui n’est plus l’espace décrit dans l’œuvre mais dans celui, abstrait et mental, des diagrammes qui calculent les positions des composantes du roman selon une visualisation interne à l’esprit: le rang des personnages, l’espacement des descriptions, les reliefs de la courbe narrative, selon une vision maçonne et pyramidale. S’y trouvent, d’abord, les formes qui appartiennent à la configuration du volume de l’œuvre : le cadre qui sémiotise un territoire réel et sa métonymie,  « Avoir dans le roman  un coin de fantaisie ». Sur le plan scénarique, le terme carcasse et le verbe tailler s’associent à l’expression laisser de côté, qui emprunte l’idée de masses et de copeaux au vocabulaire de la sculpture:

Voilà la carcasse en grand. Seulement, il faut mettre là‑dedans des personnages et les faire agir. (Ébauche de Germinal, f°413)

Ces termes programment l’extension de l’œuvre, s’associent à la pensée pyramidale de la hiérarchie. Placer tel thème, au‑dessous ou à côté d’un autre, choisir tel personnage comme centre, situer telle scène au milieu du chapitre, réalisent le balayage d’un espace articulé de la fiction :

C’est la grosse partie du chapitre. Je voudrais trouver là un noyau solide et important. (Plans de Pot‑Bouille, f°118)

Je crois qu’il faut donner à l’œuvre une base réelle. (Ébauche du Rêve, f°294)

Le point culminant est un aveu. (Ébauche d’Une page d’amour, f°500)

Ces consignes introduisent, entre des éléments pondérés, l’idée d’équilibre, activée dès les Notes préparatoires de 1868 qui investissent le calcul barycentrique. Du point à la masse, s’adjoint la pensée de la gravité: « Si je prends la vie plate, bête et ordurière, il faut que je donne à cela un grand relief de dessin » (Ébauche de L’Assommoir, f°162). Autant de traductions formalisées des idées de hiérarchie dans l’esthétique de l’œuvre d’art5, qui complètent le métatexte de l’extension par celui de la concentration, un principe constructeur présent aussi dans le métadiscours d’un Flaubert, qui écrivait à Mme Roger des Genettes :

Tout œuvre d’art doit avoir un point, un sommet, faire la pyramide, ou bien la lumière doit frapper sur un point de la boule.6  

Enfin, à côté des formes statiques, le métatexte configuratif introduit le lexique qui programme les dynamiques narratives et le parcours des personnages. Un imaginaire cinétique croise en chemin les images thermodynamiques dont Michel Serres a suivi les grands circuits. Moment mécanique du levier, transfert d’énergie (« Je voudrais que le pivot du chapitre fût le désir d’Octave pour Louise », plans d’Au Bonheur des Dames, f°162), ubiquité d’un écrivain qui se transporte. Un métatexte de la tension qu'incarne le pivot, succède à l’extension du cadre et à la concentration du centre , comme pour maîtriser la poussée centrifuge de l’inspiration d’un côté et relancer, de l’autre, la raison qui retient.
Pour bien saisir la spécificité de cet imaginaire figuratif, il faut distinguer celui‑ci de son pendant arithmétique où se regroupent des termes issus de l’algèbre comme  logique, résulter, conditions, ajouter, diviser, retrancher :

Les éléments du problème à résoudre restent d’ailleurs toujours les mêmes : pureté, psychologie, au‑delà. (Ébauche du Rêve, f°227)

Une arithmomanie – le nombre d’un côté – une géométromanie – la figure de l’autre – sachant que les deux modes s’imbriquent dans l’invention. La critique a insisté sur les nombres d’or, mais moins sur le modèle figuratif, qui possède une force d’exécution dans la genèse de l’œuvre.
En résumé, la pensée configurative ne provient pas seulement, comme dans le métatexte rhétorique, d’un savoir littéraire collectif mais révèle un imaginaire propre de la vision mentale. Son émergence possède des conséquences sur le plan des opérations intellectuelles. Le cerveau du romancier pense les équilibres selon une imagerie mentale, qui fait du lexique configuratif l’instrument qui aide à voir l’œuvre, à visualiser son architecture mobile. À côté des études sur la topographie (lire l’espace dans le texte), imaginons une spatioscopie (voir le texte dans l’espace), qui envisage le roman et sa genèse comme des machines à penser par la vision et à produire de la vision. Pour illustrer ce champ d’investigations, il est possible d’aborder, dans les avant‑textes de Zola, un réseau de termes métatextuels qui éclaire les processus cognitifs de l’écrivain et les relations tissées entre les autoconsignes. La triade cadre, centre, pivot fournit à ce titre un bon exemple, que l’on peut étudier dans les genèses de Nana, L’Assommoir et Germinal.

La subversion du cadre

Dans les trois avant‑textes, l’opération de cadrage respecte le caractère précoce de sa mise en activité et intègre les fragments qui composent le texte (détails, faits divers, articles…). Dès le Plan primitif, l’obsession taxinomique engage la description exhaustive des lieux. Pour Nana, le chapitre I posera la salle puis les abords du théâtre dans le « cadre d’une représentation », qui a réclamé une série de croquis préparatoires. Zola écrit dans les ajouts du Plan:

Madame Brou, la concierge posée. On passe par derrière. (Ébauche de Nana, f°12)

Le souci du tableau complet se retrouve dans le Plan primitif du chapitre II de L’Assommoir. Poser le quartier, grâce à une flânerie de Gervaise et Coupeau, l’emporte sur  d’autres aspects de la fiction :

De là, ils vont sur le boulevard extérieur. Peinture du boulevard à la sortie du travail. Très complet. (Plans de L’Assommoir, f°9)

Dans le dossier de Germinal, le projet du chapitre III de la partie I se concentre sur le tableau  nocturne du carreau qui plantera le cadre d’une crise. Les formules du type « tout de suite » révèlent la suprématie de cette ventilation sur la temporalité narrative comprimée : « Faire embaucher Étienne le plus tôt possible ». Il faut tout décrire de la descente et faire sentir les étages superposés. Pourtant le cadrage qui répond aux contraintes de l’illusion réaliste connaît un bouleversement sans précédent. Dès le second Plan, Zola fragilise l’espace circonscrit, taille une brèche dans sa manie taxinomique, qui ouvre le lieu sur l’ailleurs de la fiction. Subversion du cadre donc : il biffe la visite de Georges Hugon dans le passage et l’entrée des artistes devient impraticable:

Comme l’échappé de collège, les joues brûlantes, décidé à attendre devant la porte des artistes, courait au Passage des Panoramas, dont il trouva la grille fermée, Satin, debout sur le trottoir vint le frôler de ses jupes.7

Dans la genèse de L’Assommoir, les boulevards passent au second plan, décrits seulement par le défilé des ouvriers. Le roman conserve la cicatrice de la promenade supprimée:

Elle allait suivre le boulevard. Mais il lui avait pris la main, il ne la lâchait pas,  répétant : « Faites donc le tour avec moi, passez par la rue de La Goutte‑d’Or, ça ne vous allonge guère. » (RM., t. II, p. 412)

Le cadrage en extension subit l’assaut du centrage contraire, qui ramène les personnages sur les lieux de l’action : la rue principale de la Goutte d’Or ou l’axe du puits dans Germinal devant les autres galeries. Toutefois, ce recentrement ne correspond pas seulement à une façon de ménager l’intérêt : il équivaut aussi à un principe de création, celui de la dualité où dialoguent la raison constructrice et le génie inspiré qui s’en libère. Lorsque Zola relit attentivement son Plan primitif, il en vient à déceler les potentialités du scénario. Taxinomie et fiction entrent alors en tension, dans ce que Raymonde Debray‑Genette appelle « le conflit entre le réalisme référentiel et les exigences de l’écriture et de la composition »8. Mais au‑delà des questions de structure, il en va de l’inspiration de l’artiste,  de ce quelque chose d’innommé qu’on apporte avec soi . Ainsi, retire‑t‑il le boulevard du chapitre II de L’Assommoir, car une idée neuve lui vient pour le chapitre XII. S’il conserve l’arrière du théâtre et élimine Muffat du repas chez Nana au chapitre III, alors qu’il y tenait absolument, c’est qu’en relisant son premier Plan, il repense la valeur de telle scène dans l’économie du roman. Il délie les éléments de fiction, introduit du jeu et relance la partie, d’où va jaillir le tableau puissant d’un homme prude aux prises avec le désir. L’opération qui conduit la conversion expressionniste du cadre réaliste, c’est la consigne du pivot, qui privilégie la fiction sur la fonction.

Le tableau du boulevard glisse au chapitre XII. Il n’est plus question de lieu pittoresque mais d’un chronotope de la misère des faubourgs, d’autant plus scandaleux qu’il est aussi celui des embellissements impériaux. Zola écrit en exergue du plan définitif: « La faim est le pivot ». Le chapitre propose alors un tableau expressif du ventre vide où le réalisme du cadre est fécondé par ce pivotement séminal. L’arrière du théâtre des Variétés est déplacé au chapitre V de Nana, dans une perspective neuve. Zola rapproche l’arrière du bâtiment crasseux de l’avilissement moral de Muffat, prêt à tout: faire le détour par les latrines et coudoyer les boulevardiers, jusqu’à ne plus supporter son reflet dans les miroirs du passage. Le pivot de la vision érotique organise cette conversion du cadre, qui donne son souffle au traitement esthétique des vues intérieures du théâtre : « Bien poser [Nana], comme nudité, dans la première représentation, toute une salle s’enflammant pour le cul; un grand rut. Elle est la chair centrale. » (Ébauche de Nana, f°212). Si Zola exclut Muffat du dîner outrancier, évitant ainsi la description de la bande au complet, c’est afin d’augmenter l’intensité du chapitre V, dans lequel il découvre, sans l’avoir jamais connue, l’idole fatale. Enfin, le puits, axe autour duquel doit tourner le chapitre, a retaillé le cadre de la mine, repeint dans sa perspective. Trois pivots qui font du désir vital de nourriture, du désir de chair, du désir de dévoration, des opérations de création qui poussent le réalisme plat vers le symbole.

La dynamique du pivot

Le pivot est d’abord le schème figuratif dont la forme s’irradie dans la peinture d’un cadre submergé par la démesure du sujet désirant. À la fois point d’appui, ligne, axe, aiguille, arc‑boutant, sa forme appelle par similitude les lieux verticaux et les tropismes qui incarnent les manifestations du désir. L’ensevelissement de Gervaise le prouve, comme si le linceul de neige aussi l’absorbait : « Sous elle le sol fuyait d’une blancheur vague. Des murs gris l’enfermaient . » (RM, t. II, p. 774). Ce mouvement affleure dans le traitement du pivot érotique chez Muffat. Dans le couloir au‑dessus de la cave, « son inquiétude venait beaucoup de ce plancher qu’il sentait mobile sous ses pieds ». La manducation vorace absorbe pareillement: à l’escalier succède le puits, au tapis la descente et à la loge la taille ; tout s’amplifie dans la mine, où l’image du pivot longiligne nourrit la topologie de la chute vers l’enfer. Toutefois, ce pivot ne constitue pas seulement une matrice figurative, dont la forme imprègne l’imagination: c’est aussi un motif idéologique qui dénonce, en tant que principe inscrit dans l’explicitation des causalités attachées aux déterminismes sociaux du « milieu peuple ». L’incipit du chapitre XII de L’Assommoir l’affirme : « Elle perdait la boule parce qu’il y avait des siècles qu’elle ne s’était rien mis de chaud dans le ventre » (RM, t. II, p. 749). Ni le vitriol ni l’immoralité ne valent pivot. Dans Germinal, si le travail du mineur relève du tableau à montrer, le puits dévorateur fournit l’injustice à démontrer : « le pivot du chapitre est le puits avalant toujours des hommes », écrit Zola avant la rédaction du chapitre: 

[Étienne] ne comprenait bien qu’une chose : le puits avalait des hommes par bouchées de vingt et de trente, et d’un coup de gosier si facile, qu’il semblait ne pas les sentir passer. (RM, t. III, p. 1153)

Dans L’Assommoir, le style du chapitre s’enroule sur le lexique de la faim; le tissu des expressions de la langue verte, la doxa d’une voix collective se rallient à l’axe majeur : Marescot est un « entripaillé », on se met « des peignées à se faire passer le goût du pain », le quartier est un « fier abattis de maisons ». Le faubourg hurle la plainte de la faim, enchaîne ses périphrases autour du pivot, matrice rhétorique et stylistique, qui aide à « ramasser et couler dans un moule très travaillé la langue du peuple »9.
Cette portée idéologique se concrétise aussi dans la spatialité. Avec Germinal, Zola élabore un lieu dichotomique : la machine qui avale d’un côté et le cadre minier de l’autre. Si le labeur des hommes est placé sous le signe du fracas des berlines, toutefois le monde pivotal du câble, du puits, de la bielle se place sous le signe de la douceur du vol de l’oiseau. Dans une paix révoltante, la machine écrase en toute candeur l’ouvrier qui s’échine. Par son errance sur le carreau, Étienne transgresse la frontière entre les mondes bruyant et silencieux. Au niveau syntaxique, le phrasé tisse subtilement ces univers, dont le choc fait jaillir l’insupportable vérité :

C’était un glissement d’oiseau, sans un bruit, sans un heurt, la fuite rapide, le continuel va‑et‑vient d’un fil de poids énorme [pivot] //, qui pouvait enlever jusqu’à douze mille kilogrammes, avec une vitesse de dix mètres à la seconde [cadre]. (R‑M, t. III, p. 1152)

Maître absent, actionnaires invisibles dans le lointain : tout est « force qui plane ». En choisissant le puits comme pivot, Zola trempe sa plume dans ce silence, fait éclater son scandale jusqu’au point d’orgue du chapitre, lorsque les ouvriers encore bavards dans le puits, sombrent dans le mutisme, tels un prolongement de la bielle. Avant Deleuze, Zola convoque le rhizome déshumanisant: le devenir‑machine par l’effacement de soi. À la binarité du lieu dans Germinal, qui oppose cadre et pivot , Nana élabore un espace gradué le long de l’escalier surchauffé. Du rez‑de‑chaussée au quatrième étage du théâtre des Variétés, les spectacles se distribuent sur le modèle de la camera obscura : un trou dans le décor ou un judas servent de boîte à révéler le désir. Le pivot y dévoile, encore une fois, le pouvoir de l’absence. Si le premier peep show montre le dos de Nana, si le second se limite à des bruits de lavages féroces, le dernier propose un spectacle sans actrice, par lequel s’emballe le désir masculin, sans limite:

Il n’y avait, sous le flamboiement du gaz, qu’un pot de chambre oublié, au milieu d’un désordre de jupes traînant par terre. Cette pièce fut la dernière vision qu’il emporta. (RM, t. II, p. 1223)

Zola transcende le pittoresque des Variétés par l’intuition du pivot érotique. Le pouvoir des simulacres se nourrit de l’absence qui contamine le cadre surchauffé et désoriente sa fonction ethnographique. C’est la cocotte délaissant sa loge, miroitant à travers les objets intimes et les parfums, qui fait vaciller Muffat. Cette dimension humaine liée à l’appétit se retrouve dans le pivot de la faim qui touche Gervaise. Le plus poignant dans ce chapitre XII est l’anéantissement de son être en dépit du repas offert par Goujet. L’excès d’appétit est vécu comme une aliénation tragique qui a mangé le goût de la vie. Le désir boursouflé met le moi en péril, tant chez Muffat que chez Gervaise, jamais plus suicidaire qu’après sa satisfaction gastrique. Le traitement esthétique de ce que Zola hausse au rang de  pivot renvoie ainsi à une dimension essentielle de ce que son roman parvient encore de nos jours à transmettre, à savoir une mise en évidence du vide au creux d’un plein illusoire, qui annonce Kafka autant que Beckett. Le cadre réaliste, historiquement daté, est enrichi par un pivot qui interroge, au‑delà du pessimisme d’époque, l’absence comme envers de la modernité sociale, derrière la profusion matérielle d’un monde en expansion.
Ce pivot qui submerge le cadre n’est pas sans retentissement sur l’émiettement du personnage placé au centre : « D’autre part, Gervaise doit être le personnage principal, central » (Ébauche de L’Assommoir, f°166). Les forces de dispersion pulvérisent son corps, produisent en lui la fêlure que matérialisent dédoublements et reflets. L’ombre grotesque d’un guignol culbutant autour du réverbère dit sa fragmentation – « Cela s’étalait, le ventre, la gorge, les hanches, coulant et flottant ensemble » (RM, t. II, p. 772) –, comme l’évoque aussi la confusion du corps et du dehors, où se révoltent les circuits digestifs : « dans le derrière, le quartier qui la méprisait ! Tout Paris y entrait » (RM, t. II, p. 752). L’âme noire de Muffat se reflète dans le miroir et se diffracte dans le chat diabolique, dont les dérobades écrivent le scénario de l’acte sexuel : il a  « la queue en l’air, contre les barreaux de la rampe » avant que le comte ne plante un rude baiser dans la nuque de Nana ; puis, la « queue allongée » ensuite, il regarde de ses yeux jaunes les femmes se sauver… Le Voreux enfin, si goulu, meurt les veines tranchées, comme si l’image scatologique de Gervaise annonçait la tragédie d’un canal pénétrant les boyaux avides du monstre. Le pivot fait imploser le centre, comme il fait éclater le cadre.

De la focalisation en avant‑texte

L’interaction des processus de cadrage, centrage et pivotement dans la genèse explique pourquoi, chez Zola, l’étude du personnage ou de la spatialité sont difficiles. L’inspiration artistique enlace, en vue de les amplifier ou de les pondérer, la focalisation dans le cadre, la focalisation sur le centre et la focalisation par le pivot. La notion de point de vue, proposée par la narratologie ne parvient pas à explorer ces variations de « foyer » à géométrie variable dans la genèse du roman.
Enfin, quelques questions émergent sur le statut de cette triade: est‑elle seulement métatextuelle, si l’on tient compte des glissements  sur le signifiant (le cadre, le quatre, le carré), les signifiés (le pivot‑moteur, militaire), les figures (le centre‑cœur, le pivot‑aiguille), si l’on met en évidence l’imaginaire qui rejoint la métaphore de l’œuvre‑machine, si féconde au XIXe siècle10 ? Pour ces raisons, le cadre, le centre et le pivot constituent chacun un schème sémio‑génératif, « une réalité mixte, composite, nœud de configurations et de relations où coexistent des données conceptuelles, des données figuratives ainsi que des données affectives »11. Le dictionnaire génétique des autoconsignes de Zola propose une recherche ouverte sur les questions complexes de la création artistique.

1  Voir J. Rey‑Debove, Le Métalangage, Paris, A. Colin, 1997.

2  Voir F. Van Rossum‑Guyon, « Méta‑discours et commentaire esthétique chez Balzac : quelques problèmes », Degrés, n°24‑25, 1981.

3  H. Mitterand, « Le métatexte génétique dans les Ébauches de Zola », Genesis, n°6, 1994, p. 47‑60.

4  Voir D. Ferrer, « Quelques remarques sur le couple énonciation‑genèse », Texte, n°27‑28, 2000.

5  I. Lotman, La structure du texte artistique, Paris, Gallimard, 1973, p. 366.

6  G. Bollème : G. Flaubert, Préface à la vie d’écrivain, Paris, Seuil, 1963, p. 288

7  Les Rougon‑Macquart, Gallimard, « La Pléiade », 1960‑1967, t. II, p. 1121 (édition désignée ici sous le sigle RM).

8  R. Debray‑Genette, Métamorphoses du récit. Autour de Flaubert, Paris, Seuil, 1988, p. 61.

9  Voir la préface de Zola au roman, datée du 1er janvier 1877.

10  J. Anis, « Gestes d’écriture de Francis Ponge », L’Écriture et ses doubles. Genèse et variations textuelle, Éd. du CNRS, 1991, p. 115)

11  J. Molino, « Pour la poïétique », Texte, n°7, 1988, p. 7.