Flaubert ne commence à écrire ses romans qu'après une longue méditation sur le sujet, à travers une exploration complète des possibilités du scénario. La pensée préalable de l'ensemble est pour lui un impératif esthétique aussi bien qu'une modalité technique. Penser le sujet, en acquérir l'illusion la plus précise et la plus complète possible, jusqu'à la rédaction finale, est nécessaire à la tenue de l'oeuvre, à son indépendance et à son « objectivité ». Cette conception de l'art, qui est une forme de réalisation, comme en acte, de l'idée, attribue un pouvoir spécifique à l'intensité de la fiction, à ce qui se trame d'imagination et d'actualisation autour d'une action, d'un espace, d'un lieu.

Le travail d'invention scénarique semble bien n'avoir pris une telle importance pour Flaubert qu'à partir de la composition de Madame Bovary1, c'est-à-dire dans le projet d'une destitution du « sujet » au profit de l'art de la prose lui-même : « Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c'est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, comme la terre sans être soutenue se tient en l'air, un livre qui n'aurait presque pas de sujet ou du moins où le sujet serait presque invisible si cela se peut2». Le « sujet » doit se fondre dans l'intensité de la « prose » : « La prose doit se tenir droite d'un bout à l'autre, comme un mur portant son ornementation jusque dans ses fondements et que, dans la perspective, ça fasse une grande ligne unie3 ».

Aussi, loin en amont de la « prose » narrative de Flaubert, de son rythme, de l'intensité et des modulations d'une voix qui se plie aux choses qu'elle montre, ou plutôt qu'elle accompagne, de cette tonalité si complexe, précise et « indécidable » (voix de qui ? commentaire d'un proche absent, récit d'une mémoire à la fois lointaine et empathique), qui font la beauté des oeuvres de Flaubert, la partition du scénarique doit apparaître comme une élaboration du « sujet ». Cette élaboration est d'une certaine manière ancillaire, car c'est toujours l'effet esthétique des phrases et des paragraphes qui demeure en avant de l'invention. Mais elle est en même temps fondamentale, car il faut que le texte narratif soit porteur de l'intensité de ce qui aura été l'approche du sujet, car il faut que le sujet soit devenu proche, qu'il soit structure, dispositif, qu'il soit déjà intimement organisé en une forme pour que la présence à l'imaginaire d'une « histoire » singulière devienne plénitude de la prose à l'oeuvre.

Le « sujet » de la fiction

Écrire le scénario est ainsi pour Flaubert comme une manière d'engager la possibilité de l'oeuvre, et d'aller vers la possibilité d'écrire. Il est remarquable que Flaubert distingue toujours nettement les deux moments : « J'ai commencé hier au soir mon roman. J'entrevois maintenant des difficultés de style qui m'épouvantent », écrit-il le 20 septembre 1851, alors qu'il a déjà consacré environ deux mois à l'élaboration des scénarios de Madame Bovary. De même, au moment où il entreprend Salammbô, Flaubert distingue clairement le travail des lectures préparatoires, avec celui du plan, de celui qui consistera à « écrire » le roman : « J'entamerai probablement Carthage dans un mois. Je laboure La Bible de Cahen, Les Origines d'Isidore, Selden et Braunius. Voilà ! J'ai bientôt lu tout ce qui se rapporte à mon sujet de près ou de loin », écrit-il à Ernest Feydeau (fin juin ou début juillet 1857). Et il peut annoncer, le 28 juillet 1857, à Eugène Crepet : « Dans quinze jours je vais me mettre à écrire ». Et le 5 août encore, Flaubert annonce à Jules Duplan : « Je vais me mettre bientôt à écrire ! », avec, aussitôt, une rectification : « Quand je dis bientôt, c'est une manière de parler, car la matière s'allonge considérablement. À chaque lecture nouvelle, mille autres surgissent ! je suis, Monsieur, dans un dédale ! Mon plan, avec tout cela, n'avance nullement, il se peut faire qu'il se cuise intérieurement ? ». Et le 6 août, il écrit à Ernest Feydeau : « Depuis six semaines, je recule comme un lâche devant Carthage. J'accumule notes sur notes, livres sur livres, car je ne me sens pas en train. Je ne vois pas nettement mon objectif ». Cette maturation « préparatoire » semble la nécessaire intensification, redistribution, germination mentale, d'une matière rendue progressivement de plus en plus complexe pour que la conversion de celle-ci vers la fiction puisse se produire.

Et manifestement, « écrire » est, dans ce processus, pour Flaubert, une activité entière, spécifique, absolue, car c'est passer, par la langue, comme dans un autre côté du langage, s'absorber dans l'intime configuration de l'oeuvre, à la limite des possibilités données par la langue : « Je suis malade par suite de peur, toutes sortes d'angoisses m'emplissent : je vais me mettre à écrire » (à Ernest Feydeau, 26 juillet 1857). « Écrire me semble de plus en plus impossible », écrivait-il quelques jours auparavant à Charles d'Osmoy, le 22 juillet 1857. En cela « écrire » est posé par Flaubert comme incommensurable par rapport au travail des lectures et par rapport à celui des scénarios et du plan : « J'ai encore diverses recherches à faire dans Athénée et dans Xénophon, de plus cinq ou six mémoires dans l'Académie des Inscriptions. Et puis, ma foi, je crois que ce sera tout ! Alors, je ruminerai mon plan, qui est fait et je m'y mettrai ! Et les affres de la phrase commenceront, les supplices de l'assonance, les tortures de la période ! Je suerai et me retournerai (comme Guatimozin) sur mes métaphores4».

En retour, on doit donc considérer que le moment de préparation de la documentation (pleinement intégré dans la conception de l'oeuvre à partir de Salammbô) et du plan, de l'élaboration de ce que l'on peut regrouper sous le nom de « sujet » a, pour Flaubert, une fonction très particulière, celle d'être la condition de possibilité de « l'écriture » elle-même. L'écart entre les deux moments est décisif, car il concerne le rapport de la fiction avec l'usage esthétique de la langue, entre « l'idée » du sujet, et du livre, et son inscription dans une prose susceptible d'être porteuse en chacun de ses points de tout l'effet de l'oeuvre.

C'est déjà ce que Flaubert indique, au moment de la rédaction de Madame Bovary, dans l'une des nombreuses lettres à Louise Colet, à propos de la manière de corriger ce qui a déjà été écrit : « Quant aux corrections, avant d'en faire une seule, re-médite l'ensemble. — Et tâche surtout d'améliorernon par des coupures mais par une création nouvelle. Toute correction doit être faite en ce sens. Il faut bien ruminer son objectif avant de songer à la forme, car elle n'arrive bonne, que si l'illusion du sujet nous obsède5». Flaubert insiste souvent sur la nécessité, pour lui, de ce moment d'intense conception du « sujet » : « Je ne vois pas nettement mon objectif. Pour qu'un livre sue la vérité, il faut être bourré de son sujet jusque par-dessus les oreilles. Alors la couleur vient tout naturellement, comme un résultat fatal et comme une floraison de l'idée même » (à Ernest Feydeau, 6 août 1857).

Penser le sujet est le travail des plans et des scénarios. Aussi peut-on se demander s'il y a dans ce moment de l'invention scénarique une forme spécifique de la mimesis, une relation particulière avec la fiction à produire et avec la configuration narrative à trouver6.De fait, c'est assurément l'entrelacs de la fiction à atteindre et de la configuration narrative à construire qui rend le travail des scénarios en lui-même si riche, si profond. Pour chaque œuvre, la complétude du récit doit être pensée dans ce moment du scénarique, la disposition globale doit être complète ; celle-ci doit être mise en place comme un équilibre d'ensemble, ainsi que les développements du drame, et le dénouement ; mais c'est aussi une manière de penser les personnages, de concevoir leurs liaisons, leurs différences, et une manière, également, de penser la forme dans son développement, dans son équilibre intérieur, tout en étant dans le cours de l'histoire, tout en testant mimétique-ment le devenir de quelques destins conjoints, et en posant quelques modali­tés sensibles de l'action qui fera le récit.

Le moment scénarique est ainsi une modalité de la présentation pour l'imagination. Il est en particulier marqué, cela a souvent été rappelé, par son inscription au présent de l'indicatif : « Charles Bovary entre en cinquième à l'étude de 1h » (deuxième scénario général de Madame Bovary)7; « Joie du premier réveil, dans leur maison. au milieu des meubles pêle-mêle qui encombrent les appartements » (5e scénario de Bouvard et Pécuchet)8.L'on pourrait sans doute considérer que le présent de l'indicatif est lui-même, dans l'ensemble des manuscrits de Flaubert, la marque du scénarique, le mode de ce qui est posé, comme en attente, pour devenir prose narrative. Présenter devant soi, sur la page, un élément, un geste, une situation, pour les offrir à toutes leurs virtualités possibles, c'est entreprendre l'approche d'un espace d'actions, de sensations, de présences auquel la prose devra se confronter pour le faire être dans sa densité propre. Ce moment « mimétique », dans les phrases scénariques, est fondamental en ce qu'il suspend la distinction même entre histoire et discours, en ce qu'il est comme l'incorporation dans un moment purement discursif de bribes d'histoire, d'objets qui deviennent le fonds référentiel propre de la fiction en cours de « présentation9». Nommer ce qui doit être, ou plutôt simplement ce qui peut être, en présence sur la page, en indication plus ou moins clarifiée, plus ou moins explicite, c'est également suspendre le moment de la mise en prose narrative, c'est libérer pour un autre régime du langage et s'en remettre à celui-ci, la capacité de la prose à décliner une voix narrative qui portera avec elle le déroulement des actions, l'enveloppement des sentiments, la profondeur des sensations.

Le moment scénarique dénude des paradigmes qui devront se composer, par l'effet propre des phrases, en une complexité verbale habitée par la présence de ce qui aura été, longuement, mimétiquement pensé pour aller vers elle, en même temps que portée par la voix liante, multiple et parfois distante, d'une narration. Le moment scénarique décline des successions, mi­me déjà des parcours, il a cette particularité d'être le « résumé » d'un ensem­ble narratif virtuel, et d'une prose narrative infiniment complexe10.

On peut le suivre sur un exemple dont l'aboutissement en une description devenue canonique est bien connu :

« Descentes de la côte de Bois-Guillaume.– gd trot.– cailloux qui craquent. Brume sur R. elle ouvre les glaces. clochers. la ville s'éveille.– impression de R. à l'autom - bas de la rue G.-Pont – odeur d'absinthe qui sort des cafés. bordels – arbustes devant – Qqf. pendant la route fermait les yeux pr se faire des surprises & que la route lui parût moins longue »11.

Le syntagme construit un mouvement (« descentes de la côte »), une vitesse (« grand trot »), une combinaison de son et de vue, de proche et de lointain, de perception de l'infime et de vision générale (« cailloux qui craquent. Brume sur R. ») ; le syntagme identifie un foyer de perception et un geste qui découvre la vue12(« elle ouvre les glaces »), il construit la vue en mouvement, la découverte des lieux dans une succession qui mime le parcours, qui combine vision et mémoire, perceptions ponctuelles (« clochers », « odeur d'absinthe qui sort des cafés ») et tonalité générale (« impression de R[ouen] à l'autom[ne] »). Les lieux sont comme projetés (retrouvés) dans l'espace narratif à venir (« bas de la rue G[rand]-Pont »), des repères apparaissent (« bordels – arbustes devant »). Dans cette activité scénarique intime, l'on peut mesurer combien ce qui serait la mémoire des lieux (l'on entend comme une remémoration quasi personnelle dans ce travail de « projection ») est aussitôt converti en une « représentation » narrative, où le sujet fictionnel de la perception, le personnage, est lui-même pris dans le mouvement des choses et du monde. Flaubert imagine encore, au coeur même de ce travail de construction, un degré supplémentaire de projection : la dimension proprement « mentale » de cette « représentation » semble en effet être elle-même figurée par le détail qui attribue au personnage ce travail de la remémoration et de l'imagination : « qqf. pendant la route fermait les yeux pr se faire des surprises & que la route lui parût moins longue ».

Le personnage devient ainsi le foyer de cette « connaissance » mentale de la route, aussi bien que de ce qui se projette, à travers lui, de désir et d'impatience, – ce que développe le texte achevé : « Emma la [la route] connaissait d'un bout à l'autre ; elle savait qu'après un herbage il y avait un poteau, ensuite un orme, une grange ou une cahute de cantonnier ; quelquefois même, afin de se faire des surprises, elle fermait les yeux. Mais elle ne perdait jamais le sentiment net de la distance à parcourir13». Le personnage « rêve » la route, confronte ce qu'il s'en « représente » avec ce qu'il en reconnaît, fait le trajet en pensée en même temps qu'en « réalité », dans cette « réalité » qui est celle de l'univers fictionnel lui-même : cette attribution au personnage de la « vérification » de son monde est une manière profonde, pour l'écrivain-se-faisant-narrateur, de verser dans l'espace même de la fiction, et de s'y absorber mimétiquement. Il s'agit en effet d'écrire les yeux fermés pour que la représentation de fiction prenne corps et rythme, consistance et présence, pour que s'isole et s'identifie ce monde possible, complet, au plus près, mais radicalement séparé, du monde de référence (Rouen, la Normandie, la femme au XIXe siècle, etc.), que le roman va décliner14.

Ainsi, c'est bien l'un des traits principaux du « propre » de la fiction qui se joue ici, c'est-à-dire la modalisation « subjective » qui fait être (dans) la « pensée » du personnage, en même temps que la libération, radicale par cet « ajout », de l'autonomie fictionnelle, par rapport à une « référentialité » à la­quelle pourtant s'alimente la conception15.Flaubert fait du moment scénarique l'exercice de cette appropriation mimétique d'un univers « distinct », riche « en propre » de choses et de gestes, de sentiments et de sensations, mais subtilement distrait de l'univers de sa propre expérience. Le lent et scrupuleux travail scénarique, pour Flaubert16, est l'incorporation narrative et fictionnelle du « référentiel » anecdotique : les voyages à Rouen sont assurément de l'ordre du familier, ou savant : la documentation, le repérage sur site, la vérification érudite ont le même statut, et constituent ce qu'il faut arracher à la « référence » pour donner corps à la fiction. Cela se fait, en même temps, par l'appréhension mimétique de ce qu'est voir, sentir, ressentir, dans tel ou tel moment, dans telle ou telle situation, c'est-à-dire par l'invention d'une subjectivité saisie en acte, qu'elle soit focalisée en un person­nage, ou qu'elle soit diffuse, comme d'une perception anonyme, presque fantôme, qui participerait des dimensions sensibles de cet univers17.

Les scénarios d'ensemble, comme les nombreuses esquisses intermédiaires, sont l'espace où, tramant l'histoire et les péripéties qui font la matière de la fiction, Flaubert s'approche en même temps, par appropriations mimétiques intimes, par absorption profonde dans le monde du narrateur et de ses personnages, de ce qui pourrait être le « sujet » de cette fiction, c'est-à-dire l'appréhension subjective multiple, complexe, diffuse, littéralement « de personne » — même si quelques moments de « focalisation » spécifique font fugitivement exister subjectivement des « personnages » — de l'univers fictionnel, appréhension subjective qui fait que l'oeuvre de fiction se détachera comme un monde autonome. L'exigence de « l'impersonnalité », si forte pour Flaubert, est très exactement l'autre face de l'absorption subjective dans l'univers de la fiction.

« Une chimie bizarre dans sa cervelle... »

« J'écris maintenant d'esquisse en esquisse ; c'est le moyen de ne pas perdre tout à fait le fil, dans une machine si compliquée sous son apparence simple », écrit Flaubert dans une lettre à Louise Colet du 26 octobre 1852 : Flaubert écrit alors le début de la deuxième partie de Madame Bovary, il vient d'achever la scène de l'Auberge, et il s'agit de se porter vers ce qui deviendra le point central du livre, le lieu de partage de l'histoire : « Je vais entrer maintenant dans des choses plus amusantes à faire. Il me faut encore quarante à cinquante pages avant d'être en plein adultère. Alors on s'en donnera, et elle s'en donnera, ma petite femme ». Dans le moment scénarique, Flaubert travaille simultanément ce qui est « plan » de l'oeuvre et structure de la fiction, structure narrative et appropriation mimétique de l'univers fictionnel à construire, à rendre présent. Conduire l'histoire et donner volume à la fiction sont les moyens de construire progressivement la structure « propre » de l'oeuvre, de répondre à la complexité qui commande celle-ci et comme de l'intérieur d'elle-même. Le travail scénarique, d'ensemble ou d'esquisses successives, semble se plier à l'exigence de ce qu'il faut atteindre comme ordre de l'oeuvre, comme équilibre interne et logique d'évidence : « Aujourd'hui pourtant je me suis remis à la Bovary ; je rêvasse à l'esquisse, j'arrange l'ordre, car tout dépend [de] là : la méthode » (à Louise Colet, 17 février 1853).

Et l'on peut mesurer, dans cet ordre d'idées, la puissance et la netteté de l'organisation structurale qui commande la pensée des oeuvres : ainsi du rôle de la division en trois parties pour Madame Bovary comme pour L'Éducation sentimentale, surimposée sur une structure en deux sphères de l'histoire. Une sorte de première histoire complète pose un motif : la vie à Tostes d'Emma, qui pose la tonalité de l'ennui18,le retour à Nogent de Frédéric qui thématise l'enfermement et l'échec jusqu'au coup de théâtre de l'héritage (et l'on retrouve le même type de « prologue » dans Bouvard et Pécuchet) ; à cette première histoire répond, dans un vaste et audacieux déséquilibre, le long déroulement d'une seconde histoire qui apparaît comme le développement dramatisé de la première : les deuxième et troisième parties de Madame Bovary et de L'Éducation sentimentale, les destins déclinés dans leur échec, sur le fond d'une histoire sociale lente et indifférente.

Ou bien, encore, on peut suivre cette « pensée » de l'oeuvre dans le travail de simplification structurale, pour plus d'équilibre et de démonstration, qui marque souvent les scénarios dans leur configuration d'ensemble. Flaubert traite la combinatoire de façon la plus réduite possible pour plus d'efficacité. C'est ainsi, par exemple, que, dans les scénarios généraux de Madame Bovary, la décision, tôt venue, de n'envisager que deux « amants » est d'une parfaite économie structurale, et peut-être « morale », deux étant le minimum du multiple, qui permet des variations tout en interdisant toute démultiplica­tion de l'action. De même, la décision de retarder « le premier coup » d'adultère jusqu'à l'épisode avec Rodolphe, c'est-à-dire le deuxième « amant », permet de prévoir une première expérience lente, retenue, quasi musicale, avec Léon, amant virtuel (dès le deuxième scénario, un ajout marginal élimine l'idée d'un premier adultère avec le clerc : « pas de baisade – elle fixe sur lui son besoin de coeur – c'est une passion vraie ça l'occupe — il n'en faut pas plus langues »)19cela permet également de donner à la rencontre amoureuse avec Rodolphe une force beaucoup plus grande de césure (et de donner à celle-ci une puissance particulière sur la tonalité du livre : « il faut que le 1er coup comme couleur domine tout le reste de la passion. – qu'il y en ait toujours dessus le reflet », dit une note20.Cela permet enfin de construire une sorte de « spirale » entre Léon I (épisode amoureux inachevé, qui ouvre une tonalité désirante), Rodolphe (césure érotique, vertige du plaisir et de la passion) et Léon II (recherche désespérée, vertigineuse, « et finalement la pauvre épuisée, la bizarre Pasiphaé, reléguée dans l'étroite enceinte d'un village, poursuit l'idéal à travers les bastringues et les estaminets de la préfecture...»21). La structure devient clôture, l'oeuvre peut se replier dans la circonférence de l'univers qu'elle compose.

Le travail d'organisation scénarique d'ensemble a son économie propre, ses régularités et ses lois génériques, assurément. Pourtant, il est indisso­ciable de ce qu'il contient dans son mouvement même de configurations ponctuelles, d'imagination intense, de minuscules fictions de scènes, de moments, de sensations ; le détail fait aussitôt figure, comme en cette margi­nale du troisième scénario général de Madame Bovary : « orgues qui passent – petits bonshommes qui dansent sur la mécanique », proche de cette autre : « animaux à la mare pas de chevaux sur la boue / mareyeurs22». Il faut que l'imagination s'accroche sur une sorte de présence du monde des choses pour que la fiction acquière sa propre complétude référentielle, et pour que son monde se prouve comme de lui-même. L'on a souvent remarqué la puissance du monde des objets dans les fictions flaubertiennes, « effet de réel » ou « effet de signe », selon les cas. Mais c'est également une manière d'accen­tuer l'autarcie de cet univers de fiction, et de dessiner sa plénitude interne.

Éric Le Calvez a montré dans l'élaboration des descriptions dans L'Éducation sentimentale23,l'extraordinaire travail de saturation et de dépla­cements qui organise des « échos diégétiques », des rappels intratextuels (« dialogue intratextuel de détails qui se répondent », écrit Le Calvez), et qui défait ceux-ci, qui nuance ou étouffe les résonances d'un passage à l'autre. Cela désigne bien l'un des traits marquants du travail scénarique de Flaubert, dans l'épuisement des pages, dans le retour constant aux « esquisses », travail qui se prolonge jusqu'à son implication la plus fine dans la prose. C'est ainsi que le texte se noue profondément avec ce qui le compose progressivement, et qui devient son implicite profondeur.

C'est ainsi aussi qu'une sorte de « mémoire de la genèse » s'organise pour tisser les relations narratives, pour construire les images dans leurs liens les plus subtils, échos de textes, échos de couleurs, et cela au-delà sans doute d'une absolue concertation, mais selon l'exigence de l'unité organique de l'oeuvre, de sa « poétique insciente ».

On peut suivre cela, par exemple, avec précision, dans l'élaboration de la fin d'Un Cœur simple, la forme brève permettant elle-même un puissant effet d'unité, et de fascination. Cette fin d'Un Coeur simple a été commentée génétiquement de manière très subtile et éclairante par Raymonde Debray Genette24.Celle-ci a montré comment, de folio à folio, Flaubert élabore lentement une discrète modalisation, comment il opère « une sorte de laïcisation poétique de l'agonie », comment il combine « les pulsations sensuelles qui animent toute religiosité [...] et le dépouillement ascétique qui permet d'accéder à une forme de mysticisme ici tout en douceur ». Flaubert produit ainsi la très « exacte incertitude » qui donne à cette fin sa puissance et sa vibration pensive : « Une vapeur d'azur25monta dans la chambre de Félicité. Elle avança les narines26/ en la humant avec une sensualité mystique ; puis ferma les paupières. Ses lèvres / souriaient. Les mouvements du coeur se ralentirent – un à un – plus vagues / chaque fois, plus doux. Comme une fontaine s'épuise, comme un écho / disparaît ; — & quand elle exhala son dernier souffle, elle crut voir / dans les cieux entr'ouverts — un perroquet gigantesque — planant au-dessus de sa tête27».

Mais cette « vision » finale a une grande force également par ce qu'elle rassemble du conte, par ce qui se concentre en elle de visions partielles. Dans l'un des scénarios décisifs de cette fin (f° 394 r°), Haubert construit l'espace de la « vision », sur une frontière entre « intérieur » et « extérieur », entre vie et mort : « L'encens monte jusqu'à / Félicité par la fenêtre ouverte. Elle confond le St esprit & le Perroquet, planant / sur elle dans les cieux — & meurt ». Sur la même page, Flaubert essaie rythmiquement la phrase qui serait susceptible de porter avec elle ce moment-limite et cette « vision » : « et quand elle exhala son dernier souffle... quand (une phrase très longue) cette vie / terrestre s'éteignit... elle crut voir le Perroquet planant au-dessus de sa tête ». Un ajout interlinéaire, au-dessus de Perroquet, indique « comme un St esprit ». Vision et rythme prosodique se rencontrent, la « fiction » doit prendre corps dans la prose, une forme attend, en avant même de la conception : « une phrase très longue ».

Simultanément, c'est l'unité d'effet qui est pensée : Flaubert ajoute une note, reliée au syntagme « elle confond le St esprit & le Perroquet » : « l'avoir préparé ». « Il faut avoir préparé le St Esprit », c'est ce qu'indique encore Flaubert, sur une note préparatoire (f° 381), en imaginant les circonstances où la « confusion » prend source : « Lors du catéchisme, elle réfléchit, ou tâche de / réfléchir aux Mystères. ou plutôt, ils lui arrivent sous forme d'images. Ce qui la frappe / le plus c'est l'élément aérien, le dieu28 muet, flottant dans l'air, se perdant dans le ciel, dans l'azur / l'oiseau. [...] ».

Dans la composition du conte, Flaubert travaille la condensation de la « confusion » en deux lieux narratifs : les séances de catéchisme à l'église, la description de la chambre de Félicité. Flaubert élabore ainsi une association très complexe entre le dogme (simplifié) et les images, « représentations » confuses qui forment peu à peu une cohérence propre. Ainsi de ce détail, enfoui dans la genèse (f° 300 v°), qui prend sens dans la « réalisation » de l'image finale : « Dans la confirmation l'évêque / impose les mains sur les / personnes pr montrer que le / St Esp. descend sur elles, & / prend possession de leur âme ». Mais c'est surtout la réitération de la « vision » dans un vitrail qui semble produire, progressivement, l'intensité de la « confusion » : ainsi, f° 298 v° : « Sur un autre vitrail : fenêtre de droite dans l'abside, 2e rangée Ste Vierge assise les / mains jointes et au-dessus de la Vierge assise les mains jointes29que flanquaient les têtes de Ste Elisabeth / et de St Joseph planait un St esprit sous la forme30= colombe dans les flammes tordues31». Une note ajoute : « — ça lui donnait une rêverie ». La « vision » s'intensifie en apparition : (f° 302 v°) « dans le soleil couchant. Elle le vit plusieurs fois étant un32feu follet / rêverie à l'église / et un coup de soleil subit venait / dans les vitraux. elle croyait le voir / battre des ailes33». Éclat de vision, fascination, Flaubert s'approche au plus près, par l'écriture, de ce que peut être cette « rêverie » : « tandis qu'elle s'abandonnait à ces vagues méditations, ses yeux restaient tendus vers les vitraux que le soleil traversait » (f° 299)34.

   Ce moment de vision lumineuse sera effacé de l'épisode de l'église, mais on peut voir comme sa résurgence dans les éveils de Félicité, dans l'autre lieu narratif où la « vision » finale se dessine, la chambre de la servante : « Elle achète une image d'Épinal représentant le baptème / de J. Ch. L'oiseau mal fait ressemblait à un / perroquet. ailes de feu. (de sorte que peu à peu) la confusion se développe35» (f° 391). Sur le même folio, comme parallèle­ment, se rejoue, en éclat pour une fascination, et l'absorption dans l'imagerie : « qqfois un rayon de soleil / matinal tapant de profil36sur / son oeil de verre y met un / rayon. Extases37».« Confusion » et « vision » sont alors nouées ensemble.

Flaubert isolera cependant le lent travail psychologique de confusion : « A l'église, elle contemplait toujours le St esprit38& observa39qu'il avait qque chose du perroquet. Sa ressemblance lui / parut encore plus manifeste sur une image d'Épinal, représentant le / baptème de notre seigneur. Avec ses ailes de pourpre40& son corps d'émeraude / c'était vraiment le portrait de Loulou / L'ayant acheté, elle le suspendit à la place du Comte d'Artois, de sorte que / du même coup d'oeil, elle les voyait ensemble : ils s'associèrent dans sa pensée. » (f° 264). La « confusion » est un travail mental : « il se fit une chimie bizarre dans sa cervelle. Félicité se mit à respecter l'un & à chérir l'autre davantage », dit encore une autre esquisse (f° 336).

Cette description d'un confus travail de métaphore, ou de surimpression, est renforcée par le déplacement vers la fin de l'épisode du détail de la « vision d'extase » : « Ce qui la désolait principalement, c'était d'abandonner sa chambre, si commode / pr le pauvre Loulou. En l'enveloppant d'un regard d'angoisse, elle implorait le / St Esprit, & contracta l'habitude41idolâtre42de dire ses oraisons agenouillée devant / le perroquet. — qqfois le soleil43par la lucarne frappait son oeil de verre / & en faisait jaillir un gd rayon lumineux qui la mettait en extase » (f° 265).

Cette dissociation entre « vitrail » et « rayon lumineux » permet de mieux distribuer dans le récit la « préparation » de la « confusion-vision » finale, et de faire de celle-ci une heureuse conjonction, et comme la résolution d'une attente.

Parallèlement, la notion de « souffle » a une importance discrète, comme en cette note, en marge du folio 298 v° : « Souffle / Feu et Colombe », et, en marge également : « Il était descendu sur le Christ / en forme de colombe / sur les apôtres en langues de feu / sur les prophètes / comme un souffle44». Le terme est répété dans les moments de « rêverie » dans l'église, qui préparent, de loin, y compris métaphoriquement et rythmiquement ce qui sera le thème et le rythme de la « longue phrase » de la fin : « Car il [le St Esprit] n'était pas seulement un oiseau mais encore un feu, & d'autres fois / un souffle. Est-ce donc45sa lumière qui danse la nuit sur les marais46.Sonmouvement47 / qui soutient48 tout ce qui vole, sa voix qui rend les cloches harmonieuses » (f° 299). Flaubert précise encore, dans une autre rédaction de cet épisode, très proche de ce qui sera la dernière rédaction, la préparation thématique (les rythmes de la nature comme compréhension métaphorique) et rythmique (une longue phrase faite d'appositions) de ce qui fera la beauté de la toute dernière phrase du conte : « Elle avait peine cependant à imaginer49 sa personne50car il n'était pas seulement51oiseau / mais encore un feu et d'autres fois un souffle. C'est peut-être sa lumière qui voltige52/ la nuit, au bord des marécages, son haleine qui pousse les nuées, sa / voix qui rend les cloches harmonieuses, et elle demeurait53perdue dans une /54adoration, en jouissant de la fraîcheur des murs & de la tranquillité / de l'église » (f° 247). Le trait du « souffle » attaché au St Esprit, est rendu, dans la fin du conte, à Félicité elle-même ; il est la vie à sa limite, comme il est le rythme de l'écriture : « et quand elle exhala son dernier souffle, elle crut voir dans les cieux entr'ouverts — un perroquet gigantesque — planant au-dessus de sa tête ».

« Souffle », « feu » et « oiseau », qui sont les trois traits du St Esprit pour Félicité, sont ainsi discrètement et intimement redistribués dans le texte de la fin du conte : le « dernier souffle », « la vapeur d'encens », « le perroquet », composent ensemble la « vision » qui rassemble confusément des représentations éparses55,et emporte le personnage dans le rythme d'une phrase.

On peut ainsi mesurer combien la « préparation » du « St Esprit » n'est pas simplement conduite par le seul souci d'une vraisemblance, d'une rationalité «psychologique » (confusion d'images, naïveté des représentations mentales religieuses d'un personnage au coeur « simple »), même si cela bien sûr intervient. Cette préparation est elle-même le lent travail qui mime intimement, en plusieurs points de la structure du récit, la trame profonde d'une rêverie, qui exerce sur lui-même la « chimie bizarre » d'une contagion des images mentales, jusqu'à atteindre la nécessité et la précision d'une « vision ». Elle appartient à ce qui devient la « pensée » du texte lui-même, à cet infini travail de projection qui permet de tramer le « sujet » multiple, diffus, de la fiction, ce « sujet » sans nom qui habite littéralement le texte, qui pense et dit tous ses lieux et moments, et qui fait la tension propre de cette prose silencieuse hantée de vision et de voix.

Le travail des scénarios et des esquisses n'est qu'un moment de la conception de l'oeuvre, chez Flaubert. Mais l'ampleur, la régularité, la manifeste nécessité de ce moment appartiennent profondément au travail de l'écriture elle-même, en ce qu'il est l'exercice mimétique le plus intense possible pour fondre ensemble pensée de la structure, de la forme, et intensité de la fiction, en même temps que pour prévoir une justesse de la diction, et pour exercer cette capacité d'absorption subjective qui caractérise la représentation esthétique « moderne », telle que Flaubert la conçoit, « objective » et « impersonnelle ». Et l'on peut comprendre que cette « absorption », manière de donner à l'oeuvre son autonomie, son « objectivité », et son autorité, est une éthique de l'écriture, comme elle est un mode d'être : « Il fait maintenant un épouvantable vent, les arbres et la rivière mugissent. J'étais en train, ce soir, d'écrire une scène d'été avec des moucherons, des herbes au soleil, etc. Plus je suis dans un milieu contraire et mieux je vois l'autre. Ce grand vent m'a charmé toute la soirée ; cela berce et étourdit tout ensemble. J'avais les nerfs si vibrants que ma mère, qui est entrée à dix heures dans mon cabinet pour me dire adieu, m'a fait pousser un cri de terreur épouvantable, qui l'a effrayée elle-même. Le coeur m'en a longtemps battu et il m'a fallu un quart d'heure à me remettre. Voilà de mes absorptions, quand je travaille. J'ai senti là, à cette surprise, comme la sensation aiguë d'un coup de poignard qui m'aurait traversé l'âme. Quelle pauvre machine que la nôtre ! Et tout cela parce que le petit bonhomme était à tourner une phrase (à Louise Colet, 16 décembre 1852). »

1  Le livre de Cl. GOTHOT-MERSCH, La Genèse de Madame Bovary, Paris, 1966, Genève-Paris, Slatkine Reprints, 1980, montre parfaitement, et il fait date par cela pour toutes les réflexions sur les liens entre genèse et forme, l'importance que Flaubert donne au travail de genèse dans la conception nouvelle de l'art de la prose qu'il engage avec ce roman.

2  Lettre à Louise Colet, 16 janvier 1852. Je cite la correspondance d'après l'édition de J. Bruneau, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 4 tomes parus, 1973-1998.

3  Lettre à Louise Colet, 2 juillet 1853.

4  Lettre à Ernest Feydeau, 6 août 1857.

5  Lettre à Louise Colet, 29 novembre 1853.

6  La question se pose en particulier par contraste avec l'invention par « improvisation » narrative dont Stendhal est sans doute, dans le temps du « grand réalisme », l'exemple le plus probant.

7  Je citerai, dans la suite, les scénarios de Madame Bovary d'après Plans et Scénarios de Madame Bovary, éd. Y. Leclerc, Paris, éditions du CNRS et Zulma, 1995.

8  D'après le classement de l'édition critique de Bouvard et Pécuchet, précédée des scénarios inédits, par A. Cento, Naples, Istituto Universitario Orientale, et Paris, Nizet, 1964.

9  L'un des déplacements esthétiques fondamentaux de la prose narrative de fiction sera d'étendre au « présent » l'énonciation de fiction, dans un effet de coïncidence avec ce que Claude SIMON a pu appeler « le présent de l'écriture » : « L'on n'écrit (ou ne décrit) jamais quelque chose qui s'est passé avant le travail d'écrire ; mais bien ce qui se produit (et cela dans tous les sens du terme) au cours de ce travail, au présent de celui-ci... » (Discours de Stockholm, Paris, éd. de Minuit, 1986, p. 25).

10  « [...] le travail préparatoire n'est rien. Je veux dire que le projet peut être subli­me, grandiose, subtil, ça n'existera que lorsqu'il y aura les phrases, les mots » : Perec soulignait cet écart entre le projet et l'écriture elle-même, à propos de La Vie mode d'emploi, où l'ensemble des contraintes préalables, si complexe et précis, est pourtant dans une grande distance avec ce qui est le geste d'écriture, la plongée dans la rédaction (entrevue de Bernard Pous, 20 mars 1981, document conservé à l'Association Georges Perec, photocopie 755).

11  Plans et Scénarios de Madame Bovary, op. cit., f 21 y°, p. 51.

12  On retrouve là, réduites à elles-mêmes, élémentaires, les conditions de la description « réaliste », telles que Ph. Hamon a pu les décrire, en particulier la position d'un foyer du regard et de la découverte, qui « motive » la description (voir en particulier Ph. HAMON, Introduction à l'analyse du descriptif; Paris, Hachette, 1981).

13  Madame Bovary, Paris, Le Livre de Poche classique, 1999, p. 393.

14  Flaubert dessine cette séquence, à peu près exactement dans les mêmes termes, une fois encore, sur un autre folio, r 31 r°, Plans et Scénarios de Madame Bovary, op. cit., p. 52, ce qui laisse entrevoir une sorte de stabilité acquise, et d'insistance mimétique, puisque Flaubert la recopie presque littéralement. Y. Leclerc nomme ce type de texte « notes », dans une terminologie qui distingue « scénarios », « plans » et « esquisses ». Mais ce que je retiens de tels textes, pour le propos qui est le mien ici, c'est la micro-structure d'actions, d'objets, de sentiments, développée dans une succession qui fait forme, et qui, comme telle, a les traits généraux de « l'élaboration scénarique », ce qui justifie, me semble-t-il, de les considérer comme du scénario.

15  C'est ce que montre bien D. COHN, dans la distinction qu'elle élabore entre histoire et fiction, dans Le Propre de la fiction, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 2001, en particulier dans le chapitre VII, « Marqueurs de fictionnalité. Une perspective narratologique. »

16  Flaubert semble bien être l'écrivain de fiction qui conduit avec le plus d'intensité et d'imprégnation répétitive ce travail scénarique préalable, répétition et approfondissement des scénarios, passages récurrents, dans les esquisses, par des représentations au « présent », par de brèves mises en séquences. Rien n'apparaît de véritablement comparable chez Balzac, Zola, Dickens, James, ou chez d'autres auteurs de fictions narratives.

17  « Impression de R[ouen] à l'autom[ne] » : c'est bien un « tableau » qui est alors pensé, avec ses qualités « atmosphériques », et son effet global, mais précisément, tableau « d'impression » et non pas de simple référence anecdotique.

18  Y. Leclerc souligne que ce découpage entre Tostes et Yonville, entre première partie et deuxième partie, est stabilisé très tôt dans le travail scénarique d'ensemble, après le premier plan général, alors que « la césure entre II et III se cherche longtemps », Plans et Scénarios de Madame Bovary, op. cit., p. 12. Ce qui confirme bien le choix de l'audacieuse dissymétrie entre une partie prologue et un ensemble narratif dramatique complet. La découpe entre II et III semble, pour sa part, motivée par une rupture démonstrative, comme l'indique cette notation du troisième scénario général, relevée par Y. Leclerc : « Ici finit l'époque du rêve & elle tombe sur la réalité. » Id., p. 17, f°14 r°.

19  Id., f° 3 v°, p. 6.

20  Id., f° 2 y°, p. 4. Cette même note envisage encore une succession amoureuse qui serait l'équivalent de Léon puis Rodolphe : « De ses deux amants, le 1ercoup est résisté et au bout d'une longue lutte avec elle-même surtout », avec un corollaire qui dessine l'atmosphère de cette concrétisation amoureuse : « le soir dans la chambre d'Emma – près de sa lampe & de ses broderies » ; « le second est une surprise. Elle est tout étonnée quand elle revient à elle », avec un corollaire qui concrétise la fiction : « dans les bois – automne Emma, (amazone Franconi) monte à cheval avec lui ». Le choix d'annuler le « 1er coup », et donc de faire du « second » le premier, permet de faire de la scène en forêt avec Rodolphe le moment qui commandera la tonalité de la suite, et de faire régner désormais dans le récit surprise, rupture, passion, défaillance, selon l'injonction comprise dans cette même note : « il faut que le 1er coup comme couleur domine tout le reste de la passion. – qu'il y en ait toujours dessus le reflet ».

21  BAUDELAIRE, « Madame Bovary, par Gustave Flaubert », texte d'abord publié dans L'Artiste, 18 octobre 1857, sous le titre « Monsieur Gustave Flaubert. Madame Bovary.— La Tentation de saint Antoine », Œuvres complètes, éd. Cl. Pichois, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 1976, p. 84.

22  Plans et Scénarios de Madame Bovary, op. cit., f° 9 v°, p. 12.

23  É. LE CALVEZ, Flaubert topographe : L'Éducation sentimentale. Essai de poétique génétique, Amsterdam-Atlanta, Rodopi, 1997.

24  R. DEBRAY GENETTE, « Comment faire une fin », Métamorphoses du récit. Autour de Flaubert, Paris, Seuil, 1988, p. 85-112.

25  « D'azur », ajout interlinéaire, remplace « d'encens », raturé : choix délicat d'un versant par rapport à un autre : le support d'explication « naturaliste » de la « vision » est remplacé par la coloration « mystique », traditionnelle, de cette « vision ». « Azur » fait en outre écho à la fin de La Légende de saint Julien l'Hospitalier.

26  « Narines », écrit « narines », en ajout interlinéaire, remplace « lèvres », raturé.

27  Je donne ici la transcription de la dernière mise au net de Flaubert, dont la ponctuation est particulièrement importante. Les manuscrits de Trois Contes sont conservés à la Bibliothèque nationale de France, Naf. Ms. 23663 (1-2). Ceux d'Un Coeur simple sont les folios 1 à 30 pour le manuscrit final autographe et 203 à 406 pour les scénarios, notes, brouillons et mises au net corrigées. Ce commentaire sur l'élaboration d'une « vision » s'appuie sur la présentation hypertextuelle des manuscrits de cette fin du conte que j'ai pu élaborer, avec Daniel Ferrer, pour l'exposition Brouillons d'écrivains de la Bibliothèque nationale de France, février-juin 2001. Dans les transcriptions, les marques / indiquent les sauts à la ligne.

28  « Le dieu » est un ajout interlinéaire.

29  « assise les mains jointes » est un ajout interlinéaire.

30  « planait » et « sous la forme » sont des ajouts interlinéaires.

31  L'ensemble du texte est rayé.

32  « étant un » est un ajout interlinéaire.

33  Textes rayés.

34  Le texte est très raturé, redistribué par suppression et par ajouts interlinéaires successifs, à partir d'un premier texte : « Elle s'abandonnait à ces vagues pensées, en regardant de loin les vitraux de gauche. Le soleil les travers ». Flaubert manifestement intensifie, avec le personnage, la concentration vague qui pourra libérer la « vision ».

35  Texte rayé.

36  « de profil » ajout interlinéaire, remplace « dessus », raturé.

37  L'ensemble du texte est rayé.

38  Texte raturé : « décorant l'abside ».

39  En interligne, « finalement » est ajouté et raturé à deux reprises.

40  En interligne, raturé : « vermillon ».

41  « peu à peu » et « insensible », raturés.

42  « idolâtre » (écrit « idolatre ») est en ajout marginal.

43  « entrant » raturé.

44  Textes rayés.

45  « donc » est un ajout interlinéaire.

46  En ajout interlinéaire : « marécages ».

47  En ajout interlinéaire, au-dessus de « sa volonté », raturé.

48  En ajout interlinéaire, au-dessus de « soutient » : « soulève ».

49  « imaginer », ajout interlinéaire, au-dessus de « se le figurer », raturé.

50  « sa personne », ajout interlinéaire.

51  « seulement », ajout interlinéaire, remplace « exclusivement un », raturé.

52  « qui voltige », ajout interlinéaire qui remplace « que l'on aperçoit », raturé.

53  « demeurait », ajout interlinéaire qui remplace « restait » et « se perdait », raturés.

54  « vague », raturé.

55  Une trame « médiévale » court finement, également, dans la « réalisation » de l'imagerie en tableau final : des vitraux au « gisant » (le terme est essayé dans les brouillons de la fin, comme l'a souligné R. Debray-Genette), Flaubert associe Félicité et l'église à cet archaïsme simple d'expérience populaire. On peut penser là au motif que Proust développera amplement avec l'église de Combray.