Une manière absolue de voir les choses

Flaubert a été l’un des premiers écrivains occidentaux à donner au verbe « écrire » un usage intransitif (au sens absolu de créer une œuvre littéraire, être écrivain) et à définir l’écriture littéraire comme une exigence synthétique, impliquant à la fois une éthique du métier d’écrivain (la littérature d’abord, le bonheur accessoirement), une conception organique du style (unité contenu/forme : l’énoncé est indissociable du mode d'énonciation) et une série de préceptes formant système : l’évacuation de la question du « sujet » (« il n’y en a aucun, le style étant à lui tout seul une manière absolue de voir les choses »), l’axiome de Goethe (« tout dépend de la conception,... du plan »), l’impératif d’un « idéal de la prose » (« une bonne phrase de prose doit être comme un bon vers, inchangeable »), une problématisation générale des significations et l’élaboration d’une forme non‑conclusive du récit (« l’ineptie consiste à vouloir conclure »), l’exigence d’impersonnalité (« il ne faut pas s’écrire ») et ses corollaires, la relativité généralisée des points de vue et l’immatérialité de l’écriture (« les œuvres les plus belles sont celles où il y a le moins de matière »). Pour l’essentiel, ces caractéristiques de l’écriture flaubertienne sont restées inaperçues des contemporains qui, selon les cas, ont vu dans l’œuvre une sorte de préfiguration du naturalisme ou, au contraire, une application résolue des maximes de l’art pour l’art au genre romanesque. Ce sont les écrivains du XXe siècle (notamment Proust, Joyce, les grands romanciers latino-américains, etc.) qui ont remarqué l’originalité de ce dispositif et ses singularités : des dialogues sans guillemets, réduits souvent au strict minimum et dérivant vers le style indirect, avec une propension de cet indirect à se rendre autonome sous forme d’indirect « libre » ; un nouvel empire de la description qui utilise la ressource des points de vue variants, tient souvent lieu d'analyse psychologique, multiplie les visions macroscopiques de détails et donne au monde des objets une présence étrangement indépendante ; un usage inédit des pronoms (les indéfinis), des temps (l’imparfait), du style indirect (l’indirect libre, souvent à attribution incertaine), de la ponctuation (tirets, pauses de souffle), des italiques et des blancs typographiques, une élaboration musicale de la phrase (rythme oral du « gueuloir », chasse aux répétitions et aux assonances), un travail d'intégration des stéréotypies verbales et une constante dissémination des clichés, syntagmes figés et idées reçues, un jeu systématique sur l’intertexte littéraire et scientifique, l’intégration constante de représentations visuelles, etc. La Correspondance et les manuscrits de l’écrivain (30 000 pages de notes, brouillons et documents) permettent de reconstituer les étapes essentielles de cette redéfinition de l’écriture littéraire qui a jeté les bases du roman moderne. La plupart de ces principes ont été élaborés assez tôt dans l’itinéraire créatif de Flaubert mais n’ont cessé de se préciser et de se radicaliser tout au long de sa carrière littéraire. La Correspondance permet d’en localiser l’apparition pendant l’écriture de la première Tentation de saint Antoine (1848‑49) et du Voyage en Orient (1849‑1851), c’est‑à‑dire dans les années qui ont précédé Madame Bovary et, surtout, au cours de la rédaction de ce « premier roman » qui a marqué ce qu’il est convenu de considérer comme l’entrée de l’auteur dans sa « période de maturité » : une maturité définie de facto par l’édition des œuvres et l’affirmation publique du métier d’écrivain, après une longue « période de jeunesse » qui ne s’achève qu’avec la trentième année de l’auteur et au cours de laquelle Flaubert s’était interdit de publier. Les « manuscrits de jeunesse » se comptent par milliers de pages, mais constituent pour lui un univers clos, strictement privé et spéculaire, dans lequel les traces matérielles du travail littéraire composent une sorte d’entité vivante qui porte témoignage d’un itinéraire consacré à l’écriture et représente à sa manière un double scriptural du corps :

« Pourvu que mes manuscrits durent autant que moi, c’est tout ce que je veux. C’est dommage qu’il me faudrait un trop grand tombeau ; je les ferais enterrer avec moi, comme un sauvage fait de son cheval – ce sont ces pauvres pages‑là, en effet, qui m’ont aidé à traverser la longue plaine. » (Lettre à Louise Colet, 3 avril 1852).

L’attachement de Flaubert à ses manuscrits conservera toujours cette intensité presque farouche (l’image du cheval est récurrente : le « dada » de l’écriture), mais l’entrée en littérature, la conscience d’une nouvelle poétique, l’expérience de l’édition et le passage au « métier » d’écrivain introduiront assez vite d’autres composantes dans cette relation entre l’auteur et ses papiers. À partir de Madame Bovary, Flaubert considère ses brouillons et ses notes à la fois comme une réserve de sens orientée vers l’avenir de l’œuvre et comme les traces d’un processus étrange par lequel il s’avance, résolument mais non sans incertitudes, vers une sorte de terra incognita littéraire :

« Quand mon roman sera fini (...) je t’apporterai mon manuscrit complet par curiosité. Tu verras par quelle mécanique compliquée j'arrive à faire une phrase. » (Lettre à Louise Colet, 15 avril 1852).

C’est cette « mécanique », et la dynamique qui l’anime, qui constitueront ici l’objet du propos.

Dynamique de la conception

À l’origine de l’œuvre, pour des raisons qui tiennent à cette « accumulation primitive » d’idées engrangées pendant vingt ans dans les notes et écrits de jeunesse, il y a presque toujours un « vieux projet » dont les premières traces sont parfois à rechercher très loin dans la chronologie flaubertienne. Les origines, très variables, peuvent remonter à la période d’enfance et d’adolescence (1830‑1844), à la dernière période dite « de jeunesse » (1844‑1851) ou encore aux moments de rêveries programmatiques pendant lesquels Flaubert s’inventait la compensation de projets héroïques ou échevelés (une épopée, un roman sur la drogue, etc.) pendant la longue et pénible genèse de Madame Bovary. Mais, à vrai dire, Flaubert n’a cessé, tout au long de sa carrière, de produire ou de recomposer de nouveaux projets d’œuvres en recyclant d’anciennes idées ou en créant de toutes pièces des plans, des dossiers provisionnels en vue de gigantesques programmes de rédaction à venir : après Madame Bovary, en 1856‑1857, dans l’intermède qui précède sa décision de se lancer dans « Carthage » à un moment où il songe à faire un roman médiéval avec l’histoire de saint Julien et une œuvre antique avec sa vieille marotte de saint Antoine, après Salammbô, pendant l’intense phase programmatique des années 1862‑1863 (où il rédige simultanément les scénarios de L’Éducation sentimentale et de Bouvard et  Pécuchet, mais également bien d’autres projets de romans : récits d’amour, roman sur le monde colonial, sur le racisme aux États‑Unis, etc.), après L’Éducation, en 1869‑1870 malgré la défaite et l’occupation allemande, puis, à nouveau, après La Tentation de saint Antoine (qui aboutit, après les tentatives de 1849 et 1856, à un texte finalement publié), pendant la terrible écriture de Bouvard et Pécuchet (les Trois Contes sont nés d’une brusque programmation que rien ne laissait attendre), et encore vers la fin de la rédaction de Bouvard, pour des projets que la mort de l’écrivain a laissé à l’état de pures intentions. Les Carnets de travail et la Correspondance fourmillent d’« idées en l’air », « expansions », « scénarios » et autres « programmes » qui ont accompagné l’édification de l’œuvre par une perpétuelle effervescence inventive. C’est cette richesse programmatique, mais aussi le goût de Flaubert pour la recherche encyclopédique, une curiosité insatiable et une certaine fidélité à ses notes sans cesse relues et enrichies, qui expliquent pourquoi, dans la genèse des œuvres, le travail de l’écrivain suit parfois un itinéraire capricieux dans lequel les procédures dilatoires constituent souvent une figure obligée.

Dynamique dilatoire : la logique des « faux départs »

Avant de se traduire par une rédaction proprement dite qui parviendra à évoluer favorablement jusqu’à un texte publiable, l’idée de récit ou le projet d’œuvre peut connaître une succession sporadique de « faux départs » échelonnés dans le temps. Chez Flaubert, tout se passe comme si, avant de pouvoir être finalement écrite, l’idée de l’œuvre avait besoin d'être caressée, rêvée et portée, parfois pendant de longues années, sous la forme d’un pré‑projet encore largement ouvert sur l’infinité des possibles. Il n’est pas très facile d’interpréter cette procédure dilatoire : sans doute s’agit‑il pour l’écrivain de préserver en lui la sensation expansive d’un univers en formation, peut‑être faut‑il y voir le désir de construire la forme spéculaire et vectorielle d’une durée interne qui associe l’avenir (le projet qui reste à réaliser) et la mémoire autobiographique (les formes successives du projet rêvé qui constituent autant d’images nostalgiques du passé). Mais la raison essentielle de cette réflexion au long terme tient surtout à l’évolution des méthodes de travail de Flaubert. Dans sa période de jeunesse, Flaubert écrivait sans aucune difficulté, et réalisait même des records de vitesse, certaines œuvres ne lui demandant que quelques jours ou quelques heures pour être menées à bien. À partir de La Tentation de saint Antoine, et surtout après l’expérience de Madame Bovary (qui, avec ses nouvelles exigences poétiques, lui avait demandé plus de quatre ans de travail là où il imaginait aboutir en moins d’un an), Flaubert sait qu’il doit y réfléchir à deux fois avant de s’embarquer pour de bon dans une rédaction. Avec Salammbô, l’évolution vers une écriture documentée, encore plus exigeante en durée, ne fait qu’aggraver le problème et, de fait, à l’exception des textes brefs comme les Trois Contes, où d’une rédaction déjà largement préparée comme La Tentation de 1872, toutes les œuvres de la maturité occuperont à chaque fois l’écrivain pour une durée de quatre à cinq années. Dans ces conditions il n’est pas difficile de comprendre qu’avant de se décider pour une idée, Flaubert ait pris l’habitude d’une certaine circonspection et que les projets en aient eux-mêmes subi le contrecoup sous la forme de gestation syncopées. En réalité, Flaubert n’a jamais hésité très longtemps (quelques mois, une année tout au plus) lorsqu’il a été question pour lui de choisir un nouveau projet d’œuvre. En revanche, il lui est arrivé très souvent, et même de manière relativement constante, de procéder à des « tests », à des tentatives de démarrage où l’écriture cherche à mesurer les chances d’une idée, son degré présent de maturité, quitte, le plus souvent à constater que le projet encore prématuré, doit être renvoyé à plus tard. Le cas le plus frappant (quoique complexe et un peu particulier) est celui de La Tentation de saint Antoine, dont la première rédaction laissée inédite est antérieure de plus de vingt ans à la version publiée ; mais il y a également plus de dix ans entre les premiers scénarios de Bouvard et Pécuchet et les débuts de sa rédaction proprement dite, près de vingt ans entre le plan initial de saint Julien et la composition définitive du conte... La dynamique de l’écriture flaubertienne serait difficile à interpréter si l’on ne tenait pas compte de ce dispositif assez particulier qui installe délibérément le projet d’écriture dans la perspective des longues durées.
En dehors des traces autographes qui restent évidemment la meilleure manière de suivre ce type de gestation, la correspondance de l’écrivain et les témoignages des amis ou des proches peuvent apporter des indications précieuses sur les métamorphoses d’une telle idée de rédaction qui apparaît, disparaît, puis, de loin en loin réapparaît et semble attendre des circonstances favorables pour devenir viable tout en continuant à se transformer à chacune de ses résurgences. Il convient cependant d’être très prudent dans la définition génétique de cette notion de « faux départ » qui peut s’appliquer à des expériences créatrices très diversifiées. Un projet qui donne lieu à une ou plusieurs tentatives sans aboutir relève‑t‑il de la logique des « faux départs », ou faut‑il qu’une idée finalement aboutisse à un texte ou même à un texte publié pour que l’on puisse parler précisément de « faux départ »? La rédaction de La Tentation de saint Antoine avait produit, en 1849 un texte définitif parfaitement publiable, mais qui est resté inédit pour des raisons surtout circonstancielles : doit‑elle être réellement considérée comme le premier faux départ de la rédaction qui aboutira en 1872 sous la forme d’un texte sensiblement différent ? En revanche, la tentative avortée de révision de la première Tentation, en 1856, n’a‑t‑elle pas toutes les caractéristiques du faux départ ? Et que dire d’un projet qui se transforme radicalement au cours de ses reformulations successives et qui finit par être absorbé – à titre d’élément intégré – par la rédaction d’un autre projet, en vertu du principe cannibale qui anime souvent les genèses flaubertienne, voraces de toute idée disponible ? Laissons provisoirement la question ouverte et contentons‑nous de dire que, sous sa forme la plus simple, le « faux départ » désigne chez Flaubert une ou plusieurs tentatives de rédaction non abouties sur une idée de récit qui, finalement, fera l’objet à un moment donné, d’un véritable travail conduisant à une publication. Ainsi, pour l’un de ses Trois Contes, Flaubert a‑t‑il eu le projet (ou pré‑projet) d’écrire une « Histoire de saint Julien » en 1856, soit dix‑neuf ans avant de commencer à rédiger pour de bon La Légende de saint Julien l’Hospitalier. Les archives de la Bibliothèque nationale de France possèdent une liasse de manuscrits qui se rapporte à l’état « pré‑initial » du projet en 1856, et une autre liasse qui se rapporte à la phase initiale du projet tel qu'il est repris, redéfini et rendu opérationnel en 1875. Les plans ne sont pas les mêmes, l’écriture est très différente (à tel point d'ailleurs qu’on a cru jusqu’à une date récente que la première liasse n’était pas écrite de la main de Flaubert !), mais c'est bien le même projet qui refait surface pour entrer dans sa phase de décision vingt ans plus tard. Le projet non abouti de 1856 ne peut, bien entendu, être qualifié de « pré‑initial » ou d’« exploratoire » qu’avec le recul qui permet de savoir que l’auteur ne donnerait finalement pas suite à son projet avant de longues années. Replacée dans les circonstances de sa production, ce début de travail peut très bien avoir été conçue par l’écrivain comme un vrai départ, interrompu malgré lui par tel ou tel événement extérieur, ou par une difficulté plus profonde liée au projet lui‑même. Une telle situation peut se répéter plusieurs fois dans la carrière de l’auteur. Ainsi, plusieurs détails semblent prouver que le projet de saint Julien s’enracine pour Flaubert dans un passé bien antérieur aux premiers manuscrits connus qui sont ceux de la tentative de 1856 : un témoignage de Maxime Du Camp fait remonter l’idée à 1846, et certains éléments de la Correspondance, croisés avec certaines sources documentaires (comme le livre de Langlois sur l’histoire de la peinture sur verre), permettent même d'avancer que le projet remonte à l’adolescence de l’écrivain, vers 1835. Mais ces débuts n’ont, semble‑t‑il, laissé aucun manuscrit de travail. Les hypothèses 1846 et 1835 doivent être prises en compte pour l’étude de genèse mais au titre des informations non génétiques. C’est du moins, pour ce dossier, la conclusion provisoire qu’il faut tirer de notre connaissance actuelle du corpus flaubertien ; car en génétique littéraire, les surprises et les découvertes matérielles les plus imprévisibles ne sont pas rares. On retrouvera peut‑être un jour un plan de saint Julien rédigé en 1846, ou même des notes plus anciennes parmi une liasse de manuscrits de jeunesse... Ces manuscrits exploratoires peuvent comporter plusieurs types de manuscrits : des listes de mots ou de noms, des notes éparses, un ou plusieurs plans, des scénarios, des bribes de rédaction plus ou moins développés, des notes documentaires intégrant éventuellement une iconographie, etc.

Dynamique de la décision

À un certain point de sa carrière, pour toute sorte de raisons (esthétiques, politiques et sociales, symboliques, psychologiques, littéraires, professionnelles, etc. que le critique cherchera à élucider), l’écrivain en arrive à ce moment décisif où le projet est devenu viable ou même nécessaire. L’auteur peut d’ailleurs ne pas en être conscient et travailler (ou retravailler) à son projet sans l’envisager immédiatement en terme de réalisation, ou en s’y essayant d’abord sans certitude. Mais, dans la plupart des cas, cette irrésolution passagère finit assez vite par laisser place à une logique opérationnelle. Cette logique se met en place sous l’effet d’un phénomène assez étrange qui ne permet d’ailleurs pas de savoir avec précision si la décision est volontaire ou si elle s’impose à l’écrivain : le phénomène de projection mentale imagée.
Chez Flaubert, la phase de conception initiale se distingue nettement de la rédaction qu’elle a pour but de préparer et de programmer. Les types de manuscrits qui se rapportent à ce travail sont de même nature que ceux des phases pré‑initiales : canevas ou plans, notes de recherche, documentation exploratoire prise par provision pour la future rédaction, et souvent aussi pour nourrir cette rêverie programmatrice qu’est l'invention du « scénario » de l'œuvre. Cependant, quel que soit leur développement (d’ailleurs généralement modeste), ce qui caractérise les traces écrites de ce moment génétique, c’est d’une part qu’elles ne sont pas immédiates et d’autre part qu’elles convergent toutes plus ou moins directement vers la mise au point d’un canevas qui servira de guide pour la rédaction. Mais la mise au point de ce canevas n’intervient que dans un deuxième temps : il ne fait lui‑même qu’enregistrer les résultats d’un travail préliminaire. En réalité, au stade initial de la décision, Flaubert écrit généralement très peu ou pas du tout. Son secret est même précisément de commencer par écrire le moins possible : la dynamique de décision qui conduit au scénario est de nature essentiellement mentale. Il s’agit pour l’écrivain de travailler à l’échelle même des représentations internes en laissant se former et se développer en lui, sous forme de petites hallucinations1, les images mentales des scènes‑clefs de l’histoire, la vision précise des lieux où va se dérouler l’action, les effets de lumière sur le panorama, le mouvement des corps, la démarche, l’attitude, les costumes des personnages, l’enchaînement des scènes, comme dans une sorte de théâtre optique. Le plus souvent, ce « travail » commence d’ailleurs sous la forme d’un processus spontanée qui ressemble au rêve : il s’agit de visions qui s’imposent à Flaubert et dont la présence constitue précisément pour lui le signe que le projet est prêt à se réaliser. Les premières images se traduisent souvent par un intense désir d’écrire qu’il s’agit de refouler provisoirement, dont il faut différer la satisfaction pour laisser le travail de rêverie s’accomplir et s’approfondir. Les confidences de Flaubert sur cette phase de projection imagée ne sont pas nombreuses, mais elles sont frappantes. Ainsi ces quelques mots sur les premiers flashs par lesquels Flaubert voit son futur récit d’Hérodias, au moment où il termine Un Cœur simple :

« Maintenant que j’en ai fini avec Félicité, Hérodias se présente et je vois (nettement, comme je vois la Seine) la surface de la mer Morte scintiller au soleil. Hérode et sa femme sont sur un balcon d’où l’on découvre les tuiles dorées du Temple. Il me tarde de m’y mettre et de piocher furieusement cet automne... » (Lettre à Caroline, 17 août 1876, c’est Flaubert qui souligne).

Cette phase de travail presque entièrement psychique ressemble à une rêverie dirigée. L’écrivain projette mentalement son histoire, enchaîne les séquences, dresse des décors, forme des hypothèses sur la psychologie de ses personnages et la structure du récit. Au cours de cette période qui peut durer quelques jours ou quelques semaines, Flaubert « travaille » généralement allongé sur son lit, confortablement installé sur le dos, les yeux au plafond : c’est ce qu’il appelle « rêvasser ». De temps en temps, il se lève d’un bond pour prendre une ou deux notes télégraphiques sur un détail aperçu ou sur une expression qui lui est venue et qu’il ne voudrait pas oublier, ou pour aller consulter un ouvrage – texte ou iconographie – dans lequel, il en est sûr, se trouve un élément essentiel pour valider ou relancer sa rêverie. Puis il retourne s’allonger, ou se carre dans son fauteuil, devant la croisée, les yeux noyés dans le lointain, en laissant se reconstituer derrière ses pupilles la familière procession des images. Le travail de conception se poursuit, et Flaubert reprend inlassablement ses séances de projection mentales jusqu’à ce qu’il parvienne à voir nettement se dérouler le « film » du récit, plan après plan, séquences après séquences. C’est précisément ce « film », cette suite d’images mobiles enchaînées, que le « scénario » (c’est le terme prémonitoire qu’emploie Flaubert) aura pour fonction de fixer par écrit sous la forme ultra condensée de notations prises en style télégraphiques, comme un canevas de visions.

Dynamique documentaire

Lorsque le projet a déjà été exploré au cours de tentatives antérieures (les recherches provisionnelles des carnets, ou les « faux départs »), Flaubert a souvent tendance à relire ses anciennes notes, avec l’idée de renouer avec d’anciens rêves créatifs, dans l’intention aussi de chercher ce qui pourrait s’y trouver de réutilisable (plans, documents, références bibliographiques, etc.) mais surtout, pour mesurer en quoi sa nouvelle conception du projet se distingue avantageusement des esquisses antérieures. Cette lecture des carnets et des notes anciennes n’est pas dissocié d’autres investigations. Pour mieux « voir », pour relancer la rêverie sur de nouvelles pistes ou pour résoudre une difficulté d’enchaînement logique, Flaubert peut être conduit à certaines recherches (lectures en bibliothèque, repérages, entretiens, visites de musées) qui lui servent à construire l’atmosphère, l’intertexte et le cadre historique : l’écran favorable à son travail de projection mentale. Ces recherches préliminaires, à partir de Salammbô, prendront une place de plus en plus considérable dans cette phase préparatoire de la rêverie scénarique :

« Savez-vous combien, maintenant, je me suis ingurgité de volumes sur Carthage ? environ 100 ! et je viens, en quinze jours, d’avaler les 18 tomes de la Bible de Cahen ! avec les notes et en prenant des notes ! J’ai encore pour une quinzaine de jours à faire des recherches ; et puis, après une belle semaine de forte rêverie, vogue la galère ! » (Sur Salammbô, lettre à Jules Duplan, 22 juillet 1857).

Dans le cas de Salammbô, Flaubert essaiera d’esquiver une partie des recherches préliminaires, celles qui devaient porter sur la topographie des lieux, par économie de temps, car l’Afrique du Nord n’est pas vraiment aux portes de la Normandie. Mais cette économie le conduira à une impasse : incapable de « voir » les lieux sans s’être physiquement trempé dans la lumière et l’atmosphère de Carthage, tout ce qu’il écrira dans les mois suivants fera l’objet d’un abandon par forfait (un faux départ ?) dont l’hypothèque ne pourra être levée que grâce à un véritable voyage de repérage sur place. Un repérage où d’ailleurs Flaubert ne prête qu’une attention légère aux choses de l’antiquité (il s’intéresse beaucoup plus au présent colonial, et à la nature), et dont il ne revient qu’avec peu de notes utilisables, mais qui se traduit, magiquement, par un intense désir d’écrire qui permettra à la rédaction de repartir du bon pied. Contrairement à ce qu’il avait déclaré à sa mère (qui voyait son départ d’un mauvais œil), Flaubert n’est pas allé à Carthage pour y apprendre la topographie des lieux (il disposait pour cela de toutes les cartes et de toutes les iconographies nécessaires), mais pour vérifier si le terrain correspondait bien à ce qu’il avait rêvé. Ce qui lui est indispensable, ce n’est pas l’objectivité de la référence réelle, mais cette prime de plaisir et cette incitation à l’écriture qui s’attachent à la vérification concluante : la réalité donnant raison au rêve qui l’avait reconstituée telle qu’en elle-même. Il n’en ira pas autrement, comme on le verra, avec les enquêtes topographiques de Bouvard et Pécuchet pour lesquelles Flaubert se ruinera en fiacres pendant des semaines avant de rencontrer, par chance, son rêve, à la croisée des chemins :

« Je me suis remis à mes lectures et, dans une huitaine, je commencerai mes excursions aux environs pour découvrir une campagne pouvant servir de cadre à mes deux bonshommes. » (Sur Bouvard et Pécuchet, lettre à George Sand, 21 mai 1873).

Dynamique scénarique

Pour le saint Julien de 1875, cette phase initiale se traduit par la production d’un document de régie très précis qui servira de guide détaillé au travail de textualisation. Ainsi Flaubert reprend‑il, en septembre 1875, ses vieilles notes et son plan, en cinq parties, de 1856 sans y trouver ce dont il avait besoin pour sa nouvelle conception du récit : en vingt ans, le projet s'est radicalement transformé et il lui faut tout reprendre à zéro. La phase initiale est un nouveau départ : l'auteur met une quinzaine de jours à « rêvasser » son idée de légende, relit quelques textes, puis, quand tout est clair, passe à la composition d’un plan‑scénario de trois pages, extrêmement précis, qui va correspondre aux trois parties à venir de l’oeuvre. La rédaction suivra point par point la progression narrative structurée dans ce document. Au cours du travail de textualisation, dans la phase rédactionnelle, certains développements, non prévus dans le scénario, vont s’imposer, et inversement, certains détails prévus initialement seront évacués. Le plan‑scénario sera corrigé au fur et à mesure de l’avancement de la rédaction, mais son rôle de régie et de programmation de l’écriture restera dominant d’un bout à l’autre de la genèse. Pour les œuvres de plus grande amplitude, Flaubert procède un peu différemment, en plusieurs étapes : le travail de scénarisation initiale se présente sous la même forme mais le scénario de première régie (qu’on pourrait appeler générateur primaire) peut faire l’objet de plusieurs mises au points successives et se trouve lui‑même généralement suivi par plusieurs couches de plans‑scénarios intermédiaires (générateurs secondaires, tertiaires) qui seront produits et révisés à chaque grande étape de la rédaction, partie par partie, puis chapitre par chapitre. Ce type de structuration progressive se rencontre dans la plupart des cas où le travail de rédaction porte sur de grandes masses d’écriture et s’étend sur de longues durées. Mais quels que soient sa forme et sa dimension, le scénario se définit comme un document de régie caractérisé par ses propriétés visuelles (il s’agit de notations de rêves ou de représentations imagées), son extrême densité (ces notations condensent sous forme allusive des séquences d’images), son caractère partiellement « chiffré » (Flaubert pour y enregistrer son expérience de projection psychique, utilise des systèmes de notation personnelles, repères mnésiques, « pense-bête » et autres artefacts de mémoire, parfois difficile à interpréter). Enfin, le scénario est aussi et peut‑être surtout un plan programme qui se caractérise par son haut coefficient de structuration logique : c’est avant tout un système d’exposition des contenus représentatif, le canevas d’une articulation intégralement cohérente du récit où l’argumentation hypothético‑déductive se combine avec d’autres stratégies (symboliques, plastiques, musicales, etc.) pour construire un dispositif intellectuel sans faille réalisant la connexion du tout et de chacune de ses parties. En ce sens le scénario constitue dans le travail flaubertien un moment essentiel du « style » conçu comme unité synthétique de la conception. C’est, pour Flaubert, le moment gœthéen de la genèse :

« Réfléchis, réfléchis avant d’écrire. Tout dépend de la conception. Cet axiome du grand Goethe est le plus simple et le plus merveilleux résumé et précepte de toutes les œuvres d’art possibles. » (Lettre à Louise Colet, 13 septembre 1852).

Dynamique de la rédaction

C’est la phase d’exécution proprement dite du projet. Flaubert s’est doté d’un document de programmation et c’est ce plan‑scénario qui va maintenant jouer le rôle d’un générateur primaire de l’écriture : chaque élément prévu, noté généralement sous forme elliptique ou infra‑rédactionnelle dans le plan initial, va progressivement se développer, se structurer et se textualiser au cours de la rédaction. C’est ici le cœur même de la genèse : ce que l’on appelle indistinctement les « brouillons » de l'œuvre mais qui regroupent en réalité diverses catégories de manuscrits et qui peuvent, en outre, être accompagnés de diverses notes documentaires à usage rédactionnel, assez distinctes en général du dossier documentaire exploratoire de la phase initiale.

Dynamique des scénarios développés

Le premier geste du romancier est de développer, de manière d’abord « sauvage » les éléments du scénario issu de phase initiale. Ce que les notes synthétiques et fortement elliptiques de son plan contenaient comme noyaux d’images mentales, traces mnésiques de visions, idées ou désirs de récits, devient l’objet d’une intense explicitation qui ne s'embarrasse pas toujours de cohérence : on peut, à ce stade trouver des fragments de récits contradictoires, des listes de mots à placer, des bribes de phrases avec points de suspension ou des « X, Y, Z » pour les noms propres encore indéterminés, etc., le tout dans un style volontiers télégraphique, avec, ça et là, des phrases déjà formées, ou des indications de rythmes qui s’annoncent. En deux, trois ou quatre versions, les « scénarios développés » vont multiplier la quantité de matière écrite initiale (le scénario) par 10 ou 12 : quelques mots ou quelques lignes extraites du plan se transforment en une pleine page. À l’échelle du récit tout entier, c’est le moment où se bâtissent les grandes articulations chronologiques (diégétiques) et narratives (contenus événementiels, disposition, personnages, descriptions, etc.) ainsi que les premières configurations symboliques (réseaux de symboles, structures implicites, systèmes d’écho, allusions, etc.) et transtextuelles (jeux sur l’intertexte, citations, emprunts, pastiches, etc.). Mais l’ensemble reste mobile, et la textualisation (mise en « phrases », structuration en paragraphes, etc.) n’est encore pour l’essentiel qu’à peine amorcée. Lorsque l’ensemble est bien balisé, l’écrivain passe à l’étape du développement au brouillon : le plan se dilate, page à page, jusqu’à atteindre les dimensions d’un avant‑texte énorme qui explore les différents possibles du récit, tandis que phrases et paragraphes commencent à prendre forme. Les feuillets de manuscrit sont saturés de ratures interlinéaires, les marges couvertes d’ajouts. C’est au cours de ces premières formes de textualisation qu’interviennent de nouvelles exigences documentaires qui vont s’intercaler dans le travail rédactionnel.

Dynamique de la documentation rédactionnelle

En écrivant son plan, Flaubert peut avoir constitué, comme on l’a vu, un premier dossier de notes sur l’époque où se situe l’histoire, sur les lieux du récit, sur certains personnages réels qui doivent servir de modèles, ou sur telle ou telle question scientifique, historique ou technique que la narration devra aborder. Mais cette première exploration reste en général assez globale et peu spécifiée : c’est le plus souvent une documentation d’« atmosphère » constituée à un moment où Flaubert ne peut pas toujours savoir dans le détail de quelles informations particulières il aura besoin pour son récit. Le dossier documentaire rédactionnel sera justement une réponse à ce besoin spécifié qui est celui de cette phase : une exigence ponctuelle ou fondamentale d'informations, produite par la rédaction, à un moment précis de la narration. Ces manuscrits de notes documentaires, carnets, cahiers ou feuilles volantes, correspondent en effet aux moments où l'auteur a dû interrompre son travail d’écriture pour aller se renseigner sur une question non résolue qui lui interdit d’aller plus loin dans la rédaction. Par exemple : que voient, de la fenêtre de leur fiacre, les personnages qui se rendent, du lieu X où il se trouvent maintenant, au lieu Y où il doivent être deux pages plus loin ? Flaubert part en repérage : il fait le trajet de ses personnages pour pouvoir l’écrire :

« J’ai passé huit jours à Paris, à la recherche de renseignements (...) sept à neuf heures de fiacres tous les jours (...) Je ne pouvais faire autrement, cependant. Je me suis trimbalé aux Pompes funèbres, au Père Lachaise, dans la vallée de Montmorency, le long des boutiques d'objets religieux, etc. » (Sur L'Éducation sentimentale, lettre à Georges Sand, 2 février 1869).

Dans de nombreux cas (comme ces repérages pour la rédaction du passage sur l’enterrement de Dambreuse), il est évident que Flaubert aurait pu se débarrasser de ces recherches dans une phase antérieure, puisque, en l’occurrence, les contenus précis du scénario lui permettaient de savoir, dès avant la rédaction proprement dite, qu’il lui faudrait mettre en scène cet enterrement parisien dans des circonstances très précises, que l’épisode aurait lieu au Père Lachaise, que le cortège devrait se déplacer dans tel quartier, avec tels personnages bien définis, etc. Si Flaubert choisit délibérément l’option d’une documentation rédactionnelle, en cours d’écriture, malgré l’embarras qu’il y a pour lui à interrompre son travail de rédaction et quitter son cabinet de Croisset, c’est pour une raison impérieuse qui relève de sa poétique romanesque. Cette documentation « à chaud », sur le terrain, est motivée par la nécessité de « voir » selon les points de vue spécifiques et éventuellement divergents des personnages, comme si le réel s’observait à travers eux, de l’intérieur même du roman. Une documentation préalable, constituée à froid, hors du feu de l’écriture, ne fournirait pas à Flaubert les détails et l’atmosphère qui ne se captent que de l’intérieur de l’expérience rédactionnelle.
Les manuscrits flaubertiens font ainsi apparaître, dans la rédaction d’un roman, plusieurs phases documentaires que l’on peut associer aux segments narratifs auxquels elles se rapportent et aux différentes phases rédactionnelles pour lesquelles elles ont été nécessaires. Chez un « écrivain chercheur » comme Flaubert, les variations restent considérables d’une oeuvre à l'autre. La rédaction de Madame Bovary portant sur une période, un milieu et un cadre topographique parfaitement connus par l’auteur, n’a exigé que très peu de documentation. Mais pour un roman historique comme L'Éducation sentimentale, qui se déroule également dans un contexte parfaitement connu par Flaubert (la fin des années 1840 à Paris) on trouve 4 carnets pleins de notes de repérages et de lectures, ainsi que plusieurs liasses de feuilles volantes ; et pour un roman « scientifique » comme Bouvard et Pécuchet, qui exigeait un énorme documentation (entre 1872 et 1875 puis entre 1877 et 1880, Flaubert a lu, pour écrire, près de 2000 ouvrages), les notes documentaires occupent 4 carnets entiers et plusieurs milliers de pages volantes... En revanche, en 1875‑1876, la rédaction d’un conte comme saint Julien ne semble avoir exigé qu’un dossier documentaire rédactionnel assez peu développé qui se limite au vocabulaire technique de la chasse médiévale (chasse au faucon, à cour, pièges, chenil, etc.) et se trouve dans un Carnet de travail qui a servi à l’auteur pour ses notes en bibliothèque sur d’anciens manuels cynégétiques. Flaubert avoue d’ailleurs s’être consacré à cette rédaction toute simple précisément pour s’accorder une sorte de parenthèse dans les terribles recherches pour Bouvard et Pécuchet. Mais ce caractère relativement modeste des recherches est démenti par les manuscrits de rédaction où l’on voit l’écrivain mobiliser une quantité considérable d’informations de toutes sortes, empruntées à des lectures anciennes (Langlois, Maury) ou récentes : les énormes recherches des années précédentes pour La Tentation entre 1869 et 1872, et pour la première phase de rédaction de Bouvard, entre 1872 et 1875. On ne doit jamais oublier que l’information documentaire est une matière cumulative et recyclable. Et cette dimension engage un processus dont l’effet doit se mesurer à l’échelle de l’itinéraire intégral de l’écrivain : le Flaubert des années 1870 possède une culture infiniment plus étendue, plus diversifiée et plus précise que celui des années 1850 qui n’avait pourtant fait rien d’autre que lire et se cultiver depuis l’enfance. Avec ses premières recherches sur l’histoire des religions pour La Tentation de 1849, puis, à la fin des années 1850, avec la mise au point d’une nouvelle technique de travail exigée par la rédaction de Salammbô, Flaubert s’est très vite constitué un dispositif d’écriture érudite qui n’a fait qu’étendre et approfondir son emprise sur la rédaction des œuvres de la maturité. Les notes documentaires ne sont donc pas une partie négligeable du travail de l’écrivain, mais doivent être au contraire considérées, chez Flaubert du moins, comme une composante essentielle de la dynamique des brouillons. Lorsque l’information documentaire existe sous forme de dossiers, on y voit très souvent s’accomplir un travail déjà essentiel de sélection ou de cadrage de l’information ainsi qu’un véritable travail de textualisation : certaines notes de repérages ou de lectures sont « écrites » par l’auteur avec l’idée très précise de la manière dont elles vont prendre place dans la rédaction. Ce sont bien souvent déjà des brouillons à part entière.

Dynamique rédactionnelle des brouillons

Dotée de ses informations documentaires, la rédaction entre dans une nouvelle phase. Mais le travail qui mène du scénario développé au manuscrit définitif ne s’accomplit généralement pas d'un seul mouvement : il y a plusieurs étapes et une même page, chez Flaubert, est habituellement récrite entre 5 et 10 fois avant de parvenir à l’état où l’auteur juge son texte satisfaisant. Dans certains cas de rédactions particulièrement difficiles, par exemple pour les secteurs stratégiques du récit, on peut trouver 12, 15 ou même 20 versions successives du même passage. Une telle réécriture (où le texte s’invente à force de ratures, d’ajouts, de déplacements, etc.) peut prendre, selon les œuvres, des formes très différentes. Dans un premier temps (celui des scénarios développés et des premiers brouillons), cette phase d’exécution du projet se solde par un travail de développement : les éléments contenus dans le plan‑scénario initial se dilatent selon un double mouvement qui est d’abord celui de la structuration de grande amplitude puis celui d’une textualisation de plus en plus fine. C’est le passage à cette exigence de textualisation qui marque, plus ou moins nettement, le passage des scénarios développés aux brouillons proprement dits, eux‑mêmes précédés quelquefois par une succession d’ébauches ou d’esquisses qui préparent la textualisation en balisant l’architectonique d’une page ou d’un passage. Le développement par diversification et amplification des éléments initiaux se poursuit mais le style infra‑rédactionnel disparaît au profit de véritables phrases qui se forment un peu partout sur la page, entre les lignes, et dans les marges avec divers systèmes de renvois réciproques. Les manuscrits deviennent de plus en plus opaques, couverts, souvent saturés de ratures et d’ajouts interlinéaires et marginaux. C’est dans ces réécritures successives au « brouillon » que commence à se fabriquer le style proprement dit et que se crée le milieu textualisant dans lequel les notes documentaires viennent s’intégrer et abolir leur extériorité. Vers le milieu de cette phase l’écriture flaubertienne subit une transformation caractéristique (qui l’oppose par exemple à l’écriture balzacienne) : le mouvement d’amplification atteint une valeur maximale (coefficient moyen de 18 par rapport au scénario initial) puis se stabilise et laisse place à un intense effort de condensation qui va se poursuivre dans la dernière étape de finalisation rédactionnelle. Le processus d’écriture s’inverse. En trois ou quatre nouvelles versions successives, l’avant-texte subit une formidable contraction qu’il faut interpréter en terme de condensation : des pages entières seront réduites à quelques phrases ou même à quelques mots. C’est le moment décisif de la genèse. Flaubert tranche à vif dans la matière narrative : près de 40% du « déjà écrit » va disparaître dans ces campagnes de corrections où les phrases et les paragraphes passent à l’épreuve orale du « gueuloir ». Le style, chez Flaubert, est une notion complexe qui ne peut être définie comme une composante formelle car, d’un bout à l’autre de la rédaction, l’élaboration rythmique et phonique de la phrase reste indissociable de ses contenus narratifs et symboliques, mais à ce stade de condensation, les manuscrits font apparaître un véritable travail de nettoyage par le vide qui affecte systématiquement certaines figures de rhétorique (les métaphores), les répétitions de mots ou de sonorités (assonances) et les pesanteurs grammaticales, les analyses psychologiques :

« Je persécute les métaphores et bannis à outrance les analyses morales » (Lettre à Louis Bouilhet 10 mai 1855).

C’est ce que Flaubert définit comme son travail sur la dimension concrète ou sensorielle de la langue :

« Nous ne vivons que par l'extérieur des choses ; il le faut donc soigner. Je déclare quant à moi que le physique l’emporte sur le moral. Il n’y a pas de désillusion qui fasse souffrir comme une dent gâtée, ni de propos inepte qui m’agace autant qu'une porte grinçante, et c’est pour cela que la phrase de la meilleure intention rate son effet, dès qu'il s’y trouve une assonance ou un pli grammatical. » (Lettre à Louise Colet du 18 février 1854).

Si l’expression ne sonne pas juste, c’est que l’idée est fausse.

Dynamique des validations par le réel

La réciproque s’impose : si l’expression sonne juste, c’est que l’idée est exacte. À côté d’une foule de recherches documentaires, et en marge des manuscrits rédactionnels, les documents de genèse font apparaître d’étranges notes de recherche dont la finalité n’est pas la quête d’information mais la vérification dans le réel d’hypothèses logiques formulées littérairement dans les brouillons. Flaubert est convaincu que l’écriture littéraire peut développer une certaine forme de savoir, qu’à force de méthode dans le travail de l’écriture, il devient possible d’« inventer le vrai ». En se fondant sur ce point de vue, sa technique consiste souvent à concevoir et à décrire l’objet dont il a besoin pour sa narration (un être, un site, un style inconnus), en se donnant par la suite le temps de vérifier si ladite entité existe bien sous cette forme dans la réalité. C’est ainsi qu’au cours de ses rêvasseries initiales, Flaubert s’était formé imaginairement une vision très précise de l’endroit où installer la maison de Bouvard et Pécuchet : un plateau d’aspect idiot absolument plat, avec un bouquet d’arbres ici, des roches qui affleurent de terre par là, les toits d’ardoise d’un village, et une maison à toit de chaume. Il avait ensuite fait des centaines de kilomètres en fiacre dans plusieurs départements pour trouver son fameux panorama, sans y parvenir. On possède les notes d’enquête, griffonnées sur un carnet (Carnet 18 bis ff° 5‑6v °)2, où Flaubert, à son quatrième voyage de repérage, finit par tomber pile devant le site qu’il s’était construit primitivement par les seules ressources de l’imagination. Mais le phénomène se reproduit, dans les dernières semaines de rédaction, avec l’invention d’une espèce totalement inconnue de fleur dont Flaubert avait absolument besoin pour le scénario logique de son passage sur la botanique. Par acquit de conscience, il cherche à vérifier l’existence de son spécimen auprès des spécialistes. La sanction des savants tombe comme un couperet : une telle anomalie n’existe nulle part dans la nature, c’est l’invention d’un aimable fantaisiste. Flaubert est très embarrassé et se décide, en dépit de tout, à garder sa fleur impossible qu’il ne voit décidément pas par quoi remplacer. Enfin, de peur de se ridiculiser définitivement, il missionne le jeune Maupassant auprès de l’éminence grise des botanistes de l’époque pour savoir si cette invention est véritablement absurde. Et là, miracle ! le savant lui répond que tout au contraire, cette fleur est un spécimen absolument rarissime, mais parfaitement attestée :

« Guy m’a envoyé mon renseignement botanique : j’avais raison ! Enfoncé M. Baudry ! Je tiens mon renseignement du professeur de botanique du Jardin des plantes ; et j’avais raison parce que l’esthétique est le Vrai, et qu’à un certain degré intellectuel (quand on a de la méthode) on ne se trompe pas. La réalité ne se plie point à l’idéal, mais le confirme. Il m’a fallu pour Bouvard et Pécuchet, trois voyages en des régions diverses avant de trouver leur cadre, le milieu idoine à l’action. Ah ! ah ! je triomphe ! Ça, c’est un succès ! et qui me flatte... » (Lettre à Mme Roger des Genettes, 2 mai 1880).

À l’époque de Madame Bovary, en rédigeant l’épisode des Comices, Flaubert avait fait une expérience du même type en inventant pour sa narration, le discours qu’un maire allait réellement tenir le lendemain dans la région :

« (...) J’ai eu, aujourd’hui, un grand succès. Tu sais que nous avons eu hier le bonheur d’avoir monsieur Saint‑Arnaud. Eh bien, j’ai trouvé ce matin, dans le Journal de Rouen, une phrase du maire lui faisant un discours, laquelle phrase j’avais, la veille, écrite textuellement dans la Bovary (dans un discours de préfet, à des Comices agricoles). Non seulement c’était la même idée, les mêmes mots, mais les mêmes assonances de style. Je ne cache pas que ce sont de ces choses qui me font plaisir. Quand la littérature arrive à la précision de résultat d'une science exacte, c’est roide. Je t’apporterai, du reste, ce discours gouvernemental et tu verras si je m’entends à faire de l’administratif et du Crocodile. » (Lettre à Louise Colet 22 juillet 1853).

Pour Flaubert, il en résulte sans le moindre doute que l’écriture littéraire n’a rien à envier à l’exactitude des sciences. Pour « bien écrire » il faut « bien penser », et si le travail du style a été correctement mené à son terme, il est clair que l’œuvre n’a rien redouter d’une preuve par la réalité :

« Tout ce qu’on invente est vrai, sois‑en sûre. La poésie est une chose aussi précise que la géométrie. L’induction vaut la déduction, et puis, arrivé à un certain point, on ne se trompe plus quant à tout ce qui est de l'âme. Ma pauvre Bovary sans doute, souffre et pleure dans vingt villages de France à la fois, à cette heure même. » (Lettre à Louise Colet 14 août 1853).

Dynamique de la structure

À cette étape de la genèse, on doit admettre qu’il existe, dans l’écriture flaubertienne, un moment d’épiphanie rédactionnelle qui se caractérise par une certaine inversion du possible en nécessaire, du probable en probant. C’est ce que l’on pourrait appeler l’instant de « formation de l’œuvre », une sorte de point de non retour à partir duquel l’avant‑texte entre dans la dernière phase de ses métamorphoses. Phase à la fois cruciale et paradoxale, car ce moment, qui est peut‑être le plus flaubertien de la genèse, semble bien être aussi celui où l’écriture prend la tangente et s’affranchit, pour une large part, du contrôle de son auteur. Dans la phase de dilatation, l’avant‑texte se développait sur un modèle qui se rapprochait sensiblement de l’écriture balzacienne. En inversant les signes, Flaubert entre dans l’inconnu, c’est‑à‑dire dans sa propre écriture, mais, en le faisant, libère la puissance d’une structure qui va se rendre progressivement autosuffisante. Ce qui n’était jusque là qu’un produit hypothétique du travail de rédaction, un esquisse de totalité organique à la recherche de sa propre forme, se transforme en instance cohérente, causale et régulatrice. À ce point de l’évolution, un état rédactionnel avancé se pose comme une ligne de partage dans l’histoire de l’avant‑texte, et démontre qu’une image affirmée de l’œuvre a déjà acquis assez de densité et de stabilité pour constituer un véritable analogon formel capable de susciter et de contrôler ses propres transformations. Ce phénomène a lieu dans les premiers moments de la phase de condensation, lorsque s’amorce le travail de sélection drastique qui conduit aux innovations les plus intenses du style : ellipse des médiations, biffure des interventions d’auteur, effacement des repères chronologiques, passage à l’indirect libre, miniaturisation de la description par recours au détail, suppression des analyses psychologiques, problématisation des significations, etc. Mais, précisément, ces métamorphoses ne s’opèrent que sous le régime de la liberté surveillée. À la puissance discrétionnaire de l’auteur qui s’exerçait librement dans les premiers moments de la rédaction, s’est substituée l’efficace d’une structure signifiante qui prescrit désormais ses normes dans une économie de l’écriture où le système organique des contraintes impose sa loi à chaque transformation de détail.
Il n’est possible d’identifier avec certitude ce fameux « moment de l’œuvre » que dans l’après‑coup d’une histoire rédactionnelle achevée dont les traces écrites peuvent être redéployées et interprétées selon une téléologie. Dans la temporalité même de l’écriture, les choses sont beaucoup moins nettes. La correspondance de Flaubert prouve néanmoins qu’il ne s’agit pas non plus d’une pure fiction critique et que ce renversement est ressenti : il y a bien un moment où l’écrivain « perd la main » au profit d’une sorte de devenir plus autonome de l’avant‑texte qui mène le jeu avec ses exigences propres. Le phénomène peut passer inaperçu lorsque la rédaction est heureuse et ne rencontre aucune difficulté majeure : l’écrivain et l’avant‑texte travaillent en parfait consensus, l’auteur conservant la sensation de maîtriser son avant‑texte alors qu’en réalité, c’est l’œuvre elle‑même qui se trouve au poste de commande et pilote ses propres métamorphoses. Les choses se gâtent quand la rédaction se met obliquer dans un sens qui ne correspond plus exactement, ou plus du tout aux intentions de l’auteur. La rédaction de L’Éducation sentimentale (qui refusait de « faire la pyramide ») en est un exemple frappant : en appliquant scrupuleusement et jusqu’au bout ses nouveaux principes de poétique narrative à un roman historique moderne, Flaubert donne naissance à un avant‑texte dont les orientations d’abord le surprennent, puis le gênent comme des anomalies, et enfin l’inquiètent comme s’il s’agissait d’erreurs imputables à sa propre incapacité d’écrivain : « défaut de ligne droite », « trait de force » absent, « inconsistance » et insipidité du héros, « disparition des personnages », « vide » de l’intrigue, « les fonds dévorent les premiers plans », etc. Six mois avant de terminer L’Éducation sentimentale sur laquelle il travaille depuis déjà plus de quatre ans, Flaubert résume son malaise devant une œuvre qui lui échappe maintenant tout à fait :

« Je ne suis pas sans violentes inquiétudes sur la conception de mon roman ; mais il est trop tard pour y rien changer » (lettre à Ernest Feydeau, 27 octobre 1868)

Deux mois plus tard, il ajoute, dans une sorte d’hésitation entre la révolte et l’assujettissement :

« Quant à ma rage de travail, je la comparerai à un dartre. Je me gratte en criant. C’est à la fois un plaisir et un supplice. Et je ne fais rien de ce que je veux ! Car on ne choisit pas ses sujets, ils s’imposent (...) Il me semble, dans mes moments de vanité, que je commence à entrevoir ce que doit être un roman » (Lettre à G. Sand, 1er janvier 1869).

Dynamique des mises au net

Dans la dernière phase de condensation de l’avant‑texte, l’aspect visuel du brouillon se transforme : les ratures de substitution et les ajouts diminuent au profit des biffures et, petit à petit, laissent apparaître plus nettement les lignes d'écriture de la page rédigée. À ce stade, la technique de Flaubert consiste à recopier, à « mettre au net » l’une après l’autre les versions de plus en plus « propres » de la même page. On voit le futur texte progressivement émerger du chaos des brouillons. La condensation continue à resserrer la matière textualisée et les ratures l’emportent sur les ajouts :

« Pour écrire une page et demie, je viens d’en surcharger de ratures douze ! M. de Buffon allait jusqu’à quatorze ! (Sur Un Cœur simple, lettre à sa nièce Caroline, 14 juillet 1876).

Vers la fin de ce processus, les mises au net deviennent l’objet de corrections de plus en plus intégrées : l’ensemble du déjà écrit exerce une pression considérable sur le détail de la rédaction et chaque geste d’écriture interagit de plus en plus sensiblement sur l’ensemble organique de l’avant‑texte. À ce stade, l’écrivain a la sensation que toute modification devrait pouvoir être évaluée à l’échelle de l’avant‑texte intégral, par une saisie massive et synthétique de la structure :

« Je suis en train de recopier, de corriger et raturer toute ma première partie de Bovary. Les yeux m’en piquent. Je voudrais d’un seul coup d’oeil lire ces cent cinquante‑huit pages et les saisir avec tous leurs détails dans une seule pensée. (...) Quelle chienne de chose que la prose ! Ça n’est jamais fini ; il y a toujours à refaire. Je crois pourtant qu'on peut lui donner la consistance du vers. Une bonne phrase de prose doit être comme un bon vers, inchangeable, aussi rythmée, aussi sonore. Voilà du moins mon ambition (il y a une chose dont je suis sûr, c’est que personne n’a jamais eu en tête un type de prose plus parfait que moi ; mais quant à l'exécution, que de faiblesses, que de faiblesses mon Dieu !). Il ne me paraît pas non plus impossible de donner à l’analyse psychologique la rapidité, la netteté, l’emportement d'une narration purement dramatique. Cela n’a jamais été tenté et serait beau. Y ai‑je réussi un peu ? Je n’en sais rien. (...) Tout le talent d’écrire ne consiste après tout que dans le choix des mots. C’est la précision qui fait la force. Il en est en style comme en musique : ce qu'il y a de plus beau et de plus rare, c'est la pureté du son. » (Lettre à Louise Colet, 22 juillet 1852).

C’est avec les mises au net finales (mises au net corrigées, copie pré‑définitive, manuscrit définitif, corrections sur manuscrit du copiste) que s’achève la condensation du sens par laquelle s’opère la finalisation synthétique du style. La dynamique des mises au net se donne pour objet une prose réduite à l’essentiel dans laquelle tout doit tenir : la mémoire des possibles narratifs explorés dans les brouillons, le jeu sur les syntagmes figés de la langue, l’économie mythique et symbolique du récit, la productivité des ellipses, les traces de l’intertexte, le réseau des tropes et des images, la problématisation des figures de sens, etc. C’est cet idéal d’intégration formelle que Flaubert désigne à travers la métaphore du mur de l’Acropole :

« Je me souviens d’avoir eu des battements de cœur, d'avoir ressenti un plaisir violent en contemplant un mur de l'Acropole, un mur tout nu (celui qui est à gauche quand on monte aux Propylées). Eh bien ! je me demande si un livre, indépendamment de ce qu’il dit, ne peut pas produire le même effet. Dans la précision des assemblages, la rareté des éléments, le poli de la surface, l’harmonie de l’ensemble, n’y a‑t‑il pas une vertu intrinsèque, une espèce de force divine, quelque chose d’éternel comme un principe ? » (Lettre à George Sand, 3 avril 1876).

Dynamique du destinataire

L’éternité du texte littéraire est, pour Flaubert, une question essentielle (axiome : « une œuvre n’a d’importance qu’en vertu de son éternité » lettre à H. Taine, 14 juin 1867) dont le sens doit être compris, selon lui, en terme de formulation du message, c’est‑à‑dire de style :

« Quelle forme faut‑il prendre pour exprimer parfois son opinion sur les choses de ce monde, sans risquer de passer plus tard pour un imbécile ? ».

La réponse tient en une seule formule : une écriture dont la forme non conclusive contienne en creux la place de celui auquel elle s’adresse au‑delà de l’horizon. Le destin de l’œuvre appartient à son destinataire, et toute la dynamique de l’écriture flaubertienne ne vise, au fond, qu’un seul but : l’élaboration d’une machinerie complexe des significations qui, à travers le texte publié, pourra s’offrir au lecteur comme une partition offerte à ses propres talents de rêverie et de création interprétative. Écrire veut dire concevoir et réaliser une structure d’accueil pour la pensée de ceux qui ne sont pas encore nés. Ce lecteur virtuel qui incarne la postérité, l’écriture flaubertienne l’intègre, dès le début de la rédaction, comme l’une de ses composantes essentielles, en anticipant sur la réception de l’œuvre et en éliminant ce qui dans le texte pourrait cesser un jour d’être lisible : pour Flaubert, l’ « écrivain digne de ce nom » n’écrit pas pour son époque, mais pour tous les lecteurs à venir, « aussi longtemps que la langue vivra » . On se tromperait en y voyant une quelconque forme de fatuité. Flaubert partage avec Stendhal, et avec quelques autres, la préférence, somme toute modeste, pour un public de happy few, mais, en contrepartie, sans autre borne temporelle que celles de l’éternité :

« (...) Et puis qui sait ? Chaque voix trouve son écho ! Je pense souvent avec attendrissement aux êtres inconnus, à naître, étrangers, etc. qui s’émeuvent ou s’émouvront des mêmes choses que moi. Un livre, cela vous crée une famille éternelle dans l’humanité. Tous ceux qui vivront de votre pensée, ce sont des enfants attablés à votre foyer. Aussi quelle reconnaissance j’ai, moi, pour ces pauvres vieux braves dont on se bourre à si large gueule, qu'il semble que l'on a connus, et auxquels on rêve comme à des amis morts. » (Lettre à Louis Bouilhet, 26 mars 1854).

1 Dans l’enquête préparatoire pour son ouvrage « De l’Intelligence », H. Taine s’était adressé à différents créateurs, parmi lesquels Flaubert, pour connaître leur point de vue sur les images mentales et les hallucinations. H. Taine : « 1° Vous est‑il arrivé, ayant imaginé un personnage, ou un endroit, avec intensité et longtemps, d’en être ensuite obsédé, comme par une hallucination, le personnage se reformant de lui‑même et faisant tache sur le champ de vision ? » G. Flaubert : « Les personnages imaginaires m’affolent, me poursuivent – ou plutôt c’est moi qui suis dans leur peau. Quand j’écrivais l'empoisonnement de Mme Bovary j’avais si bien le goût de l’arsenic dans la bouche, j’étais si bien empoisonné moi‑même que je me suis donné deux indigestions coup sur coup — deux indigestions réelles car j’ai vomi tout mon dîner. Il y a bien des détails que je n’écris pas. Ainsi pour moi, M. Homais est légèrement marqué de petite vérole. — Dans le passage que j’écris immédiatement, je vois tout un mobilier (y compris des taches sur les meubles) dont il ne sera pas dit un mot. Mais peut‑être notre œil idéalise‑t‑il aussi ? Observez notre étonnement devant une épreuve photographique. Ce n’est jamais ça qu’on a vu. L’intuition artistique ressemble en effet aux hallucinations hypnagoniques – par son caractère de fugacité – ça vous passe devant les yeux, c’est alors qu’il faut se jeter dessus avidement. Mais souvent l’image artistique se fait lentement, – pièce à pièce –, comme les diverses parties d’un décor que l’on pose. Du reste n’assimilez pas la vision intérieure de l’artiste à celle de l’homme vraiment halluciné. Je connais parfaitement les deux états ; il y a un abîme entre eux. Dans l’hallucination proprement dite, il y a toujours terreur, on sent que votre personnalité vous échappe, on croit qu’on va mourir. Dans la vision poétique au contraire, il y a joie. C’est quelque chose qui entre en vous. — Il n'en est pas moins vrai qu'on ne sait plus où on est ? » (Lettre à H. Taine, 20 novembre 1866)

2  G. Flaubert, Carnets de travail, ed. P.‑M. de Biasi, Balland, Paris, 1988, pp. 798‑800.