La question de la « mimésis », dans la théorie et l’écriture du roman naturaliste, fut, après Auerbach, abordée sous l’angle stylistique ou poétique. La critique s’écartait d’une vision diachronique du « réalisme », afin de dégager des codes spécifiques de représentation. Les techniques de ventilation des savoirs et les dispositifs qui les articulent à la fiction se sont avérés centraux dans l’étude de ce discours romanesque, qualifié d’« encyclopédique » ou de « pédagogique ». Dans ses écrits, Zola maintient cette dichotomie entre imagination et réalité. S’opposeraient la « fabula » d’un côté, et, de l’autre, les notes d’enquêtes sur le terrain, les lectures et les coupures de journaux :

Il y a deux choses dans une œuvre telle que je la comprends : il y a les documents et la création1.

Depuis la fin du XIXe siècle, la critique s’est appuyée sur ces catégories pratiques. Elle a évalué la fiabilité documentaire, selon un point de vue philologique : qu’on songe aux « spécialistes » des anachronismes qui, dans leurs articles, nourrissent les polémiques contre Zola2. Plus tard, elle a mis en relief, sous l’influence de la critique thématique, la richesse littéraire d’une création qui transcende la copie du réel, par sa sublimation imaginaire et mythique. On en a conclu, un peu arbitrairement, à l’existence de « deux » Zola3. Le nœud du problème est alors la jonction qui articule la documentation brute, fournissant au roman sa « vérité » référentielle, et l’acte de création d’une œuvre qui se donne comme œuvre de fiction. Zola semble devoir se « nourrir » du réel avant de créer, alors que d’autres écrivains ne feront confiance qu’à leur imagination, comme Stendhal, par exemple, et se passeront de documentation. Mais comment ces « nourritures terrestres » sont‑elles absorbées pour créer la « chair » de la fiction ? Faut‑il suivre Zola quand il affirme, dans Le Roman expérimental, qu’aucune dialectique ne lie le document et la fiction, que celle‑ci fournirait seulement le « ciment », qui joint les interstices entre les « observations recueillies » ou les « portraits collectionnés » :

Le plan de l’œuvre leur est apporté par ces documents eux‑mêmes, car il arrive que les faits se classent logiquement, celui‑ci avant celui‑là ; une symétrie s’établit, l’histoire se compose de toutes les observations recueillies, de toutes les notes prises, l’une amenant l’autre, par l’enchaînement même de la vie des personnages, et le dénouement n’est plus qu’une conséquence naturelle et forcée. On voit, dans ce travail, combien l’imagination a peu de part4.

De ce point de vue, Germinal (1884), roman très documenté de la « mine » et de la « lutte » ouvrière, a suscité des études philologiques ou génétiques, dont la problématique se rapportait aux liens du document et de la création. Entre autres, I.‑M. Frandon (1955), H. Psichari (1964), R. H. Zakarian (1972) ont décelé les emprunts et les adaptations de Zola, soit en recensant les « sources », soit en repérant des procédés d’insertion stylistiques. H. Marel (1989)5, en prolongeant les travaux de F. Loguet (1955), a montré que l’espace documentaire subit, dans le roman, des altérations importantes, prouvant que la créativité procède par « superpositions » des sites topographiques, au nom de la liberté créatrice et de la logique romanesque.
Ce renouvellement critique contemporain insiste sur la construction d’une fiction qui organise et unifie un ensemble de documents hétérogènes, mais les outils qu’il se donne pour y parvenir restent, sans doute, trop textuels et rhétoriques. Les logiques de création qui régissent la genèse des œuvres et les aspects de la créativité n’apparaissent pas distinctement. Il manque une approche génétique qui montrerait comment un amas chaotique de notes et de textes se structurent progressivement, d’un bout à l’autre du dossier préparatoire, pour donner une œuvre artistique forte et expressive. Elle ne s’interdirait pas, non plus, de déceler des matrices, susceptibles de dynamiser la création, dès les premiers jets. Aussi, au‑delà du distinguo théorique (document / création), cet article propose‑t‑il d’amorcer une approche qui examine, en pratique, les processus textuels et mentaux, descriptifs et génératifs ; investis dans l’acte de création de Germinal. On ne se limitera pas à la seule analyse des reformulations verbales, si nombreuses, il est vrai, entre le Plan primitif et le Plan définitif.
L’acte de création implique tant le niveau verbal qu’infra‑verbal (les pulsions, les fantasmes) ou supra‑verbal (les concepts, les schèmes, les archétypes).
La genèse de l’espace minier, qui assemble les étages superposés de la fosse et les lieux du carreau, est sans doute l’une des plus complexes et approfondies des Rougon‑Macquart. Scénographie à trois dimensions, l’espace possède, en plus, un rôle stratégique dans l’articulation des savoirs et de la fiction.

Avant d’ouvrir l’épais dossier des 953 feuillets de Germinal, il faudrait, préalablement, rappeler quelques « niveaux » d’analyse de l’espace, qui serviront par la suite. Ce qui est un « thème » pour certains, une composante « narratologique » pour d’autres a fait l’objet d’études multiples qui ont permis, d’abord de clarifier la notion, ensuite d’examiner ses rôles dans l’économie générale du roman. Ainsi Ph. Hamon (1981, 1989) propose‑t‑il une approche poétique de l’espace qui se concentre sur les dispositifs taxinomiques et les signes démarcatifs de sa description, articulés aux « contraintes » du discours naturaliste. Son analyse structuraliste du système des personnages dans Les Rougon‑Macquart a mis en évidence les dispositifs de prise en charge de la représentation spatiale. Les « fonctionnaires » de la description, assignés à résidence ne sortent pas d’un « territoire », et se retrouvent souvent « territorialisés » : deux notions poétiques centrales, qui constituent l’aboutissement textuel d’opérations génétiques de « cadrage » dans l’avant‑texte. Les essais d’H. Mitterand (1980, 1990) se concentrent plutôt sur la représentation de l’espace, au plan textuel et génétique. Avec les commentaires réalisés pour la collection « La Pléiade », il inaugure l’étude systématique des dossiers préparatoires, en dépassant l’approche philologique et propose, pour étudier la genèse de l’espace, une approche « sémio‑génétique », à partir de l’avant‑texte de Germinal. À ce renouvellement, il faut associer C. Becker qui, en se penchant sur de nombreux aspects de ce roman, de la matérialité du dossier à la conception des personnages, a éclairé, par divers angles d’attaque, la notion d’espace. Son édition du dossier préparatoire (Émile Zola. La Fabrique de Germinal, 1986), constitue un outil pratique et complet pour toute étude génétique. Enfin, avec l’approche greimasienne de D. Bertrand (1985), Germinal a bénéficié d’une analyse stimulante de la construction discursive de la spatialité6. Ce survol critique, très schématique, montre un souci permanent de distinguer des « niveaux » et des « fonctions », pour approcher cette notion dans les textes achevés. Pourtant, conservent‑ils entièrement leur pertinence, lorsque l’objet d’étude n’est plus le texte autonome et cohérent mais le projet qui lui a donné naissance ? Comme l’explique A. Grésillon :

Là où la forme du texte manifeste une structure finie et une version unique, consacrée par une édition canonique, l’avant‑texte, par l’épaisseur des réécritures, se révèle radicalement incompatible avec une représentation textuelle à deux dimensions7.

Sans doute, pour approcher les processus de création, l’étude de l’espace dans l’avant‑texte incite à distinguer, à côté des concepts narratologiques, deux autres niveaux d’analyse : la spatiogenèse et la spatiographie. La spatiographie serait l’étude de l’invention de la topographie romanesque, en tant qu’elle repose sur des opérations combinatoires, inscrites dans la linéarité du discours. La spatiographie étudie la sélection des « lieux » dans l’Ébauche puis leur attribution à des unités narratives. Par exemple, dans l’Ébauche de Nana :

Une répétition au théâtre, servant de cadre à certains faits.

Un chapitre pour la course du grand prix ; cadre où l’on mettra des événements8.

Elle interroge l’évolution de ces cadrages et, dans les Plans, analyse la distribution des lieux (fréquence, hiérarchie, valeur) puis leur montage en séquences, suivant les règles de la rhétorique narrative (« arranger », « lier », « varier »). Enfin, elle s’intéresserait à la genèse de la description topographique, qui s’étoffe au moyen des additions du Plan primitif. La spatiographie repose donc sur un art combinatoire qui tisse ensemble les composantes romanesques. Pour cette activité, la verbalisation possède un rôle heuristique fort : l’ancrage dans le temps permet d’examiner et de mémoriser les combinaisons. Examinant la distribution des lieux, la spatiographie étudierait aussi tous les signes métascripturaux (un soulignement, une accolade, une croix, des signes de renvois) qui, dans la marge du folio, assistent la distribution et l’articulation des lieux. Ce code graphique de bonne conduite, qui permet de déplacer ou d’éliminer les éléments d’une topographie, donne de la souplesse et du « jeu » à un projet en perpétuelle métamorphose et permet aussi les ajustages réguliers.
La spatiographie se focalise donc sur l’invention scripturale de l’espace, compris comme une composante du roman à venir. La spatiogenèse, elle, viserait à en comprendre l’invention mentale : quelles compétences cognitives interviennent dans la perception spatiale au cours d’une enquête sur le terrain, quels schèmes mentaux stylisent ces données topographiques brutes, quelles (re)‑lectures Zola effectue‑t‑il des cartes et des croquis ? En résumé, existe‑t‑il dans l’acte de création zolien des cadres mentaux préalables qui planifient et ajustent la production de l’espace romanesque ? Cette forme de « cognition spatiale », adaptée à l’avant‑texte d’un roman, chercherait à dégager essentiellement les archétypes spatiaux comme la « ligne », la « croisée », le « carré », le « cercle »…, parfois vectorisés, comme les tropismes ou les mouvements radiaux, qui produisent la « lisibilité » et l’« imagibilité » de la représentation (K. Lynch9). Retrouver ces schèmes spatiaux peut paraître une entreprise périlleuse car remonter du brouillon aux matrices mentales n’est qu’un enchaînement d’hypothèses, comme l’explique P. Valéry :

Le langage n’est pas la reproduction de la pensée – il ne connaît pas des phénomènes mentaux réels – mais bien d’une conception simplifiée et très lointaine de ces phénomènes. Il est impossible de remonter du langage à la pensée autrement que par probabilités10.

Malgré la difficulté, la première étape consisterait à ne pas se limiter à l’étude de la spatiographie car elle envisage l’invention de l’espace seulement à partir d’entrées linguistiques et poétiques, qui d’emblée textualisent l’acte de création et ne rendent pas compte de l’activité mentale qui le compose. D’autre part, les dessins de Zola, très stylisés, sont le prolongement le plus direct des schèmes mentaux activés. R. Barthes est un des premiers à avoir envisagé la créativité de ce point de vue :

Comment est‑ce que ça marche quand j’écris ? Sans doute par des mouvements formels et répétés pour que je puisse les appeler des « figures », je devine qu’il y a des « figures » de production, des opérateurs de texte11.

En résumé, la spatiographie relève d’une approche « constructiviste » de la genèse des « lieux ». La relecture et la réécriture octroient, par implications et déductions logiques, la cohésion et le sens des cadres spatiaux. Cette logique de conception s’apparente aux modèles épistémologiques de Piaget, quand il étudie les processus de « nécessitation » par lesquels l’enfant assimile, intègre et vérifie les connaissances qu’il tire de sa perception du réel. Le romancier effectue mentalement ou concrètement des allers‑retours dans ses feuillets, tout comme l’enfant valide ou modifie ses représentations en ne cessant de les confronter au réel. Par ces « rétrolectures » qui relient le Plan primitif au Plan définitif, le premier chapitre au dernier, l’avant‑texte devient une architecture mobile, assistée d’une régie cybernétique. La genèse de la mort de Maigras, l’épicier de Montsou, le montre bien. Le Plan primitif du chapitre VI de la cinquième partie imagine la mutilation d’un personnage secondaire :

Si j’avais un surveillant, couchant avec toutes et qui se tuerait de lui‑même, et auxquelles [sic] les femmes arracheraient ensuite les parties génitales.

Dans les ajouts de ce chapitre, Zola transporte l’idée du surveillant sur le personnage de Maigras (« Maigras se tue en voulant se tuer »). Dans la foulée, ce noyau scénarique conditionne la configuration spatiale d’un cadre approprié :

Je puis faire que son magasin est voisin de la maison de Hennebeau, un mur mitoyen sépare le jardin du directeur du magasin12.

Alors, le romancier parcourt son dossier à rebours, jusqu’au chapitre II de la deuxième partie et ajoute, en addition, cette scène nouvelle, qu’il faut préparer dès le début du roman. Signe, au passage, que les « additions » ne s’inscrivent pas forcément dans un temps linéaire, comme la présentation textuelle du dossier en donne l’illusion :

Préparer Maigras pour sa mort. Couche avec les filles, il faut envoyer les filles pour obtenir du crédit. Ses magasins sont près de la maison Hennebeau, un mur sépare le jardin du directeur de la cour de Maigras.

Ce rétrocontrôle s’avère heuristique. La contiguïté du dépôt de Maigras et du pavillon du directeur suscite, à ce moment‑là, un recadrage des logements, qui finissent par former un foyer tant topologique (les voisinages) qu’idéologique (les lieux de pouvoir) :

Poser là les magasins de Maigras, la maison du directeur et la maison de l’ingénieur du puits […]13.

Cet exemple illustre la mise en fonctionnement des deux « niveaux » d’invention : la verbalisation, parfois rétroactive, cautionne la stabilité de la représentation spatiale (cadrage, prolepse…). Toutefois, s’y associe un processus supra‑verbal, par lequel un lien spatial de « contiguïté » a assuré une structuration immédiate des lieux. Cette relation est indépendante de l’acte de réécriture. Elle résulte d’une mise en espace mentale des lieux, elle constitue un outil de tissage, au service de la faisabilité scénarique. Ce type de processus justifie la spatiogenèse, qui étudierait l’espace moins d’un point de vue constructiviste que génératif. Elle n’en ferait plus un « thème » ou un système de « lieux », dont on suivrait la genèse combinatoire, mais un ensemble de « schèmes » articulatoires, une logique de création et peut‑être un pan considérable de la créativité romanesque chez Zola, trop peu mise en relief par la critique.

En effet, il est un « visuel », affirme le Dr Toulouse14. Ne faut‑il pas, dès lors, passer de l’étude de l’espace, comme « thème », à celle des processus de spatialisation ? Celle‑ci représente un moyen de conception et de maîtrise et ce, jusqu’au cœur du métatexte qui assiste l’acte de création.

Ainsi, est‑il fréquent que les consignes de Zola, dans l’avant‑texte, soient accompagnées de termes métatextuels « configuratifs » très récurrents dans les Ébauches et les Plans : tel lieu choisi comme « cadre », telle scène au « centre », tel thème « pivot » du chapitre. Ils ne sont pas seulement pratiques : ils suggèrent une visualisation mentale des équilibres et des dynamismes et relient la technique d’écriture aux imaginaires les plus féconds de l’espace abstrait. Par exemple, pour le mot « pivot », l’idée de rotation et d’entraînement autour d’un « axe » intervient dans la genèse, comme le prouvent les fonctions du personnage dit « pivot », souvent « moteur » et « relais » dans le récit. Ce métatexte est une réserve d’images mentales, dont il faudrait suivre les prolongements. Elles démontrent que cet espace‑là peut devenir un instrument de création, parce qu’il suggère à l’imagination des formes et des mouvements. De même, le « cadre », mot‑vedette du métatexte, pourrait‑il stimuler, dans les dessins, des lieux « carrés » par analogie de forme ? Mais jusqu’où, si elles existent, peut se fait sentir le travail génératif de ces images mentales schématiques ? Pour H. Mitterand, le métatexte, bien que génétique et progressivement éliminé, se prolonge dans le texte définitif :

Songeons que ce méta‑texte a quelque chose de matriciel. C’est une origine, un socle – comme la pierre tombale de La Fortune des Rougon, sur laquelle le cycle entier va s’appuyer. Il va cesser d’être visible, aux étapes ultérieures de la genèse, mais c’est de lui qu’elles tiennent leurs caractères essentiels, leurs formes et leur dynamique15.

L’arbre généalogique des Rougon‑Macquart peut servir à résumer ce préambule car il constitue une métaphore de ces deux « niveaux » génétiques complémentaires. Il s’organise au moyen d’une combinatoire des gènes (mélange, fusion, innéité), qui élabore l’hérédité des générations mais on oublie qu’il est aussi un espace immédiatement géométrisé, orienté et articulé en zones. Le romancier le « balaye » mentalement à l’aide de schèmes préalables :

En arriver avec les dossiers au résumé des romans. Comme classement, je crois qu’on peut suivre les générations de gauche à droite.

Je viens de remarquer que cela était excellent, d’aller de gauche à droite dans l’arbre, et que cela me donnerait presqu’un ordre16.

La créativité zolienne réclame de mettre en place une génétique de l’espace qui renverse la perspective traditionnelle : l’espace ne se réduit pas aux décors de l’œuvre, il est constructif et il produit de la fiction. Son étude devra associer géométrie et combinatoire, constructivisme et générativité, thèmes et schèmes. Ainsi, « genèse de l’espace » et « espace dans la genèse » constituent‑ils les deux pans d’une même problématique, puisqu’au cours de l’invention, les configurations et les lieux prennent et perdent des valeurs fonctionnelles et génératives, sont souvent à la fois ce qui aide à construire et ce qu’il faut construire. Cette double dimension distingue foncièrement l’espace dans l’avant‑texte de l’espace romanesque et nécessite un renouvellement des outils critiques, qui fasse apparaître les valeurs génératives des formes spatiales. Pour en étudier les valeurs successives, l’analyse suit le déroulement de la genèse, tel que l’affiche Zola (Ébauche, Plan primitif, Plan définitif), et se donne pour objectif l’étude des transformations successives des prototypes spatiaux.

Topologie et configurations abstraites

S’il est vrai que l’incipit d’une Ébauche a peu de chance de correspondre au début d’un projet, déjà mûri par plusieurs années de « brouillons mentaux », de « ratures mentales » (P. Valéry), il n’empêche que c’est au cours de la recherche scénarique que les intentions et les intuitions, associées le plus librement par l’imagination, se voient soumises, pour la première fois, aux contraintes d’une linéarité logique et chronologique, qui assurent clarification et existence textuelle. Pour faciliter cette verbalisation, Zola, dans l’Ébauche de Germinal, investit la « visualisation mentale » de deux façons. Premièrement, les feuillets liminaires décrivent les données essentielles du projet à l’aide d’un métatexte configuratif, qui programme le déploiement des composantes, selon des « équilibres » et des « distances » :

Donc, pour établir cette lutte, qui est mon nœud, il faut que je montre d’une part le travail, les houilleurs dans la mine, et de l’autre le capital, la direction, le patron, enfin ce qui est à la tête17.

La « mine », espace de localisation mais aussi de positionnement sur un axe, puisqu’elle suggère le « bas », entre en opposition avec le terme « tête », qui évoque le « haut », tout en connotant la « domination » sociale et financière (caput, « tête », a donné « capital »). L’espace de la mine, et sa représentation en « coupe », que Zola a pu consulter dans l’ouvrage de L. Simonin, débouchent donc immédiatement sur un espace idéologique « orienté ». De plus, le romancier énumère une série d’actants, encore mal distingués (« le capital, la direction, le patron ») qu’il faut lier, différencier et hiérarchiser. L’article « grève » du Grand Dictionnaire universel de Pierre Larousse, que Zola a lu très tôt, apporte des éléments de réponse, et stimule ce travail de discrimination sémantique entre « patron » et « directeur », travail fréquent dans les Ébauches, qui signale la progression d’une pensée analytique, nuançant les concepts entre eux. Le cadrage intertextuel et la réticulation sémantique conceptuelle aboutissent à la formulation de restrictions, révélatrices de la mise à plat des « problèmes » :

Il faut que je fasse attention à ceci : dans la grève, si je veux montrer les pertes communes, souffrances des ouvriers et ruine du capital, je suis assez mal placé pour le faire avec une vaste et puissante compagnie anonyme. Il faudrait que j’ai à côté un autre puits, une petite concession dont le patron direct serait ruiné par la grève ou plutôt achevé18.

Ce passage montre que l’espace du voisinage est nettement inféodé à la matrice schématique, puisqu’elle ne sert qu’à dédoubler la « ligne » verticale du puits, en posant une seconde mine « à côté » de la première. La mine « voisine » se trouve, à son tour, articulée par le schème de la ligne verticale, de sorte que se voit créer une forme de « carré sémiotique » qui met en réseau le patron A de la petite mine, le directeur B de la grande, les mineurs A d’un côté et les mineurs B, de l’autre :

Image1

Cette matrice, par laquelle l’imagination formelle du romancier superpose la verticalité mimétique des « puits » et la sémiotique sociale, s’avère particulièrement générative car le romancier lit le « carreau » suivant un ordre à la fois linéaire et tabulaire, topologique et idéologique, en en extrayant, à chaque fois, des noyaux scénariques, à valeur matricielle, amplifiés ensuite dans les Plans :

  • 1. Patron A vs mineurs A et patron B vs mineurs B : les grèves respectives de chaque fosse.

  • 2. Mineurs A vs mineurs B :

Cela me permettrait aussi de montrer la grève s’étendant, les grévistes mettant le pays en interdit, débauchant les ouvriers des autres puits19.

  • 3. Patron A vs directeur B :

J’ai donc deux exploitations : la grande mine par société anonyme, et la petite mine par un patron responsable et facile à ruiner20.

  • 4. (Patron A + mineurs A) vs directeur B :

Comme fin logique, mon patron est ruiné, se trouve absorbé par la grande mine, où il devient employé ; et ses ouvriers pour lesquels il était bon, se trouvent soumis à la règle de fer21.

  • 5. Patron A vs (mineurs A et patron B)

Et poser tout de suite le patron, en opposition avec le directeur, Vandame à côté de Montsou. Il ne peut pas donner les cinq centimes, il y resterait22.

La scénarisation inscrit dans la linéarité scripturale ce « carreau » actanciel, né de la pensée « structurale » du romancier et permet de développer le champ des « forces » que supposait le terme métatextuel de « nœud », convoqué à l’incipit de l’Ébauche. Ces images du « carré », des « lignes » participeront, sans défaillir au constructivisme spatial dans la genèse : non plus l’espace abstrait des « dispositifs » mais celui concret de la topographie du carreau et de la mine, qui le prolonge. Le schème est bien un vecteur, une pulsion de l’invention « immanente », qui se propage de l’espace conceptuel à l’espace topographique. Il reviendra régulièrement au fil des Plans, telle une forme récurrente et obsédante : des lieux carrés, des carrefours, une arithmomanie du chiffre quatre, la description des « carreaux »… Cette figure incite à déceler l’existence d’un imaginaire puissant des schèmes géométriques dans la création zolienne, tout au long de la genèse. Le statut de l’espace, dans ce cas, relève bien de la « spatiogenèse ». Le problème que résout le romancier n’est pas de représenter l’espace mais d’assurer, par l’espace, la faisabilité scénarique, actancielle et la portée idéologique du projet. Comme l’écrit J. Neefs :

Qu’est‑ce qui est imaginé dans le projet initial ? C’est d’emblée une situation, une possibilité dramatique, si parcellaire, si infime soit‑elle, comme si l’on était au degré zéro du mimétique. Le plan ou scénario est alors l’appréhension de possibilités liées à un schéma minimal, mais aussi à une condition, à un lieu, éventuellement, à des types de personnages, etc.23

Ce début d’Ébauche convoque des lieux « types » (une mine, un puits…) et des opérations abstraites. La suite du scénario commence à investir les lieux « typiques » et pittoresques, issus de l’enquête menée à Anzin.
Dans la deuxième partie de l’Ébauche de Germinal, l’espace évolue, en effet, vers une topographie réglée et réaliste, car nourrie par les enquêtes sur le terrain. Du 23 février au 3 mars 1884, Zola effectue son voyage à Anzin, en ramène des notes personnelles, qui lui servent à représenter les lieux. Dès lors, la topologie, abstraite et schématique, semble disparaître. La topographie « documentaire » devient, semble‑t‑il, un décor qui accompagne le récit. Elle nourrit la spatiographie du roman :

L’important est de planter mon paysage. Je mets mon directeur dans une construction en briques, une sorte de villa, à mi‑route de mon puits et de Marchiennes. Les bureaux sont plus près de Marchiennes, dans de vastes bâtiments. L’ingénieur habite une petite maison sur la route, à côté du directeur.

Dans le même temps, Zola y situe les Grégoire :

Il a vingt‑huit ans, et elle songe aux deux actionnaires qui ont une fille et qui habitent Marchiennes de l’autre côté […].

Et ensuite Maigrat :

Il habite le petit village à deux kilomètres. Marchiennes est à deux lieues24.

Pourtant, la valeur descriptive de ce décor demeure secondaire si l’on reconstitue le « schème » spatial qui se construit dans le discours. La topographie, posée ici par le romancier, coexiste avec une topologie abstraite et idéologique. Le schème de la ligne verticale, déjà investi au début de l’Ébauche, sert encore la structuration des « lieux ». Du nord vers le sud, de Marchiennes à Montsou, se déploie suivant un sens et une direction, l’échelle sociale du « monde » minier : Maigras (le commerçant) dans le « petit » village, l’ingénieur à « mi‑chemin », la « régie » près de la « grande ville » et, à l’horizon, les actionnaires parisiens « hors‑cadre ». Zola fait donc de la géographie réelle d’Anzin, et des topoi qui s’y associent (« dans le nord, les routes sont en ligne droite »), une topologie romanesque axiologique fondée sur la figure de la « ligne », ponctuée et orientée, qui redistribue les lieux dans le sens d’une plus grande lisibilité idéologique. Le directeur possède un rôle de « médiateur » entre les actionnaires (Marchiennes) et les ouvriers (le puits). Pour cette raison, Zola le situe sur le point « médian », entre ce puits et la ville. En résumé, dans cette seconde partie de l’Ébauche, la topographie documentaire se voit stylisée pour devenir un espace projectif, qui spatialise les relations entre les personnages selon des règles remarquables. Si la toponymie prouve l’ancrage référentiel, pour le reste c’est la fiction qui dicte ses lois, « tord » le document et « plie le cadre », afin qu’il réponde aux visées du projet. Il s’agit encore de construire un échiquier qui « place » tactiquement des personnages, plus que de représenter l’univers référentiel du « carreau ».

L’Ébauche n’ira pas plus loin dans la confection du prototype spatial. Structuré donc par cette « ligne » (sous la forme de la route, en haut et de la galerie, en bas), il se caractérise par sa relative autonomie : aucun « puits » ni aucune « cheminée » ne lient la mine et le carreau, et l’espace s’articule peu à la composante narrative. L’Ébauche invente donc un scénario, une topographie, un système des personnages mais esquisse seulement leur tissage, sans doute parce que l’objectif de cette phase de la genèse consiste surtout à programmer chaque composante romanesque (contenus, formes et significations) et à laisser aux Plans le soin de les articuler de façon cohérente et signifiante.

De la topologie à la géométrie

Le « cahier des charges » qui pèse sur les Plans peut entraîner une remise en question des cadrages préalables de l’espace. Les opérations d’amplification et de division, puis l’évolution du discours de la fiction réclament que les prototypes spatiaux, agencés dans une logique scénarique, répondent maintenant à des exigences narratologiques nouvelles.
En effet, la multiplication des personnages et la structuration des systèmes de valeurs, portés par le scénario, aboutissent à une réfection importante de la représentation de l’espace. La « ligne » et le « milieu » ne suffisent plus à répartir avec lisibilité les foyers idéologiques et les relations contractuelles entre les actants. En particulier, la métamorphose tardive d’Étienne en chef de la grève bouleverse, en profondeur, l’organisation spatiale, orientée désormais vers la construction d’un « champ de bataille » :

Il serait beau de faire ceci. Prendre Étienne et lui donner un personnage <rôle> plus central, en en faisant un des chefs, même le chef de la grève25.

Ce revirement stimule une refonte essentielle de l’échiquier spatial dans les Plans, portée, entre autres, par la métaphore de la germination, qui apparaît en filigrane dans la définition d’Étienne : il s’élève contre les injustices sociales (« il y a tout un soulèvement en lui »), rêve d’ascension sociale (« il a des aspirations au‑dessus de son travail »), domine la situation (« il voit au‑delà de sa classe »). Cette dynamique répond aux métaphores cinétiques du « mouvement », qui donne au personnage son étoffe et son humanité :

C’est le personnage de Catherine (qu’i) qu’il faut arrêter et mouvementer, ainsi que celui d’Étienne.

Mais regardez les personnages du premier plan : tous ont leur mouvement propre […]26.

Pour ces raisons, Zola se focalise très tôt sur les itinéraires spatiaux des personnages et sur les mouvements de foule, grâce au texte ou au dessin. Il s’agit de loger et de déplacer des personnages, afin de préparer l’échiquier des forces en présence :

Je prendrai un coron formant rue. Le plan est à faire.

Consulter le plan (coupe) des galeries (N.s.A.66). Là et pour les deux suivants.

Enfin, finir par la description de jour, le coron, la fosse avec ses bâtiments, le terri, et tout le paysage, la plaine, la forêt de Vandame, les marais, le chemin de fer, le canal surtout, Marchiennes au loin, Montsou, le vieux puits, (fosse Réquillart)27

Pour construire un échiquier spatial plus riche de « possibles », Zola investit principalement deux archétypes spatiaux : le « carré », qui chemine dans la genèse depuis l’Ébauche et la « croisée », extraite de la documentation minière. Ces deux archétypes possèdent une puissance générative remarquable : ils disséminent leur forme et leur dynamisme au long de l’invention verbale et graphique. Ce sont des vecteurs et des pulsions schématiques.

Premièrement, le « carré » prend en charge la composante métrique de l’espace représenté, suivant des règles d’isométrie. Le chapitre I, dans le plan définitif, précise que le croisement qu’emprunte Étienne est à deux kilomètres de Montsou sur l’axe nord‑sud. Le chapitre I de la deuxième partie place « la Piolaine », propriété des Grégoire, à deux kilomètres sur l’axe est‑ouest. La régie et le cabaret de Rasseneur sont placés en vis‑à‑vis tous les deux au croisement de deux routes. Les déplacements des personnages sont construits sur ce même segment. Le « défilé de la bande » a lieu à deux kilomètres des premières maisons de Montsou et Étienne parcourt tous les jours ses deux kilomètres sous terre… En construisant cet échiquier de positions symétriques, où s’articulent les parcours de personnages singuliers et les déplacements de masses, les Plans élaborent un espace cardinal volumétrique (le cube), plus riche de significations que l’espace ordinal de la « ligne », et susceptible de recevoir un nombre plus important de personnages et de valeurs. L’agencement des tronçons isométriques et des encoignures spatiales correspond à la mise en fonctionnement de la figure du « carré ». Elle trouve, peut‑être, son origine référentielle dans le « carreau » de la mine, qui a imprégné l’imagination de Zola lors de son enquête ou de ses lectures. Ensuite, c’est un réseau de correspondances phoniques (le carreau appelle le carré, le carrefour, le chiffre quatre…), sémantiques (« rester sur le carreau »), figuratives (les symétries, les diagonales) qui construit les matrices génératives qui s’imposent dans le roman :

Enfin, on boise ; les bois, pelurés, debout de mètre en mètre, en haut d’autres bois et des entrecroisements […]. La galerie s’était élargie, deux voies pour les trains à chevaux. Des croisements de rails dans lesquels on bute. […] Des galeries s’ouvrent parfois à droite ou à gauche, ce sont d’autres veines (chacune à son nom). Cela forme comme des carrefours28.

Ce réseau constitue l’imaginaire génétique du schème. Le « carré » génère, par association mentale, une nébuleuse sémantique qui structure les lieux, influence la description, jusqu’aux « arêtes » des visages amaigris, ou oriente le choix des données chiffrées… Dans ce roman, l’arithmomanie de Zola se focalise sur le chiffre « quatre » et ses multiples : la maison des Maheu est au 16, la chambre possède quatre lits, la cage de fer possède quatre étages, quarante hommes peuvent y monter, les grévistes sont « quatre cents ». Toute une stylisation métrique harmonise les mesures temporelles (l’ascenseur monte et descend en « quatre » minutes), techniques (le diamètre du puits passe de 3,80 m dans les notes documentaires à quatre mètres dans la fiction) voire corporelles (le haveur occupe quatre mètres). Et la liste ne prétend pas être exhaustive.
Pour expliquer cette inventivité spatialisante remarquable, qui se nourrit de figures stylisées, il faut mentionner, sans doute, l’imagination topologique de Zola, mise en évidence par le Dr Toulouse, lors de son « enquête » médico‑psychologique. Ce dernier, dans le chapitre « Perception de l’espace », annonce ses analyses qui postulent l’existence d’une compétence spatiale cognitive :

Dans le chapitre de l’idéation, on trouvera quelques tests qui montrent comment il projette dans l’espace ses images mentales.

Puis il continue :

Parmi les images évoquées, ce sont les images visuelles qui prédominent de beaucoup. À ce point de vue, M. Zola est nettement un visuel […] 29.

Certaines ratures, dans les dossiers préparatoires, présentent l’intérêt de dévoiler ces « déraillements » sémantiques et figuratifs de l’esprit. Ainsi dans les Plans d’Au bonheur des dames, le lien des formes et des chiffres s’impose‑t‑il :

Le cadre quatre a posé la lutte pour la vie dans le magasin30.

Le « carré » intervient donc dans la définition des parcours et des distances. La « croisée », qui le complète, possède une fonction plus géométrale que métrique. La carte de la région de Marchiennes, dessinée par Zola, réinvestit certains topoi, relevés çà et là lors des « enquêtes » :

Image2

BnF, Ms., NAF 10308, f°109. Topographie d’ensemble de Germinal, dessinée par Zola

la route rectiligne typique, le canal, le terrain vague du carreau désaffecté de Réquillart. La « croisée », formée par la ligne de chemin de fer, qui relie toutes les fosses, et par la route, qui joint Marchiennes à Montsou, structure l’ensemble de ces lieux. Ce croisement n’apparaît pas dans les notes d’enquêtes de « terrain ». La figure du croisement, inscrite au centre de la topographie, provient donc, soit de l’imagination du romancier, soit d’ouvrages qu’il aura consultés. Or, Zola a lu de nombreux livres sur les bassins miniers, en particulier, la Topographie souterraine du bassin houiller de Valenciennes (1867) de Charles Dormoy et La Vie souterraine (1867) de Louis‑Laurent Simonin. Cette dernière source paraît essentielle, puisque le romancier s’inspire à la fois de ses illustrations, comme le cheval descendu dans la mine, et de ses récits dramatiques d’éboulements et d’inondations. L’œuvre de Simonin relate de nombreuses « histoires vraies » et des témoignages édifiants qui ont pu stimuler l’imagination de Zola. Dans la première partie, plus explicative, l’auteur brosse la description du paysage minier, tel qu’il apparaît dans plusieurs pays. Dans le bassin houiller de Belgique, le croisement est typique :

À chaque pas, se coupent, s’enchevêtrent les routes de terre, les canaux, les chemins de fer,

Dans le bassin de Saint‑Étienne, il en est de même :

souvent le chemin de fer lui‑même traverse la rue, où les rails, par droit de conquête, s’alignent sur la chaussée,

Tout comme dans les houillères anglaises :

les chemins de fer, les canaux se croisent. Une vie que rien n’égale31.

Cette figure du « croisement », comme celle du « cadre » précédemment, émerge des notes d’enquêtes éparses sur le carreau d’Anzin. Zola repère, sélectionne et extrait ces « schèmes », tant pour leur aspect « archétypal » que pour leurs fonctions textuelles et idéologiques. En tant que « dénominateur commun » à plusieurs carreaux, le « carré » et la « croisée » écartent la représentation du simple pittoresque et lui donnent une portée « générale », chère au romancier qui suit les préceptes de Taine. En tant que structure, la croisée permet de placer et de déplacer des personnages, des flux et des valeurs. De ce point de vue, la documentation ne se greffe pas seulement sur la fiction : l’imagination du romancier extrait du « document » des archétypes spatiaux stylisés, qu’il insuffle et adapte dans la fiction. À l’antagonisme théorique du « document » et de la « création », succède la continuité des opérations génétiques de fictionnalisation du document brut. Concernant la figure de la croisée, bien d’autres romans comme L’Assommoir, Le Ventre de Paris, La Curée ou La Terre la réinvestissent pour structurer la représentation. Il faudrait voir en quoi ces archétypes représentent des universaux qui appartiennent aux compétences cognitives de tout homme (le templum romain est déjà une « croisée »), mais aussi en quoi il révèle l’inscription de l’Histoire et de la culture urbaine d’une époque dans la genèse d’un roman : la réfection de la « grande croisée » parisienne, au cours des travaux dirigés par Haussmann, a particulièrement marqué les mentalités et, sans doute, les images mentales du romancier. L’imagination géométrale de Zola y fut particulièrement sensible, comme le prouve La Curée, le roman des « démolitions »32.
Les schèmes du « carré », qui génèrent les mesures, et de la « croisée », qui simulent les formes, s’inscrivent dans l’espace planimétrique de la représentation. Il s’agit maintenant d’examiner les schèmes dominants inscrits dans la verticalité (le puits, les liens du haut et du bas). Dans Germinal, l’action se déroule aussi sous terre et, de fait, l’avant‑texte accorde une place importante à la représentation en « coupe » des étages et aux rapports de la surface (le carreau, la géographie) et du fond (les veines, la géologie). En effet, le ressort dramatique de certains épisodes repose sur la disposition tactique de ces deux niveaux, articulés l’un à l’autre. Il s’agit d’éloigner, d’isoler ou de relier tel point de la surface et tel autre au fond de la mine, d’abord pour un rendement narratif :

Ce que je veux, c’est les mettre tout au fond d’une galerie, au plus bas, à 554 et au nord, à l’opposé de Réquillart. Nommer la veine […].
À mesure que les galeries s’enfonçaient vers le nord, elles se rapprochaient du Tartaret, elles pénétraient dans l’incendie intérieur, qui, là‑haut, calcinait les roches.

Le lien du « haut » et du « bas », associé, dans ces exemples, à une direction cardinale (le nord), dépasse toutefois la simple production de péripéties. Elle prépare le rendu expressionniste de la représentation, assuré par la métaphore et le symbole de la germination qui sauront tirer parti de cette verticalité spatiale :

Poser d’abord la veine où Catherine travaille avec Chaval. Tout au fond, à sept ou huit cents mètres de profondeur, galerie Nord, veine Désirée, à quinze cents mètres sous la forêt de Vandame, du côté du Tartaret […] Lier le haut et le bas33.

Le Tartaret, enfer du houilleur, et la forêt de Vandame, où Étienne appelle les mineurs à la révolte, doivent donc, pour Zola, se situer sur une même ligne verticale. Cet alignement en « coupe » est récupéré pour construire le symbole de la germination : l’espoir d’une transformation de la souffrance physique (le bas, la mine) en révolte sociale (le haut, l’élévation) et du travail en liberté. La fin de l’Ébauche, centrée sur le héros révolutionnaire, a stimulé ce tropisme ascensionnel de la transfiguration, qui clôt le roman :

Des hommes poussaient, une armée noire, vengeresse, qui germait lentement dans les sillons, grandissant pour les récoltes du siècle futur, et dont la germination allait faire bientôt éclater la terre34.

En résumé, les métamorphoses du prototype spatial dans les Plans montrent une évolution dans deux directions. Premièrement, influencé par ses lectures autant que par ses visites au fond de la mine, Zola désire exprimer les souffrances des marches dans les galeries et du travail au fond des tailles. La caractérisation métrique méticuleuse dans le Plan définitif, les dessins et le roman – la plus exhaustive de tous les Rougon‑Macquart – rend compte de la mécanisation du mineur assujetti aux mêmes tâches et aux mêmes parcours de « tronçons » et de « segments », dans un univers de répétition. Se construit le labyrinthe déshumanisant des « temps modernes », proche de l’univers d’un Fritz Lang dans Metropolis. Dans La Débâcle, les marches et les contre‑marches des soldats, aux allures de « pantins mécaniques », relèvent d’une même dénonciation de l’absurdité des actes et des décisions. Du point de vue du système des personnages, l’isométrie et les symétries des positions sur l’échiquier montrent comment Zola, au cours de la genèse de Germinal, est passé d’une vision plutôt « progressiste » du compromis et du consensus dans l’Ébauche, en faisant du directeur un médiateur au « centre » de l’espace idéologique à une vision plus darwinienne de la lutte frontale inévitable, où le centre réconciliateur s’effondre, comme le Voreux. Dans les Plans, la centralité a laissé sa place à la juxtaposition de « foyers » spatiaux, qui territorialisent des valeurs et des intérêts incompatibles : foyers du pouvoir (le directeur, Maigras, l’ingénieur, la régie), foyers de résistance (le coron), foyer du travail (la mine), enfin ce foyer du capital (les actionnaires) qui n’est plus « hors‑cadre », comme dans l’Ébauche – les actionnaires logeaient derrière Marchiennes – mais intégré à l’échiquier des forces en présence (la Piolaine). Chacun de ces foyers, une fois disposé, peut « rayonner » suivant une dynamique vectorielle. Une topologie de l’« absorption » (la grande mine absorbant la petite, le Voreux absorbant les ouvriers) sert la représentation spatiale de ces forces en mutation, selon un modèle abstrait des « rayonnements », qui n’est pas propre à Zola, mais appartient à l’épistémologie du XIXe siècle finissant, comme le prouve La Lutte Universelle de F. le Dantec :

[…] le corps d’un être vivant est un centre d’où rayonnent, dans l’ambiance, des influences

variées, d’autant plus importante que l’on se rapproche davantage de ce corps.

Ou le « langage des émotions » d’A. Fouillée :

Le mouvement de concentration sur soi et de défensive, commun à tous les sentiments personnels ou égoïstes, donne à leur expression, comme M. Mantegazza l’a justement remarqué, un caractère essentiellement concentrique, centripète, tandis que l’expression des affections bienveillantes est centrifuge et « excentrique ». La peur offre le type de cette physionomie concentrique propre aux affections qui ont pour centre le moi35.

Les « foyers » et la caractérisation isométrique élaborent donc un espace de l’idéologie complexe et polyphonique, dont on pourrait trouver un écho dans de nombreux romans qui mettent en scène les « batailles de la vie », en particulier, sans doute, dans Au bonheur des dames. Dans ce roman, plus que la qualification métrique, ce sont les relations de voisinage, comme la latéralité (les rayons « en guerre » côte à côte), la frontalité (deux magasins « en guerre » face à face), la contiguïté (la promiscuité des chambres) et l’intrication (des « corps à corps » et des étouffements dans la foule des clientes) qui servent à représenter le monstre des « temps modernes ». Sa monstruosité, il la tire non pas de son apparence mais du fait qu’il signe la mort de l’individu, dans un espace de promiscuité, ni réellement communautaire ni réellement intime. L’œuvre de Zola, dans son ensemble, étudie une forme de psychopathologie de l’espace social et privé, créée par les « temps modernes » industriels et capitalistes (promiscuité du coron, de la caserne populeuse, des pavillons des Halles, des jardins étagés de Plassans, des appartements bourgeois…), susceptibles de générer la « folie lucide » (François Mouret), l’adultère par bêtise (Marie Pichon) ou une rixe au couteau (projet de clausule de L’Assommoir).
Deuxièmement, l’espace est géométrisé suivant les axes techniques du « plan » et de la « coupe », que Zola a extrait des illustrations de l’ouvrage de Simonin :

Image3

Plan géométral d’une mine, extrait des planches de l’ouvrage de L. Simonin. Ce plan en coupe représentait, pour les ingénieurs, un outil fondamental lors d’opérations de secours au fond de la mine. Zola, lui, en a tiré un imaginaire des formes géométriques.

Les liens du « haut » et du « bas » ne se limitent pas à des correspondances ou des antithèses thématiques : tout comme le réseau des égouts suit le tracé des rues, les positions dans la mine en bas reflètent des positions géographiques à la surface. Cette verticalité (le puits, la cheminée, le Tartaret au‑dessous de la forêt) construit la composante topologique de la métaphore de la germination qui viendra résonner avec cet axe et rayonner, avec expressivité, dans l’écriture.

Espace cinétique : le rôle de la métaphore

La construction géométrique de l’espace dans les Plans ne disparaît pas au cours de la phase rédactionnelle, mais elle constitue une structure d’appel, selon une règle d’analogie formelle. Par le dynamisme de l’écriture, se réalise la résonance de la géométrie et des tropismes. La métaphore de la germination intervient à cette étape, comme pour interpréter la construction géométrique et l’inscrire dans une vision du monde. L’émergence de cette signification est assistée par le terme métatextuel du « pivot », qui n’apparaît qu’à la fin du Plan définitif, comme pour préserver les « possibles » le plus longtemps :

Pour pivot des conversation [sic], le mineur autrefois <machine au fond, travail mécanique, ne s’occupe pas de ce qui se passe>, une brute superstitieuse, au fond de la terre, qui devient peu à peu un homme. Tout Germinal. La mine au mineur après des siècles de servitude36.
(Le pivot du chapitre est le puits avalant toujours des hommes.)37

Le « pivot », suggérant lui‑même une rotation axiale, interprète le sens de la ligne verticale du puits et du Tartaret, qui relie le haut et le bas. Cette verticalité devient symbole d’une renaissance utopique du mineur, par l’intermédiaire de la métaphore de la germination. Entre le début et la fin du roman, la dévoration des ouvriers a débouché sur l’effondrement du Voreux. La germination ascensionnelle de l’homme nouveau reste une espérance qui clôt le roman. En ce sens, la verticalité, appliquée au devenir d’une humanité souffrante qui se « redresse », apparaît tardivement dans le roman. Pour le reste, c’est davantage le sème de l’horizontalité, symbole de froideur ou de mort, qui domine le système métaphorique, grâce à l’image, renouvelée par Zola, de la veine.
La « veine » est un terme technique qui se trouve dans le lexique de la mine, dressé à l’intention du romancier par un informateur, et auquel s’associent tant des images appartenant au règne humain (la veine comme artère et sang), minéral (la veine comme couche de charbon) que des figures de pensée (l’ironique « avoir de la veine » de Bonnemort). Ce motif transcrit l’idée de la ligne mais de façon sensible (forme imparfaitement rectiligne, imaginaire de l’organisme) tout en l’inscrivant dans la thématique de l’espace minier :

Cette cheminée, laissée dans la veine, était réservée aux mineurs et desservait toutes les voies secondaires.
Des rires énormes grondèrent, les herscheuses de toute la veine se tenaient le ventre.
Les tailles mises aux enchères se trouvaient à la veine Filonnière, dans la galerie nord du Voreux38.

Le motif de la veine fait son apparition dans l’avant‑texte, sous la forme d’un cliché. Le « sang de la veine » renvoie en effet à des croyances de mineurs, rapportées par L. Simonin et recopiées par Zola dans le dossier préparatoire :

Un vieux houilleur anglais qui croyait que la terre était animée, comparait les veines d’eau qu’on rencontre dans les mines aux veines et aux artères du corps. « Quand l’eau fait irruption dans nos chantiers, disait‑il, c’est le terrain qui se venge, parce qu’on lui a coupé une artère ».

Pour un romancier sensible à la polysémie des mots, comme Zola, l’expression présente en plus l’intérêt de superposer au sens technique un sens figuré :

Peut‑être est‑ce par l’effet d’une croyance analogue que les mineurs belges nomment l’eau qui sort de la houille le sang de la veine. Mais ici veine est synonyme de couche de charbon39.

Ce cliché fournit certainement une des matrices du réseau métaphorique de la représentation de la mine, telle qu’elle est perçue par les mineurs. Le référent organique (la veine comme artère) renvoie au motif du « boyau », digérant les ouvriers et à celui de la terre buvant leur sang. Il illustre un principe de réversibilité des circuits de « digestion » qui rappelle la logique du « Ventre » des Halles. De façon obsessionnelle, dans l’avant‑texte ou le roman, Zola rappelle les offrandes de sang au « dieu vivant » : règles de Catherine, « gencives saignantes » des mineurs, « crachats de sang », soldat écrasé… À partir de ce simple stéréotype, tout un imaginaire des flux, des écoulements hormonaux et humoraux s’inscrit dans le roman. Catherine a des « pertes » mais les filles de Réquillart sont « grosses », le sang des hommes est bu par la roche mais la roche est inondée par le canal, le sang des morts devient sève de vie… Le champ sémantique du mot « veine » possède donc une véritable valeur créatrice, en manipulant la réversibilité du circulus vitalis : les ouvriers courageux qui ont « du sang dans les veines » laisseront leur sang dans les « veines ». Les interactions du personnage et de son milieu sont autant sociales que poétiques.
Il faut peut‑être insister, chez Zola, sur ce que J. Schlanger nomme « la plasticité d’accueil de l’imaginaire de l’organisme40 ». En effet, la « veine » de la mine, le « réseau » de chemin de fer déployé comme « un corps » dans l’Ébauche de La Bête humaine, les « croisements » de l’arbre généalogique, les « artères » du cœur des Halles ou de la Bourse, constituent autant de variations autour de la figure de la ramification organique, opérateur taxinomique et imaginaire typiquement zolien. Selon un continuum, elle propose une maîtrise des « mélanges » : logiques de distribution, de circulation ou de triage, susceptibles de se neutraliser, de se surdéterminer (mélange des gènes) ou d’exister simultanément (les lignes du réseau). Le romancier dépasse donc l’acception technique des termes topographiques (« veine », « voie ferrée »), investis dans les descriptions didactiques (« le travail à col tordu », « le métier d’aiguilleur ») pour rêver les mots sur les plans du fantasme et du mythe :

– Si, l’Homme, tu sais ?... Tiens ! il est là… La terre a lâché tout le sang de la veine pour se venger de ce qu’on lui a coupé une artère […]41.

Ces jeux verbaux ne s’éloignent pas du régime « hésitant » du texte fantastique d’un Hoffmann qui, dans Les Mines de Falun (1819), traduit en français autour de 1830, joue lui aussi sur les deux sens du mot « veine » : « eine reiche Eisenader » (une riche veine de fer), « da gefror ihm das Blut in den Adern » (son sang se figea dans ses veines). Un détail sur cette fantaisie verbale : elle peut échapper au romancier et verser dans le lapsus. Ainsi, trouve‑t‑on, dans les dossiers préparatoires, quelques belles « perles », cachées parfois sous la rature, dont la valeur créatrice mériterait, sans doute, une étude plus approfondie. Elles montrent les déraillements de la pensée programmatique, à travers ces lapsus, qui instaurent une fissure dans le langage ordinaire et stimulent des associations heuristiques. Lapsus autour de l’impopularité d’un Rougon, au crépuscule du pouvoir :

Un gouvernement n’est pas un roi, mais les créatures qui entourent ce soir et qui ont intérêt à ce qu’il garde le trône42.

Paronomases signifiantes à propos de la maladie du « sublime » :

Un homme, grand enfant, qui pleure parce que sa femme lui a pris sa plaie, plus de goulu. D’autres épisodes. Gervaise qui ne peut attendre la paie du soir, va emprunter vingt sous aux Lorilleux43.

Anagramme relative à un écrivain qui « va au charbon » :

Voir si je pourrais introduire la mine qui brûle, au dessus. Je puis bien prendre cette licence quoique cela n’existe pas dans le noir44.

En résumé, les deux champs métaphoriques principaux de la « germination » et de la « veine » construisent un espace topique isomorphe à l’espace géométrique précédemment construit. Le « plan » et la « coupe », la « germination » et la « veine » montrent la fonction générative de la ligne verticale et de la ligne horizontale dans la genèse de l’espace topologique, géométrique et topique de ce roman, que résume le tableau suivant :

Image4

Ce diagramme schématique montre que les figures de la « croisée » et du « carré » s’imposent donc comme des schèmes fondamentaux dans les processus cognitifs investis pour construire les espaces de Germinal.

Conclusion : la notion de « type » d’espace

Étudier la construction de l’espace dans l’avant‑texte suppose, sans doute, une approche structurale, qui dégage des dispositifs, et génétique, qui étudie leurs transformations successives. La mise en relation chronologique des phases de la création, même si celles‑ci ne sont pas toujours clairement séparées et échelonnées, permet de remarquer que l’espace participe aux compétences de construction de la fiction (spatialisation, visualisation), dont une spatiogenèse pourrait rendre compte. La genèse de l’espace, qui accompagne le récit, relève d’une autre problématique plus spatiographique et discursive.
Pour cela, il a fallu dégager des « niveaux », qu’il est possible maintenant d’expliciter. En particulier, la notion de « type » se décline sous plusieurs formes : l’« espace typique » des enquêtes sur le terrain (voir), l’« espace‑type » des topoi (savoir), l’« espace‑archétypal » des formes stylisées (reconnaître). Ensemble, elles permettent au romancier de construire l’espace des prototypes dans la genèse du roman. Ces notions n’apparaissent pas seulement dans la construction de l’espace spécifique de Germinal. Tout dossier préparatoire des Rougon‑Macquart possède une section destinée à rendre compte d’un reportage topographique sur le terrain (« Le quartier », « topographie », « cartes et plans ») où s’affiche la volonté de prélever, même dans le désordre, les traits particuliers des « milieux ». Les lieux « typiques », parfois pittoresques, qui, dans le roman, étaient l’observation ethnologique, ne constituent qu’une dimension, documentaire, de la genèse de l’espace. Sa construction, dans les Plans, se montre particulièrement sensible aux formes diverses de l’« interdiscursivité » (topoi, lieux communs, intertextualité), qui proposent des exemples dont l’écrivain cherchera le « dénominateur commun » sous la forme d’archétypes (plusieurs carreaux, plusieurs magasins pour Au bonheur des dames, plusieurs fermes pour La Terre, plusieurs châteaux pour Le Rêve…). Cette approche théorique a peut‑être le mérite de ne pas opposer la fiction à la « vérité », comme pouvait le laisser penser la dichotomie posée par Zola entre le « document » et la « création ». Elle révèle l’immense recyclage artistique que le romancier effectue à partir de la matière première stockée lors des enquêtes. Le plus remarquable se trouvant dans les échos et les correspondances qu’il établit entre les niveaux du texte : le topologique (la verticalité), le topique (la germination), le géométrique (la coupe) et le topographique (le puits), créés par une même matrice, élabore un espace abstrait grâce auquel le texte est comparable à un « palais de miroirs ». Ce constructivisme de la « résonance » entretient quelque similitude avec ces réflexions de P. Valéry :

Je viens, absent, de dessiner ceci, commencé par des traits qui ont figuré les arêtes d’un cube ; puis un autre – et leurs ombres. Ces cubes sont devenus blocs ; ces blocs donnaient (dans le monde tangent à ma présence) un coin de port – cad des mats. Et les faces éclairées demandaient le fond de mer […]45.

De plus, les échos formels montrent que l’écriture zolienne relève aussi d’une « écriture à processus » (L. Hay), malgré les abondants dossiers programmatiques. Si pour Flaubert, on peut supposer que c’est « dans la tension entre une pulsion scripturale – qui correspondrait à l’écriture à processus – et le délire organisateur de structures – qui correspondrait à l’écriture à programme – que se constitue la dynamique de l’écriture flaubertienne »46, pour Zola, il faudrait sans doute moins parler de « tension » que de « dialectique ». En effet, l’organisation rationalisée du dossier préparatoire constitue le « cadre préalable contractuel » du projet qui, en fournissant à l’écriture un « territoire » borné et balisé, stimule une inventivité qui se concentre sur les liens, les glissements, les permutations, les hybridations, les polyphonies et les résonances entre des éléments en nombre fini. Chez Zola, le cadre général, programmatique et prescriptif, fournit des garde‑fous qui évitent les débordements : il délimite, focalise, hiérarchise et élimine. Ces cadrages préalables, en phase de rédaction, permettent au romancier de se concentrer sur le « feuilleté » du sens et l’épaisseur de la représentation. Les œuvres en gestation échappent absolument à notre volonté, avouait Zola : c’est sans doute lorsque ces processus de « résonance », activés au cours de l’écriture du brouillon, entraîne l’imagination dans une spirale, presque un délire des structures. Alors l’imagination, en pleine possession du projet, brise le cadre du dossier et fait le « saut dans les étoiles », tout en prenant conscience des « cristallisations » inédites qui se sont formées à partir d’un avant‑texte relu et digéré. Il s’agit bien là de pulsions schématiques.
Enfin, notons le caractère « économique », pour ne pas dire « minimaliste » parfois, des archétypes qui structurent l’espace : lignes, cercles, carrés et cubes. Cela ne présente‑t‑il pas la naïveté d’un jeu d’enfants… ? La complexité de certains aspects de l’acte de création n’appelle‑t‑il pas, par ailleurs, cette forme de « simplicité » géométrique ? La cognition de l’espace dans les avant‑textes, ne fait que balbutier, mais peut‑être pourra‑t‑elle un jour quantifier l’« énergie » mentale dépensée dans le passage d’un « projet » (documentation, programmation d’ensemble) à sa « réalisation » effective : opérations de transfert ou de distanciation, nécessité d’être sur tous les fronts du champ textuel réclament une certaine énergie psychique. Efforts de mémoire, de conception et de vision mentale panoramique doivent s’effectuer chez le romancier qui porte en lui tout un « monde ». Autant de questions qui ouvrent à la génétique de nouvelles perspectives :

Il y a dans ces gestes de la main des dépenses d’énergie (corporelle et intellectuelle) qui ne répondent à aucun modèle appris, à aucun programme préconstruit, à aucun plan, à aucun « vouloir‑dire ». C’est tout cela que la critique génétique a besoin d’intégrer dans ses réflexions si elle veut avancer dans le sens d’une esthétique de la production47.

Sans doute, la création est‑elle un système de compensation où la maîtrise de la complexité repose aussi sur des mécanismes simples, fondamentaux et productifs. L’espace, en particulier celui des figures abstraites, est peut‑être, pour ces raisons, consubstantiel à l’acte de création. La « spatiogenèse » a essayé de montrer qu’il stimule l’invention en spatialisant, souvent dès l’Ébauche, les composantes du roman. L’une des originalités de l’avant‑texte zolien réside dans ceci : l’espace construit. Il n’est pas qu’une composante à construire. Sa transversalité réclame un renouvellement des approches et des outils pour étudier ses fonctions dans la genèse de l’œuvre.
Malgré ces perspectives, la lecture des dossiers préparatoires reste attachée à des hypothèses : les « blancs », les « allusions », les « intentions » nous échappent souvent, car nous ne saurions retrouver ni imaginer la complicité de l’écrivain avec son manuscrit, au moment où il l’écrivit. Que se disent‑ils et que taisent‑ils, dans leur connivence mutuelle ? L’« intrus généticien » tient entre ses mains une fine dentelle, la trace incomplète d’une pensée vive. Pour cette raison, les dossiers préparatoires sont la partition trouée d’une création en marche, et chaque interprétation est une façon de « jouer ».

1  La citation d’E. Zola est extraite du Matin, le 7 mars 1885.

2  Zola répond par exemple à F. Magnard : « À chaque accusation, je pourrais répondre par un document. » (4 avril 1885), in Correspondance, Presses universitaires de Montréal, CNRS, Montréal ; Paris, tome V, p. 254, 1985. Il faut se méfier toutefois des acceptions du mot « document » à cette époque, dont le spectre sémantique est beaucoup plus large qu’aujourd’hui. Pour exemple, dans L’Œuvre, le modèle qui pose dans l’atelier du peintre constitue un « document humain ».

3  Voir sur ce point les travaux de J. Borie, de M. Serres, de R. Ripoll.

4 E. Zola, Le Roman expérimental (1880), GF, p. 214, « le sens du réel ». C’est nous qui mettons en relief certains termes en italiques, dans cette citation et dans tous les extraits du dossier préparatoire. Tout soulignement sera de la main de Zola.

5  I.‑M. Frandon, Autour de Germinal. La mine et les mineurs, Genève, Droz, 1955 ; H. Psichari, Anatomie dun chef‑dœuvre, Germinal, Paris, Mercure de France, 1964 ; R. H. Zakarian, Zola’s Germinal. A critical study of its Primary Sources, Genève, Droz, 1972 ; H. Marel, Germinal : Une documentation intégrale, University of Glasgow, Glasgow, 1989 et F. Loguet, « La documentation géographique de Germinal », Revue des Sciences Humaines, juil.‑sept. 1955, p. 377‑385.

6  Pour une approche cognitive de l’espace voir Langage et cognition spatiale, sous la direction de M. Denis, Paris, Masson, 1997, en particulier M. de Vega et M. J. Rodriguo, « Les représentations topologiques dans le traitement des descriptions spatiales », p. 51 – Sur un plan plus littéraire, voir P. Hamon, Introduction à lanalyse du descriptif, Paris, Hachette, 1981. Pour un développement théorique autour de l’espace dans le texte littéraire, voir la première partie de l’ouvrage de P. Hamon, Expositions, Littérature et architecture au XIXe siècle, Paris, Corti, 1989 ; H. Mitterand, « Savoir, idéologie, mythe » in Le Discours du roman, Paris, PUF, 1980 et H. Mitterand, « Figures de l’espace » in Zola. LHistoire et la fiction, Paris, PUF, 1990 ; D. Bertrand, LEspace et le Sens. Germinal dÉmile Zola, Éditions Hadès‑Benjamin, Paris‑Amsterdam, 1985. Voir les travaux génétiques de C. Becker, « Retour sur les dossiers préparatoires. Cela “s’établira en écrivant” », in Les Cahiers naturalistes, n° 67, 1993, p. 225‑234.

7  A. Grésillon, Éléments de critique génétique. Lire les manuscrits modernes, Paris, PUF, 1994, p. 16.

8  Ébauche de Nana,f°223.

9  K. Lynch, LImage de la cité, Paris, Dunod, 1976. Édition originale : The image of the city (1960). Lynch pose deux principes que l’on peut concrètement retrouver dans les notes d’enquêtes topographiques de Zola : le principe de « lisibilité » et d’« imagibilité » dutissu urbain. Pour résumer, la lisibilité est la faculté qui permet de reconnaître les éléments qui composent le paysage et de les hiérarchiser. L’imagibilité concerne sa faculté à produire dans l’esprit des images mentales stables grâce aux systèmes des « formes », des « couleurs » ou de la disposition qui relient ses éléments.

10  P. Valéry, Cahiers 1894‑1914, Gallimard, t. I, 1987, p. 247.

11  R. Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Seuil, 1975, p. 95.

12  Plans de Germinal, f° 275. L’épais dossier préparatoire de ce roman occupe deux côtes : BnF, Ms., NAF 10307 pour l’Ébauche et les Plans, et NAF 10308, pour les « fiches‑personnages », la documentation et la cartographie diverse.

13  Ibid., f° 76.

14  Dr E. Toulouse, Enquête médico‑psychologique sur les rapports de la supériorité intellectuelle avec la névropathie I. Introduction générale Émile Zola, Paris, Société d’Éditions scientifiques, 1896.

15  H. Mitterand, « Le méta‑texte génétique dans les Ébauches de Zola », Genesis, « Enjeux critiques », n° 6, 1994, p. 57.

16  Plans du Docteur Pascal, f° 98 et 101.

17  Ébauche de Germinal, f° 402, 408, 421. Nous nous référons à l’édition du dossier préparatoire de Germinal par C. Becker, La Fabrique de Germinal, Paris, SEDES, 1986. Pour une étude de l’ébauche centrée sur le personnage d’Étienne, voir C. Becker, « Du meurtrier par hérédité au héros révolutionnaire. Étienne Lantier dans le dossier préparatoire de Germinal », Cahiers de lU.E.R. Froissart, n° 5, 1980. Pour une chronologie précise de l’écriture de cette ébauche, voir A. Pagès, « Douze mois pour écrire un roman », Europe, n° 678, 1985. Les dossiers préparatoires de Zola s’organisent sous la forme de grandes rubriques : l’ébauche, les notes d’enquêtes, les personnages et les deux plans dits « primitif » et « définitif », plus ou moins détaillés.

18  P. Larousse, Grand Dictionnaire Universel, article « Grève » ; Ébauche de Germinal, f° 406‑407.

19 Ébauche, f° 407.

20 Ibid., f° 408.

21 Ibid., f° 410‑411.

22 Plans, f° 219.

23  J. Neefs, « L’écriture du scénarique » in Mimèsis et Sèmiosis, Littérature et représentation, Miscellanées offertes à Henri Mitterand, P. Hamon et J. P. Leduc‑Adine (éd.), Paris, Nathan, 1992, p. 109.

24  Ébauche, f°458 et 463.

25  Ébauche, f°492.

26  Ébauche, f° 465.

27  Plans, f°19, 30, 58.

28  Notes sur Anzin, f° 232.

29  Dr E. Toulouse, op. cit., p. 176 et 243.

30 Plans d’Au bonheur des dames, f° 173.

31  L. Simonin, La Vie souterraine, Hachette, Paris, 1867.

32  Voir notre article, « La figure du croisement dans l’œuvre d’Émile Zola », Les Cahiers naturalistes, n° 67, 1993, p. 169.

33  Plans, f° 349 ; E. Zola, Germinal, Le livre de Poche, p. 290 ; Plans, f° 228. Sur le Tartaret, voir l’article de Ph. Lejeune, « La côte verte et le Tartaret », Poétique, n° 40, 1979, p. 475‑486.

34  Germinal, p. 503.

35  F. le Dantec, La Lutte universelle, Paris, Flammarion, 1913, p. 100 et A. Fouillée, « Le langage des émotions » in La Revue des deux mondes, 1887, n° 2, p. 169.

36 Plans, f° 125.

37 Plans, f° 21.

38  E. Zola, Germinal, op. cit., p. 38, 45, 142.

39  L. Simonin, op. cit., p. 206.

40  J. Schlanger, Les Métaphores de lorganisme, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 37 (1re édition : Vrin, 1971).

41  Germinal, p. 489.

42  Ébauche de Son Excellence Eugène Rougon, f° 99.

43 LAssommoir, Plans, f° 74.

44  Germinal, Plans, f° 232 (comprendre « nord »).

45  P. Valéry, Cahiers, Gallimard, t. II, p. 1030 (collection La Pléiade). C’est Valéry qui souligne par l’italique.

46  A. Grésillon, J. L. Lebrave, C. Fuchs, « Flaubert : “Ruminer Hérodias”. Du cognitif‑visuel au verbal‑textuel » in LÉcriture et ses doubles. Genèse et variation textuelle, Paris, Éditions du CNRS, 1991, p. 31.

47  A. Grésillon, op. cit., p. 19.