Quand les écrivains écrivent, ils raturent, ressassent, ruminent. Le texte jaillit et se tarit, s’amplifie et s’amenuise dans ce temps hors du temps qui est celui de l’écriture que les manuscrits permettent de reconstruire. Qu’en est-il des débutants, apprentis-scripteurs qui se confrontent à l’école à la production de texte ? Peu d’études linguistiques (Fabre 1990, Penloup 1994) leur sont consacrées, tant la pratique des débutants semble éloignée de celle des experts ; quant à son développement, c’est souvent l’affaire des psychologues.

L’étude génétique présentée ici s’appuie un ensemble de reconstitutions de l’écriture de textes tapés directement sur ordinateur. Le logiciel utilisé, Genèse du Texte, est un traitement de texte qui mémorise l’ensemble des opérations d’écriture et les restitue ensuite chronologiquement, en respectant les pauses et tous les déplacements du curseur à l’écran. L’utilisateur a donc accès, une fois le texte fini, au film de son écriture, qu’il peut visionner entièrement ou partiellement, au ralenti ou en accéléré, en s’arrêtant, à sa demande, sur tel ou tel événement significatif : c’est dans le temps de la production qu’est appréhendée l’écriture ; cette précision chronologique et rythmique enrichit considérablement le matériau et permet d’accéder plus directement à l’écriture en acte. À partir de l’écriture d’élèves de Cours Moyen 2 (10-11 ans), nous allons envisager quelques spécificités du matériau recueilli avant d’esquisser des pistes d’analyse de l’écriture ordinaire dont l’école est le lieu.

1. La transcription : du film de l’écriture à sa description linéaire

La transcription diplomatique de la critique génétique rend immédiatement lisibles des manuscrits qui seraient sans elle difficiles à déchiffrer, tout en livrant un aperçu du matériau que l’auteur a construit et sur lequel s’est appuyée l’écriture. Comme les manuscrits, le matériau étudié ici nécessite un travail préalable à l’étude, puisqu’il faut décrire le film de l’écriture pour que celui-ci soit communicable sur papier sous la forme d’une reconstitution linéaire. Cette description a en outre l’avantage de stabiliser, au sens propre, le corpus, stabilisation nécessaire pour observer les différents phénomènes que le mouvement perpétuel de l’écriture en acte rend difficiles à recenser. C’est donc également par une transcription que commence l’étude des genèses de textes produits sur ordinateur. Les principes de cette transcription ont été construits à partir des catégories proposées par l’équipe Manuscrits et linguistiques de l’Institut des Textes et Manuscrits Modernes (Grésillon 1994) mais la spécificité du matériau a nécessité l’aménagement de certains outils.

1.1 Différences de perception de l’écriture à partir des deux supports : le manuscrit et le film de l’écriture

Tout manuscrit porte la trace de l’écriture, lisible à travers les ratures, ajouts en marge, fléchages divers qui constituent le paysage habituel des généticiens du texte. Grâce au positionnement des énoncés, on détermine sur un manuscrit deux textes en un : le texte central et les entours, les marges, les interlignes, où se trouvent les traces des opérations qui ont modulé ce texte.

Le traitement de texte offre un espace tout différent, sans rature, malléable à l’infini, mais contraignant aussi par la linéarité qu’il impose. Qui a observé, dans les manuscrits de Valéry, l’immixion du dessin et du texte, a du mal à imaginer cet écrivain devant un ordinateur ! Sur traitement de texte pas de dessin, pas de sortie de la ligne prétracée, pas de marge. Tout élément inscrit est mis illico au niveau du reste du texte. Cela signifie, du point de vue du scripteur, que toute modification au texte s’intègre à celui-ci comme si elle en avait toujours fait partie, étouffant ainsi le caractère historique de la constitution du texte qui fait place à l’impression d’un texte toujours propre, toujours neuf, non altéré par les aléas de son écriture ; au contraire, sur les manuscrits, le scripteur a conscience du travail de l’écriture et peut même – à moins de ratures obsessionnellement opacifiantes – relire les portions de texte qu’il a éliminées. Cette caractéristique est vraisemblablement un facteur important dans les différences entre écriture sur traitement de texte et écriture manuelle. Pour autant, ces différences liées aux supports d’écriture ne conduisent pas à poser une différence de nature entre deux actes distincts : les outils d’analyse de l’écriture manuelle doivent pouvoir s’adapter à l’écriture sur traitement de texte.

1.2 La classification existante : aménagements et éléments nouveaux

Du point de vue du lecteur des manuscrits / films de l’écriture, le matériau électronique fait apparaître bien davantage que le papier : toutes les opérations et temps de pause étant notés chronologiquement, il est possible de suivre pas à pas les traces de la constitution d’un texte. À l’inverse des manuscrits où l’espace textuel est donné et l’interprétation chronologique à construire, c’est précisément la chronologie qui organise les reconstitutions de l’écriture sur traitement de texte : à partir des films, on décrit séquentiellement les opérations d’écriture ; à partir d’une chronologie explicite, le lecteur doit se représenter l’espace textuel, comme le lecteur de manuscrit se représente la chronologie à partir du matériau qu’il a sous les yeux.

L’équipe Manuscrits et linguistique de l’ITEM a élaboré à partir des catégories de la grammaire structurale  une classification des opérations d’écriture : tout événement scriptural peut se décrire en termes d’ajout, de suppression, de déplacement d’un segment de texte, de remplacement d’un segment par un autre. C’est avec ces catégories que j’ai décrit les films de l’écriture observés, en les spécifiant comme suit :

ajout = entrée au clavier de tout segment de texte ;

suppression = effacement d’un segment de texte ;

déplacement =  suppression d’un segment immédiatement suivie de l’ajout du même segment à un autre endroit du texte ;

remplacement = suppression d’un segment immédiatement suivie, sans pause ni mouvement du curseur, de l’ajout au même endroit d’un segment syntagmatiquement équivalent. Les pauses d’écriture dont la durée est significative sont également intégrées dans la transcription : on ne peut évidemment pas savoir ce qui se passe pendant ces pauses, mais leur présence est souvent une aide précieuse à l’interprétation des phénomènes observés. Dans certaines successions d’opérations, l’absence de pause est elle aussi significative. Chaque opération est située chronologiquement à la fois dans la durée de l’écriture et au sein des autres opérations effectuées (repère temporel : colonne de gauche dans l’exemple donné plus loin). On dispose ainsi, pour chaque opération, de l’état du texte au moment où elle a eu lieu, ce qui facilite considérablement les hypothèses interprétatives concernant cette opération. Ceci permet d’étudier précisément l’enchaînement des opérations.

Il a paru important de différencier, dans le descriptif de la succession des opérations, celles qui ont lieu à la suite du déjà-écrit de celles qui ont lieu au sein du déjà-écrit. Ces dernières sont présentées dans les reconstitutions sur fond tramé. Les déplacements du curseur sont en outre signalés de manière à restituer le plus précisément possible les traces du parcours du texte.

Enfin, pour faciliter la lecture des reconstitutions de l’écriture, sont inclus par tranches de 20 ou 30 minutes des états intermédiaires du texte en cours d’écriture. Ils sont placés en regard de la reconstitution, sur le verso des feuillets, de manière à ne pas entraver la lisibilité des opérations.

Ainsi, dans ce texte (à 10 mn d’écriture) :

Vivre en étant different

La né dernière en 1992 une équipe de canal + a interriouvé des personnes qui ont malheureusement des problèmes : se sont les illéttrés. Etre, que les gens ne penses pas.

les opérations suivantes :

retour après le titre

saut de ligne

création d’un alinéa au premier paragraphe

avancée en fin de texte, après les sauts de lignes

ajout de L’illéttrisme

pause=00:01:08

remontée en phrase précédente

ajout d’une virgule après Etres.

avancée en fin de texte

ajout de c’est ne savoir ni lire, ni

00:15:00 remontée à la phrase précédente, suppression puis rétablissement de la virgule après Etres

avancée en fin de texte

ajout de écrire

remplacement de ni (lire) par pas parfaitement

remplacement de ni écrire par et mauvaise orthographe.

ajout de Dans la vie quotidienne des illéttrés, il y a beaucoup de problèmes .

remplacement du point par une virgule

00:20:00 ajout de aussi des problèmes dans la vie professionnelle..

pause=00:02:19

conduisent au texte (à 20 mn d’écriture) :

Vivre en étant different

La né dernière en 1992 une équipe de canal + a interriouvé des personnes qui ont malheureusement des problèmes : se sont les illéttrés. Etre, que les gens ne penses pas.

L’illéttrisme c’est ne savoir pas parfaitement lire et mauvais orthographe. Dans la vie quotidienne des illéttrés, il y a beaucoup de problèmes, aussi des problèmes dans la vie professionnelle..

1.3 L’écriture directe sur traitement de texte : spécificités et problèmes posés

L’observable que livre Genèse du texte, qui reconstitue chaque frappe de touche par le scripteur, fait apparaître dans le matériau recueilli deux caractéristiques presque absentes des manuscrits d’écrivains :

les corrections orthographiques, liées à l’inexpertise des scripteurs, constituent une grande part des opérations de

retouche du texte ;

le traitement de texte induit un autre type d’erreur : l’erreur de frappe est également très fréquente dans le corpus

étudié.

Soit l’exemple de la reconstitution d’une narration (nous sommes en milieu d’écriture) :

01:15:00 avancée en fin de texte

ajout d’un point final

ajout de Après le dernier slow tout le monde a visitéle pys des

remplacement de pys par pays

ajout de rêves

ajout d’un espace entre visité et le

ajout de puent entre a et visités

en fin de phrase, ajout de où l’on est restés

pause=00:01:18

ajout de jusqu’au lendemain matin et où un petit déjeuné nous attendait

La scriptrice s’interrompt par deux fois pour corriger une erreur de frappe (pys  pays, visitéle  visité le) reprenant sa scription après chaque correction formelle. Comment faut-il considérer ces corrections? En quoi sont-elles susceptibles d’infléchir la suite de la phrase ? Peut-on penser, par exemple, que si ces retours n’avaient pas eu lieu, la fluidité de l’écriture aurait conduit à la terminaison immédiate de la phrase, dont l’écriture est ici interrompue par l’ajout d’un auxiliaire modal puis par une pause de 1’18’’ ?

En fait, la question qui se pose est la suivante : la double interruption observée au sein de l’opération d’ajout doit-elle être traitée, alors que son objet est une correction de frappe / d’orthographe, de la même manière qu’une double interruption dont l’objet serait une modification du sens de la phrase (remplacement d’un mot par un autre, par exemple) ? Il me semble que non, puisque ce type de correction formelle peut vraisemblablement être effectué sans rupture du projet scriptural immédiat. On considèrera ici que le scripteur est capable de gérer à la fois la forme et le sens du texte, corrigeant une erreur formelle sur l’élément A tout en conservant l’orientation sémantique qu’il veut donner à l’élément B (et sans perdre de vue le sens de A !). Or, on peut raisonnablement penser que si la scriptrice, au lieu de corriger pys en pays, l’avait changé en monde, elle aurait focalisé son attention sur la nuance sémantique entre ces deux termes et fait augmenter la probabilité que la phrase évolue autrement.

Il ne faut pourtant par ignorer ces remplacements formels intervenant en cours d’ajout, qui sont extrêmement fréquents dans le présent corpus et dont l’effet sur l’écriture paraît parfois plus direct. C’est le cas ici du deuxième remplacement formel : le fait de rétablir l’espace manquant entre visité et le, a conduit la scriptrice à relire les deux mots ; comment penser que cette relecture n’est pour rien dans la modification suivante, qui vient modaliser le verbe visiter ? La correction formelle me semble être ici l’occasion de reconsidérer ce qui vient d’être écrit, pour l’amender. Que cet amendement n’ait pas systématiquement lieu n’exclut pas la présence, dans toute relecture environnant une correction formelle, d’un effet qui le favorise.

Ces corrections formelles font partie intégrante du processus d’écriture, et à ce titre méritent d’être signalées, mais en outre elles laissent parfois supposer des conséquences importantes sur le plan de la constitution de la phrase, celle-ci n’étant pas sans effet sur celle du texte. Néanmoins, l’effet de retour correction formelle  modification sémantique n’étant attesté que dans un petit nombre de cas, il serait abusif de mettre ces corrections au même plan que les autres opérations : elles ne jouent vraisemblablement pas le même rôle dans le processus de l’écriture, et il semble qu’elles n’interrompent pas l’opération au sein de laquelle elles ont lieu avec la même force que le ferait une modification sémantique.

Pour toutes ces raisons, les corrections formelles seront signalées, mais en décalage de l’opération dans laquelle elles s’insèrent, de façon à maintenir l’unité de cette opération qui sera alors dite à suspension : ce terme reflète la rupture momentanée du flux scriptural, rupture pourtant considérée comme moins susceptible d’effets sémantiques que ne le serait le remplacement d’un mot par un autre. La reconstitution de l’écriture du passage analysé ici se présentera donc de la manière suivante :

01:15:00 avancée en fin de texte

ajout d’un point final

ajout à suspension de Après le dernier slow tout le monde a visitéle pys des [remplacement de pys par pays] rêves

ajout d’un espace entre visité et le

ajout de puent entre a et visités

en fin de phrase, ajout de où l’on est restés

pause=00:01:18

ajout de jusqu’au lendemain matin et où un petit déjeuné nous attendaitLa correction formelle incluse dans l’opération d’ajout est signalée en exposant et entre crochets ; la correction formelle non incluse dans une autre opération est signalée en exposant, sur une ligne particulière.

Ce système de notation clarifie considérablement la lecture des reconstitutions d’écriture, où le foisonnement des corrections formelles fait perdre  de vue le mouvement général de l’écriture si elles sont mises au même niveau que les autres opérations.

2. l’analyse des reconstitutions : quel parti-pris didactique pour quelle conception de l’écriture ?

Quel regard porter sur ces écritures en train de se faire, sur ces scripteurs en train de se construire ? Il ne sera efficient que s’il évite deux écueils : en premier lieu, prendre pour réussis des textes qui ne le sont pas toujours, pour talentueux des écrivants qui ne sont pas des écrivains ; à l’inverse, croire ces scripteurs capables uniquement de transcrire un oral maladroit, de mettre en mots écrits seulement des idées préalables à l’écriture, de n’avoir avec le langage qu’un rapport de manipulation d’un instrument référentiel transparent. Pour ces élèves aussi, l’écrit est une forme qui a du sens ; l’écriture, un moyen de faire émerger ce qu’on savait sans le savoir ; le langage, un lieu d’interrogation, de confrontation et de doute. C’est en leur donnant les moyens, par les situations et les analyses proposées, d’exercer pleinement ces dimensions de la pratique scripturale, que l’on pourra espérer faire de ces enfants, des écrivaints.

2.1 Du côté de l’écart : le gouffre qui sépare l’écriture à l’école de l’écriture littéraire

Voici un texte d’enfant décrivant le problème de l’illettrisme, à partir du visionnement d’une émission de télévision :

Un problème en France : 6 millions d’illettrés.

L’année dernière une équipe de canal + a filmé des illettrés. Les illettrés et les analphabètes ne sont pas dans même cas.

L’illettrisme et le poblème des gens qui ne savent pas bien ecrire, mal lire et mal compter. 6 millions d’illettrés en france 2,5 millions de jeunes sont illettrés. Ils surmontent très bien leur handiap, pace que cela leur cose des problème dans leur vie professionnel par exemple pour ecrire à quelqu’un. Polette qui est batelière faisait des dessins car elle ne savait pas ecrire et quand elle recevait une lettre c’etait sa cousine qui lui lisait. Ils ont aussi des problème dans leur vie quotidiène pour lire les panneaux routier, pour manger au restaurant, pour le biberon graduer etpour les station de metro. Ils le recentent comme une honte.

La consigne d’écriture demandait un article pour le journal de l’école, destiné à expliquer ce qu’est l’illettrisme et à convaincre les lecteurs de s’intéresser à ce problème. On pourrait facilement montrer que l’élève n’y répond pas complètement. On peut tout aussi facilement relever les erreurs de langue et montrer que le texte ne fonctionne pas comme texte, dépourvu qu’il est de conclusion.

Observons maintenant ce qui marche : en quoi ce texte est-il écrit ? On y trouve au moins deux phénomènes paraissant maladroits qui pourraient être utilisés pour l’améliorer considérablement : la récurrence des mots illettrés et illettrisme dans la première moitié du texte, la disjonction temporelle à partir de “ faisait des dessins ”.

La récurrence des termes illettrés et illettrisme, que chacun prend pour une répétition mal venue, peut être traitée simplement en annulant cet effet répétitif. Ceci donnera lieu à un travail sur le champ sémantique des deux mots et sur les périphrases et synonymes possibles.

On peut aussi considérer cette récurrence comme signifiante et, au lieu de la réduire, l’amplifier : en regardant la reconstitution de l’écriture, on s’aperçoit que presque toutes les occurrences d’illettrés ou illettrisme ont surgi après des pauses. Ce peut être le signe de la préoccupation majeure du scripteur à ce moment-là : parler de l’illettrisme. De là, on envisage un axe de réécriture possible : la mise en exergue de cette préoccupation, qui apparaîtrait alors clairement au lecteur ; pour ce faire, il est des stratégies auxquelles les élèves ne sont presque jamais sensibilisés mais dont les séances d’apprentissage de l’écriture – quand il n’est pas celui de la graphie – pourraient être le lieu.

Guidés par leur enseignant, des élèves travaillant en réécriture à partir de ce texte l’ont transformé comme suit :

Un problème en France : 6 millions d’illettrés.

L’année dernière, une équipe de Canal + a filmé… des illettrés. Illettrés, analphabètes : deux problèmes différents.

L’illettrisme, c’est le problème des gens qui ne savent pas bien écrire, mal lire, mal compter. Les illettrés, en France, sont 6 millions. Dont 2,5 millions de jeunes. Ils surmontent très bien leur handicap…

Si cette réécriture n’est pas tout à fait aboutie, elle fait au moins ressortir les termes récurrents et, les plaçant en tête de phrase, réunit les thèmes phrastiques et le thème textuel. Ce travail sur la structure thématique, d’autant plus formateur qu’il est tiré d’une production d’élève, est fondé sur l’examen conjoint de l’écriture et du texte.

Dans la même perspective, la rupture temporelle marquée par l’imparfait de faisait des dessins a une histoire intéressante : à 1h10 d’écriture, le scripteur poursuit le texte dont la dernière phrase est alors “ Ils surmontent très bien leur handicap, pace que cela leur cose des problème dans leur vie professionnel” :

pause=00:02:00

01:10:00 ajout de par exemple

pause=00:01:33

01:15:00 ajout de pour ecrire à quelqu’un comme fait poll

suppression de comme fait poll

pause=00:01:45

ajout d’un point final

ajout de Polette qui est batelière fait des dessins

01:20:00 remplacement de fait des dessins par faisait des dessins

ajout de car elle ne sait pas ecrire

remplacement de ne sait pas ecrire par ne savait pas ecrire  

01:25:00 ajout à suspension de et quand elle re [suppression de l’espace]cevait une lettre c’etait sa cousine qui lui lisait.

pause=00:03:28

Ce segment d’écriture opère dans le texte le passage d’une considération générale à un exemple illustratif. Il peut se décrire comme suit :

À 15mn d’écriture, le scripteur effectue un passage du général au particulier en utilisant le connecteur comme ; l’ancrage au présent suscite le présent du verbe faire.

Ce segment est supprimé tout de suite ; la pause qui le suit peut indiquer une relecture ou/et une réflexion sur ce qui reste à écrire.

Le scripteur décide de clore la phrase évoquant le problème général de l’illettrisme et d’en entamer une autre comportant l’exemple illustratif. Le prénom qui entame cette phrase, référant à une personne à laquelle le texte n’a fait aucune allusion, ne peut fonctionner comme un anaphorique ; il a en fait un fonctionnement déictique proche de celui que décrit K. Jonasson (1990) expliquant que dans le cas de noms propres pouvant référer à plusieurs personnes, la référenciation s’effectue par rapport à la situation d’énonciation : “ la réussite de la référence propriale n’est garantie que si chacun des interlocuteurs est lié causalement au référent et est capable, dans la situation de l’énonciation, de l’associer à son nom propre. Dans ce sens, le nom propre est un moyen de référence dépendant du contexte. ” (p. 463)

Nous nous trouvons dans ce type de situation, mais fictive : les lecteurs du texte ne sont pas liés causalement au référent de Jocelyne, dont ils ne connaissent même pas le visage. C’est le contexte d’apparition du nom propre et lui seul qui va leur permettre d’identifier ce prénom comme celui d’une personne de l’émission. Le nom propre fonctionne ici comme un déictique dont le repérage s’effectue, non dans la situation de production / réception du texte, mais dans la situation de réception de l’émission que le texte reconstruit.

Le présent vient renforcer le fonctionnement déictique : il n’a plus, comme celui de la phrase précédente, une valeur générale, mais sa pleine valeur d’ancrage du discours dans la situation d’énonciation. Encore une fois, il ne s’agit pas de la situation d’énonciation réelle, mais de celle que le texte reconstruit. Ce procédé qui relève d’une énonciation écrite, est aussi celui de bien des articles de presse qui rendent ainsi plus vivant le fait dont ils rendent compte.

Le scripteur renonce immédiatement au présent en faveur de l’imparfait, ramenant ainsi l’action dans le cadre passé de la diffusion de l’émission, recréant une rupture entre la situation d’énonciation du texte et la situation de réception de l’émission. D’un point de vue stylistique, ce revirement est malheureux. On a ici l’exemple type d’une amorce qu’il aurait été bienvenu de pousser à son terme, et dont les traces sont accessibles grâce à la reconstitution de l’écriture.

D’un point de vue didactique, que faire de ces observations ? Le scripteur n’a très vraisemblablement pas anticipé l’effet que produirait le surgissement du prénom accompagné du présent, ce temps ayant vraisemblablement été choisi par attraction avec le temps de la phrase précédente. Le revirement effectué ensuite montre que, la première tentative inscrite, il  n’a pas mesuré l’intérêt de sa formulation. Il paraît adéquat de lui proposer alors les deux formulations, de creuser avec lui leur portée, et de le laisser ensuite choisir celle qui lui semble la plus adaptée.

Dans cet exemple, c’est à son insu que le scripteur a produit un fait de style intéressant. Voyons maintenant un moment d’écriture où le scripteur reprend à son compte un fait de style créé de façon hasardeuse, et l’exploite.

2.2 Et pourtant, ils écrivent !

Dans un texte répondant à la même consigne d’écriture, Abdellatif entreprend de décrire ce que font des illettrés. Dans la phrase “ Cette émission était très explicative, les personnes qu’ils ont présentées montrer bien ”,  

00:20:00 ajout de montrer bien comment ils se débrouillaient remplacement de débrouillaient par défendaient

remplacement de défendaient par cachaient

À ce stade de l’écriture, la gêne causée par l’illettrisme est nettement dominante dans le texte :

L’illettrisme est un problème qui gêne certains personnes car ils ont honte devants les de l’exterieur.

Cette émission était très bien les presonnes qu’ils ont présanté montrer bien comment ils se cachaient

Outre les problèmes, la gêne, la honte, il faut que les illettrés se cachent.

Sans doute la pause qui suit marque-t-elle un doute, une hésitation, puisque la phrase suivante surprend :

pause=00:01:53

00:25:00 ajout d’une virgule et de comment ils s’en sortaient.

suppression du point final.

On perçoit l’antonymie entre se cacher et sortir, voilée par le pronominal s’en sortir (qui introduit en plus un sème de difficulté, à lier à la manière dont était décrit l’illettrisme : problème, gêne, honte).

Cette ambivalence (des illettrés qui se cachent et se montrent à la fois) va gouverner le texte jusqu’à la fin. Sans doute sa mise en place ici ne va-t-elle pas sans réticence puisque le scripteur n’arrive pas à reprendre pied :

pause=00:01:54

00:30:00 retour après très bien

ajout d’une virgule

avancée en fin de texte

ajout de et

suppression de et

ajout de c’est

suppression de c’est

ajout de et quand

suppression de quand

ajout d’un point après et

passage à la ligne

pause=00:00:57

00:35:00 ajout de Cette émission

pause=00:01:15

ajout de était bien

On est encore une fois surpris par ce point qui suit la conjonction et. Manière de montrer, en maintenant et, que la phrase n’est pas finie, tout en signifiant par le point que pour l’instant, la suite n’est pas trouvée, et de pouvoir passer à autre chose. Cette autre chose, c’est la répétition de la première phrase écrite : Cette émission était bien. L’écriture stagne, le texte a du mal à se développer. À 40 mn d’écriture, il est le suivant :

L’illettrisme est un problème qui gêne certains personnes car ils ont honte devants les personnes de l’exterieur.

Cette émission était très explicatif, les presonnes qu’ils ont présanté montrer bien comment ils se cachaient, comment ils s’en sortaient et.

Cette émission était bien

Après des corrections formelles, le scripteur positionne le curseur après comment ils s’en sortaient et., supprime le point et inscrit simplement vie. Après ce vie, il va placer puis enlever un point, puis une virgule. On voit là encore des marques d’hésitation sur la suite à donner. L’effet produit par ce nom posé là sans verbe introducteur ni même déterminant est celui d’un bloc insécable et immuable. Quand le scripteur se décide à ancrer le nom vie dans le discours, c’est par comment est leur : on retrouve la conjonction comment, dont l’effet de refrain est maintenant acquis (c’est la troisième occurrence) mais l’imparfait de mise dans les deux premières subordonnées est devenu un présent. Comme si le caractère immuable de cette vie débordait le cadre de la concordance des temps pour s’imposer au présent étendu. Ce présent est contagieux puisque la séquence qui suit immédiatement est l’inscription de comment ils se débroullent. (écho au se débrouillaient incrit à 20’ d’écriture et supprimé tout de suite, le premier de la série des verbes décrivant les actions des illettrés).

Quelques minutes plus tard, se débroullent est mis à l’imparfait mais est leur vie reste au présent. Avec se débrouillaient resurgit un verbe également utilisé en début d’écriture, puis supprimé : à l’inverse de ce qui s’est passé plus haut (à 20mn d’écriture), se cachaient est remplacé par se défendaient. L’ambivalence entre le repli et la sortie est en train de basculer en faveur de cette dernière. Le sème de bataille contenu dans se défendaient appelle sûrement la proposition inscrite en fin de texte : comment ils battaient, qui deviendra quelques instants plus tard comment ils se battaient.

C’est en fin d’écriture que le scripteur va revenir dans cet endroit du texte, pour le compléter et terminer son texte en même temps :

remplacement du point final par une virgule

ajout de comment

remplacement de cotidienne par quotidienne

remontée en début de texte

suppression du s de mals

pause=00:01:22

avancée à certains personnes

mise au féminin de certains

pause=00:01:11

parcours du texte, série d’opérations après déplacement

01:30:00 remplacement de ils par elles

remplacement de ils par elles

remplacement de où par ou

pause=00:01:46

remplacement de ils par elles

ajout de illettrées après les personnes (qu’ils ont présentées)

remplacement de ils par elles

remplacement de ils par elles

01:35:00 remplacement de ils par elles

avancée en fin de texte

ajout de elles se montraient.

Le verbe se montrer est l’antonyme de se cacher, qui est longtemps demeuré le premier verbe de la série (remplacé ensuite par se défendre). L’ambivalence a définitivement basculé dans ce qui est presque le texte final :

A mon avis, les illettrés doivent être mals dans leur peau car si certaines personnes. L’illettrisme est un problème qui gêne plusieurs personnes car elles ont honte devant les gens qu’elles rencontrent dans la rue ou dans d’autres endroits.

Cette émission était très explicative, les personnes qu’ils ont présentées montraient bien comment elles se défendaient, comment elles s’en sortaient, comment est leur vie quotidienne, comment elles se débrouillaient, comment elles se battaient, comment elles se montraient.

Le repli n’apparaît plus dans cette liste. Pourtant, tout n’est pas résolu : les sèmes de bataille (se défendre, se battre) et de difficulté (s’en sortir) sont toujours présents, même en négatif, témoignant des obstacles que rencontrent les illettrés. Le scripteur nous réserve une ultime surprise :

pause=00:01:10

remplacement du point final par une virgule

ajout de comment elles se

suppression de se

ajout de lisaient.

L’émergence du verbe lire, paradoxal puisqu’il s’agit d’illettrés, semble avoir surpris le scripteur lui-même puisqu’il s’apprêtait visiblement à écrire un pronominal, le réfléchi se ayant été inscrit, puis supprimé pour faire place à lisaient. En relisant le texte, on s’aperçoit alors qu’à aucun moment, l’auteur n’a défini l’illettrisme en terme de non lecture. Si l’absence de lecture est présente, c’est en creux, à cause du préfixe privatif composant illettrisme et illettré. Aussi l’idée d’illettrés lecteurs, qui nous étonne, est-elle peut-être moins surprenante pour Abdellatif qui a présenté dans la vie des illettrés bien autre chose que la non lecture. Toutefois, en terminant son énumération par là, l’auteur accorde à l’action de lire une important capitale elle prend pour le lecteur une résonance particulière. On s’aperçoit finalement que l’ambivalence entre repli et sortie qui organise l’écriture se reflète, dans le texte final, dans une autre ambivalence : de la même manière qu’en début d’écriture, les illettrés se cachent puis, en fin d’écriture, se montrent, on trouve en début du texte, les illettrés, qui à la fin, lisent.

On peut s’interroger sur l’utilisation de telles observations en classe. Il semble opportun d’inciter les élèves à observer les faits relevés ici et à leur donner du sens, opportun aussi de faire remarquer que la structure répétitive comment + verbe pronominal à l’imparfait finit, dans l’écriture, par s’imposer comme une matrice syntaxique dans laquelle le scripteur se coule pour amplifier sa phrase. Au contraire de l’exemple d’Édouard cité plus haut, Abdellatif s’est aperçu, à un moment de l’écriture, de l’intérêt de la régularité qu’il avait installé et l’a astucieusement exploitée. On trouve, dans le corpus de textes écrits selon cette consigne, au moins deux autres exemples de régularités syntaxiques qui s’amorcent, mais ne sont pas poursuivies comme ici. L’examen de cette écriture pourrait être le lieu du retravail des autres textes.

Conclusion - de la critique génétique à des pratiques didactiques

Objet d’expositions grand public, partie chaque jour croissante de l’appareil critique des ouvrages, principe organisateur de collections spécifiques, la génétique textuelle a aussi pénétré les manuels de français destinés aux lycéens, dont la plupart comportent des fac-similés de manuscrits d’écrivains. Les Instructions Officielles les plus récentes incitent les enseignants à faire observer ces manuscrits aux élèves et à les conduire à s’intéresser à leurs propres trajets d’écriture. Cette innovation pose la question de la lisibilité des manuscrits d’écrivains et de la transposabilité à l’écriture ordinaire de phénomènes observés dans l’écriture littéraire. Les enseignants n’étant formés, ni au décryptage des manuscrits, ni à l’appréhension de l’écriture en actes, l’introduction de la problématique de l’écriture dans un lieu – le lycée lors de la préparation du baccalauréat – où le texte a toujours été roi ne va pas sans heurts. Il est en outre paradoxal que l’école primaire, où l’enseignant est relativement libre de proposer à ses élèves des créations écrites diversifiées, ne soit que peu concernée par cette approche nouvelle de textes en train de s’écrire.

Dans la perspective de l’enseignement-apprentissage de l’écriture, c’est-à-dire dès l’école élémentaire, l’observation par les maîtres de trajets d’écriture des élèves leur permettrait appréhender l’extraordinaire complexité de l’écriture, jamais réductible à une juxtaposition d’éléments pré-pensés, et l’ensemble de savoir-faire dont leurs élèves font preuve lors de cette activité. Elle pourrait être le lieu d’une double prise de conscience : celle des enseignants s’apercevant de l’attention à la langue et de la finesse d’appréhension – difficiles à déceler dans les textes finaux – que manifestent les enfants ; celle des enfants découvrant que pour les autres comme pour eux-mêmes, pour les experts comme pour les débutants, l’écriture est aussi une affaire de rature.

Claudine Fabre, auteur de la première étude génétique sur les brouillons d’écoliers (1990), travaille aujourd’hui sur la lecture des textes d’enfants : une lecture savante, au sens du repérage de faits de langue qui deviennent – ou pourraient devenir – des faits de style ; une lecture compréhensive, au sens de coopération active du lecteur aux sens que tentent de  construire, maladroitement souvent, les scripteurs ; une lecture exigeante, au sens d’attention constante au devenir du texte, à ses améliorations potentielles et aux conditions de leur efficience. Ce regard à la fois positif et critique – celui que l’on porte sur les textes d’écrivains – est la condition d’amélioration des textes et de respect de leurs auteurs. Comme la critique génétique aide à pénétrer l’art des écrivains, l’examen de genèses de textes d’écoliers a pour objectif d’aider à mieux connaître l’activité des écrivants.