Le lecteur qui découvre le premier brouillon de Barbaresques1 est confronté à un déconcertant objet littéraire. Autour d’une séquence de dix fiches, il déploie un éventail d’ajouts et béquets2 qui diffèrent par leurs papiers, leur découpage, leur place dans la chronologie. Le tout donne figure à un grand puzzle génétique. Taillés sous les formes les plus diverses, du carré à la fine lanière, choisis dans un dégradé de papiers multicolores qui va du gris au rose, les ajouts sont tantôt collés aux fiches, tantôt scotchés ou insérés entre deux cartons, repliés sur eux-mêmes, agrafés les uns aux autres, écrits recto verso : un travail de haute école papetière. Les instruments d’écriture ne le cèdent pas aux papiers : gros stylographe à encre bleu- marine, fine plume à encre émeraude, calame à encre rouge3. Ce spectaculaire exercice de marqueterie que la reproduction (dans « Inédit ») a dépouillé de ses couleurs, procède d’un rapport sensible et presque sensuel qui lie Paulhan aux matériaux de l’écriture4. Mais il est aussi le reflet d’une bien étrange genèse. On ne peut s’empêcher d’imaginer le sourire narquois de l’écrivain, s’il pouvait observer les efforts d’un critique du XXIe siècle pour éclairer l’une par l’autre l’autopsie des documents, le décryptage de l’écriture, la poursuite de la pensée. La tentation est grande de relever ce défi, pour imaginaire qu’il soit. En jouant avec les papiers et les plumes, Paulhan trace malgré lui (mais au fait : le savons-nous vraiment ?) un sillage de repères, tel celui du Petit Poucet.  Suivons ces cailloux multicolores.

Au départ, Paulhan choisit pour support des fiches cartonnées d’un format de 135 mm sur 105 mm5. Si son goût du fichier est connu, le choix d’une surface aussi réduite peut surprendre dans un brouillon de premier jet. La seconde version manuscrite, va au rebours utiliser des feuilles de 220 mm sur 170 mm. Une ascèse des corrections s’impose ainsi au Paulhan grammairien et fait songer aux tablettes dont se servait Quintilien pour enseigner l’art de la concision à ses élèves. Et en effet, les corrections en cours d’écriture sont rares à l’origine et la plume ne trébuche que sur de menus cailloux : une transformation de « étaient venus s’abattre » en « s’abattaient » (2)6. Une hésitation entre « diverses » et « plus d’une », entre « peut-être » et « sans doute », entre «un nommé » et « un certain » etc. (3). La première campagne de révisions, qui faufile entre les lignes une fine écriture d’émeraude, n’est pas d’une autre nature 7 : hésitation entre « porté » et « posé », entre « plus amusant » et « moins ennuyeux » (2) : légères nuances de synonymie, qu’une accolade laisse parfois en suspens et dont certaines le resteront encore dans le second manuscrit. Au demeurant, ces micro changements n’ont que peu d’effets sur la genèse. Ce n’est pas le mystère de la langue qui est en jeu ici : c’est celui de la patrie8. Exploré d’abord sur un mode pédagogique, il déborde le genre et le cadre du récit initial pour déboucher sur une polémique qui monte en régime jusqu’à la vivacité, voire la violence. Cette dynamique bouleverse les conditions de l’écriture et ruine la légende, toujours attachée à Paulhan, d’un auteur impeccable qui ignore les incertitudes de la plume. Pour les supports, un changement décisif se produit avec l’introduction des béquets qui serviront désormais de béquilles à un texte qui se déverse de la fiche. Ils sont découpés dans des feuillets qui semblent avoir eu à l’origine le même format (88 mm sur 130 mm) et se présenter en blocs dont on les pouvait détacher9. Les caractéristiques (épaisseur, filigranes) de ces papiers varient ; on en observe trois types (voir plus loin « Les manuscrits de Barbaresques », p. X), dont la distribution dans le manuscrit fournit des repères à l’histoire de la genèse. L’introduction des béquets modifie entièrement les conditions de travail. Ils permettent de créer à tout moment un nouvel espace d’écriture et entraînent l’emploi de nouveaux outils : calame et encre rouge, destinés à marquer les renvois, mais qui ouvrent aussi, en les circonscrivant, de nouveaux emplacement sur la fiche (à partir de (4)). Enfin (à partir de (5)), entrent en jeu les ciseaux qui taillent dans le corps même des fiches : découpées en tranches, elles sont ensuite collées sur le support d’une fiche vierge : un exercice de coupé-collé qui n’a rien à envier aux virtualités futures de l’ordinateur.

Que nous apprend cet exercice d’anatomie manuscriptologique ? En matière de chronologie, il livre des indices parlants à l’échelle d’une fiche : ses caractéristiques propres (intacte ou découpée – et comment) et celles des béquets : papier, endroit de l’insertion, rapport au texte de la fiche et à celui des autres béquets, tout cela nous informe plutôt généreusement sur une micro-chronologie. Qui n’est « micro », au demeurant, que par la taille de l’échantillon, mais non pas nécessairement par le temps qui sépare les différentes interventions. Ces indices sont plus difficiles à articuler en une chronologie globale, s’agissant d’un manuscrit qui porte la trace d’une centaine et plus d’interventions. Sans doute pourrait-on tenter de les classer en une longue série de séquences dont chacune montrerait, comme dans un instantané, l’état du manuscrit à chaque moment de la genèse. Mais je ne m’attaquerai pas à ce travail de longue haleine ; la chronologie n’est pas un but en soi et l’essentiel, ici, est ailleurs. Fiches et béquets sont les supports d’un double mouvement d’écriture, rédaction et ajout, dont le second finit par dévorer le premier. Un examen plus poussé découvre sous les lignes un inlassable travail de retour sur le déjà-dit.

Regardons-le sur une fiche. Sur le corps de (3), sont inscrits au stylo trois corrections (ou alternatives) et six ajouts. Le premier apparaît à la fin d’un paragraphe (en haut de la fiche) qu’il prolonge et complète. Les autres figurent toutes dans le texte et au-dessus de la ligne. Elles sont par conséquent le résultat d’une relecture (ou de plusieurs). Les corrections immédiates - dans la ligne - restent d’ailleurs l’exception dans le manuscrit tout entier. On ne peut distinguer entre ces différentes interventions tant qu’elles s’effectuent sur le même support (en l’occurrence, le corps de la fiche) et à l’aide du même instrument (le stylo); en revanche, deux ajouts effectués à la plume et à l’encre émeraude permettent de caractériser une campagne distincte. Mais les ressources de la fiche sont vite épuisées. Aussi, quand le retour sur le texte fait émerger un thème inédit – l’avenir qui attend les élèves – l’écriture est-elle contrainte d’émigrer sur des béquets, qui font alors défiler sous nos yeux toutes les étapes d’un étourdissant travail de montage. Le premier ajout s’inscrit en haut de la marge droite. Il induit un complément qui appelle à son tour un béquet. Celui-ci sera collé en dessous – et l’écriture va en déborder sur un troisième, qui viendra s’ajouter à la fin. Tout cela s’aligne, de haut en bas, le long du bord droit ; une grande accolade et un renvoi à l’encre rouge introduisent l’ensemble de ces textes dans la fiche. Mais pour autant, rien n’est terminé. Tous les ajouts de la marge droite sont relus à leur tour et cette lecture génère, faut-il le dire, une nouvelle série d’additions aux ajouts. En haut, à droite, elle fait surgir un second béquet (« Ce mot de casse nous parut sur le moment obscur. ») qui vient se greffer sur le premier. Passons en bas : le thème des serments d’enfance, apparu d’abord sur le corps de la (dernières lignes), exerce un effet de rémanence et mobilise une réflexion (« Il n’est pas si facile de se débarrasser d’un serment d’enfant ») qui va à son tour ajouter béquet sur béquet (en bas, à droite). Enfin : la rémanence agit aussi sur les mots. Celui de « casse », qui a déclenché l’ajout d’en haut, va revivre dans l’esprit de Paulhan et provoquer un autre ajout en bas : « (j’y voyais un synonyme de séné) » : ce sera le troisième dans la chaîne des encollages et agrafages de la marge droite. Je m’arrête ici, sans savoir si le lecteur me saura bon ou mauvais gré d’abandonner ainsi à son sort la marge gauche (pleine d’intérêt pourtant) - sans parler de toutes les autres fiches, dont l’ensemble fournirait une documentation magistrale à n’importe quel cours de critique génétique. J’espère seulement que cet exemple fragmentaire pourra éclairer un mécanisme fondamental : celui d’une genèse qui fait naître le texte d’un mouvement de relectures et de révisions, dont chacune induit des associations d’idées, des arguments et des tonalités nouvelles. On voit bien que l’emploi des béquets, en apparence fantaisiste, est en réalité parfaitement fonctionnel et littéralement taillé sur mesure au service de la plume.

Mais à la longue, cette plasticité ne suffit pas encore. Le jeu des ajouts se fait trop compliqué. En (4), le texte déborde si bien du béquet (bord droit) qu’il faut le doubler au dos d’un second feuillet, sous lequel trois nouveaux béquets viendront encore se glisser. Les limites du procédé sont atteintes et, à partir de la fiche suivante, les cartons seront découpés à leur tour. Cette genèse constamment morcelée, faite de retours sur elle-même, de rebonds, de sautes d’humeur, d’arguments empilés, réserve pourtant une surprise de taille à qui revient à la surface du texte. Il découvre alors que celui-ci s’enchaîne au lieu d’éclater et qu’il suffirait, en somme, d’assez peu de choses pour que la première partie de ce brouillon fantaisiste puisse partir pour l’impression avec son bon à tirer. Cet enchaînement inattendu d’une composition en mosaïque est la signature d’une cohérence interne du projet d’écriture. Elle sera perdue dans la seconde partie du brouillon et, en fin de compte, l’ensemble de la rédaction fera l’objet d’un nouveau manuscrit, tout aussi travaillé, mais issu d’une toute autre façon d’écrire. Pour comprendre ces mystères, il ne suffit pas de décrire ce que nos yeux voient. Pour un temps, il faut quitter la genèse d’encre et de papier et examiner les causes qui ont produit ces effets. Ecartons-nous du manuscrit pour mieux le voir.

Le 13 février 1956, Jean Paulhan écrit à Louis-René des Forêts une lettre qui s’achève sur ces lignes : « Laissez-moi encore ajouter un mot. Non, je ne l’ajouterai pas. A la fin il est devenu trop long, il fait tout un article - que je vous dois et que je vous enverrai s’il paraît quelque part »10. Cet article, ce sera Barbaresques, qui paraît le 15 mai dans Le Temps de Paris11. La rédaction a donc duré trois mois, un délai plutôt long pour « ce petit article » (Jean Paulhan). Et le dossier – brouillon et manuscrit - confirme bien l’extraordinaire travail d’élaboration que l’écrivain a effectué sur un texte qui tient tout entier sur deux pages d’un journal. C’est que Barbaresques ira bien au-delà des circonstances qui l’ont provoqué. Cet essai-pamphlet prend place dans un débat déjà engagé par des échanges avec L.- R. des Forêts et d’autres correspondants12, mais aussi par les Chroniques de Jean Guérin (i.e. Jean Paulhan) parues  la même année dans La Nouvelle NRF. Le tout sur un même sujet : la guerre d’Algérie. Comme la plupart des écrits politiques de Paulhan, Barbaresques seraun texte de protestation. Il s’oppose aux écrivains et artistes réunis notamment dans le « Comité d’Action des Intellectuels contre la poursuite de la guerre en Afrique du Nord », où figurent nombre de ses camarades de la Résistance et de ses proches13. Mais étrangement, Barbaresques s’ouvre non pas sur une polémique, mais sur un souvenir. A travers les échanges avec ses amis, Paulhan a perçu les enjeux d’un débat qui porte plus loin et profond que l’actualité politique. De là, le besoin de prendre ses distances pour retrouver l’essentiel et de soumettre au dialogue ses convictions sous la forme d’un récit et d’un enseignement. Ainsi, la correspondance avec René-Louis des Forêts aura donné l’impulsion à un renouvellement du débat tout en changeant sa nature. Jean Paulhan en a eu conscience qui écrit à son interlocuteur : « Je vous dois d’avoir écrit Barbaresques. Et je n’ai guère d’autre sentiment à votre égard que de la reconnaissance »14. Ce tournant donne au texte un statut générique singulier, car le projet pédagogique ne sera pas maintenu jusqu’au bout. Le texte sera tour à tour souvenir autobiographique, apologue, satire, « leçon de grammaire et d’histoire », polémique, utopie. Ce sont les singularités de ce parcours qui vont déterminer en fin de compte la structure du texte publié. Divisé en une suite de chapitres dont chacun aura un titre propre, il présente une composition inhabituelle pour un texte de cette nature. On verra combien l’histoire de sa genèse importe à qui veut en comprendre la logique.

Nous voici donc, au départ, sur les bancs de l’école, avec pour maîtres un instituteur de jadis - celui du jeune Jean Paulhan- et d’aujourd’hui - celui de son petit-fils Jacques. A la Libération, Paulhan avait déjà publié un petit texte intitulé « La patrie présentée à des enfants », une leçon proposée aux grandes personnes à la façon d’une fable en un temps ou cette formule n’avait pas encore tourné au cliché15. Mais dans Barbaresques, il s’agit d’une véritable démonstration construite en forme d’apologue. Un apologue un peu étrange, sans doute. Si plusieurs voix s’y font entendre, comme cela arrive dans une fable, le récit est conduit à la première personne – une personne qui va m’occuper encore tout à l’heure. En revanche, la composition est réglée avec une rigueur toute classique. Si nous inversons un instant la perspective génétique pour regarder le texte à partir de son point d’arrivée, nous trouvons dans la version imprimée la double image des deux instituteurs, Lyon et Lion, qui se reflètent comme dans un miroir à cinquante années de distance16. Chacun enseigne aux élèves les gloires et les malheurs de la patrie : le premier, l’épopée coloniale et la défaite de 1870, le second, les Droits de l’Homme et la guerre d’Algérie. Le parallélisme est si marqué qu’il paraît inscrit dès l’origine dans la structure du texte. Il n’en est rien pourtant, comme le révèle le retour au manuscrit. M. Lion n’y occupe au départ qu’une place modeste : cinq lignes en haut de (4). Son éloge de la France s’étoffe ensuite d’un béquet (à gauche), mais c’est seulement le long ajout sur la guerre d’Algérie, développé en plusieurs étapes (sur les béquets de droite dont j’ai parlé plus haut), qui l’établit symétriquement face à M. Lyon. Mais à partir de ce moment, Paulhan intervient pour faire ressortir cette symétrie jusque dans le détail : comme son prédécesseur, M. Lion distrait les élèves d’un cours d’histoire et géographie pour leur parler de la France, (3), ajout gauche), comme lui (2), ajout gauche) il est un ancien combattant – une précision ajoutée encore tardivement dans le second manuscrit. C’est qu’à l’origine les deux instituteurs devaient seulement incarner les idées reçues de deux époques de l’Histoire, que deux guerres mondiales avaient séparé à jamais. Mais au fil de la genèse, cette dualité a subi l’attraction d’un modèle archétypique plus profond : l’opposition entre une France charnelle et une France spirituelle, qui marque la pensée de Paulhan de façon durable17. Entre les deux, l’esprit tient la balance égale : « M. Bardèche et M. Benda font chacun une bonne moitié de patriote. Il suffirait de les combiner pour obtenir un français complet »18. Mais le sentiment incline à l’occasion vers le premier. C’est M. Lyon qui « caresse ses collines et ses forêts, ses mers très nombreuses et ses gouffres » quand il parle de la France, c’est lui qu’une correction précoce (1) fait juif et le range par là au nombre des meilleurs19. Si, en révisant, Paulhan va assaisonner de quelque malice les propos de son vieux maître – le drapeau Français « posé avec tact sur tant de terres étrangères » (2), correction sur fiche et ajout sur premier béquet droit), la perte des provinces de l’Est « - ce dont l’Alsace-Lorraine était inconsolable » (2), béquet en bas à droite), l’évocation de M. Lyon garde pourtant quelque tendresse. Il n’en restera guère pour M. Lion dont les propos s’enrichissent, au fil des ajouts, d’un sarcastique florilège de clichés : « les intérêts abjects d’une certaine classe dominante », « les marchands de canons », les « justes revendications des prolétaires » etc. (4), béquets à droite). Mais la différence ne s’arrête pas là. M. Lion n’est qu’une idée, M. Lyon, un souvenir d’enfance. Après l’avoir dissimulé sous un nom alsacien et des références chrétiennes (« Herrgott », en français : Leseigneur) (1), Paulhan se contente de changer une lettre : Jules Lion, ami de la famille et maître d’Ecole à Nîmes, va devenir M. Lyon qui comptera parmi « tous ces petits crapauds qu’il voyait autour de lui » (3), béquet de droite) le petit Jean Paulhan, sagement assis sur son banc de la communale20. Ainsi une remémoration autobiographique, surgie au détour d’un apologue, donne soudain une autre dimension au projet d’une démonstration politique. Elle y fait entendre une voix à la fois mélancolique et amère, celle du Paulhan qui dira encore un demi-siècle plus tard : « Ah ! je ne voudrais pas redevenir enfant »21. La première phrase de Barbaresques : « J’ai eu mon enfance s’est trouvée gâtée par toute sorte d’idées » se prolonge en un ajout tardif : « de préocc.<upations> qui me venaient des grandes pers.<onnes> ». (1) fiche et béquet). Glissée difficilement à l’extrême bord d’un ajout, c’est la première efflorescence d’un thème dont différentes révisions vont tisser la trame récurrente d’un texte par ailleurs éclaté. En (3) : « Il n’est pas facile de se débarrasser d’un serment d’enfant » (en bas, second béquet droit). En (4), à propos des grandes personnes : « Il faudra touj.<ours> qu’elles nous mettent des pierres sur le cœur » (en bas, béquet droit). En (5), le thème est transposé dans l’actualité : « Les pierres que nous apporte M. J. P. Sartre ou M. Maurice Thorez « (En haut, béquet droit). Si l’on retrouve l’expression, son application à l’enfance est ici moins nette et sur les fiches on lit : Ici je songeai d’abord que j’étais entre temps (…) du côté des grandes personnes » (bas de (4), haut de (5)).Les leçons de M. Lyon seront ainsi rappelées à l’appui du combat pour l’Algérie : « J’ai même fait allusion à mon expérience ancienne ; au premier M. Lyon » ((6),  béquet droit en bas) et serviront encore pour la conclusion : « Je lui ai rappelé ce que me disait le 1er M. Lyon », barré dans notre brouillon ((10), béquet) mais rétabli dans le second manuscrit : « « J’ai même rappelé mon Lyon à moi, celui qui m’avait mis des pierres sur le cœur(…) ».

Mais auparavant, le destin de la genèse aura basculé au moment où le narrateur quitte les habits de l’enfance pour revêtir ceux des grandes personnes. L’écriture fixe précisément le lieu et l’instant de ce changement : « Ici je songeai d’abord que j’étais passé du entre temps du mauvais côté, que j’étais (ou du moins que je semblais à Jacques en t<ou>t cas) du côté des grandes personnes » ((4) en bas, (5) en haut). Malgré l’ambivalence nostalgique de la parenthèse – c’est le regard de l’adolescent qui sépare le narrateur de l’enfance - ce passage marque une césure. L’entaille qui, pour la première fois, coupe en deux une fiche (5) et traverse le brouillon en son exact milieu prend en ce sens valeur de symbole. Un nouveau mécanisme de l’écriture apparaît (ou plutôt se dérobe), qui permet d’opposer la suppression à l’ajout. La suppression ne se donne pas à lire – pas plus que, quarante ans plus tard, sur les premières générations d’ordinateurs. Du moins peut-on observer que tombent progressivement sous les ciseaux des passages plus nombreux (7) et plus étendus (8), (10). Inversement, le découpage des fiches permet d’y insérer des fragments rédigés hors du manuscrit et qui créent ainsi un autre niveau de la rédaction. La destruction du support reflète des conflits d’écriture qui naissent de visées et de positions narratives désormais divergentes.

Barbaresques, on l’a vu, est écrit d’un bout à l’autre à la première personne. Mais dans la première partie, l’essentiel du récit est composé de discours rapportés ; MM. Lyon et Lion occupent le devant de la scène. Désormais, le « je » prend directement la parole et le narrateur passe au premier plan. L’articulation avec la première partie est assurée à travers un jeu de rôles : le narrateur prend la place de l’instituteur « pour faire à Jacques deux ou trois petites leçons de grammaire ou d’histoire » (5).  Et en effet, une explication de textes figure en ajout : la Constitution ne prévoit pas « de conduire les territoires d’outre mer à se gouverner mais à s’administrer eux-mêmes » (souligné en rouge, béquet droit)22. Moins précise est la leçon d’histoire qui commence sur la même fiche pour conclure que les troupes françaises « ne se battent guère que contre cette Ligue arabe et ses disciples et de pauvres gens terrorisés par les fellagas » (6). La leçon du maître d’école s’achève en un plaidoyer de grande personne qui débouche sur une violente polémique en sautant par-dessus une rupture dans le texte. Il s’agit des passages extrêmement raturés au recto et version de (6) (seconde partie) qui conjurent la disparition de la France à l’instar de l’Empire Romain « (…) où tous les hommes étaient vivaient (…) dans une inconcevable lâcheté décomposition (…) l’estomac l’intestin & les couilles encore vaillants, mais la tête pourrie » (la phrase est éclatée entre les corrections sur la fiche et un béquet gauche en bas). Les symptômes de la décomposition sont dénoncés – « Ici je songeais aux derniers livres à la mode. à délicieux « certain sourire » de Françoise Sagan en particulier » ((6), dernières lignes) en même temps que ses responsables. Guy Mollet est pris à partie par des accusations qui se développent au recto et au verso des béquets droits et encore au verso de la fiche même. Et si, dans la seconde version, Françoise Sagan va se trouver épargnée, Guy Mollet y recevra une nouvelle volée de bois vert23 ; le thème du déclin sera développé une fois de plus. La structure du texte se trouve ainsi ébranlée par une double oscillation : sur le plan thématique, l’alternance de deux thèmes associés mais distincts – destin de l’Algérie, destin de la France – sur le plan rhétorique, le passage d’un registre argumentatif à celui de l’indignation et de la colère. Aussi les deux étapes terminales de la genèse resteront-elles dissociées l’une de l’autre et partiellement inachevées. La première ((7), (8)) revient au mode de l’argumentation à travers un thème qui s’annonçait déjà plus haut sous une forme cryptée : « Tout cela nous paraissait clair il y a quinze ans » avait dit M. Lion (4) ; « Oui, mais qu’avait-il voulu dire avec son ‘Tout ceci nous paraissait clair il y a quinze ans pas si longtemps’ » reprend le narrateur (7). Ce rappel de l’année 1938 intervient pour mettre en contradiction avec eux-mêmes les patriotes qui, hier, avaient refusé Munich et capitulent aujourd’hui en Algérie.  Le procédé est familier à Paulhan24 mais ici la démonstration débouche sur un vide : la moitié de la fiche (8) a été découpée et nous ne pouvons que spéculer sur le contenu de l’ « exemple » que l’écrivain y avait fait figurer. C’est seulement dans le second manuscrit, dont la nécessité apparaît de plus en plus clairement, que cette lacune sera comblée par un nouveau texte25. Pour retrouver le sens de la genèse, il faut donc prendre en compte cet ajout qui n’existe qu’en creux dans le brouillon. Il revient sur les thèmes de l’Algérie et de la décadence française, mais dans une autre perspective. A propos du premier, Paulhan aborde un thème absent du brouillon : celui des défaillances de la puissance coloniale qui « a abandonné la grande partie d’un peuple trop nombreux à la misère et au chômage »26. Pour le second, il remonte le cours du temps pour évoquer l’avant-guerre et les Français « dignes de leur défaite », mais engagés ensuite dans une Résistance qu’ils trahissent aujourd’hui à leur tour : « Claude Bourdet, Mendès-France ou Roger Stéphane, vaillants en 1940, ont en 1956 perdu la face »27. Par ce retour à l’actualité – et à la polémique – l’écrivain jette un pont entre les deux dernières parties du brouillon ((8) d’un côté, (9) et (10) de l’autre. Mais pour qui le traverse, tout est changé. La Résistance dont il sera question désormais n’est plus celle des querelles d’après-guerre. Ni l’écriture celle de la seconde version. Les fragments collés sur la fiche (9) sont si proprement découpés qu’on n’aperçoit pas, au premier coup d’œil, l’emboîtement des quatre fragments dont est composé le texte. Nous ne connaîtrons jamais le travail dont chacun d’eux est issu, les tentatives qui ont précédées sa version finale. En revanche, nous voyons la genèse se poursuivre sur la fiche à grands coups de calame rouge ; elle continuera encore à travailler le texte à travers le second manuscrit et jusqu’à la version imprimée. Cet acharnement inhabituel est d’autant plus frappant que le sens du texte n’est pas en question : c’est une même idée qui s’affirme, têtue, obstinée, à travers toutes les versions. Mais ici, chaque mot compte et une exacte justice doit être rendue à chacun, qu’il s’agisse des communistes (la restriction qui les frappait - « dès 1941 » (6) - sera levée par la suite) ou, au rebours, des « réactionnaires bourgeois ou même modérés » qui viendront plus tard illustrer encore la diversité des Français. C’est que, dans la Résistance, toutes ces oppositions seront abolies. Seul compte un sentiment commun et qui ne se peut expliquer : l’amour de la France, un sentiment secret et irraisonné : le mystère de la patrie. Dans ses écrits d’après-guerre, Paulhan a déjà professé cette foi28, parfois, il est vrai, sur le mode de l’utopie. Et dans les dernières lignes du dernier ajout ((10), béquet recto-verso) qui vient clore le texte, Jacques regarde « avec un peu de dédain » cette grande personne qui lui parle : « même son regard exprimait clairement la pensée que ‘dans ce temps-là on le monde était bête’ ».

Le jour où paraissait Barbaresques éclatait une crise gouvernementale qui allait ouvrir en grand les portes de la guerre en Algérie29. Pierre Mendès-France déclarait : « On m’a accusé d’avoir bradé l’Indochine. Je ne braderai pas l’Algérie »30.

De la Gauche à la Droite, on s’accordait pour refuser l’abandon d’une nouvelle partie de l’Empire. Paulhan le rebelle rejoignait sur ce point l’opinion des milieux officiels ; Barbaresques ne fera pas scandale comme l’avait fait, quatre ans auparavant, la Lettre aux Directeurs de la Résistance31.Le temps est passé là-dessus et l’on n’évoque plus guère (ni volontiers) les conflits entre intellectuels français qui étaient loin d’être unis dans une commune opposition à la guerre d’Algérie. Un demi-siècle d’oubli a recouvert Barbaresques de sa poussière. Il a fallu la découverte d’une mince enveloppe de papier kraft pour que revive l’être de papier et d’encre qui y était comprimé, immobile, depuis des décennies, pour qu’il déploie ses antennes et fasse revivre un moment de notre passé, l’aventure d’une genèse et la logique d’un écrit. Le brouillon ouvre sous nos yeux l’extraordinaire éventail d’une écriture sans pages, retenue dans les fiches comme au creux de la main, mais lâchée dans un envol coloré d’ajouts qui finissent par se composer en tableau. On voit se dessiner et s’effacer tour à tour tendresse et ironie, réflexion et satire. Mais on voit aussi agir des affects qui déconstruisent le programme génétique. De la blessure d’un souvenir heureux – on sait que Paulhan a passé aux colonies une partie de sa jeunesse – du traumatisme d’une fierté nationale – l’insurrection d’Algérie survient trois mois à peine après l’abandon de l’Indochine – jaillit une indignation qui dévie le projet initial, fait éclater la composition du texte, échouer le dialogue avec les partisans de la paix en Algérie, pour dévoiler à la place une confidence d’enfance et une nostalgie de l’utopie. A soixante-dix ans passés, après près de vingt ans d’incursions dans les affaires publiques, Paulhan quitte la politique et les grandes personnes pour ne plus y revenir. Jusqu’à sa disparition, il ne parlera plus que d’art et de littérature : du mystère de la Langue.

Remerciements

Madame Claire Paulhan a autorisé la publication des documents inédits de ce dossier, mis à ma disposition les textes du second et du troisième manuscrit de Barbaresques et répondu à mes questions avec une inlassable gentillesse. Je ne saurais trop la remercier pour son accueil et pour ses indications.

1  Dans les archives Jean Paulhan à l’IMEC figure une seconde version manuscrite de ce texte et une version dactylographiée avec corrections. La première accomplit, à travers de nombreuses corrections, le passage du premier brouillon au texte paru dans la presse. La seconde est une révision ultérieure, effectuée pour la publication des Œuvres Complètes.

2  A la différence de Proust, Paulhan ne nous a pas laissé de néologisme pour qualifier ses créations papetières. J’emprunte donc au vocabulaire de l’imprimerie le terme de « béquet » qui désigne traditionnellement de petits morceaux de papier accolés aux épreuves.

3  Le calame de Paulhan provenait du Japon où cette variété de roseau, au bout taillé pour l’écriture, est encore en usage aujourd’hui.

4  Paulhan n’est pas seul en son temps à éprouver la jouissance des instruments et papiers ; voir les observations sur les manuscrits de Barthes dans le n° 19 de Genesis. Et, de Leiris à Butor ou à Barthes,   la littérature contemporaine est toute constellée de fiches. Mais non dans  leur emploi pour la rédaction d’un brouillon.

5  Voir « Les manuscrits de Barbaresques », p. XY.

6  Les chiffres entre crochets sont ceux de la numérotation portée par Paulhan au recto des fiches (encre rouge, coin supérieur gauche).

7  Réserve faite d’une inscription en [1], sur laquelle j’aurai à revenir.

8  L’expression revient à plusieurs reprises sous la plume de l’écrivain ; ainsi dans De la paille et du grain : « C’est donc qu’il existe un mystère de la patrie, comme il en est un des langues, et des Lettres », Jean Paulhan, Œuvres Complètes, Cercle du Livre Précieux, 1970, tome V, p. 353.

Cette édition sera citée par la suite sous le sigle O.C. ; les paginations renvoient toujours au tome V.

9  Sur la photographie de Paulhan, on voit au premier plan une réserve de fiches dans leur support.

10  Jean Paulhan, Choix de lettres, t. III, 1946-1968, Gallimard, 1996, p. 149.

11  Le titre n’apparaît que dans la version manuscrite sur feuilles. Il est sans doute engendré par la « leçon d’histoire » des fiches [5] et [6]. Les sous-titres des différents chapitres figurent uniquement dans les versions imprimées.

12   Voir notamment ibid., p. 330-332, pièces 125, 127 et 129.

13  Aux côtés de René-Louis des Forêts figurent notamment André Breton, Jean Cassou, André Chamson, Roger Martin du Gard, François Mauriac, Brice Parain et d’autres écrivains.

14  Jean Paulhan, Choix de lettres,  op. cit. p. 331.

15  Préface à Chroniques de Minuit, textes français, Editions de Minuit, 1946.

16  Voir Jean Paulhan, Barbaresques,  O.C.,p.461 ss.

17  Voir notamment De la paille et du grain, op. cit., p. 353 et 369.

18  Ibid., p. 369.

19  « Ah ! Je voudrais être juif pour dire (…) que j’ai pardonné à la France , une fois pour toutes, son impuissance à me défendre […] Je voudrais être juif pour devenir le meilleur des Français », De la paille et du grain , O.C., p. 329.

20  Dans ce jeu du « y » et du « i » l’auteur va parfois s’embrouiller lui-même ; ainsi en bas de [3].

21  Jean Paulhan, Entretiens à la radio avec Robert Mallet, Gallimard, 2002², p. 39.

22  Il s’agit de l’article 18 du Préambule à la Constitution du 27 octobre 1946 : « Fidèle à sa mission traditionnelle, la France entend conduire les peuples dont elle a la charge à la liberté de s’administrer eux-mêmes et de gérer démocratiquement leurs propres affaires (…) ». Pour l’interprétation a contrario qui est soutenue ici, Paulhan a sans doute consulté des juristes (l’ajout est tardif), comme il l’avait déjà fait pour l’article 75 du code pénal (trahison) dans son application aux collaborateurs. Voir Lettre aux Directeurs de la Résistance, O.C., p. 431.

23  Voir Barbaresques, O.C., p. 464, lignes 7-12 d’en bas.

24  Dans  De la paille et du grain (voir O.C., p. 352 s.), il compare la capitulation des anciens résistants en Algérie à la collaboration des anciens nationalistes avec l’Allemagne. Ce rapprochement va l’éloigner de certains de ses amis ; François Mauriac  écrit le 1er juillet 1956 :  « Que vous puissiez comparer ma position vis-à-vis de l’Algérie et des Arabes à celle de Drieu La Rochelle et de Brasillac vis-à-vis des Allemands montre que vous ne lisez pas mes articles (…) Nous sommes trop en désaccord sur trop de problèmes pour qu’une collaboration paraisse possible », in François Mauriac & Jean Paulhan, Correspondance 1925-1967, Editions Claire Paulhan, 2001, p. 320 s.

25  Dans le texte publié, il occupe, p. 465, le dernier paragraphe et, p. 466, les deux premiers (Barbaresques, O.C.) ; c’est donc un développement d’une certaine importance.

26  Barbaresques, O.C., p. 465. Au printemps de 1956, Paulhan avait collaboré à l’appel de « L’Union pour le salut et le renouveau de l’Algérie française » inspiré par Jacques Soustelle, ancien Gouverneur Général.  Le second manuscrit reprend certains thèmes de ce texte (O.C., p. 465 s.). Voir aussi Jean Paulhan, Choix de lettres, op. cit. Lettre 125, note 1, p. 331.

27  Barbaresques, O.C., p. 466.

28  Notamment dans La France présentée à des enfants, O.C. p. 312 et dans  De la paille et du grain, O.C. p. 353, 368 s.

29  La recomposition du gouvernement Guy Mollet qui demandait une nouvelle investiture à l’Assemblée Nationale.

30  Combat du 25 mai 1956.

31  Je ne retrouve, dans la presse, qu’une seule réplique : « L’abandon de Jean Paulhan » par Pierre Daix qui dénonce dans Les Lettres Françaises « les étranges amalgames entre Mendès-France, Sartre et les communistes d’une part, et les anciens collaborateurs de l’autre que Paulhan propose à la réflexion des juges militaires » (Un dirigeant de la Résistance, Claude Bourdet, venait d’être déféré au Tribunal Militaire pour avoir dénoncé la guerre d’Algérie).