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Duchenne de Boulogne et son patient 1

« Lorsque l’âme est agitée, la face humaine
redevient un tableau vivant »
Guillaume Duchenne de Boulogne

Un médecin

Guillaume-Benjamin-Armand Duchenne naît à Boulogne-sur-mer en 1806. Il soutient à Paris sa thèse de médecine, le 30 avril 1831. Pour P. Guilly, son biographe2, cet Essai sur la brûlure « ne fait guère présager la nature des études qu’il devait faire plus tard avec tant de succès sur l’électrothérapie ». Duchenne revient ensuite à Boulogne exercer la médecine. Quelques essais d’électropuncture sur un malade paralysé de la face semblent avoir décidé de sa passion pour les usages médicaux de l’électricité. En 1842 il s’installe à Paris et prend soin, alors, d’accoler l’expression « de Boulogne » à son nom, entre parenthèses. Celles-ci seront ultérieurement supprimées.

Dès lors, circulant d’hôpitaux en hôpitaux, côtoyant les plus grands médecins, Duchenne poursuit une œuvre originale où la recherche et la pratique médicale sont profondément liées aux développements des dispositifs techniques : en premier lieu l’électricité, mais aussi la photographie, la microscopie, les techniques de l’édition.

Le 15 mars 1875, conforté par l’intérêt que porte à ses travaux Mathias Duval 3, professeur à l’Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts et médecin lui-même, Duchenne lègue à l’Ecole, outre son album personnel de photographies des expressions du visage, une magnifique série correspondante d’une cinquantaine de grandes photographies ovales. Il meurt quelques mois plus tard.

L’œuvre médicale de Duchenne, grand spécialiste des systèmes musculaires et nerveux est importante. Ses nombreuses publications furent, au XIXe siècle, le point de départ d’innombrables recherches effectuées par des médecins, suscitant une très importante bibliographie.

En 1999, ses travaux photographiques ont fait l’objet d’une exposition à l’Ecole des Beaux-Arts de Paris accompagnée d’un catalogue illustré 4. Duchenne, en effet, obtenait la contraction des muscles du visage les uns après les autres, grâce au passage d’un courant électrique de faible intensité. Ces visages photographiés devaient être utiles tant pour les peintres et sculpteurs que pour les anatomistes, médecins et savants intéressés par cette cartographie musculaire. Ces images fascinantes ont récemment donné lieu à des études historiques 5 ou philosophiques 6.

D’une manière générale, les analyses effectuées, qu’elles soient médicales, historiques ou philosophiques, ont obéi aux cloisonnements disciplinaires académiques, isolant d’un côté la médecine, de l’autre les images ; d’un côté une pratique, de l’autre, une description formelle. Elles ont ainsi brossé de la personne même de Duchenne des tableaux incertains. Soit parce qu’elles négligeaient le poids des passions et des dispositifs photographiques dans les recherches médicales de Duchenne ; soit parce qu’ignorant les intentions du médecin ou sous-estimant l’ampleur de la question scientifique, elles survalorisaient, à l’inverse, le statut « artistique » des photographies. A moins que, plus simplement, elles n’aient limité leurs investigations à l’ouvrage le plus surprenant de Duchenne, Le Mécanisme de l’analyse électro-physiologique de l’expression des passions 7, ignorant dès lors l’ampleur des travaux tant scientifiques que photographiques de l’auteur.

Nous proposons ici de reprendre la question de l’image et de la photographie en formant l’hypothèse que celles-ci furent premières, riches d’enjeux. Effectuées avec le plus grand sérieux, elles n’ont jamais joué le rôle d’illustrations plaisantes ou ambiguës qui leur est parfois attribué. Nous proposons de redonner sens à ces images en retrouvant ce qui fut leur fondement même : les processus de leur fabrication au sein d’un contexte culturel et institutionnel. Dès lors, nous éloignant de la simple réception d’un référent supposé (un vieillard ricanant ou grimaçant sous la douleur…), nous ferons resurgir les dispositifs et les auteurs des photographies, leurs gestes, les étapes de la création ; soit, leur véritable dimension anthropologique. Certes, le médium reste profondément lié à l’objet même de ces images, ou, pour parler plus simplement, le signifiant au signifié mais la connaissance de l’histoire de la photographie comme celle des sciences permet, en les dissociant, même artificiellement, sinon de donner sens à la lecture de ces photos, du moins d’écapper aux contresens.

Ainsi l’œuvre de Duchenne de Boulogne forme un tout, riche d’une profonde unité. Un médecin était alors un « homme de l’art » et les barrières érigées entre une attention portée à l’examen  d’un corps malade et celle visant une production artistique de qualité n’étaient, à l’époque, pas étanches. Isoler d’un côté les portraits réalisés par Duchenne, de l’autre ses photographies de pathologies musculaires ne témoigne guère que de nos catégories de penser contemporaines.

Duchenne de Boulogne, clinicien réputé, par ailleurs passionné par la photographie, nous aide à penser les relations étroite liant l’attention portée aux corps et celle dirigée vers leurs images. Il nous invite à comprendre cet ordre du visible qui, loin d’opposer la clinique et l’imagerie, associe le regard du médecin et celui de l’iconographe dans une même logique.

L’électricité

Très tôt Duchenne de Boulogne s’est intéressé à l’utilisation de l’électricité en médecine. Dès 1842, alors qu’il habite encore Boulogne, il pratique l’électropuncture, héritière de l’acupuncture en vogue au début du XIXe siècle. La mise au point des pile Volta, en 1800, avait conduit à délaisser l’électricité statique dans les usages thérapeutiques, sans la remplacer totalement. Elle n’avait, en effet, que rarement donné lieu à guérison et ses utilisations sans protocole défini se révélaient douloureuses. Les découvertes de Faraday sur la naissance des courants induits par l’introduction d’un aimant dans une bobine devaient offrir un nouvel élan à l’usage de l’électrisation en médecine à partir de 1832. Ses appareils, d’utilisation facile, donnaient, eux, des effets gradués. Duchenne, qui aurait eu des ennuis avec les courants continus de la pile volta – l’un de ses patients aurait perdu un œil -, se fait le promoteur de ces nouveaux courants. Il crée alors le néologisme de « faradisation » 8, définit le concept d’ « électrisation localisée », met au point la pratique correspondante. Deux réophores (électrodes), soigneusement humidifiés, reliés à un appareil d’induction, et placés au contact du corps, permettent d’exciter les nerfs ou les muscles sous-jacents sas nécessité d’inciser ou d’exciter la peau. En outre, nerfs et muscles peuvent ainsi être stimulés l’un après l’autre.

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La machine à induction de Duchenne

L’appareil d’induction permet de doser l’intensité du courant dispensé dans les organes, de l’adapter en permanence à la réponse obtenue. Deux excitateurs coniques, vissés sur des manches isolants, recouverts d’amadou trempé dans l’eau permettent d’évaluer l’état d’un muscle même s’il ne présente qu’une faible surface d’affleurement. C’est ainsi que le médecin Duchenne réalise ses premières évaluations diagnostiques sur l’état des muscles et des nerfs des blessés parisiens de juin 1848.

Le médecin pressent d’emblée l’intérêt scientifique de sa méthode : rares en effet sont les muscles susceptibles de se contracter isolément sous la seule emprise de la volonté. A l’époque où la pathologie nerveuse et musculaire est encore incertaine, il sut , comme le suggère Charcot, « peupler d’êtres animés, vivants, conformes à la réalité concrète, reconnus de tous, des cadres jusqu’à maintenant restés vides ou remplis de formes confuses. » 9  

Duchenne eut, cependant, de virulents contradicteurs. L’allemand Remak défendit contre lui l’usage des courants de pile (courants continus) à des fins thérapeutiques. Certes, l’utilisation médicale de la pile voltaïque s’était révélée incertaine et même dangereuse mais il est vrai qu’elle avait permis d’importantes découvertes médicales : le neurologue allemand Wilhelm Erb avait ouvert, grâce à elle, la voie de la description de la myasthénie, dégénérescence musculaire grave.

Dans les années 1850, ne se limitant pas à rester un simple utilisateur des courants induits, Duchenne effectue des recherches sur les effets comparés des différents types d’électricité 10, en vient à étudier de manière précise la faradisation et ses actions localisées. Utilisateur d’instruments nouveaux, il en explore les possibilités, ouvrant, de manière quasi systématique, une triple voie d’analyse : physiologique, pathologique, thérapeutique.

Son célèbre ouvrage  De l’électricité localisée publié en 1855, réédité deux fois de son vivant en 1861 et en 1872 s’accompagne de nombreux articles. Ils concernent l’action de l’électricité sur le diaphragme, les muscles de l’épaule, du pied, de la main, la langue et le palais, les muscles et la posture et de la locomotion, la corde du tympan etc. Les paralysies qu’il s’efforce de soigner par la faradisation, font très tôt partie de ses préoccupations. Il s’intéresse en outre à l’ataxie 11 locomotrice progressive, au diagnostic et pronostic de la paralysie atrophique graisseuse de l’enfance, pathologies dont il publiera plus tard des photographies.

Les photographies

Duchenne de Boulogne a publié quatre ouvrages illustrés soit de photographies, soit de gravures réalisées à partir de photographies.

1/ En 1862, il édite son Album de photographies pathologiques, complément de son ouvrage fondamental  De l’électrisation localisée et de son application à la physiologie, à la pathologie, à la thérapeutique.

L’ « Album », de format 22,5 X 29 cm fut publié à compte d’auteur grâce à deux éditeurs : Baillière et Renouard. Il est l’un des premiers ouvrages français illustré de photographies de cas cliniques. Seize photographies albuminées, de format 11 X 18 cm sont ainsi collées, accompagnées de légendes et de textes. Certaines manquent de netteté mais l’intention de l’auteur est certainement moins de s’inscrire dans une modernité photographique que de faire partager son   propre regard sur des corps malades d’enfants ou d’adultes, parfois à peine altérés mais dont il pressent, avec empathie, le devenir dramatique.

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 Photographie pathologique : paraplégie hypertrophique congénitale

2/ La même année est publié le très bel ouvrage qui devait le rendre célèbre dans l’histoire de la photographie : Mécanismes de la physionomie humaine ou analyse électrophysiologique de l’expression des passions. La qualité des photographies est supérieure à celle de l’album précédent.

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Contraction combinée des peauciers et des sourciliers, associée à l’abaissement volontaire de la mâchoire inférieure : effroi mêlé de douleur, torture 12

Le livre s’organise en deux parties : l’une dite « scientifique », la seconde, « esthétique ». Des portraits photographiques, cadrés à la taille, déclinent les expressions de six modèles humains des deux sexes et d’âges divers : un « vieillard » pensionnaire de la Salpêtrière atteint d’une légère paralysie faciale, une jeune femme aveugle, deux petites filles, un homme « jeune et beau » (Jules Talrich anatomiste) capable de mimer les expressions demandées sans l’aide de l’électricité, enfin, un vieil ouvrier alcoolique.

Alors se succèdent les images de « grande attention », « méditation », « pensée sombre », « dureté, agression », « agression, méchanceté », « admiration », « surprise, étonnement, stupéfaction, ébahissement », « effroi mêlé de douleur, torture » etc. Les sujets sont vus de face ou de profil. Leurs expressions remarquables résultent de l’excitation de muscles précis du visage à l’aide de deux longues électrodes branchées sur un appareil d’induction, tenues par le médecin lui-même. Ces dispositifs techniques, ainsi que le corps du médecin expérimentateur sont visibles sur les photographies.

La « partie scientifique » comprend notamment des portraits expressifs du « vieillard », du jeune homme, des enfants, de la jeune femme. La partie « esthétique » de l’ouvrage présente cette dernière comme saisie par la photographie au cours de scénettes fictives : surprise dans sa toilette, pleurant et riant à la fois devant le berceau de ses jumeaux, renonçant au monde avec douleur pour entrer dans les ordres etc. De nouveau, le visage traduit des expressions complexe, même si elles ne sont que le fruit d’une action électrique. Ici, - Duchenne insiste – non seulement le visage mais le corps entier, les gestes, l’attitude, concourent à l’expression. Cette série photographique dite « esthétique » s’offre en écho au Prix de la Tête d’expression  ou prix Caylus de l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris. Richement doté, ce prix récompensait alors peintres et sculpteurs. Duchenne ne participa pas directement au concours : Ingres, vigoureux et influent défenseur de la tradition, affichait son hostilité aux innovations techniques et à ce que l’on appelait alors l’ « art anatomique ». Pour certains professeurs de l’Ecole cependant, les portraits photographiques du médecin apportaient une réponse « scientifique » à des questions esthétiques objets d’exercices pédagogiques. 13

Le «  Mécanisme »  bénéficie de plusieurs éditions durant l’année 1862. 14 Les photographies, alors, sont tirées un à une, puis collées : chaque ouvrage constitue donc, en soi, une œuvre autonome. D’une édition à l’autre, mais également d’un exemplaire à l’autre, le choix des images, la rédaction de leurs légendes varient sensiblement.

L’édition courante, de format in-octavo, comporte 74 photographies pour la partie « scientifique », parfois complétée de dix photographies formant le chapitre « esthétique ». De manière non systématique, leur sont adjoints des tableaux synoptiques récapitulatifs des expressions du visage, regroupant chacun seize petites photographies. L’exemplaire de l’in-octavo que Duchenne offre à Charcot ne comporte que la partie scientifique.

En 1862, cette version s’accompagne d’éditions de luxe, de format in-octavo ou in-quarto, illustrées de tirages photo de grande qualité. L’album in-quarto fut édité à une centaine d’exemplaires. Mais là encore, d’un livre à l’autre, les variations sont nombreuses : on compte 74 ou 80 photographies de grand format (environ 24 X 18 cm).   Charles Darwin possédait un exemplaire de cette version de luxe formée de fascicules non reliés : ce dernier, en outre, ne disposait pas de tableaux synoptiques.

En 1876 l’ouvrage est de nouveau publié, mais cette fois post-mortem et par Baillière seul. Il comprend les photographies pleine page et un ensemble de tableaux synoptiques photographiques.
Le remarquable album personnel de Duchenne, frère remarquable de l’ouvrage précédent, aujourd’hui propriété de l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris comporte 56 photographies de formats différents, réalisés à l’aide de techniques variées. Certaines d’entre elles, signées « Nadar jeune » auraient été réalisées par Adrien Tournachon, frère du célèbre portraitiste Félix Nadar. Les photographies de la « partie esthétique » auraient été, selon ses propres dires, réalisées par Duchenne lui-même.

3/ En 1864-1865, couplant cette fois la photographie à l’usage du microscope, le médecin publie Photo-graphie ou autographie sur métal et sur pierre de figures photo-microscopiques du système nerveux.

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Microscopie du système nerveux photo-autographiée.

Il s’agit alors, par des tirages photographiques sur différents supports, préalables à une gravure, de parvenir à multiplier rapidement à plusieurs milliers d’exemplaires, à des fins d’édition, des mirco-photographies du système nerveux. En outre, en avril 1864, Duchenne présente des clichés sur verre à l’Académie des sciences et l’Académie de médecine. Un spécimen sur pierre fait l’objet d’une communication dans ces deux académies deux mois plus tard.

4/ En 1869, enfin, paraît l’Iconographie photographique pour servir à l’étude de la structure intime du système nerveux.

L’ouvrage comporte deux tomes. Le premier de grand format comprend une quarantaine de planches photographiques ; le second, de petit format, est réservé aux légendes. L’ouvrage est présenté à la Société de médecine de paris, lors de la séance du 16 octobre 1869.

Outre ces ouvrages illustrés, Duchenne a réalisé – seul ou avec Adrien Tournachon, on ne sait – plus de cinquante portraits « grands comme à peu près nature » (environ 29 X 21 cm) à l’aide d’une chambre noire. Ces ovales, principalement destinés à l’enseignement des beaux-arts, reprennent les expressions caractéristiques présentées dans le «  Mécanisme ». Photographies de haute qualité, au cadrage serré , tirées sur papier salé et vernies, marouflées, montées sur châssis, soigneusement encadrées, elles expriment l’agression, la frayeur, l’émoi, la joie, la lascivité, l’attention, la réflexion…et comportent, pour certaines d’entre elles, un cache mobile noir, destiné à masquer la moitié du visage qui ne traduirait pas l’expression souhaitée.

Un savoir-voir

Les photographies et les ouvrages illustrés de Duchenne témoignent d’un moment précis de l’évolution des techniques et des objets photographiques, d’un état de l’enseignement des beaux-arts, du développement des connaissances et des objets de la recherche médicale et scientifique, d’un intérêt manifeste porté à la représentation et la signification du visage 15. La place manque ici pour détailler les nombreux facteurs, proches ou lointains, matériels ou symboliques, tous nécessaires mais chacun non suffisant, qui furent à l’origine de ces recherches originales.

Il reste que ces travaux ont une courte durée de vie. En ce qui concerne la seule photographie, l’invention des techniques au gélatino-bromure de baryum au début des années 1880, en permettant la saisie instantanée des mobilités du visage humain, rend définitivement caduque la genèse artificielle par l’électricité d’expressions faciales à l’usage des peintres et des sculpteurs. Cela n’empêche pas les photographies de Duchenne de figurer durant de longues années dans les ouvrages d’anatomie artistique destinés aux étudiants. En effet, à l’instar d’un enseignement qui préconisait la connaissance du « dessous » (muscles et squelette) afin de mieux comprendre et représenter le « dessus », les travaux de Duchenne proposent, pour le visage, ce qui était enseigné pour le corps. Pour le médecin-photographe, l’étude de la cartographie musculaire est une étape vers ce qu’il nomme une « grammaire et une orthographe du visage », en écho au paradigme linguistique alors en vigueur.

Au-delà des facteurs directs de leur émergence, les travaux photographiques de Duchenne sont liés à des causes plus lointaines. Ils sont ainsi indissociables de l’institution du regard clinique porté sur le corps du malade par un médecin déplacé à son chevet.

La véritable naissance de la clinique (du grec clinikos, qui concerne le lit), soit de la médecine pratiquée au chevet même du malade, se situe dans la Holllande cartésienne du XVIIe sicle. Délaissant pour un temps les traités théoriques, elle impliquait les médecins et leurs étudiants dans l’exercice conjoint du regard directement porté sur les corps, favorisant ainsi, simultanément, la recherche, l’enseignement, les soins. A la fin du XVIIIe siècle, le décret du 4 septembre 1794 institutionnalise cette confrontation directe avec les symptômes : il impose la présence de professeurs et d’étudiants nommés ou désignés par l’Etat dans les hôpitaux urbains. La leçon clinique ainsi donnée aux élèves médecins par les professeurs,  au chevet même du malade et « à sa vue » offre l’occasion de développer des savoirs encyclopédiques. La clinique, rappelle Michel Foucault 16, est un rapprochement spatial et temporel. Les symptômes des pathologies se présentent dans leur immédiateté : ainsi s’opère un court-circuit, forçant à l’exercice du regard, de l’écoute, du toucher. La question du visible reste cependant prépondérante : dans cette clinique institutionnalisée, Michel Foucault 17 voit une soumission de la médecine à l’ordre du regard.

De fait, les schémas, les dessins, mais aussi les photographies facilitent le partage et la transmission de ce que le médecin a décelé et compris des signes et symptômes de la maladie. Ni le toucher, ni l’écoute, ni même l’odorat, ne bénéficient des mêmes potentialités que la vue. Ainsi l’exercice du  regard, seul à bénéficier des mediums de transmission efficaces, s’impose en support d’une médecine de progrès. Laënnec 18  a témoigné des difficultés de transmission de l’écoute. Henri Mondor 19, de celles du palper : les maîtres ne communiquaient de tels savoirs qu’à la seule élite de leurs élèves. La position paradoxale de Duchenne, clinicien exercé mais inventeur passionné de nouvelles technique de vision – électricité et photographie – en fait, pour nous, le témoin privilégié d’une étape fondamentale de l’histoire du regard et des images.

A l’époque où Duchenne découvre les techniques au collodion tout récemment disponibles 20, il est déjà passé maître dans l’exercice de l’œil, véritable « savoir-voir ». A l’instar du « coup d’œil » des topographes des armées qui savaient sélectionner dans un paysage les ruisseaux et les collines stratégiques, abandonner à l’inverse les signes anodins afin de lire les enjeux géographiques de la bataille à venir, le regard savant de Duchenne scrute les modelés infimes du corps malade qu’il sait souvent seul déceler. Cet exercice, comme celui du topographe est diagnostique, pronostique, stratégique. Mieux encore, Duchenne met en œuvre de véritables expériences du regard, testant ses dispositifs d’éclairage et d’observation. La photographie, pour lui, joue non seulement le rôle d’instrument de transmission, mais également celui d’instrument de vision.

Les procédés au collodion humide dont il fait emploi utilisent un négatif sur verre intermédiaire permettant la multiplication des images. Les photographies positives obtenues ensuite sur papier possèdent de remarquables qualités de modelé et de précision. Cette finesse du détail en fait un instrument d’appel pour ceux qui, comme Duchenne, se sentent simultanément artistes et scientifiques. Les temps de pose réduits incitent, en outre, à la réalisation de portraits même si les modèles doivent encore caler leur corps sur des appuis-tête et des sièges solides. Métaphoriquement « posée d’abord », la photographie force en retour l’acuité du regard, aide à la sélection de ses objets. Elle invite logiquement le médecin à étudier et « peindre » les expressions du visage, comme il le dit lui-même : ses réophores jouant, pour lui, le rôle de pinceaux.

Dans l’introduction de l’ Album de photographies pathologiques Duchenne fait ainsi l’éloge de l’œil, justifiant indirectement son usage de la photographie : « J’ai exposé ailleurs l’étude d’un grand nombre d’affections musculaires. Les meilleurs descriptions ne sauraient donner une idée parfaitement exacte de leur aspect, des déformations et des mouvements pathologiques qu’elles occasionnent, tandis qu’il suffit (de les) avoir observés pour les reconnaître, avant même de savoir par quelle maladie ils ont été produits. Et puis combien la vue du sujet vient en aide […] ! Existe-t-il […] une maladie aussi bizarre dans sa forme extérieure que l’atrophie musculaire graisseuse progressive ? L’artiste le plus habile ne saurait, par la gravure, rendre exactement les reliefs, le modelé capricieux et infiniment varié, le je-ne-sais-quoi […] qui permet (le diagnostic) pour ainsi dire à distance, pourvu qu’antérieurement, on l’ai vue une seule fois. »

Gestes et corps du photographe

L’observation rapide des seules photographies ne permet d’en comprendre les processus de réalisation. A cette fin, l’analyse doit être approfondie.  

Ainsi, pour Duchenne, il est impossible de pratiquer sans aide : les plaques sensibles doivent être utilisées humides, c’est à dire préparées dans un atelier, sur les lieux mêmes de la prise de vue. Duchenne, en outre, s’adonne aux grands formats. A une époque où n’existent pas encore les procédés d’agrandissement, ces derniers exigent la manipulation de grandes plaques de verre et de lourdes chambres noires. Durant la préparation des plaques, il faut d’abord mettre au point l’objectif sur le sujet à photographier puis, sur la personne du médecin elle-même. En effet, ce dernier est lui-même photographié aux côté du patient alors qu’il met en œuvre son expérience électrique. En outre, le générateur d’électricité est lourd, d’utilisation malaisée. Le Docteur A. Tripier, contemporain de Duchenne décrit ainsi l’instrument : cet appareil est fort commode lorsqu’on n’a pas à se déplacer. Il donne l’extra-courant et les courants induits de premier ordre. Son cylindre graduateur est extérieur à la bobine induite, circonstance défavorable en raison du grand diamètre de cette bobine.

Les réophores s’attachent à deux bornes par lesquelles ils continuent tantôt le fil qui donne passage à l’extra-courant et tantôt le fil induit. Le changement s’opère au moyen d’un commutateur dont le bouton est extérieur […]. L’appareil de M. Duchenne porte avec lui une pile de trois couples plats. Cette pile est d’un entretien très compliqué ; son énergie s’épuise rapidement et on simplifierait heureusement l’appareil en s’en débarrassant. En somme, l’appareil de M. Duchenne est un bon instrument de cabinet, à la condition de le faire fonctionner, non pas avec sa pile, mais avec trois couples à grande surface. »

Duchenne insiste : non seulement il est possible à la fois de mettre en œuvre une expérience électro-physiologique et de la photographier, mais encore, cela ne peut être effectué que par l’expérimentateur lui-même. Il décrit ainsi les dispositifs de la prise de vue, soulignant le caractère strictement technique des opérations dévolues à son collaborateur : « Après avoir fait prendre au sujet l’attitude en harmonie avec la scène à représenter, et après avoir fixé sa tête (à l’aide d’un appui-tête), l’expérimentateur l’éclaire de manière à mettre en relief les lignes expressives qu’il veut peindre par l’excitation électrique : ensuite, il procède à la mise au point. Pendant ce temps de l’opération – qui exige un grand sens artistique – la plaque est collodionnée et sensibilisée par un aide. Avant de placer cette plaque dans l’appareil, l’expérimentateur se fait mettre au point (sic) par son aide, dans la position qu’il doit occuper, sans déranger le sujet qu’il a déjà lui-même mis au point. »

L’observation attentive des collections photographiques invite à supposer que Duchenne prenait trois vues différentes au cours d’une même séance de photographie d’un visage. En outre, les différents formats photographiques utilisés pour les diverses éditions de l’ouvrage, devaient l’obliger, lors d’une même séance, à utiliser plusieurs chambres noires. Les temps de pose étaient encore de quelques secondes. Il convenait donc, durant ce temps, de maintenir une double immobilité : celle du sujet photographié lui-même, celle de l’expression de son visage, artificiellement – et temporairement – générée par le passage du courant électrique. La contraction des muscles sous l’effet de l’électricité ne se maintenait que durant quelques secondes.
Ainsi, il convenait de faire coïncider des temps trop brefs : celui de l’expérimentation électro-physiologique avec la « durée de vie » de la plaque sensible, tout en maintenant parfaitement immobile un modèle souvent affaibli par la maladie et forcément inquiet.

Entre 1852 et 1856, Duchenne constitue ainsi une double collection de photographies « pathologiques » et « électro-physiologiques » qu’il ne publiera qu’en 1862 dans ses deux ouvrages :  Album de photographies pathologiques et  Mécanisme de la physiologie humaine.

Ces descriptions techniques montrent l’importance du dispositif, ses exigences et ses contraintes. Faire resurgir aujourd’hui les processus de fabrication permet de conférer toute leur valeur esthétique aux gestes de l’opérateur, à la relation entre le photographe et le photographié ; de « redonner corps » à ce qui les constitue comme sujets, dans la nouveauté d’un face-à-face avec un dispositif physico-chimique générateur d’images. Ainsi une anthropologie peut-elle surgir de ces descriptions techniques : imaginons un patient, ni muet ni passif mais tout entier rendu à une visibilité de surface, scruté, photographié, « expérimenté » par un médecin inévitablement préoccupé par les questions techniques. Le courant utilisé était de faible intensité : l’opération, sans être douloureuse, n’était certainement pas agréable.  Nous savons que le vieillard était atteint d’une légère paralysie de la face, que la jeune femme était aveugle. Elle attendait certainement de l’expérience une illusoire guérison.

Les difficultés qu’a dû vaincre Duchenne, pour obtenir des images de qualité, témoignent de son engagement et de l’importance des enjeux. D’évidence le médecin possédait une grande sensibilité esthétique. Il devait en outre avoir l’impression de faire œuvre pionnière en s’emparant de procédés techniques très récents. « Il est des difformités, écrivait-il 21, qui apparaissent ou disparaissent seulement pendant certains mouvements. […] Il m’a fallu saisir, pour ainsi dire au vol […] ces difformités et ces mouvements anormaux. Si donc, ces photographies qui n’ont pas été retouchées, laissent quelquefois à désirer quant à leur exécution, on voudra bien tenir compte des difficultés que je viens de signaler […]. J’aurais ouvert la voie et je ne désespère pas d’arriver un jour à une plus grande perfection. »   

A maintes reprises, Duchenne note la précision et l’expérience requises, fait l’éloge de l’œil et du geste savant. Les micro-photographies du système nerveux exigent encore plus de savoir-faire que les photographies des visages. Souhaitant confronter des images de nerfs et de ganglions à l’état normal et à l’état pathologique, il remarque : «  […] bientôt je me suis aperçu que pour atteindre ce but, il ne suffisait pas de posséder une certaine habileté dans l’exécution photographique et d’avoir à sa disposition de bonnes préparations microscopiques, mais qu’il fallait encore que le photographe possédât l’habitude de manier le microscope, et aussi qu’il connut l’art de faire ces préparations microscopiques, de les colorer ou de mettre en relief les parties sur lesquelles il devait attirer l’attention. Après bien des essais, qui datent de plusieurs années, j’ai réussi à photographier avec une assez grande netteté […] des éléments nerveux. » 22  

La préparation des plaques collodionnées exigeait une grande habileté. De celle-ci dépendait, dans une large mesure, la qualité du résultat. Ainsi Duchenne fait-il appel, pour la réalisation de ses portraits, à l’un des meilleurs photographes du moment : Adrien Tournachon, jeune frère de Félix Nadar 23

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Etude des lignes expressives produites par la contraction électrique modérée du sourcilier. A droite, contraction électrique du sourcilier à un degré moyen : souffrance. A gauche, physionomie au repos, avec regard perdu.24

Pour les historiens de l’art, des incertitudes persistent : quelle fut la part exacte prise par Adrien Tournachon dans la réalisation des 72 figures du  Mécanisme entre 1852 et 1856 ? Dans quelle mesure Adrien Tournachon mais aussi Félix Nadar se sont-ils inspirés, en retour, des photographies de Duchenne de Boulogne pour réaliser les photographies des mimes Debureau et Legrand ? Duchenne n’aurait-il pas servi d’inspirateur à Nadar pour la réalisation de l’ensemble de ses portraits ? Pour  André Jammes 25, collectionneur et historien de la photographie, il ne fait pas de doute que Nadar a recueilli les fruits de cette physiologie d’avant-garde et que son œuvre en resta profondément marquée. Nous ne disposons, cependant, d’aucune information précise permettant de répondre à de telles questions mais l’esthétique des photographies créées de part et d’autre présente bien des points communs…Dans les remarquable portraits de Nadar, comme dans ceux de Duchenne et Tournachon, quelque chose d’indéfinissable nous saisit, « fait époque », provoquant un arrêt, une suspension du regard.

Anatome animata

Duchenne est croyant, certes ; il pense 26 que « l’âme est […] la source de l’expression, c’est elle qui met en jeu les muscles et qui leur fait peindre sur la face, en traits caractéristiques, l’image de nos passions.27 Il en conclut que l’étude de l’action musculaire conduit aux « lois qui régissent l’expression de la physionomie humaine. » Il ajoute qu’il cherche depuis bien des années la solution de ce problème, provoquant, à l’aide de courants électriques, la contraction des muscles de la face pour leur faire « parler le langage des passions ». Il cite alors Bacon : l’expérience est une sorte de question posée à la nature pour la faire parler. ».

Son intérêt pour les expressions du visage ne concerne pas seulement le « normal » du  Mécanisme mais également le « pathologique » de l’Album. En témoigne par exemple le  Portrait représentant la physionomie d’une femme qui a succombé à la maladie que j’ai décrite sous la dénomination de paralysie de la langue, du voile du palais et de l’orbiculaire des lèvres, en réalité représenté par deux photographies.

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La première montre une femme triste, abattue, les paupières à demi fermées. Elle serait « sous l’emprise de sa pensée habituelle, affligée par la connaissance de sa position désespérée » : son triangulaire « tire en bas les commissures des lèvres pour exprimer l’abattement ». La seconde photographie la représente coiffée d’un bonnet de dentelle, les yeux ouverts, regardant le photographe et esquissant un sourire grimaçant. Cette dernière photographie aurait été prise alors que le médecin parvenait à la distraire de son idée fixe. « […] le triangulaire des lèvres se relâchant, on pouvait voir l’effet de la prédominance musculaire tonique sur sa physionomie au repos. Lorsque l’on provoquait le rire ou le pleurer, ses lèvres étaient renversées et entraînées démesurément en tous sens, mettant ses dents complètement à découvert […]. » 28 Ainsi l’expression du visage naissait d’une interaction entre l’âme et les muscles du visage. En outre, la contraction d’un seul muscle suffit à la genèse d’une expression. Pour autant le médecin ne substitue pas simplement l’électricité à l’âme 29.  Il sait que la contraction musculaire artificielle ne génère pas toujours un expression « naturelle ». Lors de ses expériences, il lui arrive d’obtenir ce qu’il nomme des « expressions fausses dont il conserve soigneusement les photographies dans son album personnel : ainsi l’électrisation des grands zygomatiques et des frontaux génère-t-elle une « expression incomplète, fausse, de la surprise agréable, de l’admiration. »

Mais le médecin sait surtout que le rire naturel ne peut être obtenu par la seule contraction de muscles du visage. L’électrisation du grand zygomatique ne produit qu’un « rire faux ». Le médecin n’hésite pas à placer en tête de son  Album une expérience fictive « comme spécimen de ses expériences électro-physiologiques ». On y voit Duchenne lui-même tenant les deux réophores de la main droite, posant paternellement la main gauche sur l’épaule du vieil homme et regardant l’objectif photographique. Devant lui, en évidence, la machine à induction. Le modèle, vêtu d’une chemise blanche largement ouverte dégageant le visage et le cou, est animé d’un bon rire. Duchenne précise en légende : « […] je dois dire que le rire est naturel et que j’ai voulu montrer dans son ensemble le simulacre d’une de mes expériences électro-physiologiques ». Il ne précise pas comment l’homme, qu’il disait atteint d’une légère paralysie faciale, pouvait ainsi s’esclaffer. Poser pour une photographie remplaçant une expression artificielle du visage par une véritable expression et présentant un simulacre d’expérience ne devait pas cependant manquer de charme. Et dans cette mise en fiction d’une fiction, nous somme sûr d’une chose : le rire, seule expression étudiée par Duchenne à ne pouvoir être simulée, signe la gaieté et la joie.

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Frontispice – Simulacre de rire naturel30

Ainsi, le médecin prône une anatome animata animée du visage. En héritier de Descartes 31 , il estime que l’étude de la physionomie en mouvement ne doit pas être confondue avec celle de la physionomie au repos. Ce qui est passion pour l’âme l’est également pour le corps : l’un et l’autre sont pour Descartes comme pour Duchenne deux entités distinctes mais  physiquement  liée. À cette symptomatologie des passions, Duchenne de Boulogne rattache les travaux de Charles Lebrun, peintre de la couronne sous Louis XIV. En outre, il distingue la  physionomie des passions d’une physionomie au repos, telle celle décrite par le théologien Lavater. Pour ce dernier, l’homme a été créé à l’image de Dieu et les traits de son visage traduisent la qualité de sa vie morale. Mais Duchenne qui s’intéresse au mouvement, en homme du XIXe siècle, conclut : « Lavater n’aurait certainement pas négligé l’observation de la physionomie en mouvement s’il avait été anatomiste ou physiologiste, ou médecin, ou même naturaliste ».

Duchenne semble faire feu de tout bois : son  anatome animata s’inscrit non seulement dans l’héritage historique cartésien, dans la lignée artistique d’un Lebrun, en référence et opposition à Lavater, elle hérite également des encyclopédistes. L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert précise : « (le visage est) la partie externe de la tête ; le philosophe dirait, c’est le miroir de l’esprit ; mais nous ne sommes que physiologistes, anatomistes, médecins, chirurgiens de la fin du XVIIIE siècle qui, tel Camper étudiait les muscles du visage ou le Charles Bell écrivait une « anatomie et philosophie de l’expression ». En peintre des expressions, il propose une rematérialisation du visage. Car son intention n’est pas d’accéder aux sentiments véritables de la personne par un décryptage de la surface ou la mesure des angles faciaux, mais de construire un modèle de la nature, bien différent de la nature elle-même afin d’en faciliter la compréhension des mécanismes. Croyant dans l’existence de l’âme mais proposent une expérience scientifique conduite systématiquement et rationnellement, il s’efforce de décrire, nommer, classer les expressions obtenues sans parvenir cependant à élaborer, comme il l’aurait souhaité, une théorie complète du visage. Anne-Marie Drouin-Hans 32 le remarque : « Duchenne ne cherche pas à comprendre les raisons ou les causes de ces correspondances. […] Le visage, pour lui, est une surface d’inscription de signes à décrypter.

Fortune critique du «  Mécanisme »

Darwin33  a utilisé, honoré, mais également critiqué les photographies de Duchenne. Il a reproduit plusieurs d’entre elles dans l’ouvrage  L’Expression des émotions chez l’homme et les animaux écrit peu avant sa mort, un diaine d’années après la publication des  Mécanismes.  Ces photographies sont publiées soit sous forme tramée, soit sous forme de gravures. Deux d’entre elles au cadrage serré, directement inspiré des grands ovales, figurent ainsi l’expression de la « Terreur » et de l’ « Horreur et souffrance extrême » chez le vieillard de Duchenne. Mais Darwin a pris soin de retoucher les images en ôtant les réophores. Débarrassées des dispositifs techniques, les photographies gravées ont trouvé une valeur de « nature », Darwin pouvait conférer une valeur innée aux deux expressions.

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Horreur et souffrance extrême, d’après une photographie du docteur Duchenne 34

Pour le naturaliste, à l’exception de Spencer, tous ceux qui ont travaillé sur l’expression des visages étaient persuadés que l’espèce humaine était apparue dans son état actuel. Duchenne est croyant et Darwin n’hésite pas à le critiquer : pour lui, affirme-t-il, c’est le créateur qui a voulu que les signes caractéristiques des passions s’inscrivent passagèrement sur la face de l’homme. Les libérer des dispositifs techniques qui leur ont donné naissance facilite leur insertion dans la longue chaîne de l’évolution animale. Car cette expression de terreur, estime le biologiste, se retrouve chez les animaux, notamment chez les singes ; à l’inverse, selon lui, les expressions humaines sont souvent empreintes d’animalité.

Même si la réalisation des photographies a commencé en 1852, le livre de Duchenne ne parut qu’en 1862. Il ne passa pas inaperçu. Les Goncourt 35 racontent que le 23 mars 1864, ils ont vu à un dîner « Magny Sainte-Beuve changer de physionomie comme si un Dr. Duchenne lui touchait les muscles de la face ». 36 Pour le  Journal des Débats, le livre de Duchenne « dont les physiologistes et les artistes sont également appelés à faire leur profit, restera comme un monument le plus curieux de notre temps « .37 Douze années plus tard, dans le cours d’anatomie qu’il professe à l’Ecole des Beaux-arts, Mathias Duval consacre quelques leçons à ce qu’il appelle, sur les traces de Duchenne de Boulogne, l’abécédaire ou la grammaire de l’expression des passions. » Surtout, il cite les travaux du médecin dans son précis d’anatomie qui servira longtemps de référence à l’étudiant des Beaux-arts. De nombreux livres d’anatomie à l’intention des artistes citeront les travaux de Duchenne et publieront ses photographies.

Mathias Duval reconnaît que les travaux de Duchenne ne furent pas, d’abord, accueillis avec un grande faveur en France ; les physiologistes, aussi bien que les artistes montrèrent une grande défiance pour un ouvrage «  qui prétendait venir donner des règles précises et des lois scientifiques là où l’on avait coutume de s’inspirer de fantaisies et de rapprochements sentimentaux. » L’anatomiste ajoutait « Peu de personnes comprirent les nature des exigences physiologiques qui avaient forcé Duchenne à choisir , comme sujet de ses expériences, un pauvre infirme à physionomie presque imbécile à l’état de repos et on ne sut pas se rendre compte que, si cette face était vieille, ridée, maigre et triviale, c’était une raison de plus pour être frappé de la précision avec laquelle l’excitation électrique parvenait à lui faire prendre les expressions les plus opposées et les plus caractéristiques. »

Le travail de Duchenne ne fut véritablement apprécié à sa juste valeur, en France, que dix ans plus tard, après que Charles Darwin eut fait des résultats du physiologiste français la base essentielle de ses études. » C’est alors seulement qu’il fut cité dans les Ecoles des Beaux-arts.

La photographie a servi le rejet ferme par Duchenne  de la tradition de l’anatomo-pathologie qui consiste à attendre la mort de la personne avant d’établir un diagnostic. De fait, dans de telles conditions, la connaissance s’oppose à la thérapeutique. Soigner ou comprendre : pour Duchenne, choisir  n’est pas recevable. L’anatomie vivante à laquelle il adhère et qu’il met en pratique par l’électricité et la photographie permettait la réconciliation du soin et du savoir, ce double pilier de la clinique. Duchenne fuyait les morgues, cherchait la vie ; ils e projetait par empathie chez les patients qu’il soignait, leur reconnaissant une aptitude à la souffrance physique ou morale. Mais chez lui, cohabitent deux personnages : l’individu médecin et l’expérimentateur positiviste.

Ses photographies de visages restent encore aujourd’hui mal comprises. Sans doute parce que les expressions générées sont étranges, bien éloignées, de fait, de fruits d’une spontanéité. Et puisque Duchenne, sous l’emprise de la peinture et de la sculpture occidentale, privilégie les expressions de l’extrême concentration, de peur, d’effroi et de douleur, ses visages résonnent comme s’ils naissaient d’un acte de torture. Duchenne de Boulogne laissera son nom dans l’histoire de la photographie occidentale où il occupe une place originale, mais il restera surtout célèbre pour avoir décrit très précisément l’ataxie locomotrice progressive 38 et pour avoir été l’un des pionniers de l’étude de la grave myopathie graisseuse dégénérative de l’enfance. Le premier, il a montré, à ce sujet, qu’il existe des atrophies musculaires sans altération des nerfs. Son nom est aujourd’hui connu de ceux que concerne la « maladie de Duchenne » ou « myopathie de Duchenne ». Nous savons désormais que, non déterminée par la dégradation des nerfs, cette pathologie est d’origine génétique : liée à un gène récessif porté sur le chromosome X, elle se transmet principalement aux garçons.

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1  Agrandissement d’une photographie de Duchenne de Boulogne.

2  GUILLY P., Duchenne de Boulogne, Thèse de médecine, Baillière, Paris, 1936

3  Mathias Duval (1844 – 1907) devient professeur d’anatomie artistique à l’Ecole des Beaux-arts de Paris en 1873. Dès l’année suivante, il utilise pour ses cours les photographies de Duchenne.

4  MATHON C. (sous la direction de), Duchenne de Boulogne, catalogue de l’exposition réalisée du 26 janvier au 4 avril 1999 à l’Ecole nationale Supérieure des Beaux-Arts, Paris, 1999

5  Voir notamment MATHON C.,  Duchenne de Boulogne, photographe malgré lui ? in  Duchenne de Boulogne, op. cit., p. 11-25 et SICARD M., Quand se croisent le visage, la photographie, la médecine et l’électricité, ibid., p 67 - 78

6  DROUIN-HANS A.-M.,  Des électrodes pour une âme fantôme, non édité, Université de Bourgogne.

Voir également DELAPORTE F.,  Duchenne, Darwin et la mimique in Duchenne de Bouloge,op.cit.

7  DUCHENNE DE BOULOGNE G.,  Le Mécanisme de l’analyse électro-physiologique de l’expression des passions applicable à la pratique des rats plastiques, Baillière et Renouard, 1862 (pour la première édition).

8  Les terminologies, cependant, sont incertaines. Voici ce qu’écrit Duchenne de Boulogne dans De l’électricité localisée et de son application à la physiologie, à la pathologie et à la thérapeutique (Baillière, 1855) : « L’application de l’électricité de frottement pourrait être appelée électricité statique, et celle de contact conserverait le nom de galvanisation. Mais sous cette dernière dénomination, on a, en général, désigné indifféremment, dans la pratique médicale, l’emploi de l’électricité de contact et de l’électricité d’induction […] ». Et encore : « […] puisqu’il est nécessaire de créer un mot qui désigne exactement l’électricité d’induction ou son application, n’est-il pas permis de le tirer du nom du savant qui a découvert cette espèce d’électricité ?...en conséquence cette électricité sera appelée faradisme ; et son application désignée par le mot faradisation. »

9  Charcot cité par P. Guil,  op. cit.

10  DUCHENNE DE BOULOGNE G. A., Recherches sur les propriétés physiologiques et thérapeutiques de l’électricité de frottement, de l’électricité de contact et de l’électricité d’induction, in Arc. gén. de méd., mai 1851

11  Locomotion non coordonnée

12   1855 – 1856. Album personnel, Ensba inv. PC 4366 fig. 45

13  SCWARTZ E.,  L’expression des passions : Duchenne de Boulogne héritier de la doctrine académique in Duchenne de Boulogne, op. cit. p. 87 - 98

14  Pour la description précise de ces éditions, voir DUCHENNE DE BOULOGNE, op. cit., p. 255

15  SICARD M.,  Quand se croisent…,  op. cit.

16  FOUCAULT M.,  Naissance de la clinique,  PUF, 1963

17  FOUCAULT M., op.cit.

18  LAENNËC R.-T.-H., De l’auscultation médiate ou traité du diagnostic des maladies des poumons et du cœur, fondé principalement sur ce nouveau moyen d’exploration, Paris, J.-A. Brosson et J.-S. Chaudé, 1819 (BNF Gallica).

19  MONDOR H., Quelques vérités premières (ou soi-disant telles) en chirurgie abdominale, Paris, Masson, 1937.

20  On attribue classiquement l’invention du procédé au collodion humide à l’anglais SCOTT ARCHER(1851). Ses travaux furent cependant précédés par ceux de Niepce de Saint-Victor qui étudia lui aussi l’utilisation d’un négatif sur verre.

21  Voir l’introduction de l’Album de photographies pathologiques, 1862.

22  DUCHENNE,  photo-auto-photographie ou autographie sur métal ou sur pierre de figures photographiques du système nerveux,  1864-1865.

Le médecin effectue sur une planche métallique ou lithographique couverte d’une encre grasse le report des figures microscopiques obtenues sur le négatif verre. Après lavage, l’encre ne reste adhérente que sur les parties insolées. Le seul report sur verre permet d’obtenir 3000 à 4000 épreuves ; le report sur étal ou sur pierre, 1500.

23  JAMMES A.,  Duchenne de Boulogne, la grimace provoquée et Nadar, Gazette des Beaux-Arts n°1319, tome 92n, décembre 1978, p. 215-220.

24  1856 – 1857. Série des ovales, Archives Ensba. Ph 8139

25  JAMMES A., op. cit.

26  DUCHENNE de BOULOGNE G.-B.-A.,  Mécanisme de la physiologie humaine…, op. cit.

27  DUCHENNE de BOULOGNE G.-B.-A.,  Album de photographies pathologiques, fig. 15, sans numérotation de page, 1862

28  DUCHENNE DE BOULOGNE G.-B.-A., Album de photographies pathologiques, fig. 15, sans numérotation de page, 1862

29  DROUIN-HANS A.-M., Des électrodes…., op. cit.

30  1855 – 1856. Album personnel. Ensba : PC 4366 fig.1 (Agrandissement)

31  DESCARTES R.,  les passions de l’âme, 1649

32  DROUIN-HANS A.-M., op. cit.

33  DARWIN CH.,  L’Expression des émotions chez l’homme et les animaux,  trad. Française par MM. S. PUZZI et R. BENOÎT, 1874

34  gravure extraite de L’Expression des émotions, 2ème édition, 1890, p. 327

35  L’anecdote est rapportée par GUILLY P., op.cit.

36  Cité par A. JAMMES, op. cit.

37  Cité dans GUILLY P., op. cit.

38  La maladie est caractérisée par des troubles généraux de la coordination des mouvements. Duchenne présente ses recherches sur le sujet, comme il le fait d’habitude, dans les deux académies : l’Académie des sciences et l’Académie de médecine. Il publie ensuite l’article correspondant dans les Archives générales de médecine  (1858 – 1859). Ce mémoire est de nouveau publié dans les éditions de 1861 et de 1872 de son livre De l’électrisation localisée… Duchenne décrit les déficits d’équilibration et de la coordination des mouvements qui s’accroissent à l’obscurité. Il note les troubles oculaires, l’inégalité des pupilles, les douleurs « térébrantes », « erratiques », « rapides comme l’éclair », les troubles vésicaux et rectaux. Cette maladie, qu’il qualifie de « progressive » se distingue formellement, selon lui, des paralysies : les muscles, en effet, conservent leur force et leur contractilité sous l’effet de l’électricité. Ainsi Duchenne décrit des troubles anatomiques là où l’on ne voyait à présent que « névrose ». Trousseau, dans ses trois leçons sur l’ataxie locomotrice reconnaît ses propres insuffisances et rend hommage aux travaux de Duchenne de Boulogne. Peu après, en 1861, les examens anatomopathologiques mettent en évidence, sur les malades atteints d’ataxie, des lésions des cordons et racines postérieurs de la moëlle épinière.