Pour chacun de ses romans, Zola, on le sait, rassemblait de copieux dossiers préparatoires. Celui de Germinal, un des plus importants il est vrai, comporte 962 feuillets. Leur ordre actuel de classement donne de la création zolienne une idée de logique et de rationnel, idée imposée par Zola lui‑même et par ses premiers biographes, Edmondo de Amicis et Paul Alexis en particulier, qui rapportent sa « méthode de travail » telle qu’il la leur a expliquée.1 Les titres qu’il a donnés aux rubriques composant invariablement ses dossiers visent à expliciter ce travail de « grand mécanicien » (expression d’Amicis) : « Ébauche », « Personnages », « Plans » (deux séries : les « premiers », écrits au fil de la plume, très tôt ; les « deuxièmes », tardifs, intégrant tout le travail préparatoire et précédant immédiatement la rédaction2), à quoi s’ajoute une documentation importante et variée.
On est frappé, à la lecture de ces textes, par la constante affirmation de la volonté de puissance, de la maîtrise d’un auteur‑expérimentateur, tendant à un projet défini dès les premières lignes de l’Ébauche. Henri Mitterand a étudié ce « discours volontariste, planificateur, et la présence massive, opaque, d’un sujet régisseur et raisonneur »3. Mais, à y regarder de près, on voit un Zola empêtré dans des modèles narratifs, des présupposés idéologiques, l’idée qu’il se fait des goûts du public. Plus qu’aucune autre, l’Ébauche de Germinal révèle cet investissement, les tiraillements et les difficultés de l’écrivain. La genèse du roman passe par une série de bouleversements, de remises en question totales et tardives.4
De l’aveu même de Zola, sa réflexion porte d’abord sur le Rougon ou le Macquart qu’il a choisi comme personnage principal de l’œuvre à faire.

« Je commence à travailler à mon roman, sans savoir ni quels événements s’y dérouleront, ni quels personnages y prendront part, ni quels en seront le commencement et la fin. Je connais seulement mon personnage principal, mon Rougon ou mon Macquart, homme ou femme, et c’est une vieille connaissance. Je m’occupe seulement de lui, je médite sur son tempérament, sur la famille où il est né, sur ses premières impressions et sur la classe où j’ai résolu de le faire vivre », confia‑t‑il à Edmondo de Amicis5.

Ce sont ces réflexions sur Étienne Lantier, le « personnage principal » de Germinal que je me propose de suivre. Étienne, le meneur de la grève, celui qui tient tête au Capital, qui part, à la fin de l’œuvre, porteur d’espoir, a, dans le roman, une stature de Héros révolutionnaire. Mais ce statut, il ne l’acquiert que très tardivement. C’est d’abord, avant tout et longtemps, comme Meurtrier qu’il se définit dans le travail préparatoire. La confrontation de Zola avec la réalité sociologique de la mine au cours d’un séjour à Anzin et surtout la pulsion de l’écriture feront basculer l’œuvre vers l’optimisme prophétique des dernières lignes :

« Des hommes poussaient, une armée noire, vengeresse, qui germait lentement dans les sillons, grandissant pour les récoltes du siècle futur, et dont la germination allait faire bientôt éclater la terre. »

C’est probablement à la fin de 1867 que Zola a songé à sa fresque des Rougon-Macquart et en 1868 qu’il a dressé sa première liste de dix projets de romans. À leur nombre : « Un roman ouvrier (Paris) », qu’il précise : « Peinture d’un ménage d’ouvriers à notre époque. Drame intime et profond de la déchéance du travailleur parisien sous la déplorable influence du milieu des barrières et des cabarets. » Ce sera L’Assommoir. À ce stade, Étienne, dont Zola a déjà prévu l’existence ‑ c’est le fils de Gervaise, l’héroïne de ce roman ouvrier ‑ est le héros d’un « roman qui aura pour cadre le monde judiciaire ». En lui prédomine, dans l’arbre généalogique que Zola dresse alors, « l’influence de l’ivrognerie des parents poussant un enfant au meurtre ».
Zola rédigea une deuxième liste de projets, 17 ou 18, après la Commune. Il pense à « un deuxième roman ouvrier. Particulièrement politique. L’ouvrier de l’insurrection (outil révolutionnaire) de la Commune. Une photographie d’insurgé tué en 48. Aboutissant à mai 71 ». Étienne, à ce nouveau stade, est toujours le héros du roman judiciaire qui est précisé en ces termes : « chemins de fer ».
Zola se mit à écrire L’Assommoir en 1875. Il commença à rédiger Germinal le 2 avril 1884. La situation politique, le mouvement de revendications et de grèves qui s’était développé dans les bassins houillers en 1878 et qui avait repris avec plus de violence en 1882, la peur née de la recrudescence des attentats anarchistes, les procès de 1883 ainsi que l’attirance du public pour l’univers fantastique et dangereux de la mine, qui servait de cadre à de nombreuses œuvres  très prisées6, poussèrent le romancier à écrire un « deuxième roman ouvrier » auquel il allait donner un contenu différent de celui qu’il avait prévu dans ses plans.
L’Ébauche de Germinal est une des plus longues de celles qu’a écrites Zola : près de 100 feuillets. Elle n’a pas été rédigée en quelques heures ou en quelques jours ; le travail a duré au moins un mois et il s’est fait parallèlement à une recherche de documentation (lectures, discussions avec des amis ou des techniciens...). Zola y songeait en janvier 1884. Edmond de Goncourt note en effet dans son Journal, à la date du 16, l’embarras de son ami à propos de son nouveau roman dont il ne savait pas encore exactement quel serait le sujet : les paysans ? les chemins de fer ?

« Il serait plus porté, précise‑t‑il, à faire quelque chose se rapportant à une grève dans un pays de mine et qui débuterait par un bourgeois égorgé à la première page ».

Cette Ébauche est faite de trois grands ensembles. Le premier (fos 402 à 448)7, n’a pas été écrit d’une seule venue, pas plus d’ailleurs que le second (fos 448 à 491). Ce qui permet de le distinguer de la suite, c’est qu’il a été écrit avant le voyage que le romancier a effectué à Anzin du 23 février au 4 mars 1884. Il constitue le tout début non pas des réflexions et des lectures de Zola, mais de ce qu’il a écrit visant de façon précise son roman, et que nous possédons. Cette première partie comporte plusieurs temps correspondant à des moments successifs de la réflexion de l’écrivain mettant en place son intrigue, réflexion à la recherche de logique et d’efficacité dramatique, qui rebondit à partir d’une lecture ou d’une idée nouvelle. Les différentes étapes en sont nettement indiquées par des traits. L’écriture est aisée à lire. L’Ébauche est écrite au fil de la plume, presque sans ratures ni surcharges, très vite, la plume ayant du mal à suivre la rapidité de la pensée.

Première partie de l’Ébauche : fos 401‑448. Janvier‑février 1884.

« La carcasse en grand » fos 401‑413

Contrairement à ce qu’il confiait à Edmondo de Amicis et qui se vérifie par exemple avec l’ébauche de L’Assommoir ou celle d’Au Bonheur des Dames dans lesquelles Gervaise ou Octave apparaissent dès le second feuillet, Zola commence dans l’Ébauche de Germinal par faire l’économie du « personnage principal ». Dans les treize premiers feuillets, c’est la foule des houilleurs8 qui est opposée au Capital. Étienne n’apparaît qu’au f° 415, et nous le verrons simplement comme amant de Catherine. Zola hésite pendant toute la première partie de l’Ébauche pour savoir qui sera son « personnage principal ». Il note encore, au f° 436 : « Etudier le personnage de Catherine de façon à le faire central et intéressant. Il faut qu’il emplisse le livre, si je veux obtenir beaucoup d’intérêt. Ne pas le faire passif, idyllique, trouver une lutte humaine, quelque chose de poignant en elle. » Car c’est encore à travers un personnage de femme qu’il veut montrer l’asservissement de la misère et de l’hérédité. Comme Gervaise, « il faut que Catherine meure. (...) Morte de misère excellent, morte de la mine » (fos 416‑417). Une femme, parce que personnage plus efficace sur le plan dramatique et sur le plan romanesque, parce que permettant aussi d’exprimer plus facilement une certaine vision des mœurs ouvrières (mœurs relâchées, prédominance de l’instinct, le peuple est corps,…) : « elle se met avec un galant », elle est convoitée par un chef qui lui propose de l’argent, etc...
Ces quinze premiers feuillets sont toutefois intéressants du point de vue d’Étienne. On y repère, en effet, à l’œuvre un ensemble de présupposés idéologiques et de modèles romanesques, d’expériences et de souvenirs qui informeront véritablement les personnages, Étienne en particulier dès qu’il entrera en scène.

1° : les premières lignes de l’Ébauche opposent radicalement d’un côté le capital, le patron, la direction, les actionnaires oisifs, de l’autre, le travail, les salariés, les houilleurs, Zola revenant sur cette lutte plusieurs fois en la radicalisant au fil des folios, démarche caractéristique de tout ce début d’ébauche. Il reprend en effet les mêmes idées, en essaie les développements possibles en les poussant à l’extrême : « les oppositions (...) poussées au summum de l’intensité possible », précise‑t‑il au f° 420.
Il a probablement lu l’article « Grève » du Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle de Pierre Larousse sur lequel il a pris des notes importantes. C’est un lecteur assidu du nouveau Cri du peuple qui a recommencé à paraître en octobre 1883. Il a pour ami intime Paul Alexis qui va l’introduire peu après auprès de Jules Guesde. Il connaît certainement La Science économique d’Yves Guyot, livre sur lequel il a pris des renseignements concernant les crises industrielles, etc. Aussi voit‑il la grève comme le constat « de l’état de guerre entre les classes » (Dictionnaire Larousse). La métaphore qu’il emploie du capital‑minotaure, habituelle dans la presse d’opposition, et même dans une opinion traditionnelle, refusant par exemple les Grands Magasins9, va dans le même sens.

2° : il assimile aussitôt la grève à une révolte, certes provoquée par un excès de misère, mais à une révolte dont les conséquences sont catastrophiques. C’est ce sur quoi il met presque uniquement l’accent, insistant particulièrement sur la violence des ouvriers ; il évoque aux fos 411 et 412 la « sauvagerie de la lutte » et ajoute un peu plus loin, au f° 421 : « Les ouvriers lâchés vont jusqu’au crime. » Dès les fos 405‑406, il a imaginé une scène d’affrontement dramatique entre certains membres de la famille du Directeur et les houilleurs. Il prévoit donc immédiatement l’épisode du chapitre VI de la 5ème partie dans lequel les grévistes attaquent la maison des Hennebeau et les promeneurs qui rentrent, Négrel, Mme Hennebeau, les deux filles Deneulin et Cécile Grégoire.
La grève évoque d’abord en Zola des images de ruines, de violence, de sang, de meurtre. Elle est rupture, débordement de la bestialité, des instincts, déferlement des barbares. Surdétermination idéologique dont une des causes est la peur, toujours vivace, née de la Commune et réactivée par les événements récents qui pèsent lourdement sur toute la première partie de l’Ébauche, en particulier ceux qui se sont déroulés en 1882 à Montceau‑les‑Mines (d’où la création de Montsou). Rappelons toutefois que, dès 1860, et cette vision est à la clé des Rougon-Macquart, Zola voit son époque comme une époque de fièvre, de folie, d’éréthisme, la Commune étant pour lui une explosion de fièvre dans une époque de mutation, une maladie,  vision qu’il développera dans la dernière partie de La Débâcle.

3° : ce soulèvement des salariés est « le coup d’épaule donné à la société qui craque un instant ». Zola insiste beaucoup sur les menaces que fait peser la grève sur la stabilité sociale : le roman se fera donc prédicatoire : « Je le veux prédisant l’avenir » (f° 402) ; « finir par la sensation de cette défaite. Ils rêvent de vengeance. Les menaces de l’avenir » (f° 412), et encore : « Elle dirait le dernier mot, mot de vengeance et de menace «  (f° 415), ou : « Il faut que le lecteur bourgeois ait un frisson de terreur » (f° 421).
Le roman s’insère dans un certain discours social de l’époque : celui de l’avertissement. Le premier temps de la réflexion de Zola est inauguré et clos, au f° 402 et au f° 412, par la même image de la secousse allant jusqu’à l’effondrement final. Il insiste aussi sur l’extension, à partir d’un des puits, du mal qui s’étend comme le ferait une épidémie (f° 407), autre image traditionnelle de l’époque. Il suffit de citer le Larousse : « La maladie sociale dont notre temps est frappé a produit coup sur coup des grèves ». Mais si Zola reprend cette interprétation ainsi que l’idée que les grèves échouent généralement à cause de la force d’un capital bien organisé (« Les grèves sont donc la plupart du temps une cause de souffrances et d’appauvrissement pour la classe ouvrière », affirme le Dictionnaire), il n’évoque jamais la possibilité de remède et ne mentionne pas celle qu’envisage le Larousse : « Il y a un grand avenir dans les chambres syndicales ouvrières », puisqu’il situe son roman sous le Second Empire.

4° : enfin, Zola est poussé par la volonté de « dramatiser », selon son terme, non pas seulement en mettant en scène l’affrontement du capital et du travail, mais en cherchant à dramatiser tous les éléments de l’intrigue ; aussi recourt‑il à des modèles narratifs comme celui de la séduction d’une fille suivie de la mort de l’amant, auquel il fait allusion deux fois en ce début de l’Ébauche, l’appliquant au camp des ouvriers et à celui des patrons.

Ainsi, dans ces quatorze premiers feuillets, Zola se préoccupe‑t‑il uniquement de mettre en place un enchaînement narratif qu’il cherche à charger du plus de violence possible. « Voici la carcasse en grand, conclut‑il au f° 413. Seulement, il faut mettre là‑dedans des personnages et les faire agir. » Le caractère général de toutes les énonciations est frappant : l’ouvrier, le patron, le Directeur. Il précise plusieurs fois : « Après notes prises ». Il n’utilise que du déjà su ou du déjà lu à l’exclusion de tout autre savoir. Les événements de 1882 et 1883 (grèves de Montceau‑les‑Mines marquées par des épisodes de grande violence, agitation de 1883, recrudescence des attentats anarchistes, procès d’anarchistes, longuement commentés par la presse10), réactivant des souvenirs et des expériences de deux types : souvenirs de la Commune, très lisibles (« sauvagerie », femmes pétroleuses, « un cabaret faisant ses affaires ») ; souvenirs des grèves de la fin du Second Empire, bien connues de Zola, alors journaliste à La Tribune et au Rappel, en particulier de celles, sanglantes, de La Ricamarie et d’Aubin, au cours desquelles la troupe avait tiré. Il s’agit bien à ce stade de souvenirs : Zola ne se renseignera avec précision sur ces grèves qu’après le 24 février en lisant les comptes rendus des audiences des procès qui suivirent, dans La Gazette des Tribunaux. Il en tirera des renseignements qu’il insèrera dans les plans, créant une topographie qui corresponde à celle de La Ricamarie. Mais, dans ce début d’Ébauche, il se borne à utiliser le schéma : « Lutte d’entêtement réciproque, répression, troupe amenée, bataille » (f° 413), c’est‑à‑dire qu’il ne voit dans la grève qu’une émeute, qu’une guerre inexpiable et aveugle entraînant une répression sanglante, qui n’a rien à voir avec une action collective, organisée, dirigée par un leader. Le thème de la catastrophe associé à celui de l’enfer social est donc fondamental. C’est un thème qui se développe dans l’œuvre du romancier depuis 1860 et auquel on peut trouver, en particulier, des origines biographiques (mort catastrophique du père, vie misérable des premières années à Paris, etc.) ; mais, ici, il devient peur du Grand Soir, ou, si l’on réinsère Germinal dans « l’Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire », annonce de la débâcle qui emportera le régime à brève échéance. Quoi qu’il en soit, prime, au plan idéologique comme au plan romanesque, cette vision catastrophique qui est aussi présente dans 17 des 23 titres essayés par le romancier après la première partie de l’Ébauche et dans le dénouement initialement prévu et maintenu jusqu’à la fin des premiers plans : asservissement définitif des mineurs et des petits patrons ; « Germinal » signifiera tardivement l’espoir de lendemains différents, et non plus seulement la révolte de la faim. Car c’est là le premier sens du mot pour Zola, ce qu’il retint du Dictionnaire Larousse : « Journée du 12 Germinal an III (premier avril 1795). Episode de la réaction thermidorienne : le peuple affamé envahit la Convention en criant : Du pain et la Constitution de 93 ! La Garde nationale les refoula (...) Trois semaines plus tard éclataient les grands événements de prairial «  (Dossier préparatoire, 10308, f° 416).

Premières réflexions autour d’Étienne

Zola réfléchit sur Étienne du f° 415 au f° 417, puis, toujours dans la première partie de l’Ébauche, du f° 428 au f° 436. Étienne n’est pas encore « la figure qui conduira la grève » évoquée au f° 414. Ce rôle n’est pas attribué. C’est un « maniaque de l’assassinat dans la famille », ce qu’il était dans le premier plan de 1868 :

« Un des cas étranges de criminel par hérédité qui, sans être fou, tue un jour dans une crise morbide, poussé par un instinct de bête. »

Prévu pour le roman judiciaire, qui n’a pas encore été écrit, il est disponible. Il s’insère parfaitement dans la « carcasse » prévue par Zola. Comme fils de Gervaise, il fait le lien entre les deux romans ouvriers. Surtout, instrument privilégié de violence dans un monde de violence, il va servir à mettre en scène un déferlement de violence.
L’essai que Zola fait pour l’insérer dans l’action révèle le poids des modèles romanesques et des présupposés idéologiques dont j’ai parlé, beaucoup plus, semble‑t‑il, qu’un emprunt fait à un autre romancier. Peter Hambly a relevé la coïncidence frappante ‑ et convaincante ‑ qui existe entre l’intrigue de Germinal et La Vie d’Antoine Mathieu, une nouvelle de Paul Heuzy, dédiée, en 1878, à Flaubert et rééditée en 1883 ; le mineur Antoine Mathieu, indigné des avances qu’un employé supérieur fait à sa femme Catherine, le guette un soir et le roue de coups11. S’il y a source, c’est dans la mesure où Zola a trouvé dans ce texte un schéma qui lui semblait bon et qu’il avait déjà lui‑même utilisé plusieurs fois. Il s’en sert pour introduire Étienne dans l’action, au f° 416 : le jeune homme est une des figures d’un schéma triangulaire particulièrement générateur de violence, deux hommes se disputent une femme, la violence étant accrue ici et par le poids de la hiérarchie (Étienne affronte, dans un premier temps de la réflexion de Zola, un inspecteur) et par le lieu de l’affrontement,  la référence au monde de la mine est vague, « le fond », avec tout ce que cela évoque. Étienne n’est donc d’abord qu’un des deux amants de Catherine qui meurt et autour de laquelle s’organise le scénario. Ce scénario est aussitôt développé par l’introduction de deux éléments : l’influence sur Étienne d’un ami anarchiste, Nicolas, et le rappel de l’hérédité qui pèse sur lui, « monomanie de l’assassinat ». La mort de Catherine et surtout l’influence anarchiste le poussent à tuer une des filles du patron de la mine qu’il jettera dans le « vieux puits » (souvenir du livre de Simonin). Zola arrive ainsi à lier par le moyen de l’anarchie, grève, amours, hérédité et mine, liaison à souligner, en particulier pour l’anarchie et  la monomanie du meurtre.

Deuxième temps de la première partie de l’Ébauche : fos 428‑448

Le deuxième grand temps de la première partie de l’Ébauche commence au f° 428. Il a probablement été écrit après une lecture plus attentive du livre de Simonin ou de romans sur la mine. Zola avait déjà utilisé un « accident » pour « avoir le petit estropié », type associé traditionnellement à la mine et destiné ici à accroître l’émotion (f° 414). Ce qu’il retient maintenant, c’est l’idée d’une catastrophe comme celle de la mine de Lalle, longuement racontée par Simonin et illustrée par les gravures très frappantes de l’ouvrage ou comme celle par laquelle Yves Guyot commence son roman de la mine, L’Enfer social (1882) : un coup de grisou, 150 mineurs au fond, etc... Ce savoir nouveau va lui servir à dramatiser encore plus son intrigue, à en accroître la violence, en donnant un nouveau cadre et de nouveaux développements aux amours d’Étienne et de Catherine. Après des hésitations, il bâtit, au f° 430, un nouveau scénario : Étienne, prisonnier de la mine à la suite d’un accident catastrophique, se bat avec l’inspecteur qu’il tue, tandis que d’autres mineurs tentent de les sauver, mais un coup de grisou tue plusieurs sauveteurs, retarde les travaux, on recommence le travail, etc. Schéma modifié peu après dans le sens d’une violence encore plus grande : Étienne et Catherine sont tous les deux prisonniers de la mine, Étienne se bat, non plus avec l’inspecteur, mais avec un rival, ouvrier comme lui, et le tue, un « brutal », première ébauche de Chaval, l’inspecteur devant être sauvé. Il doit, en effet, écraser les mineurs à la reprise du travail : « Je dois garder l’inspecteur terrible pour commander encore à la fin, redevenir insolent, les écraser plus férocement » (f° 434). Prisonniers de la mine, Étienne et Catherine ont leur nuit de noces, après quoi Catherine meurt. Étienne est sauvé. Il reprend le travail avec ses camarades, un travail devenu encore plus pénible depuis que la mine brûle :

« Il n’est peut‑être pas mauvais de montrer ainsi les ouvriers se remettant au travail, non seulement écrasés par le capital triomphant, mais encore dans des conditions de besogne plus abominables, sous des menaces plus affreuses. La mine depuis que le charbon brûle est devenue d’un séjour plus malsain et plus périlleux. Finir sur cet écrasement, sur cette aggravation de peine » (f° 434).

Zola envisage donc une composition cyclique, fermée : les derniers chapitres doivent lui redonner la mine du commencement (f° 432). Il faut insister sur ce dénouement : c’est Nicolas, le nihiliste introduit dès le f° 417, qui provoque la catastrophe, il scie les douves, pensant que personne ne descendrait par suite de la grève : « Il attaque seulement le capital. Tout doit crouler. »
Au terme des 48 premiers feuillets de l’Ébauche, Zola n’a retenu de la grève que l’affrontement, qu’un ensemble de situations et d’événements (misère excessive, sabotages anarchistes...) qui libèrent la violence aveugle des mineurs et qui libèrent aussi ses propres phantasmes. Il lâche la bride à son imagination à propos de Catherine (elle est battue, elle est enceinte, elle meurt de misère...), mais surtout à propos du « petit estropié » auquel il consacre les derniers folios de la partie, écrits d’une grande  écriture large. L’enfant tue un soldat :

« Quand il a tué son soldat et qu’il râle, il le traîne jusqu’au puits, où il le jette vivant encore. Le grand cri. Le petit essuyant ses petites mains sanglantes sur l’herbe… Le meurtre sauvage, le mauvais couteau cherchant le cœur à travers la tunique, le petit lui a sauté sur le dos comme un chat sauvage. Ils ont roulé, et le reste » (fos 446 à 448).

Zola n’a pas pour rien été un lecteur enthousiaste, dans son enfance et son adolescence, de romans feuilletons, comme ceux d’Emmanuel Gonzalès ou un spectateur assidu des mélodrames joués sur la scène du théâtre d’Aix‑en‑Provence. Son travail, ultérieurement, consistera, en particulier, à réfréner ce laisser‑aller à ce qu’il appelle sa « fantaisie ».
Étienne n’est donc, comme les autres mineurs, qu’un lieu de violence. Comme ils sont accablés par les fatalités sociales (f° 420), il est soumis à la fatalité de l’hérédité qui l’entraîne au meurtre. Zola a bien eu, au f° 441, une idée nouvelle :

« Ce livre est l’éducation de révolte d’un jeune homme, il assiste à toutes les injustices sociales et s’en aigrit beaucoup. Il se prépare pour plus tard à la Commune. D’autant que son cœur en saigne avec Catherine. »

Mais, on le voit, Étienne n’en acquiert pas pour autant le statut de « personnage principal » qu’il devra être dans ce roman sur la Commune dont le projet revient en leitmotiv dans les deux premières parties de l’Ébauche. De son point de vue, le roman sur la mine est un roman d’amour, de jalousie et de violence, qui expliquent son meurtre: « Tout le livre pour l’amour d’Étienne » (f° 437). L’étude du milieu de la mine permet seulement à Zola de diversifier une analyse qu’il ne cesse de reprendre depuis ses premières œuvres, celle des rapports entre deux hommes et une femme. « Lui donner un drame de sa classe », écrit‑il à propos de Catherine (f° 437).
Tout va changer avec la deuxième partie de l’Ébauche écrite après le voyage que le romancier fit du 23 février au 4 mars 1884 à Anzin, où venait d’éclater, le 19 février, une grève. Il en rapporta Mes notes sur Anzin, plus de 100 fos de notes prises sur le vif. Il est alors confronté avec la réalité de la mine ‑ il descend dans un puits ‑, avec la réalité sociologique du monde minier et avec une grève. Il dit son étonnement devant ce qu’il découvre, ainsi à son ami Henry Céard, le 28 février : « À Valenciennes depuis samedi au milieu des grévistes, qui sont fort calme d’ailleurs », ou dans ses notes : « Pour la grève, tous sont très calmes. (...) Obéissant au mot d’ordre du président du syndicat. Leurs récits mouvementés, avec gestes, jeux de physionomie, clins d’œil, tranquilles et ardents. Plaintes générales contre la Cie. 12 »

Pour l’économie du roman, les conséquences sont énormes : non seulement la violence aveugle qui était au centre de la première partie de l’Ébauche passe à l’arrière‑plan, mais Zola sent la nécessité, pour dire ce qu’il a vu et ce qu’est la grève, d’une porte‑parole. Ce rôle va être dévolu à Étienne.

Deuxième partie de l’Ébauche, fos 448‑491. Après le 4 mars

Dès les premières lignes de ce deuxième grand ensemble qui débute d’une petite écriture serrée, il insère des précisions techniques et topographiques. Étienne arrive par « la grande route de Marchiennes », en fait la route de Condé, qui a tellement frappé le romancier (comme le montrent Mes notes sur Anzin), que sa vue, « ces dix kilomètres de pavés coupant tout droit à travers les champs de betteraves » évoqués aux toutes premières lignes du livre et se déroulant avec « la rectitude d’une jetée », est certainement une des raisons du topos d’ouverture sur lequel Zola hésitait jusque‑là : « C’est alors qu’un soir, sur la grande route de Marchiennes... » (f° 449).
C’est sur Étienne et non plus sur Catherine qu’il va désormais mettre l’accent. « Je n’ai pas encore mêlé mon Étienne à l’intrigue d’une façon logique », tels sont les premiers mots de cette deuxième partie de l’Ébauche. C’est à partir de lui et autour de lui que le roman va se réorganiser. Étienne prend sinon la première place, du moins une place importante. C’est la préoccupation de Zola mais surtout la difficulté à laquelle il se heurte, car il pense toujours à « le préparer pour le crime de [son] roman sur les chemins de fer, et surtout pour la Commune » (f° 452). « Étienne est aussi très important, car il doit, note‑t‑il aux fos 479‑480, rester sinon le centre, du moins le lien du livre, et j’ai à le garder pour m’en servir de nouveau plus tard. » D’où l’ambiguïté de la démarche et les hésitations du romancier dans toute la deuxième partie de l’Ébauche, c’est‑à‑dire tant qu’il n’accordera pas à Étienne le statut de héros et qu’il liera son roman au reste de la fresque.
Néanmoins, le jeune homme devient « le lien conducteur » de l’œuvre et sert à « exposer toute la mine », dans laquelle il descend pour la première fois au début du roman. Son initiation à ce monde nouveau pour lui permet à Zola, lui aussi nouvel initié, de faire passer le savoir contenu dans Mes notes sur Anzin.
C’est une des raisons de la place accordée désormais à Étienne. Il en est une autre bien plus importante pour le sens du roman. À la fin de la première partie de l’Ébauche, au f° 441, Zola avait parlé « d’éducation de la révolte ». Après le voyage à Anzin, il reprend cette idée, mais en la modifiant totalement : « Il ferait là son éducation de socialiste tout en travaillant. » Mutation que Zola confirme dans la Fiche‑personnage d’Étienne, rédigée après la deuxième partie de l’Ébauche, qu’elle résume dans ses onze premiers feuillets. « En somme Étienne, dans Germinal, fait son éducation socialiste, apprend la révolte, qui jusque‑là n’a été qu’instinctive » (f° 8). On mesure l’impact des quelques jours passés à Anzin, des conversations avec le député socialiste Giard et avec quelques mineurs, du contact direct avec la question sociale. La conséquence n’en intervient pas seulement dans la conception d’Étienne. Zola modifie sa vision de la grève et de sa famille de mineurs :

« Mon premier mineur, brave homme calme, suit sa femme et s’irrite avec elle sous le coup de la misère, de la faim. C’est là la grande étude centrale qui doit dominer toutes les autres, une analyse à faire magistrale » (f° 479).

Le « Tout le livre pour l’amour d’Étienne » du f° 437 est remplacé au f° 480 par : « Je fais là son éducation socialiste. C’est là tout le livre à son point de vue. » Aussi Zola est‑il conduit à imaginer un autre dénouement. Au lieu de recommencer à travailler au fond, mineur écrasé par la hiérarchie, parmi les autres mineurs, Étienne quitte la mine, au terme d’une évolution intellectuelle et psychologique, en « soldat de l’anarchie », en « adversaire qui raisonne et qui se déclare contre la société telle qu’elle est faite » (f° 452).
Toutefois le personnage continue  à l’embarrasser. Comment concilier, en effet, cette nouvelle dimension d’Étienne, porteur de valeurs nouvelles, et le « besoin de tuer », qui le marque depuis sa définition dans l’arbre généalogique de la famille, et qui doit s’accomplir dans un autre roman, seconde contrainte qui accroît d’autant l’embarras de l’écrivain? Ce qu’il a vu à Anzin lui interdit désormais les amalgames qu’il n’hésitait pas à faire dans la première partie de l’Ébauche. « Il ne faut pas oublier la dualité chez Étienne, son amour et ses idées sociales. Le personnage est difficile à cause de cette nuance que je voudrais très franche, sans tralala, sans romance » (f° 481). C’est d’ailleurs sur ces sentiments d’Étienne que Zola revient longuement, pendant plus de 20 feuillets, en les compliquant par l’invention d’une « grosse fille » avec laquelle il « s’oublie » (f° 467, la Mouquette). Mais il est muet sur son « éducation socialiste ». Le jeune homme ne joue d’ailleurs aucun rôle à ce stade dans la préparation et le  déroulement de la grève. Ce sont Antoine et l’internationaliste patron du cabaret (le futur Rasseneur) qui agissent : le premier enflamme les mineurs dans la forêt et le second essaie de contenir sans succès leur violence avant d’être entraîné par eux.
Néanmoins, Zola sent la nécessité « d’adoucir » le caractère d’Étienne :

« L’autre homme en lui, bon et tendre (...). Jalousie tendre, rêve continu d’une vie heureuse, gâtée continuellement par le milieu et les circonstances, qui le jettent à toutes les extrémités de sa nature » (f° 483).

Mais, on le voit, il ne peut pas se dégager de ses présupposés « scientifiques » sur l’hérédité. Tout au plus évitera‑t‑il à Étienne d’être meurtrier dans ce roman : s’il quitte la mine, c’est, en effet, pour ne pas tuer son rival. Zola fait finalement confiance à l’écriture ; le caractère « complexe » d’Étienne « s’établira en écrivant », note‑t‑il dans la Fiche‑personnage, f° 9.

Troisième partie de l’Ébauche, fos 492‑499

La solution, qui va entraîner une refonte totale ‑ « Le pis est que cela change tout mon plan » (f° 494) ‑, Zola la trouve dans une troisième partie de l’Ébauche, très brève, dont les sept premiers feuillets sont à nouveau consacrés à Étienne.
Ce remaniement intervient entre le premier plan du chapitre I de la 3ème partie dans lequel Zola reste encore très vague : « Le tout est surtout pour montrer l’éveil ou plutôt l’élargissement des idées socialistes chez Étienne : la mine aux mineurs, le dieu capital inconnu accroupi qui doit être étranglé. Naissance de ses idées, etc... » (f° 110), et le premier plan du chapitre III de cette même 3ème partie, aux fos 127‑128 : Étienne, qui a pris de l’ascendant sur l’esprit de ses camarades, crée une société de secours dont il devient secrétaire, rôle attribué préalablement à Rasseneur. Cette nouvelle idée permet de le lier étroitement à la grève : « Il serait beau de faire ceci. Prendre Étienne et lui donner un rôle plus central, en en faisant un des chefs, même le chef de la grève. » Étienne, l’homme venu d’ailleurs, qui n’est donc pas, comme les autres mineurs, écrasé, depuis la naissance, par la « fatalité sociale » de la mine, qui est plus évolué parce qu’il est mécanicien, se révolte contre les abus et agit.
Ce nouveau développement suit probablement la lecture du livre de Leroy‑Beaulieu, La Question ouvrière au XIXe siècle, qui décrit longuement le type du « chef ouvrier ». « Ce serait ignorer complètement le caractère de ces ouvriers parvenus que de ne pas constater l’irrésistible fascination qu’exerce sur leur esprit naïf la facilité de jouer un rôle public et d’être aux yeux de tous un personnage13 ». On trouve un écho de textes de ce genre au premier plan du chapitre III de la 3ème partie, f° 128 : Étienne, devenu secrétaire de la caisse de secours, a « quelques appointements, ce qui avec sa paie de célibataire, lui donne de l’argent. Son affinement. Il a des bottes. »
Cette attitude n’est pas nouvelle chez Zola. Il a déjà plusieurs fois critiqué les « chefs ouvriers », les politiciens, depuis Les Mystères de Marseille. Il venait de le faire dans des articles publiés dans Le Figaro, en 1880‑1881, et recueillis dans Une campagne, auxquels il peut songer. La seule allusion précise qu’il fasse en effet au socialisme dans toute l’Ébauche, est pour rappeler, au f° 497, « les divisions qui déchirent le parti ouvrier. » Il distribue alors les tendances entre ses personnages : Étienne sera un collectiviste autoritaire, Rasseneur un possibiliste, et « Souvorine » un anarchiste.
Dans le portrait du chef qu’il fait, on retrouve les éléments qui correspondent aux stéréotypes de l’époque et qu’il a déjà employés : « Étienne a « des aspirations au‑dessus de son travail », « il voit au delà de sa classe », aussi sent‑il le besoin d’instruction ; mais « c’est un demi‑savant, plein de trous, d’affirmation et de doute », se lançant dans des rêves utopiques, faisant de la propagande, ayant de l’influence sur ses camarades. En résumé, un ambitieux séduit, comme tous ces chefs ouvriers, par l’argent (f° 497). Son analyse sera « l’étude de l’ambition, du combat de l’ignorance, de tout le drame qui doit se passer dans un de ces chefs de la bagarre » (f° 494).
Toutefois, avec le dernier feuillet de l’Ébauche, Zola a donné la place centrale à Étienne : « Tout un personnage central maintenant, beaucoup plus mouvementé. Un héros enfin », écrit‑il au dernier feuillet de la Fiche‑personnage, ajouté à ceux qui le précèdent et concomitant de cette troisième partie de l’Ébauche.
Ainsi, la lecture de cette Ébauche de Germinal conduit d’abord à une réévaluation du terme d’ébauche choisi par Zola lui‑même. Il ne s’agit pas, à proprement parler, d’une « première forme, encore imparfaite, que l’on donne à une œuvre plastique ou littéraire » (Petit Robert). La distance est énorme entre l’Ébauche et le roman. Il s’agit d’essais, d’expériences, avec tout ce que cela comporte de tâtonnements, de laisser‑aller, de liberté, ce que Zola appelle sa « fantaisie » (à propos de Jeanlin), fantaisie en partie refoulée.
Par ailleurs, la réflexion de Zola sur Étienne et autour de lui, me semble intéressante dans la mesure où elle révèle les difficultés du romancier, ses efforts pour s’arranger avec une série de contraintes dont il ne se dégage jamais vraiment, ce qui explique certaines ambiguïtés du roman :

  • modèles romanesques qu’il ne conteste pas, dont il cherche seulement à exploiter toutes les possibilités à travers des scénarios distincts ;

  • une conception du goût du public ;

  • contraintes de la série et des réflexions liminaires de 1868 sur le contenu qu’elle devra avoir ; le roman sur la mine n’est qu’un des Rougon-Macquart et Étienne, un des rameaux de l’arbre généalogique, un des descendants de Tante Dide, ce qui expliquera l’ambiguïté du personnage, « homme très complexe dans une nature simple », selon la définition de Zola, f° 483, qui, bien qu’étant poussé à lui conférer le statut de « héros », ne le dégagera jamais de cette « nature ».

  • présupposés idéologiques que le voyage à Anzin modifie de façon déterminante, mais que de nouvelles lectures viennent renforcer, l’Ébauche venant même s’ancrer, en toute fin, dans la campagne menée par le romancier en 1880‑1881 et se colorer par là de ses rancœurs personnelles contre les politiciens républicains contemporains.

Sur le plan idéologique, ce texte est totalement imprégné par la vison catastrophique et pessimiste de ses premières lignes. Les réflexions sur Étienne montrent la difficulté que Zola éprouve pour concilier dans le mineur, l’hérédité héritée de parents alcooliques et la pensée, la réflexion, l’éducation socialiste. Étienne ne peut être, comme tous les autres « penseurs ouvriers », qu’un déclassé. L’ignorance des mineurs, foule facilement enthousiaste et versatile, comme le demi‑savoir d’Étienne lui paraissent dangereux pour l’avenir.
Quelque chose de nouveau se passera, mais très tardivement, à la fin de la mise en place des premiers plans, au f° 395, NAF 10307, lorsque, pour la première fois, Zola développera la métaphore implicitement contenue dans le titre : « La terre grosse d’une sourde rumeur, et le siècle futur encore en germe dans le sillon faisant éclater le sol. » L’élan de l’écriture emporte alors le roman vers l’avenir et le personnage d’Étienne sera à nouveau remodelé. Un exemple : sa révolte dans le roman sera due beaucoup plus à son orgueil d’homme refusant d’être écrasé comme une bête qu’à la lésion héréditaire, seule cause mise en avant dans l’Ébauche.

1  Voir en particulier, Paul Alexis, Emile Zola : Notes d’un ami, Charpentier, 1882 : chap. IX, « Méthode de travail », p. 156 et suiv.

2  Zola établit le second plan d’un chapitre qu’il rédige immédiatement, avant de passer au second plan du chapitre suivant, etc.

3  « Programme et préconstruit génétiques : le dossier de L’Assommoir », dans Essais de critique génétique, Flammarion, 1979, p. 201 et suiv.

4  On trouvera de larges extraits du dossier préparatoire de Germinal dans l’édition de l’œuvre, collection « Classiques Garnier ». Il a été publié intégralement par Colette Becker et Véronique Lavielle, sous le titre La Fabrique de Germinal, SEDES, 1986.

5  Edmondo de Amicis, Souvenirs de Paris et de Londres, Hachette, 1880, p. 192.

6  Zola connaissait plusieurs de ces romans. Par ailleurs, il avait fait un compte rendu de l’ouvrage de Simonin, qu’il possédait, La Vie souterraine ou les mines et les mineurs, publié en 1866 chez Hachette comme Les Houilleurs de Polignies d’Elie Berthet. Il a pu retrouver dans ces livres les stéréotypes sur la mine et le pays minier : noir omniprésent, accidents, bons et mauvais ouvriers, etc...

7  B.N.F., Ms, NAF 10307.

8  Zola utilise ce terme déjà vieilli en 1884, quand il se met à son œuvre, mais qu’il a trouvé dans les romans qu’il a lus avant de se mettre au travail, et qui datent du second Empire, ainsi celui d’Elie Berthet. Il l’abandonnera quand il sera allé à Anzin et se sera sérieusement documenté.

9  Elle est ainsi employée constamment par Pierre Giffard dans son étude Paris sous la Troisième République : les grands bazars, 1882.

10  Peter Hambly a répertorié ces très nombreux articles. Deux exemples seulement : le 28 août 1882 Le Gaulois avait parlé des 180 000 Jacques enrégimentés dans les bassins houillers par les collectivistes, et le 2 novembre, de l’invasion nihiliste en France.

11  Cf. Les Cahiers naturalistes, n° 41, 1971, p. 97.

12  Ce reportage capital est édité dans l’édition de Germinal aux Classiques Garnier, p. 736.

13  Sur ces rapprochements, voir Germinal, Classiques Garnier, p. 584, 614, etc.