Dans ce volume de réflexions sur les formes que peut revêtir la parole poétique, notre interrogation portera non pas sur comment naît la parole poétique mais sur comment naît un poème. Nous essayerons de montrer que cette mission difficile devient possible grâce à l’étude des manuscrits 1. En effet, contrairement aux textes de poèmes que nous lisons et admirons dans les recueils imprimés, les documents de travail d’un poète constituent une condition privilégiée qui offre au chercheur de précieux éléments pour étudier un poème à l’état naissant.
Les textes imprimés ne présentent au lecteur qu’un état final ou, disons plutôt, arrêté d’une œuvre. À plus forte raison, les auteurs eux-mêmes, c’est-à-dire ceux qui « fabriquent » la parole poétique, sont peu enclins à révéler au chercheur ce qu’on appele souvent « les secrets de la création poétique » et ce que nous appelons plus prosaïquement les stratégies du travail d’écriture.
Comment le chercheur peut-il faire face au silence des auteurs et au mutisme des textes imprimés ? Ce sont les manuscrits qui gardent les traces du processus de création poétique et qui, de ce fait, offrent au chercheur une possibilité remarquable de briser le silence, en faisant parler les documents qui témoignent de l’élaboration progressive de l’œuvre.

Nous avons choisi d’étudier la genèse du poème Conjugaisons et interrogations II de Jean Tardieu (1903-1995)2. Si, en critique génétique, le chercheur part souvent d’un texte imprimé pour se plonger ensuite dans les documents de travail de l’auteur qui ont servi à son élaboration (plans, brouillons, notes, etc.), nous avons, pour notre part, d’abord eu connaissance du dossier génétique conservé au fonds Jean Tardieu de l’Institut Mémoires d’édition contemporaine (IMEC)3. C’est ensuite que nous avons découvert le poème dans sa version imprimée publiée en 1976 dans le recueil Formeries chez Gallimard.

Ce dossier a été déposé par le poète lui‑même en 1994, peu avant sa mort. Il contient quatre étapes de travail successives qui permettent d’observer toutes les transformations intervenues entre le premier jet manuscrit et le texte imprimé. Pour la clarté de notre propos, nous proposons ci‑dessous un schéma qui présente les quatre documents qui composent le dossier génétique de Conjugaisons et interrogations II (schéma n° 1). Nous verrons alors pourquoi il n’est pas aisé de parler de quatre états ni de quatre versions du poème4. La réalité de ce dossier est en effet plus complexe car elle se déploie au‑delà de la linéarité spatiale et au‑delà de la linéarité temporelle de l’écriture.

Schéma n°1 :
Version
le 1er document est écrit au feutre marron avec des corrections postérieures au stylo bleu [1 état ; 2 état]

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le 2ème document est une mise au net du deuxième état au stylo noir (c’est le seul document qui soit daté) [3 état]

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Version

le 3ème document est écrit au stylo noir, il contient beaucoup de correction au même stylo [4 état ; 5 état]

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le 4ème document est un tapuscrit (une mise au net tapuscrite du 5ème état) [6 état]

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En effet, comme l’indique le schéma n° 1, l’écriture de ce poème contient plusieurs niveaux ou couches d’écriture qui certes se suivent, mais également se superposent. Ainsi, si nous avons quatre documents, nous ne dirons pas pour autant qu’il s’agit là de quatre versions successives. En effet, les documents 2 et 4 sont respectivement les mises au net des états antérieurs  : ils se distinguent par leur nature des documents 1 et 3 dans lesquels se fait le véritable travail de création poétique. Par ailleurs, bien que les documents 2 et 4 portent des titres quasi identiques, ils se différencient fortement et présentent chacun un état très achevé d’élaboration textuelle. Ainsi, le document 3 ne peut en aucun cas être considéré comme émanant directement du document 2. De ce fait, nous ne distinguons que deux versions de ce poème  : la première étant élaborée dans le document 1 et mise au net dans le document 2. La seconde version est forgée dans le document 3 dont le document 4 est une mise au net. Notons par ailleurs que la première édition en 1976 ainsi que toutes les éditions postérieures ont emprunté la forme du document 4.
Nous ne pouvons pas dire non plus qu’il s’agit de quatre états car la réalité matérielle des documents 1 et 3 est plus complexe du fait qu’ils comportent de nombreuses corrections. Dans le premier document, ces corrections sont aisément identifiables grâce à la différence d’instruments d’écriture que le poète a utilisés  : le corps du texte du premier jet est au feutre marron, alors que les corrections postérieures qui créent un deuxième état sont au stylo bleu. Ce document comporte donc bien deux états distincts. En revanche, pour le troisième document, de nombreuses corrections que le poète a apportées sont faites au même instrument que le corps du texte. Il est donc moins aisé de distinguer les corrections de l’état 4 faites de manière immédiate, c’est‑à‑dire au fil de la plume, et les corrections d’une relecture postérieure, correspondant à l’état 5 du poème. Cependant, pour ce manuscrit également, nous pouvons bien distinguer deux états en nous basant sur des arguments linguistiques que nous évoquerons plus loin. Ainsi, comme l’indique le schéma 1, le dossier de ce poème est composé non pas de quatre mais de six états successifs.
Avant d’observer le travail d’écriture poétique qui se situe à plusieurs niveaux linguistiques, nous souhaitons donner une dernière précision codicologique  : un seul des quatre documents est daté. Nous n’avons donc pas le moyen de savoir s’il s’est écoulé quelques heures, quelques jours ou quelques années entre l’écriture du document 2 qui est daté de 1970 et le document suivant qui est, par ailleurs, très différent, comme s’il s’était produit une rupture entre la première et la seconde version de ce poème … On pourrait alors légitimement se poser la question si cette rupture ne vient pas d’une (simple) rupture temporelle. Ainsi, un poème écrit en 1970 fixé par le document 2 aurait pu être repris bien plus tardivement ce qui aurait permis à son auteur d’y porter un regard nouveau. Notons que, en cas d’absence de datation exhaustive, l’analyse du papier peut quelquefois être un indicateur précieux, plus particulièrement pour les XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles. Malheureusement, les types de papiers utilisés au XXe siècle sont tellement nombreux et variés, que les spécialistes en codicologie n’ont pas pu nous venir en aide à ce sujet5. Toutefois, au‑delà de la pauvreté des données codicologiques, les manuscrits de ce poème offrent une richesse exceptionnelle du matériau linguistique que nous nous proposons d’analyser.
Nous avons souligné plus haut le fait que la première et la seconde version se distinguent de manière nette. Cette séparation se situe avant tout au niveau thématique. Ainsi, lors de ses états successifs, un poème portant un titre double Conjugaisons et interrogations ne traite pas ces deux thématiques de façon égale. La fluctuation du titre lors des états successifs est très révélatrice à ce sujet  :

Schéma 2 :

Document 1  : Conjugaisons et interrogations 2

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IMEC‑TRD7.17.0, transcription de O. Anokhina

Document 2 : Interrogations et conjugaisons II

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IMEC‑TRD7.17.1, transcription de O. Anokhina

Document 3 : Conjugaisons II   

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IMEC‑TRD7.17.2, transcription de O. Anokhina

Document 4 : Conjugaisons et interrogations II

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IMEC‑TRD7.17. 3, transcription de O. Anokhina

Nommé Conjugaisons et interrogations 2 dans le premier document, la mise au net renverse l’ordre en mettant en première position la thématique privilégiée par cette version : Interrogations et conjugaisons II. En effet, comme le montre le premier et, de manière peut‑être plus claire, le deuxième document, ce sont des interrogations qui occupent une place primordiale dans la première version. La problématique des conjugaisons n’y apparaît pratiquement pas. La seconde version qui, quant à elle, met en avant les conjugaisons dans le document 3 intitulé Conjugaisons II retrouve l’idée initiale de Conjugaisons et interrogations II dans le quatrième document. Malgré une rupture qui caractérise les deux versions du poème, la permanence de titres témoigne du fait que, entre l’écriture de la première version, datée de 1970, et l’écriture de la deuxième version, publiée en 1976, Conjugaisons et interrogations II sont restées l’objet de la réflexion du poète. Le travail étendu sur une si longue période soulève tous les problèmes qui relèvent du caractère dynamique de l’écriture6 et qui constituent par ailleurs un défi aux sciences cognitives7 malgré les progrès élaborés dans ce domaine depuis les deux dernières décennies8.
Il est intéressant de noter également que, outre la thématique annoncée dans le titre, dans le texte du premier état fait interruption la problématique des chiffres, centrée notamment sur le chiffre quinze :

Qui nous dira s’il fallait revenir ou hésiter

ou hésiter ou affirmer ou douter

si ”quinze ”est bien après quatorze

et non pas avant.

et plus loin :

Leur mouvement sans fin c’est notre bouche

qui les profère qui les hurle Oh quinze !

Quinze quand reviendras‑tu ? Quinze ! Quinze !

Cette problématique « intruse » dans le premier état du poème est supprimée sans concession et de manière définitive par l’auteur qui a fait le choix de se consacrer uniquement aux aspects grammaticaux de son œuvre.
Portons maintenant notre attention sur le troisième document. Ce document très complexe qui comporte lui aussi deux états sur lesquels nous nous arrêterons longuement est centré, quant à lui, sur les conjugaisons. Ainsi, le titre même du poème annonçant initialement conjugaisons et interrogations a perdu cette fois‑ci sa deuxième partie. Cependant, bien que les interrogations y soient assez marginales, elles contribuent à introduire une nouvelle forme interrogative. Ainsi, le nous omniprésent dans les états précédents est suivi dans la deuxième partie du document 3 par un tu. Ce questionnement formulé à la deuxième personne du singulier change radicalement le contenu et la forme du poème. Tout d’abord, il renforce de manière évidente la dimension dialogique en introduisant un interlocuteur. Ensuite, ce changement de personne a aussi des conséquences syntaxiques qui fixent davantage la problématique de conjugaison située au cœur de ce travail poétique de Tardieu.
En plus de l’alternance nous/tu, le quatrième état introduit une dernière partie sur le mode du on. Cependant, si le tu sera gardé dans le dernier état sous forme de questions

Toi qui restes, penses‑tu ne jamais partir ?

Toi qui pars, saurais‑tu, pourrais‑tu rester ou revenir ?

le on impersonnel va disparaître, comme on peut le voir dans le document 4. Cela est probablement dû au fait que le tu est un élément fortement marqué à plusieurs niveaux, contrairement au pronom on qui régit le verbe de la même manière que le pronom il, en effaçant ainsi la problématique de conjugaisons. Toutefois, l’auteur retrouvera la dimension impersonnelle dans la formulation de la partie finale du poème et, plus particulièrement, dans la phrase de clôture.
Dans cette même partie finale du troisième document, nous pouvons observer encore une « intrusion » qui, d’ailleurs, va à l’encontre de la problématique des conjugaisons. Il s’agit de l’apparition des formes nominales, comme le départ et le retour. Lors d’une relecture qui correspond à l’état 5 du dossier génétique (i. e. les corrections au stylo noir), le poète a supprimé ces noms déverbaux9 qui n’offraient pas la possibilité de décliner davantage le jeu subtil de conjugaisons. Ce même sort a été réservé aux adjectifs nominalisés le positif et le négatif. Cependant, cette stratégie poétique pourrait ne pas sembler tout à fait juste car, même si le travail de Tardieu tourne beaucoup autour de la négation, comme on peut le voir dans la première partie construite par les rubriques la négation partielle, la négation complète, etc., il est aussi intimement lié à l’antonymie lexicale10, comme le montrent les paires antonymiques verbales constituées par Tardieu : être et (ne pas) rester, rester et arriver, rester et venir, rester et partir. Ainsi, la paire antonymique nominale le départ et le retour nous semble résumer assez bien l’opposition entre plusieurs paires verbales énoncées précédemment. Mais Tardieu choisit de privilégier la pureté verbale de son poème en ne gardant que l’énonciation et la négation d’un verbe et de son ou de ses antonyme(s).
Remarquons toutefois que Jean Tardieu a dévié ailleurs de cette pureté grammaticale pour le plus grand plaisir de ses lecteurs. Ainsi, dans d’autres poésies de son cycle grammatical Poèmes pour la main droite où l’on retrouve d’ailleurs Conjugaisons et interrogations II, le poète va jusqu’à rapprocher les noms des verbes :

L’ombre c’est pleuvoir

Mentir c’est le regard …(« Affirmation »).

Nous voudrions maintenant attirer l’attention sur un phénomène très intéressant qui révèle un travail méticuleux du laboratoire poétique de Tardieu. Ce travail sert à construire une structure métalinguistique sous‑jacente très élaborée que nous allons analyser. Cette construction métalinguistique se fait dans le troisième document. Nous passerons en revue plusieurs éléments qui contribuent à la construction métalinguistique de ce beau poème grammatical.

Tout d’abord, nous souhaitons souligner l’importance de la phrase trop de sens pas de sens, une sorte de sous‑titre résumant l’idée du poème. Cette phrase très condensée occupe une place d’autant plus importante dans ce poème que c’est vers cette conclusion‑là que Tardieu s’attache à nous amener à la fin en nous annonçant ceci : Ce que l’on dit a trop de sens n’a pas de sens. On pourrait aussi supposer que cette phrase, destinée à clore le poème, a été marquée par Tardieu au début de la feuille simplement pour servir d’un support mnésique pour le développement ultérieur. Ce procédé mnémotechnique est en effet assez fréquent chez les scripteurs. De toute évidence, cette phrase, présente dès le début du document 3, a joué un grand rôle dans la construction du poème.
De la même façon que Tardieu jette sur le papier le sous‑titre trop de sens pas de sens, dès le début de l’état 4 le poète fixe la liste des verbes être, rester, partir et venir sur lesquels il se propose de faire un travail poétique. On observe alors que cette liste des verbes, ainsi que le sous‑titre trop de sens pas de sens sont barrés. Nous pensons qu’ils ont été supprimés lors d’une relecture (état 5) qui préparait cet état pour une mise au net ultérieure (état 6). Il semble en effet indéniable que ces annotations métalinguistiques de l’état 4 n’avaient plus leur place dans le poème une fois qu’elles ont donné lieu à une réalité poétique.
Ce même travail de réflexion et de construction se manifeste dans d’autres notes métalinguistiques, notamment, dans les titres de rubriques comme Avec la négation complète, Final interrogatif varié, etc… Ces rubriques que les psycholinguistes de l’écrit appelleraient les auto‑consignes du scripteur ont eux aussi disparu après avoir joué un rôle essentiel dans la construction du poème. Ainsi, plutôt que le terme générique écriture, le terme construction semble, en effet, mieux correspondre au travail effectué par le poète. Les manuscrits nous laissent voir une construction complexe et hiérarchisée incluant plusieurs phénomènes grammaticaux qui, comme des briques qui s’ajoutent, l’une après l’autre, bâtissent ainsi l’édifice poétique.
Nous souhaiterions conclure en évoquant une caractéristique remarquable de ce poème qui, bien que construit autour et sur les phénomènes grammaticaux, se termine par une phrase qui sonne – pour nous – comme un hymne à la sémantique, à moins qu’il ne s’agisse, au contraire, de sa mise en question :
Ce que l’on dit a trop de sens n’a pas de sens.

Quelques mots sens dessus dessous

Affirmation

L’ombre c’est pleuvoir

Mentir c’est le regard

La surprise c’est la chambre

Le portail c’est le couperet

Gravir c’est sauver c’est renaître

Je ferai pleuvoir l’ombre

et le regard mentir

quand nos pas dans la chambre

seront le couperet.

1  Nous remercions Almuth Grésillon de sa lecture bienveillante de ce texte.

2  Nous remercions Mme Alix Tardieu-Turolla de son aimable autorisation de reproduire les documents du dossier génétique du poème.

3  Nous remercions très vivement les collaborateurs de l’IMEC et, plus particulièrement, Delphine Hautois pour son aide précieuse aux diverses étapes de nos recherches documentaires.

4  Le terme document désigne pour nous un support matériel autonome. Version  : état déjà relativement achevé d’une élaboration textuelle; il peut exister plusieurs versions manuscrites et/ou plusieurs versions imprimées d’un même texte (A. Grésillon, 1994). État : désigne chacun des stades que parcourt une genèse  : notes, plans, résumés, états rédactionnels (brouillons), copies, épreuves (A. Grésillon, ibid.).

5  Nous remercions tout particulièrement Claire Bustarret (ITEM/CNRS) qui a eu l’amabilité de nous éclairer sur l’aspect codicologique de ce dossier.

6  Sur ce sujet, cf. B.-N. Grunig, « Linguistique et brouillons, dynamique et synchronisation », in Langages, n° 147 « Processus d’écriture et marques linguistiques », 2002, pp. 113-123.

7  Nous pensons plus particulièrement au problème de la planification qui, bien souvent, ne laisse pas de traces écrites.

8  Pour un aperçu détaillé de ces recherches, cf. M. Fayol (dir.), Production du langage, Traité des sciences cognitives,Paris, Hermès/Lavoisier, 2002.

9  Nous avons étudié ce type de noms dans O. Anokhina-Abeberry, 2000.

10  Nous avons traité de l’arbitraire de l’antonymie dans O. Anokhina, 2003.