Deux volumes de manuscrits de Renan, déposés en 1921 à la Bibliothèque nationale de France, correctement reliés et classés sous les cotes NAF (Nouvelles acquisitions françaises) 11478bis et NAF 11492bis, n’apparaissaient pas, pour des raisons encore inconnues, au catalogue du Département des Manuscrits Occidentaux. De ce fait, leur accès a été jusqu’à présent très limité. Nous les avons découverts en mai 2012 et nous en préparons actuellement l’étude et l’édition génétique.

Les deux volumes « oubliés »

Le volume NAF 11478bis est formé par 79 feuillets de notes mêlées, comprenant des réflexions philosophiques, littéraires et intimes qui datent de 1845 à 1848 au moins (une des notes porte la date du 26 juin 1848).

Le volume NAF 11492bis est formé par 267 feuillets et comprend quatre ensembles de documents :

  • 1. Le manuscrit et les notes d’Ernest et Béatrix (ff. 1-56), roman épistolaire autobiographique de 1848, inachevé et publié posthume en édition partielle1. Ce manuscrit est en grande partie inédit ;

  • 2. Une série de Notes d’Italie (ff. 68-200), relatives au voyage de 1849-50, dont plusieurs sont également inédites2 ;

  • 3. Un plan de travail (ff. 57-66 : 5 cahiers de 2 feuillets 19,5x27 cm recto-verso) à l’aide duquel Renan a tenté d’organiser ces Notes d’Italie en fonction d’un nouveau projet romanesque (il pourrait s’agir d’un premier plan pour la rédaction du Patrice, un autre roman autobiographique inachevé, publié lui aussi posthume3) et d’autre projets philosophiques, dont notamment l’Avenir de la science4 ;

  • 4. Une série de Lettres d’Italie (ff. 203-268), publiées pour la première fois de suite aux Souvenirs d’enfance et de jeunesse (édition Calmann-Lévy de 1923) et récemment dans les volumes II et III de la Correspondance générale de Renan (Paris, Champion, 1998 et 2008).

Entre roman et essai philosophique : une lecture génétique du volume NAF 11492bis

Le contenu de ce dernier volume revêt une importance majeure pour les études sur le jeune Renan ; la découverte du plan de travail, en particulier, pourra nous donner de précieuses indications sur les rapports entre les romans inachevés, les Notes d’Italie et l’Avenir de la science5.

Ce plan est divisé en six parties ; les quatre premières, relatives au projet romanesque, contiennent une succession de noyaux thématiques (« Faces du religieux », « Réalisation complète de la vie humaine », « Religion part de l’idéal : Pour et contre », « Le féminine du religieux : dévotion », etc.) et de passages narratifs (« Lettre à Cécile », « 1e entrevue », « Le baiser », « Épilogue », etc.) à développer. À chacune de ces unités, Renan a assigné une série ordonnée de sigles alphanumériques. Ces sigles se rapportent aux feuillets des Notes d’Italie, préalablement numérotés et subdivisés en blocs thématiques, chaque bloc désigné par une lettre de l’alphabet.

Ainsi, au développement du noyau thématique : « Religion vivante et morte, 1, D / 72, B / 72, C / 164, A / », devaient concourir le bloc D du feuillet 1, les blocs B et C du feuillet 72, le bloc A du feuillet 1646.

La cinquième partie se rapporte expressément à l’Avenir de la science et contient elle aussi une succession de noyaux thématiques à développer à partir des Notes d’Italie, répertoriée selon le même système alphanumérique.

La sixième partie se compose de deux sections : une série de 22 blocs de notes groupées sous le titre: « Traits » et une série de 4 notes sous le titre : « L’Idéal ».

En suivant les procédés de choix, tri, organisation et classement de ses notes de voyage – en un mot le « parcours génétique » –, nous serons en mesure de reconstruire le travail de l’écriture de Renan, sa méthode, ses techniques, sa manière intime de fabrication de la pensée. En entrant ainsi dans l’atelier du philosophe, on pourra observer minutieusement de près son travail d’artisan, tout en restant attentifs à « ne jamais confondre l’artisanat et l’œuvre à laquelle il aboutit », selon la mise en garde formulé par Olivier Ponton dans une étude génétique sur l’œuvre de Nietzsche7.

D’après un premier examen, du plain de travail émerge la coexistence synchronique de l’écriture romanesque (que pour Renan représentait une nécessité, presque une urgence8) et de l’écriture philosophique, incarnée par le projet de développement de l’Avenir de la science. Une analyse génétique de ces deux parcours, devra nous permettre d’approfondir le lien stylistique et littéraire entre les deux formes d’écriture dans l’œuvre de Renan, et lire sous un nouveau jour le rapport entre l’abandon des projets de roman et la poursuite de l’essai philosophique.

Le plan de travail est peut-être le dernier témoignage de cette présence d’une double modalité d’écriture, la fiction romanesque et la rédaction philosophique. A partir de ce plan, le premier des deux sentiers s’arrêtera bientôt, tandis que l’autre sera complété, même si l’Avenir de la science restera inédit jusqu’au 1890. On est donc ici en face d’une bifurcation importante dans l’œuvre de Renan, qui mérite d’être explorée selon les méthodes génétiques, pour en faire ressortir les différentes couches de la composition de l’œuvre, en suivant les « chemins linéaires ou rhizomatiques » et les « stratifications du sens » formés par les concepts dans les brouillons manuscrits du philosophe9.

Le volume NAF 11478bis : un recueil de réflexions philosophiques, intimes et littéraires.

Ce volume a, de son côté, une importance remarquable pour la reconstruction de la pensée du jeune Renan. Onze fragments contenus dans ce volume ont été publiés dans la revue « Athena » sous le titre de Réflexions Philosophiques10. D’autres extraits ont été publiés par Gilbert Guisan dans Ernest Renan et l’art d’écrire (Genève, Droz, 1962) et par Jean Pommier dans la deuxième partie (Observations et Pensées) de son Travaux et jours d’un séminariste en vacances (Bretagne 1845) (Cahiers renaniens, Paris, Nizet 1972). Une note a été publiée par Keith Gore11. De nombreux fragments, concernant des sujets fondamentaux de la réflexion du premier Renan (la science, le progrès, la morale, la religion), restent toutefois inédits.

Un travail génétique sur l’ensemble de ces notes, nous permettra de suivre le passage entre le Renan des Cahiers de jeunesse et celui des premiers travaux scientifiques et philosophiques (Avenir de la science, De l’origine du langage, Averroès et l’averroïsme).

Sur les traces des volumes « oubliés »

La découverte des deux volumes non catalogués a été possible grâce à une note autographe de Jean Pommier, datée 24 avril 1921 et concernant l’entrée des Papiers Renan en BnF (Fonds Renan, NAF 14203, f. 91). Dans cette note il est question de « trois paquets non reliés » dont le contenu est le suivant : « 1) Manuscrit d’Ernest et Béatrix ; 2) Voyage d’Italie; 3) Pensées diverses ». Pommier suggérait ensuite de rattacher les paquets 1 et 2 au volume NAF 11492 et le paquet 3 au volume NAF 11478. Toutefois, son avis n’a pas été suivi : une glose successive sur le même feuillet – sans doute de la main d’un conservateur – précise : « devenus 1) et 2) NAF 11492bis; 3) 11478bis ».

La décision de créer un volume bis s’explique facilement pour ce qui concerne le 11492bis : le volume 11492 originel contenant déjà 584 feuillets, on aurait ainsi obtenu un volume de plus de 800 feuillets. Or, dans le Fonds Renan très rares sont les volumes de manuscrits qui dépassent les 700 feuillets. En revanche, il est plus difficile de comprendre le choix de ne pas rattacher les 79 feuillets des Notes mêlées au volume 11478. Comme ce dernier volume renferme les Cahiers de jeunesse et les Nouveaux cahiers de jeunesse, on a sans doute décidé de maintenir une sorte d’unité idéale de ces écrits, sans y mélanger d’autres notes.

La glose qui atteste la création des deux volumes bis n’est pas datée. Ce qui est certain, est que dans la notice des Nouvelles acquisitions du département des manuscrits de la Bibliothèque nationale pendant les années 1918-1920,  en parcourant la liste des manuscrits des papiers Renan on passe de NAF 11478 à NAF 11479 et de NAF 11492 à NAF 1149312. Les deux volumes bis ne figurent pas non plus dans le Catalogue des Nouvelles Acquisitions Françaises publié en 1947, ni dans le catalogue en ligne, et nous avons eu quelques difficultés à convaincre les conservateurs de leur existence. Finalement, en s’appuyant sur la note de Jean Pommier et sur d’autres rares citations (les œuvres de J. Pommier, G. Guisan et K. Gore, et les volumes de la Correspondance générale), on a pu finalement obtenir en consultation les volumes « oubliés », grâce aussi à l’aide de Mme Anne Mary, conservatrice au Département des Manuscrits de la BnF, qui a vérifié en personne la présence des deux volumes dans le Fonds Renan.

A l’aune de ces premières observations, s’impose la nécessité d’une édition critique génétique intégrale du matériel contenu dans les deux volumes. Nous serons ainsi en mesure de rétablir de façon plus précise les stades de la réflexion philosophique et littéraire du jeune philosophe breton et de reconstruire minutieusement ses dérivations romantiques et romanesques, restées à jamais inachevées.

*Les noms des auteurs apparaissent en ordre alphabétique.

1  Fragments intimes et romanesques, Paris, Calmann-Lévy, 1914, republié dans les Œuvres Complètes d’Ernest Renan, vol. IX, Paris, Calmann-Lévy, 1960.

2  La seule édition du voyage renanien (Voyages. Italie (1849) – Norvège (1870), Paris, Montaigne 1927), même si elle ne se veut pas critique (Cf. Avant-propos, pp. 8-9), présente néanmoins de graves fautes chronologiques dans l’aménagement des fragments, fautes évidentes à la comparaison avec les lettres de l’époque. En plus, le peu de notes publiées forment un ensemble à l’apparence fragmentaire et très incomplet (les notes ne concernent que la première partie du voyage : Rome, le Midi, la Toscane).En 1999, Arléa a réédité le même volume en substituant l’Avant-propos de 1924 par une préface encore moins rigoureuse.

3  Paru d’abord dans la Revue des Deux Mondes, 15 mai 1908, puis en volume chez Calmann-Lévy (Ernest Renan, Patrice. Avec illustrations d’après Ary Renan, Paris, Calmann-Lévy, 1908). Il a été réédité successivement dans le volume IX des Œuvres Complètes d’Ernest Renan (Paris, Calmann-Lévy, 1960). Dans ce roman, Renan reprend le schéma d’Ernest et Béatrix mais transpose l’histoire à Rome et change les noms et certaines caractéristiques psychologiques des personnages.

4  Renan avait commencé à écrire sa grande œuvre de jeunesse en 1848, mais il ne la publia qu’en 1890.

5  Jean Pommier, critique littéraire et spécialiste de Renan, avait déjà aperçu l’étroite connexion entre Ernest et Béatrix, Patrice et les Notes d’Italie, notamment dans ses recherches sur l’évolution des personnages des deux romans (Renan d’après des documents inédits, Paris, Perrin et Cie, 1923, pp. 84 et suiv.), mais il ne cite jamais le plan de travail dans ses écrits. La seule référence à ce manuscritse trouve dans l’introduction à la première édition de Patrice : « Ce projet de roman semble avoir préoccupé Renan assez longtemps en Italie. Un plan beaucoup plus étendu, sur la même donnée, avec des péripéties nombreuses, était joint à Patrice ; malheureusement l’état inachevé du manuscrit n’a pas permis de le publier » (Ernest Renan, Patrice, Paris, Calmann-Lévy, 1909, p. II.). Notons au passage que le manuscrit de Patrice se trouve à présent dans le volume NAF 11492 ; il a été donc séparé du plan de travail que nous avons trouvé dans le volume 11492bis.

6  Les feuillets des Notes d’Italie portent une double numérotation : la numérotation originelle de Renan, à l’encre noire et au crayon, sur le recto du feuillet et la numérotation recto-verso de la main du conservateur.

7  Olivier Ponton, « L’allégement de la vie » : genèse d’un titre de Nietzsche, in Genesis, manuscrits, recherche, invention, n°22, « Philosophie / textes réunis et présentés par Paolo D’Iorio et Olivier Ponton », 2003, p. 87.

8  « Je brûle de retourner à Patrice », écrivait Renan à son ami Charles Daremberg, l’historien de la médicine qui participait avec lui à la Mission d’Italie. (Renan à Daremberg, Rome, 18 février 1850. Correspondance générale, cit., t. III, p. 222). Daremberg censurait comme peu sérieuse cette passion de Renan pour l’écriture romanesque, craignant qu’elle puisse le détourner de sa carrière de savant.

9  Paolo D’Iorio, « Le pensées papillons », in Genesis, manuscrits, recherche, invention, n°22, op. cit., p. 9.

10  Athena, Revue publiée par l’École des Hautes Études sociales, N° 5, avril 1911, p. 393-395.

11  L’idée de progrès dans la pensée de Renan, Paris, Nizet, 1970, p. 85.

12  H. Omont, Nouvelles acquisitions du département des manuscrits de la Bibliothèque nationale pendant les années 1918-1920, in: Bibliothèque de l'école des chartes, 1921, tome 82, pp. 132-133.