Quant nous avons affaire à une intrigue extrêmement bien construite comme celle de L'Education Sentimentale, il est difficile de nous départir de la soi-disante personnalité du personnage, de ne pas lui attribuer une conscience, voire un inconscient ou même de ne pas l'analyser comme un cas clinique.
Emporté par ce démon imaginaire, Freud n'a pu s'empêcher de retrouver sa théorie dans la Gradiva de Jensen et de mettre Zoé Bertrang et Norbert Hanold sur le divan.
L'étude des manuscrits n'est pas nécessairement un garde-fou contre ce genre de détournement de l'écriture, loin de là, mais elle permet au critique prévenu d'éviter cette tentation courante qui confond le semblant des personnages avec celui des gens qui nous entourent dans la vie quotidienne.
Brouiller les pistes et de ne plus distinguer les personnages d'un roman des personnes avec qui nous vivons, est relativement facile et indique suffisamment la fragilité de nos projections qui n'ont pas besoin de grand appui externe pour se manifester.   Il suffit qu'un personnage ait une consistance suffisamment proche d'un parent, d'une amante, d'un homme ou d'une femme aimé(e) ou admiré(e) pour que le lecteur en fasse son ami ou son ennemi, confonde la vraisemblance et le vrai et tombe dans le piège tendu par le romancier.
Dans cet article, je souhaiterais à la fois démonter en partie ce mécanisme, relever les processus de création utilisés par la narrateur Flaubert à cette fin dans L'Education Sentimentale et cerner d'un peu plus près le genre d'inconscient qui agit dans le manuscrit.
Nous suivrons l'élaboration d'une phrase contradictoire du chapitre six de la troisième partie, où Mme Arnoux, dans son dernier entretien avec Frédéric, nie le témoignage du portier et de sa bonne au chapitre précédent, personnages qui soutenaient devant Frédéric Moreaux que les Arnoux étaient partis :

La bonne ignorait quand ils reviendraient ses gages étaient payés ; elle-même s'en allait.

Rappelons les circonstances : Arnoux doit 50.000 francs à un associé Mignot qui généreusement se rabat sur le quart ; Arnoux ne pouvant même pas payer ce minimum, Mignot dépose plainte. Frédéric craignant le départ de Mme Arnoux, emprunte la somme à son amante du moment, Mme Dambreuse, et court à leur domicile, mais ne rencontre personne bien que Mme Arnoux était là selon son propre témoignage 16 ans plus tard.
Nous accompagnerons la construction de cette phrase à partir de l'excellent travail de Kazuhiro Marsuzawa1 qui a déchiffré et classé le manuscrit des chapitres concernés sans en suivre toutefois le code de transcription.

Scénario fº64 rº :

elle lui dit comment elle a vécu depuis leur séparation- ils sont <ont été se réfugier> en Bretagne p.faire des économies -Arnoux est gâteux - ses enfants <elle explique qu'elle s'est cachée> <quand Fr est venu apporter les 12 mille frs.>

Esquisse fº65 rº

<*(mg) Fr lui parla de < la questionna sur> son départ & lui dit qu'il a <avait> été chez elle à la nouvelle de la <leur> catastrophe (...)* que le jour <la dernière fois> où Frédéric est venu <chez elle> apporter les quinze mille francs]
<Mme Arnoux lui avoue qu'elle>s'est cachée de lui exprès <-Pourquoi ? donc-vous ne le devinez pas ?><*(md) ce qui voulait dire j'avais peur de baiser avec vous*>

Brouillon fº66 rº

Frédéric la questionna sur son départ & il lui dit
lui dit qu'il avait été < était accouru> chez eux <que le jour même de leur départ>, à la nouvelle de leur catastrophe<il était accouru chez eux>
Oh je le savais <Pourquoi donc!> <<comment ?>> <qui vous l'a dit ?> <<<Personne>>> Mme Arnoux lui <elle> avouea qu'elle s'était cachée de lui exprès <l'avait entendu venir>
Pourquoi ?
Vous Vous ne  devinez pas ?  <son regard <<instable>> & son sourire> voulait<urent> dire J'avais
peur de baiser avec vous <de <<vous>> céder>

Brouillon fº64 vº

Frédéric lui dit <il <<Frédéric>> s'empressa de lui <<lui>> dire> que le jour même de son <leur> départ>, à la
nouvelle de leur départ <catastrophe> il était accouru> chez eux<elle><eux>
Oh je le sais répondit <répondit> <reprit>-elle
Mais comment ?
Elle avoua qu'elle <Elle> l'avait entendu venir dans le corridor <aperçu dans la cour> <Enfin >
& qu'elle s'était cachée
Pourquoi ?
Elle hésita puis tendrement] <dit qq peu puis <<alors>> d'une voix tremblante> Vous me le demandez!
& avec de longs intervalles, entre ses mots-
ce qui signifiait "J'avais peur de vous céder"
Mais
"j'avais peur"... <Oui> Oui!  peur de vous...<de moi>*>

Brouillon fº67 vº

Frédéric s'empressa de lui dire <ne manqua pas de> < lui dit><< ne manqua pas de lui dire>>, que le jour même <même> de son départ>, <ayant appris leur catastrophe> il
était accouru chez eux tout de suite
Oh je le savais répondit-elle
Comment ? <C>ela ?>
Elle l'ap l'avait aperçu dans la cour & s'était cachée
Mais Pourquoi ?
<*(mg) Mme Arnoux Elle fut qq temps  avant de répondre enfin*-Alors d'une voix tremblante, & avec de longs intervalles, entre ses mots-
<Alors> <*(mg) Elle ne répondit rien  d'abord puis*
-j'avais peur...oui peur de vous..de moi

Brouillon fº54 vº

Frédéric <Il> ne manqua pas de lui dire, que le jour même de son départ, <qu'à la nouvelle de leur catastrophe> <que le jour même de son départ> il était accouru chez eux
tout de suite <tout de suite>
-Oh je le savais
-Comment ?
Elle l'avait aperçu dans la cour & s'était cachée
Mais Pourquoi ? cela ?> Alors d'une voix tremblante, & avec de longs intervalles, entre ses mots.
-J'avais peur...oui peur de vous..de moi

Brouillon fº75 vº

Il ne manqua pas de lui dire, qu'à la nouvelle de leur catastrophe <que le jour même de son départ> <qu'à la nouvelle de leur catastrophe>
il était accouru chez eux tout de suite
-Oh je le savais
-Comment ?
Elle l'avait aperçu dans la cour & s'était cachée
- Pourquoi ? donc ?>
<Elle dit> Alors d'une <une> voix tremblante, & avec de longs intervalles, entre ses mots.
-J'avais peur...oui peur de vous..de moi

Du cru au cuit

Ainsi, pourrai-je intituler la construction de la dernière phrase de l'esquisse au texte publié qui insiste sur le motif avoué de cette fuite devant Frédéric : « J'avais peur ... oui peur de vous ... de moi! »  Je pourrai tout aussi bien nommer ce cheminement : Du désir au moi ou du Es au Ich, signifiant par là la direction inverse de la cure qui essaie de faire advenir le moi au ça, si nous suivons la lecture lacanienne.
Nous assistons en effet à un véritable déguisement du désir qui, affiché dans l'esquisse, se cache tout au long des brouillons accumulant, non pas des pelures d'oignon auxquelles Freud comparait les différentes couches du moi, mais des phrases-écrans qui, portées directement par le scripteur au départ, se réfugient et se condensent au dernier folio dans les paroles de Mme Arnoux.
Sur le folio 65 rº, le scripteur interprète les paroles de son personnage dans la marge : “ce qui voulait dire, j'avais peur de baiser avec vous...”  Il en donne le sens très clairement : la peur de l'attrait sexuel que Frédéric devrait deviner.
Remarquons la puissance de l'interprétation du scripteur à ce niveau de l'écriture. Alors que jusqu'à la démarche de Frédéric pour prêter les 12.000 francs, Mme Arnoux ne s'était pas déclarée et n'acceptait pas la pulsion sexuelle totale (Ganze Sexualstrebung), le scripteur crée après-coup un climat érotique resté à l'état de souvenir pour l'une, mais vécu par les deux, 16 ans plus tard. Le lecteur du manuscrit saisit déjà assez clairement l'ambiance de la dernière rencontre et croit comprendre la déconstruction romantique imaginée par le narrateur.
Alors que les modèles donnés à Frédéric au chapitre deux de la première partie  reflétaient les amours impossibles qui allaient de Werther à René, le scripteur suggère une réciprocité qui démolit en partie l'image idéale et absolue d'une passion intenable attribuée à Frédéric jusque là.   Mme Arnoux avait déjà eu l'occasion de se manifester pourtant à la fin de la deuxième partie, juste avant la révolution de février 48, lorsque Frédéric la rencontrait tous les jours à Auteuil, mais quelque chose la retenait et le lecteur assiste alors à des rapports amoureux étranges qui rappellent l'amour courtois, mais à deux, basés sur la relation sado-masochiste.
Au folio 66 rº, le narrateur remet son interprétation dans le texte en commentant le sourire et le regard de Mme Arnoux :
L'interprétation n'est plus en marge, mais a intégré le texte. Elle se déplace toutefois de la parole aux gestes du personnage et laisse planer une ambigüité sur l'agent de la peur : est-elle due seulement à un mouvement de Mme Arnoux ou à une pression de Frédéric ? L'hésitation du scripteur, manifeste dans l'ajout <<vous>> joue sur la différenciation sexuelle où le rôle passif est attribué à la femme dans nos sociétés comme si elle n'avait pas de désir.
Le narrateur cède lui aussi, pour reprendre son mot, au préjugé courant de notre société occidentale. C'était oublier le mythe de l'amour raconté par Diotime dans Le Banquet de Platon2.A partir du folio 64 vº, le silence devient paradoxalement parlant, , suivi du commentaire du scripteur : « ce qui signifiait.J'avais peur de vous céder"Mais "j'avais peur"... <Oui> Oui!  peur de vous...<de moi>>..”
Cherchant en même temps ses mots pour son personnage, le scripteur les trouve dans son interprétation même et lui fait répéter : , évite toutefois   qui serait trop clair, et partage la peur entre Frédéric et Mme Arnoux : . Le scripteur se reprend ainsi, nie le préjugé affirmé au folio précédent et rectifie la vérité de l'amour qui engage les deux partenaires.  Sur la même lancée au folio 67vº, il supprime enfin Elle ne répondit rien d'abord puis qui paraphrasait la phrase précédente de Mme Arnoux et lui permet de se retirer de ce jeu.
Les folios 54 vº, 75 vº et le texte publié confirmeront ces transformations.

Constatons l'évidence. Le narrateur se dégage progressivement du texte, invente et transfère un désir au personnage dès l'esquisse, lui fait reconnaître ensuite ce désir, mais le déguise sous un mi-dire. Ces procédés d'invention et de transfert faciliteront énormément l'identification du lecteur qui y laissera miroiter ses images. L'homme ne vit-il pas du désir d'aimer et d'être aimé, ne s'acharne-t-il pas à cacher son manque sous des mi-dire n'étant sûr ni de ses véritables intentions, ni  de la réponse de l'autre transformé en grand Autre à l'occasion ? Le scripteur a, en d'autres termes, construit un semblant propice aux projections narcissiques du lecteur que le généticien peut déchirer comme un vêtement jusqu'à en retrouver le trajet et tomber sur le cru ou un réel impossible à dire soulignera Lacan3. Du cuit au cru ou du semblant à la jouissance, indique un parcours possible du lecteur du manuscrit.
Nous avons retrouvé ainsi un des éléments essentiels de l'intérêt du lecteur pour les personnages : l'écriture, tout comme la langue, est parsemée de jouissance à demi-dite. Ce n'est pas exactement de lalangue qui pleut littéralement chez Joyce, mais la langue quotidienne qui s'amuse, elle aussi, mais naturellement, sans grande recherche.

Un inconscient du personnage ?

Le scripteur constitue-t-il pour cela un inconscient pour son personnage ? Freud ou nous-mêmes aurions-nous raison de vouloir écouter nos héros comme le ferait un psychanalyste de son analysant ?
Si nous nous en tenons à la définition de l'inconscient qui suit4, où Lacan distingue nettement deux instances, il semble clair que la phrase autorise l'équivalence.
Le scripteur sépare une certaine angoisse, signe d'un affect, d'un objet localisé à la fois dans l'autre et dans celui qui parle.  Dans la mesure où quelque flou entoure l'objet de la peur, et c'est le cas dans le texte publié, il y a méconnaissance de celle qui parle ou manque d'audace pour dire ce qu'elle ressent ou respect de certaines convenances, etc., mais le lecteur y soupçonne pour le moins l'existence de deux instances.
Le manuscrit nous porte à croire que même si le scripteur définit assez clairement l'objet de la peur dans le premier brouillon, il ne lui fait pas tout dire non plus à ce moment-là, car on pourrait poursuivre le jeu en ponctuant : "peur de moi ?" qui donnerait comme réponse : "de baiser avec vous" qui, souligné à son tour, engendrerait sûrement d'autres motifs, pas très nobles, si l'on suit les rapprochements signifiants de Jeanne Bem5, commentés transversalement par Kazuhiro Matsuzawa dans l'ouvrage cité plus haut. Les deux sujets existent donc, mais s'ignorent.
Le scripteur a attribué un insu à son être de papier dans la mesure où circule une demi-vérité à laquelle peuvent être rattachées d'autres bribes du texte, parfois ignorées ou méprisées ou non rappelées au même moment par le scripteur.
Le manuscrit a donc Un insu travaille donc le manuscrit qui n'est évidemment pas celui du personnage, mais du scripteur dans la mesure où il en fait son porte-parole et qu'il reconnaît ne pouvoir embrasser d'un coup d'oeil cette quantité énorme de pages6.Cet insu fait partie de la mémoire du manuscrit ou de l'écriture et est accessible au généticien patient qui a le courage de relire continuellement les manuscrits ou de les mettre en mémoire sur ordinateur.  Ainsi, la mémoire de l'écriture correspond à  un insu pour le lecteur du texte publié alors qu'elle donne un véritable savoir au généticien.  Celui-ci, armé du manuscrit, pourra associer non pas des élucubrations gratuites, mais des textes réels distribués tout au long de son objet scientifique et faire coexister les deux sujets.

L'inconscient du scripteur

S'il y avait donc un inconscient quelconque circulant dans le texte, ce serait celui du scripteur, et non du narrateur à qui je l'attribuais autrefois7, si toutefois, nous appelons narrateur, celui qui conclut chaque hésitation du scripteur et le force à aller plus loin dans son écriture8.
Constater l'existence de deux instances, un insu et un su, donne-t-il le droit d'en inférer un inconscient ?  L'ignorance caractérise-t-elle suffisamment et pleinement l'instance de l'inconscient ?  N'est-ce pas assimiler trop vite l'insu au refoulé freudien ?  Allons-nous en rester à cette définition de l'inconscient que Lacan a largement dépassée en inventant les trois registres du Réel, du Symbolique et de l'Imaginaire qui signifient un autre inconscient ?
Y a-t-il un Réel qui n'est pas symbolisé, un Imaginaire qui fait vivre les passions de l'ignorance, de l'amour et de la haine ou un Symbolique trop vaste qui dépasse l'être du scripteur dans le manuscrit de L'Education Sentimentale, comme dans tout autre manuscrit ?    Qui est cet être-scripteur ?
Je le définirais comme étant un être livré à l'écriture, plongé dans les circonstances historiques du récit, objet à la fois de l'intrigue des personnages et de l'action de l'écrivain Flaubert, mais aussi sujet du discours, à mi-chemin entre le désir d'écrire de l'écrivain et son désir de rassembler les tiers entendus de la tradition, de l'histoire littéraire, des innovations prétendues de l'écrivain, de l'intrigue qui se noue, etc.
Mû surtout par la pulsion d'union ou la pulsion d'amour et la volonté d'intégrer les éléments les plus divers, le scripteur peut avoir une mémoire et oublier, choisir telle forme stylistique ou tel chemin pour ses personnages selon des critères d'amour ou de haine, se sentir pris aux rets de la tradition et de l'histoire comme buter parfois sur un Réel qu'il ne peut nommer.
Travaillé par un inconscient au sens lacanien du terme, dont il est l'objet et dont il doit tenir compte tout en essayant d'agir, le scripteur possède "une réserve d'espaces possibles qui se déplient à l'occasion, entre le possible et l'impossible/.../ où la fonction sujet est potentielle, mobile, indécidée (et) s'actualise au passage"9
Une fois admis un inconscient pour le scripteur, nous lui tolérons des lapsus et des oublis, des rêves et des rêveries, des déplacements indus et des condensations, phénomènes visibles dans les marges et le corps des folios du manuscrit et que Freud avait déjà remarqués10.
Mais nous pouvons aussi constater la difficulté d'avancer et de nommer le Réel pressenti11, la capacité du scripteur de réunir dans une même soirée des personnages aussi différents que Sénécal et de Cisy ou des opinions si divergentes sur l'art que celle de Pellerin et du même Sénécal, le talent pour construire un personnage  apparemment plein de contradictions comme Frédéric Moreau et pour inverser l'emploi commun de l'imparfait et du passé simple comme l'observait Proust.
La tentative de comprendre les processus d'écriture a déjà conduit la plupart des généticiens à séparer l'écrivain de l'auteur qui signe le texte remis à l'éditeur.  Ici, nous accentuons deux étapes de plus pour franchir ce trajet de l'écrivain à l'auteur : le scripteur et le narrateur, l'un étant plus proche de l'écrivain et de son inconscient, l'autre dépendant de l'inconscient du texte, comme l'appelait Jean Bellemin-Noël.  La distinction n'est pas neuve puisque nous la retrouvons déjà dans un article de Langages 69 en 1983 (A.Grésillon et J-L.Lebrave), mais elle permet maintenant de cerner d'un peu plus près le travail de l'inconscient dans le texte.
Il semble clair pour Bellemin-Noël, que le texte "s'offrant aux connivences de mon(son) écoute /.../, je suis (le lecteur est) metteur en scène du sens, et dès lors, c'est mon (son) sens"12. Le lecteur limité au texte édité, plus concerné parce qu'il ne pourra circuler dans l'espace du texte qu'est le manuscrit, se laissera agir assez facilement par "son inconscient".   L'inconscient du texte selon Bellemin-Noël tient autant de la réception du lecteur que du texte étudié.

Un inconscient génétique

Sans nier cette part du lecteur, le généticien aura affaire à quelque chose de plus qui aura été su du scripteur, mais qu'il aura oublié ou refoulé, si nous parlons en termes freudiens, un su qui devient insu et qui travaillera tout seul, en ce sens qu'il forcera le scripteur à vivre l'automatisme de répétition dans son écriture13. Ce sont les insistances du désir à partir du signifiant, dénotées très habilement par Jeanne Bem (. p.116), qui jouent entre autres, sur les pièces de monnaie circulant dans L'Education, le louis ou le napoléon.  Bien que ne travaillant apparemment que sur le texte publié, ce critique penche beaucoup plus du côté du scripteur et de l'écrivain que de l'auteur et, dans ce sens, retrouve non pas la notion d'inconscient du texte, mais celle d'inconscient génétique14, qui regroupe les oublis, les insistances insues, les déplacements, les condensations, bref, le matériel génétique qui ne transparaît pas nécessairement dans le texte édité.
Cependant, ce qu'il y a de nouveau ici, n'est pas tellement l'opposition entre les deux concepts d'inconscient qui se rattachent à la littérature, mais l'extension du second à tout ce qui touche à l'art d'écrire.  Je n'en prendrai qu'un exemple dans la construction du personnage Frédéric Moreau.
Par ce personnage, le scripteur veut absolument nommer quelque chose pour ne pas dire quelqu'un, de différent, jamais décrit auparavant dans la littérature française. Le personnage vit une véritable formation hors de l'école, à rapprocher de la Bildung des romantiques allemands bien qu'inversée ou déconstruite, dira-t-on aujourd'hui ; romantique de naissance, rêvant René, Werther, Lara ou Lélia, mais dans la Capitale du XIXº, introduit dans la société d'affaire par Arnoux et Dambreuse, frotté aux différents courants artistiques incarnés par Pellerin, Hussonnet et Sénécal, balançant entre les courants d'idées allant des utopistes sociaux aux capitalistes, traversant trois révolutions, Frédéric se tient à distance des événements "grâce" à trois femmes et représente une attitude non pas seulement d'observateur passif, comme on l'a trop remarqué, mais de quelqu'un qui, de par son propre caractère apparent de velléitaire, se permet de mesurer toute chose à l'aune de l'amour.   C'était pour le scripteur affronter un "Réel", au sens lacanien du mot, difficile et inédit.   Retracer l'avènement de ce personnage, c'est plonger dans l'inconscient génétique au sens vrai du mot.
La même chose pourra se dire de l'emploi des procédés stylistiques originaux qui ont autorisé Proust à comparer Flaubert à Kant.
J'inclus dans l'inconscient génétique les mécanismes artistiques et les nouveaux processus qui font voir du nouveau et découvrent des plages inédites du Réel jusque là inentamées.  Chaque démarche entreprise par nos auteurs pour offrir une nouvelle écriture et poser des jalons qui intègrent les techniques récentes, les descriptions postgaliléennes de l'univers ou l'histoire que vivent leurs contemporains à travers l'intrigue, la description ou les personnages, en fait partie intégrante.  J'insiste sur le mot démarche ou processus qui relève essentiellement des études de genèse.
Détruire et créer, laisser agir les pulsions de destruction et d'amour définissent le rôle du scripteur et tracent la route à l'inconscient génétique.  Détruire ou fragmenter ?  Reprenant la métaphore cinématographique de Walter Benjamin, je préfèrerais le terme "fragmenter" qui implique aussi la destruction d'un déjà-là, et non sa néantisation, parce qu'il sera remonté ensuite par le scripteur.  Les physiciens parlent dans le même sens  quand ils attribuent l'apparition du nouveau à la décomposition des trajectoires initiales en points qui s'unissent selon d'autres modes.
Qu'est-ce que le scripteur va fragmenter ? Justement, ce que l'écrivain et ses contemporains savent et vivent déjà : une tradition littéraire, un mode d'écrire, l'épaisseur des personnages, une mise en page déterminée, une certaine vision du monde, les structures socio-économiques, les rêves et les techniques qui circulent,etc.
Pour en revenir à L'Education Sentimentale, souvenons-nous des utopies socialistes soutenues par Sénécal lors de l'inauguration de l'hôtel de Frédéric.   Le narrateur les étale à travers son personnage, mais pour s'en moquer, les ironiser ou les "fragmenter" et en donner le résultat dans cette scène tragique où, Sénécal, devenu agent de Napoléon III ou commissaire de police selon le scénario, tue l'ami de Frédéric, le républicain Dussardier.  La pulsion d'amour qui réunit les fragments, n'est pas toujours réjouissante!

Un inconscient génétique dynamique

Le manuscrit ne reçoit pas l'inconscient génétique constitué au départ.   Les informations parviennent dans les folios selon les appels de l'intrigue, du jeu des personnages voire de l'écriture quand le scripteur, suspendu au silence provoqué par la rature, est obligé d'écouter d'autres voix que celle de l'écrivain15.  Rien ne peut être programmé à l'avance.  De Mme Arnoux appelée Mme Moreau dans le premier plan sur les folios 34vº et 36vº au personnage que nous connaissons, s'est ouvert un espace avide de données nouvelles où s'engouffrent, ordonnés par l'écriture, d'innombrables changements qui ont dû étonner le propre écrivain.  Le scripteur doit compter avec le temps et ne peut se limiter à développer une semence et à la voir mûrir.  L'oeuvre essentiellement imparfaite trébuche à chaque pas, les ratures en sont le témoin le plus probant, et elle ne sera "parfaite" qu'à la mort du désir du scripteur décrétée par le narrateur qui, par le fait même, signera aussi son arrêt de mort.
Le mouvement de l'inconscient génétique chez Flaubert est assez caractéristique et suit de près la définition de l'inconscient de Sibony citée plus haut : .   Les Flaubertiens ont remarqué à satiété l'énorme condensation sur le parcours des manuscrits  au texte.   Les folios étalent ce que le texte condense ; en d'autres mots, l'écriture du manuscrit déplie une série de possibles qui, oubliés, rejetés ou condensés, c'est à dire, toujours là tout en ne l'étant plus, exercent leur fonction dans l'écriture.   Tous ces possibles évoqués et non retenus dans les premiers jets ou les ajouts, tous les efforts du scripteur pour décrire un Réel impossible et contradictoire ou pour inventer un nouveau style, se manifestent dans ses suppressions et font partie de l'inconscient génétique.
Cette catégorie de phrases ou de mots supprimés jette une nouvelle lumière sur un problème qui revient souventsous la plume des généticiens confrontés à la philologie, celui de la variante16.  D'un point de vue strictement psychanalytique et même linguistique, on ne pourra pas appeler variantes ces suppressions, parce que, d'une part, elles font partie du texte publié, même si elles n'apparaissent pas, ..-la séquence de l'esquisse au folio 65 rº, raturée au folio 66 rº, ne peut être détachée du texte : , elle n'en est pas la variante, mais un discours sous-entendu-  et, d'autre part, ce premier jet raturé ne pourrait constituer une phrase indépendante sans son complément textualisé.  Ces éléments métonymiques font certainement partie de l'axe de combinaison selon Jakobson, mais comme tels, n'en sont pas des variantes.  Ce ne sont pas des mots sous les mots non plus, puisque ces éléments ne sont pas ignorés ou ne l'ont pas été du scripteur, mais puisqu'ils sont de toute façon inconnus du lecteur du texte, parfois oubliés du scripteur, et seulement accessibles au généticien, je préfèrerai les appeler "insus".   Les insus du texte seront ces éléments sémantiques, biffés dans le manuscrit qui complètent le sens du texte.

Les limites de l’inconscient génétique

Les traces de l'inconscient du scripteur ou de l'inconscient génétique auront l'avantage sur tout autre inconscient d'être circonscrites dans des limites bien précises.
En amont, ce sera la page blanche, non pas seulement celle du folio, mais aussi celle du carnet ou de la correspondance qui, déjà centrées sur un sujet ou une idée, seront prises dans le transfert, ce qui justifie le concept d'avant-texte, synonyme de dossier génétique17. C'est Flaubert par exemple, qui a déjà parlé d'Hérodias le 24 avril 1876 dans une lettre à Mme Roger des Genettes, alors qu'il ne commençait les prises de notes qu'en septembre. C'est le désir d'écrire18 sur telle situation, tel personnage ou tel problème mis en action sur la page19 qui fixe la borne de l'inconscient génétique. L'inconscient de l'écrivain en est la source évidemment, mais il devra passer par l'écriture, ce qui évitera la psychobiographie.
En aval, le terme en sera le texte remis à l'éditeur où le narrateur a accepté les biffures, les ajouts et les déplacements proposés par le scripteur et que l'auteur a endossés.

Un nouveau savoir

Les études de genèse n'en ont pas fini de remuer les idées toutes faites en théorie littéraire.  Ce nouveau champ de travail oblige le critique à revoir ces concepts et à pratiquer une véritable Aufklärung quelle que soit son expérience.  J'ai essayé ici de démonter, plus exactement de déplier, l'inconscient qui agit  dans l'écriture et d'indiquer son origine.
A mi-chemin entre l'écrivain et l'auteur, le scripteur profondément rattaché à l'écrivain par son cerveau pensant, les pulsions et son désir, l'est plus encore à l'auteur par la main qui se laisse mener par l'écriture.   De ce mouvement, surgit un nouveau savoir qui s'étale sans grande systématisation et s'épanche dans le manuscrit au gré des ratures et des ajouts. Semblable à la plume de l'Ange évoqué dans Sainte de Mallarmé, l'écrivain finit par faire silence, laisse travailler le rythme et s'en remet à l'auteur.
Reste au critique à saisir et interpréter ce rythme, à rassembler ce savoir disséminé dans les folios et les carnets et  relire le texte publié de cet angle inédit, inauguré il y a une vingtaine d'années.

1  Introduction à l'étude critique et génétique des manuscrits de <<L'Education Sentimentale>> de Gustave Flaubert. Tokyo, Librairie-Editions France Tosho, 1992.

2  Lacan,Jacques. Le Séminaire.Livre VIII.Le transfert. Paris, Seuil, 1992. p.147

3  Lituraterre.Littérature.Paris,Larousse,1973.3.p.7

4  Id.Le Séminaire.Livre II.Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse.Paris, Seuil,1978 p.59.

5  Jeanne Bem..Le Texte Traversé.Paris, Librairie Honoré Champion, Editeur,1991.p.115

6  Flaubert se lamentait de ne pouvoir .Flaubert.Lettre à Louise Colet du 18/07/1852. Correspondance (1847-1852).Paris, Conard, 1926. p.468

7  Willemart.

8  Id. Ecriture-réécriture. La Genèse du texte. Texte.Toronto, ed. Trintexte, 1988. p.103. Sur l'action du narrateur, voir Id..O manuscrito moderno e as edições. São Paulo,FFLCH-USP,1986.p.315. Gilberto P.Passos proposait le terme de proto-narrateur au lieu de scripteur, ce qui marque bien la différence entre les deux instances in ibid.,p.245

9  Daniel Sibony. Le peuple <<psy>>.Paris,Balland,1992.p.257

10 .Willemart.Universo da criação literária.São Paulo,EDUSP, 1993. p.37

11  Flaubert en sera toujours le paramètre pour la littérature française, que de rage contenue dans sa correspondance lors de la rédaction de Madame Bovary!

12  Vers l'inconscient du texte.Paris,PUF,1979.p.195

13  Willemart. Texte. Toronto, ed. Trintexte. (1990),1991.10.p.182.

14  Id., ibid., p.xi

15  Flaubert à Jules Duplan le 2 avril 1863.ibid.(1830-1863).Paris,Ed.Conard,1954.p.319

16  Daniel Ferrer et Jean-Louis Lebrave.Introduction :De la variante textuelle au geste d'écriture variant.L'écriture et ses doubles.Genèse et variation textuelle. Paris,Ed.CNRS,1991.p.9

17  Almuth Grésillon.Eléments de critique génétique. Paris, PUF, 1994. p.242

18 Flaubert à Amélie Bosquet le 21 octobre 1862. Correspondance V. Paris, Louis Conard,1930.p.51

19  Id.folio 47vº.Carnet 2.Carnets de Travail. Edition critique et génétique établie par Pierre-Marc de Biasi. Paris, Balland, 1988.p.243