En ouvrant le dossier gris‑anthracite dans lequel sommeille, à l’IMEC, le manuscrit du Plaisir du Texte1, on trouve d’abord une lettre adressée à Roland Barthes – voix accueillante et chaleureuse au seuil de l’œuvre – qui commence par ces mots : « Votre Plaisir du texte nous rend heureux ! (…) Pourriez‑vous recopier à la main l’une ou l’autre page du Plaisir de texte et nous l’envoyer ? »2 Désir du plaisir offert par l’incarnation de la page manuscrite.
Qu’en sera‑t‑il du manuscrit tout entier ? Au moins, un défi : porter un regard génétique sur un manuscrit dont l’auteur devait conclure au terme d’un séminaire consacré à la rature : « La recherche collective a permis des observations intéressantes : une synthèse véritable du problème est apparue cependant difficile, peut‑être parce que les actes de rature sont jugés, par le sujet, proprement insignifiants (« Il n’y a rien à en dire ») »3.

Dans l’hommage qu’il rend au sémioticien, Patrick Mauriès évoque justement la « problématique » du fameux séminaire que mena Barthes à l’EHESS sur la rature. Les consignes  données, pour chaque brouillon d’étudiant, étaient les suivantes4 : « Soit une feuille d’un manuscrit récent ; la reprendre au dépourvu, y considérer toutes ses hésitations, ses ajouts, ses rejets, ses lapsus, ses refontes, et tâcher de les justifier, d’en trouver les plus secrets ressorts »5. En quelque sorte, Roland Barthes proposait là une définition lumineuse de la critique génétique qui était en train de naître à la même époque6. Mais si, comme le suggère Barthes : « peut‑être (…) que les actes de rature sont jugés, par le sujet, proprement insignifiants », au contraire, pour le généticien, le manuscrit est un véritable objet de désir, un lieu d’intermittence, un espace d’investigation où s’observe le passage de la langue au discours (ce « bredouillement de la langue ») : “Il n’y a pas d’érotique sans « objet », mais il n’y en a pas non plus sans vacillation du sujet : tout est là, dans cette subversion, dans cet ébranlement de la grammaire »7. C’est toujours à l’étude de cette mise en acte, de cet « ébranlement » de la grammaire – c’est‑à‑dire de l’exploitation jouissive ou douloureuse des possibles offerts (ou non) par la langue – que s’attache l’approche linguistique des manuscrits.

L’hypothèse que nous formulons ici est que dans cet essai que constitue Le Plaisir du texte – entièrement rédigé à la première personne –, le « je » dans lequel s’incarnent, on le verra, diverses sources énonciatives est progressivement investi par Roland Barthes. Cette appropriation du « je », observable de façon très nette dans le manuscrit, marque, nous semble‑t‑il, le passage d’une écriture critique vers une écriture encore plus soucieuse d’elle‑même, grâce à laquelle l’auteur devient véritablement essayiste, c’est‑à‑dire écrivain. « Aucun romancier ne peut commencer à écrire, s’il n’a pas choisi la personne profonde de son récit : écrire, c’est, en somme, décider (pouvoir décider) qui va parler »8. La « personne profonde » du Plaisir du texte n’est autre, finalement, que ce « je »  dont Barthes se saisit pour entrer dans le genre de l’essai. Bien sûr, la figure de l’écrivain appelle (cherche ?) celle du lecteur. Autour de cette première personne, progressivement conquise par l’écrivain, apparaît un « vous ». Forme dont le référent est double : d’une part ce qu’il nomme le « scripteur‑nourrisson »  (dans cette configuration, le « vous » est alors très négativement connoté – à l’origine, comme nous le verrons, d’une violence verbale observable dans le manuscrit puis disparue du texte imprimé), et, d’autre part le lecteur, partenaire à part entière du processus d’écriture. Ce « vous » incarne alors cet autre, pour lequel l’essayiste construit – ainsi que le montrent les mouvements langagiers du manuscrit – un « espace de la jouissance »9. Cet autre dont le plaisir est un « souci » essentiel, souci clairement énoncé dans le manuscrit, puis pudiquement absent du texte imprimé : « Il faut que je me soucie de quelque manière de l’autre ; il faut que mon lecteur ne soit pas le simple réceptacle d’une demande d’écriture et qu’il devienne un partenaire » (f° 4).
L’intermittence pronominale est là : le « je » porte la voix de sources énonciatives multiples dans le texte mais c’est finalement celle de l’essayiste qui s’incarne en lui. De même, le « vous » est successivement habité par différentes figures dont la plus importante est celle, on le verra, d’un lecteur co‑énonciateur placé au centre du processus d’écriture. De cette variété des voix du texte naît une polyphnie énonciative originale qui érige l’essayiste et son lecteur en partenaires d’une même pratique jouissante d’écriture et de lecture.

Un jeu de « je » : du  vide à la consistance

Dans son ouvrage Le Sceau de l’œuvre, à la suite de Benveniste, G. Leclerc souligne avec élégance l’indistincte inconsistance du pronom de première personne : « Le « je » est anonyme. Il est une forme universelle et vide, universelle précisément parce que vide, parce que inappropriable par n’importe quel individu humain10 ». Pourtant, chaque locuteur, au moment même où il prend la parole, prend possession de ce signe vide qu’il habite, qu’il imprègne, qu’il incarne à chaque fois, de façon particulière. À l’oral, le « je » qui s’énonce est facilement identifiable, il désigne un être singulier, rendu présent à la fois par sa prise de parole mais aussi par sa présence physique, son corps, ses gestes, sa voix11. Ici, « chaque « je » a sa référence propre, et correspond chaque fois à un être unique, posé comme tel »12.
À l’écrit, en revanche, l’intelligence de l’énoncé n’intervient pas si aisément. L’amplitude référentielle du « je » oblige presque toujours à un effort d’identification. Cette difficulté à repérer le référent de l’instance du « je » varie selon le genre du texte. Comme on le sait, dans un texte de fiction, par exemple un récit, le « je » peut désigner l’auteur, le narrateur, un personnage (qui peut éventuellement rapporter le discours d’un autre, et ainsi de suite). La variabilité référentielle du « je » s’intensifie ou se réduit donc en fonction du genre textuel dans lequel il apparaît.

Généricité de la première personne : intermittence de la référence

Dans le texte définitif comme dans le manuscrit13, la première occurrence du « je » renvoie au personnage principal de l’essai : le texte. La toute première voix du Plaisir du texte, c’est le texte lui‑même dont le scripteur représente le message sur le mode du discours direct libre : « Le texte <de plaisir : il peut dire>, tel le simulateur de Bacon, il pourrait <peut dire>prendre pour devise : ne jamais s’excuser, ne jamais s’expliquer. » Le « je » est implicite, mais il est  à l’origine du discours représenté sous la forme des infinitifs. Puis, le scripteur s’éclipse à nouveau devant la voix du texte : « Il ne nie jamais rien de lui‑même : je détournerai mon regard, ce sera désormais ma seule négation » (f° 1). C’est donc, par le biais, fugitivement, et comme source d’un dire autre que le sujet écrivant qu’est Roland Barthes apparaît d’abord, s’effaçant devant la voix générique de tout texte de plaisir.
On retrouve cette valeur générale du « je » au feuillet 6. Ici, le scripteur fait entendre à nouveau la voix d’un « je » universel : « Tout écrivain <(le sujet pris et défait dans l’émotion)> dira <donc> : fou ne puis, sage sain ne daigne, névrosé je suis. » De même, évoquant Cobra de Sévéro Sarduy, le « je », universel ici aussi, est investi par tout auteur, et tout lecteur s’abandonnant à la jouissance du signifiant : « C’est là véritablement un texte paradisiaque, utopique (sans lieu), une hétérologie <obtenue> par plénitude : tous les signifiants sont là et chacun fait mouche ; l’auteur (le lecteur) semble leur dire : je vous aime tous (mots, tours, phrases, adjectifs, ruptures : pêle‑mêle : les signes et les mirages d’objets qu’ils représentent) une sorte de franciscanisme jubilatoire, matérialiste, appelle tous les mots à se poser, à repartir se presser, à repartir … » (f° 12). Cette voix générique incarnée dans le « je » apparaît également au feuillet 69, au sujet de la peur, en écho à celle de Bataille. « Par une dernière fatalité, le sujet qui a peur reste toujours un sujet : tout au plus relève‑t‑il de la névrose (on parle alors d’angoisse, mot noble, mot scientifique : mais la peur n’est pas l’angoisse. (…) « J’écris pour ne pas être fou » disait Bataille – ce qui voulait dire qu’il écrivait la folie ; mais qui pourrait dire : « j’écris pour ne pas avoir peur ». Ici, c’est le sujet – tout sujet – au sens psychologique dont on entend la voix. Une voix virtuelle, universelle, actualisable à tout moment, par tout un chacun saisissant ce « je ». A ce titre, il est tout à fait remarquable de noter que le seul « je » (autre que Barthes lui‑même) à valeur spécifique, c’est‑à‑dire qui désigne une personne unique, renvoie à Bataille dont on rapporte cette phrase : « J’écris pour ne pas être fou ». Phrase authentiquement dite (et réitérée ?), instanciée par un sujet précis qui s’oppose en cela à tous les autres discours cités – mais nécessairement virtuels – attribués au « je » universel : tout texte de plaisir, tout écrivain, tout lecteur, tout sujet.

Du « je » au « pour‑moi » : vers une figure de l’écrivain

Comme nous venons de l’observer, le « je » peut incarner une universalité du sujet dans laquelle Barthes trouve évidemment sa place, en partage avec tout autre virtuel. Cependant, on observe un autre mode spécifique d’habiter le « je », dans lequel le « je » renvoie uniquement à la figure de l’écrivain Roland Barthes – figure qui prend ici toute sa consistance.
Dans le manuscrit, on rencontre ce « je » scripteur – celui de l’écrivain témoin de sa pratique de lecture – au tout début du fragment consacré au babil (f° 4). Ce « je », habité par l’auteur, apparait donc après avoir donné la voix au texte : « Si je lis avec plaisir cette phrase, cette histoire, ce fragment, cette coulée de mots ou même ce mot seul, c’est qu’ils ont été écrits dans le plaisir »14. Or, il est intéressant de noter que l’entrée en scène du « je » spécifique (celui de l’écrivain) se trouve modulée, retardée dans le texte définitif.
En effet, dans le texte imprimé, c’est dans un espace graphique très particulier que le « je » apparaît d’abord : celui de la parenthèse : (« Plaisir / jouissance : terminologiquement, cela vacille encore, j’achoppe, j’embrouille. De toute manière, il y aura toujours une marge d’indécision ; la distinction ne sera pas source de classements sûrs, le paradigme grincera, le sens sera pécaire, révocable, réversible, le dicours sera incomplet.) »15 Ici, l’écrin graphique de la parenthèse offre une étape intermédiaire au dévoilement du « je », à son entrée sur la scène de l’interlocution. Du reste, le « je » qui intervient ici, dans cette énonciation particulière que marque la parenthèse, renvoie à la pratique lexicologique de Roland Barthes, à son activité épilinguistique et non pas directement à son travail d’écriture. C’est un « je » en proie à l’incontrôlable polysémie des mots, un « je » qui – pour soi – rencontre l’inquiétude du sens lexical avant même de rencontrer celle du discours tenu en direction de l’autre16. Entre parenthèse, le sujet écrivant qu’est Roland Barthes entre d’abord à pas feutrés dans le dispositif énonciatif du texte, et c’est comme progressivement qu’il semble en prendre possession.

Comment s’opère cette progressive installation du sujet écrivant, de l’écrivain dans le tissu énonciatif ? Paradoxalement  – puisque dans un premier temps il se fait discret – sur le mode de la répétition et donc de l’insistance. En effet, dès le tout début du manuscrit, on peut remarquer l’émergence d’une construction syntaxique qui consiste à accumuler la structure : « je » + verbe conjugué au présent. Au feuillet 5, qui évoque le scripteur au langage de nourrisson, on observe l’accumulation de six structures de ce type (que nous mettons en valeur grâce au caractère gras) : « Vous vous adressez à moi pour que je vous lise, mais je ne suis rien d’autre pour vous que cette adresse : je ne suis le substitut de rien, <je n’ai aucune figure>, vous m’excluez du symbole parce que vous vous en excluez vous‑même (votre texte est, de ce point de vue, <quoiqu’ ennuyeux>, dans le vent) ; je ne suis pour vous ni un corps, ni un organe, ni même un objet (je m’en moquerais bien : ce n’est pas en moi l’âme qui réclame sa jouissance), mais seulement un terme. » Tout au long du manuscrit, la répétition – six occurrences, dont une est ajoutée – de la construction « je » + verbe conjugué au présent, à quoi s’ajoute la présence des pronoms « me »/ « moi », devient une véritable figure syntaxique, une matrice textuelle réitérée. Il n’est pas possible ici de citer chacune d’entre elles. On peut cependant en évoquer quelques‑unes. Au feuillet 16, par exemple, l’ancrage du « je » dans le texte s’observe d’abord dans le manuscrit puis dans le texte imprimé : « Ce que je goûte dans le <un> récit, ce n’est <donc> pas directement son contenu, mais plutôt les éraflures que j’impose à la belle enveloppe : par ma lecture : je cours, je saute, je lève la tête. [Je replonge]17. Rien à voir avec la profonde déchirure imprimée que le texte de jouissance imprime au langage ; ici plus d’enveloppe, un charivari lui‑même, et non à la simple temporalité de sa lecture. » De même, au feuillet suivant (f°17), une parenthèse offre de nouveau une scène privilégiée à l’accumulation du « je » : « (si je lis du Verne, du Zola, je vais vite : je perds du discours et cependant ma lecture n’est fascinée par aucune perte verbale <au sens que ce mot peut avoir en spéléologie>) ».
L’émergence de ce « je » qui s’affirme – dans la répétition – comme source centrale de l’énonciation se trouve par ailleurs confirmée, au feuillet  26, par le remplacement – à deux reprises ! ‑ d’une forme impersonnelle par la structure « Je »+ verbe conjugué au présent. En effet, à propos de l’ambiguïté du mot « plaisir » – tout à la fois contenu dans la jouissance et contraire à elle, Barthes écrit : « <Mais cette ambiguïté qui peut aller jusqu’à la contradiction, je dois m’en accomoder ; car> d’une part il est nécesaire de pouvoir opposer j’ai besoin d’un « plaisir » général, chque fois qu’il me faut référer à un excès du texte, à ce qui, en lui, excède toute fonction (sociale), et tout fonctionnement (structural) ; et d’autre part il me faut bien aussi <j’ai besoin d’> un « plaisir » particulier, simple partie du Tout‑Plaisir… »

Cette figure de la répétition semble avoir pour rôle de donner une véritable consistance à un « je » – unique et habité seulement par Roland Barthes – qui se déploie progressivement vers sa forme tonique et l’affirmation de son irréductibilté. À ce titre, le feuillet 18 permet précisément d’observer l’émergence de cette consistance. En effet, au sujet du jugement à porter sur le texte, Barthes écrit dans le manuscrit : « Je ne puis doser, imaginer que le texte soit perfectible, prêt à entrer dans un jeu de prédicats, d’adjectifs18 (c’est trop ceci, ce n’est pas assez cela). Je puis seulement dire, sur le mode de l’affirmation : ce texte existe, celui cet autre est nul ». Dans le dactylogramme, on observe le passage du « je » à sa réalisation tonique : moi. « Le texte (il en est de même pour la voix qui chante) ne peut m’arracher que ce jugement, nullement adjectif : c’est ça ! Et plus encore : c’est cela pour moi ! Ce « pour‑moi » n’est ni subjectif, ni existentiel , mais nietzschéen (« … au fond, c’est toujours la même question : Qu’est‑ce que c’est pour moi ?… ») ». Curieusement, cette dernière parenthèse fait écho, sur un mode inverse, à celle qui constituait le tout premier porte‑voix de l’écrivain : dans l’une, située dans l’infra‑discours, apparaît un « je » centré (et replié ?) sur la douloureuse polysémie de l’unité lexicale ; dans l’autre le discours du « moi » est révélé, discours direct et incessant : « Qu’est ce que c’est pour moi ? »19

Comme nous venons de le montrer, le manuscrit du Plaisir du texte permet d’observer une intermittence dans la référence du « je ». Celui‑ci renvoie d’abord au texte, puis à l’écrivain (à tout écrivain) et au lecteur, puis à Bataille. Il a d’abord une valeur universelle. Mais finalement, comme nous l’avons posé dans notre hypothèse de travail, il est progressivement investi par le « je » écrivant qu’est Roland Barthes, notamment grâce aux nombreuses répétitions de la structure syntaxique « je » + verbe conjugué au présent. La répétition est ici une véritable figure de style, une réitération qui donne toute sa consistance à l’écrivain. De même, la forme tonique « moi » – c’est‑à‑dire le « pour‑moi » – intensifie l’instance scripturaire qui gouverne la « jouissance verbale ». Ce que le manuscrit du Plaisir du texte permet d’observer, c’est l’émergence d’une véritable figure d’écrivain ! C’est sans doute dans ce sens qu’il faut interpréter, au feuillet 77, le très joli remplacement de la forme impersonnelle – propre à la neutralité de l’analyste – par la forme personnelle : « Il  y a  <je vois > trois  formes de destruction … » (au sujet de la destruction, par l’artiste, de l’art comme compromis).
Mais si c’est désormais ce moi qui mène la danse interlocutive, si c’est également par‑moi que passe « la possibilité d’une dialectique du désir »20, il donner de la voix et de l’espace au lecteur à venir – lecteur à venir et pourtant déjà là, comme nous le verrons, dans la genèse du texte.

Figure double du « Vous » : de l’adversaire au partenaire du plaisir

Avant de dessiner les contours d’une communauté de lecture, de plaisir et – pourquoi pas ? – de jouissance, il semblerait qu’une étape doive être franchie ou plutôt qu’il soit important, pour Barthes, d’opérer un partage dans la référence du « vous ». En effet, dans cette géographie référentielle du « vous », se distinguent clairement d’une part, un “vous” (qui fait figure d’adversaire) qui renvoie au scripteur du texte‑babil, et d’autre part un « vous » auquel Barthes fait progressivement  référence et qui incarne cet autre – le lecteur – dont on cherche le fading, auquel on offre la caresse d’un plaisir de lecture (plus visible et plus intense encore – on le verra – dans le manuscrit !). De ce partage sensible, évidemment à l’œuvre dans l’avancée de l’écriture et la genèse du texte, le manuscrit conserve des marques qu’il convient d’examiner.

« Vous » : scripteur “impératif, automatique, inaffectueux »21

Dans un entretien au Magazine Littéraire, Roland Barthes esquisse son usage des pronoms, notamment dans le Roland Barthes par Roland Barthes : « Quant au « vous », là aussi il y a deux possibilités d’interprétation. Je me dis rarement « vous » à moi‑même, mais cela arrive dans trois ou quatre occasions. « Vous » peut être pris comme le pronom de l’accusation, de l’auto‑accusation (…). C’est le vous de l’opérateur d’écriture »22.

Cette connotation négative dans l’usage du pronom « vous » apparaît déjà dans le manuscrit du Plaisir du texte, tout particulièrement dans le cadre des feuillets 5 et 6, consacrés au Babil. Ici, en effet, le pronom « vous » renvoie – indépendamment de la distinction établie entre l’écrivain et l’écrivant  sur laquelle nous reviendrons – au scripteur du texte‑babil. L’apparition – sur la scène du manuscrit – de ce « scripteur » nourrit (déclenche ?) – on le verra – deux types de métaphores, relevant, de façon assez violente, du sexuel et de l’oralité. La première assimile la scription à une forme d’éjaculation tout aussi incessante qu’incontrôlée. La seconde établit une mise en parallèle entre le besoin d’écrire et le besoin de succion du nourrisson. Niant toute équivalence ou échange du plaisir, le scripteur du texte‑babil réduit évidemment le lecteur à n’être plus que le réceptacle anonyme de cette pulsion d’écriture : une « machine à lire » (« une machine à allaiter », f° 5). Dans le texte définitif, comme nous le montrerons, on peut observer une forte atténuation (forme stylistique de la réticence ou auto‑censure ?) de la virulence déclenchée par ces champs métaphoriques.

‑ « L’onanisme de l’écriture » : «  un automatisme d’hygiène »

Dans le texte imprimé, le second paragraphe du fragment Babil se présente comme ceci : « On me présente un texte. Ce texte m’ennuie. On dirait qu’il babille. Le babil du texte, c’est seulement cette écume de langage qui se forme sous l’effet d’un simple besoin d’écriture. »23 Or, le manuscrit permet d’observer un état disparu du texte dans lequel apparaissent non seulement l’image de l’« écume » mais aussi celle de la scription comme forme d’onanisme et de plaisir hygiénique : « On me présente un texte. Ce texte m’ennuie. On dirait qu’il babille. Le babil du texte, c’est seulement cette écume <ce dépôt> de langage, ce dépot de surface (rien à voir avec une inscription) produit par {la simple pulsion d’écriture : un automatisme d’hygiène}24 la jouissance d’écrire lorsque cette jouissance est mate ; l’onanisme de l’écriture n’y cherche pas <un fantasme ou> un voyeur, aucune possibilité de perversion. » Cette « simple pulsion d’écriture » se constitue en une pratique auto‑centrée : elle exclut l’échange dans le désir, qu’il s’agisse de plaisir ou/et d’argent. Cette pratique essentiellement auto‑centrée de la scription exclut également, pour Barthes, la perversion dans l’échange, telle qu’on peut l’observer au bordel. D’où l’évocation, qui disparaît dans le texte imprimé, de la prostitution : « Au bordel <Dans la prostitution> <elle> même, il y a un espace, un contrat, un désir : on échange du plaisir et de l’argent, et l’argent fait partie de la perversion (ce billet que je tends tremble de désir) : la machine désirable me désire, désire cet argent que je suis : mais le texte‑babil n’est rien d’autre que la coulée d’un plaisir <de nature> hygiénique »(f° 5).

‑ « Comme le bébé cherche un sein (…), un lecteur (une machine à lire) »

De la comparaison entre le scripteur et le nourrisson, il ne reste, dans le texte imprimé, que le terme « langage de nourrisson »25. Ici encore, le manuscrit donne à voir une plus large amplitude de la comparaison, comparaison qui permet notamment de réduire le lecteur à une simple « machine à lire », étrangère à toute « dialectique du désir » : “écrivant son texte, le scripteur est alors dans la situation du nourrisson : « il demande un lecteur (une machine à lire), comme le bébé cherche un sein (vache, mère ou biberon : une machine à allaiter). Ce texte<‑babil> rejoint alors la forme la plus ancienne de l’oralité, la simple succion (ce n’est même pas l’oralité différenciée, celle qui produit les plaisirs de la gastronomie ou du langage) » (f° 5) Cette régression vers une pulsion d’écriture‑succion suscite un autre élan de violence, non plus situé du côté du sexuel‑hygiénique mais du côté de la pathologie. Dans le manuscrit, la pulsion d’écriture du scripteur est assimilée à une pulsion psychotique – dans le texte imprimé, il n’est plus question que de névrose : « {On peut dire que finalement} Ce texte, tel un psychotique, vous l’avez écrit hors de toute jouissance ou dans une jouissance sans faille : de toute manière insignifiante » (f°5)26.
Comme nous l’avons déjà noté, parallèlement  à cette image du scripteur‑nourrisson, le lecteur se voit réduit au statut de « terme » (manuscrit) et de « vase d’expansion » (texte imprimé). On peut observer cette progressive réduction du lecteur au statut de déversoir en partant du manuscrit jusqu’à l’état final du texte. Pour plus de clarté, nous signalons les segments inchangés (communs au manuscrit aussi bien qu’à l’état définitif du texte) en petites majuscules, nous choisissons l’italique pour le texte du manuscrit uniquement (disparu du texte imprimé) et le caractère gras pour les segments appartenant à l’état final du texte (segments ajoutés par rapport au manuscrit) : « vous vous adressez à moi pour que je vous lise, mais je  ne  suis rien d’autre pour vous que cette adresse ; je  ne  suis à vos yeux  le substitut de rien, <je  n’ai aucune  figure>27 (à peine celle de la mère), vous m’excluez du symbole parce que vous vous en excluez vous‑même (votre texte est, de ce point de vue,{quoiqu’ennuyeux}dans le vent) ; je ne suis pour vous ni un corps, ni un organe, ni même  un objet (je m’en moquerais bien : ce n’est pas en moi l’âme qui réclame  sa reconnaissance), mais seulement un terme un champ, un vase d’expansion. »

Quelles unités lexicales observables dans le manuscrit ont disparu du texte définitif ? D’abord le mot (et la notion de) « symbole » par lequel s’élabore un mode de signifiance spécifique. Disparaît aussi, le mot « organe » (à connotations également chirurgicales et sexuelles), peut‑être à la faveur du mot « corps », présent à sa gauche, qui donne une image plus globale de la figure du lecteur. Le mot “terme” disparaît aussi, sans doute à cause des sèmes de clotûre et d’achèvement qu’il implique. La dynamique sémique s’achemine donc vers une appréhension plus large, et peut‑être plus floue, plus anonyme du lecteur. En revanche, de nouveaux segments apparaissent. Notamment le mot « figure », qui nous semble essentiel : « à peine la figure de la mère », qui rappelle l’ajout, dans le manuscrit, de « je n’ai aucune figure. » Ce mot « figure » est sans doute à relier ici au champ sémantique du corps (« corps », « organe », « à vos yeux »), mais on notera précisément que la figure (le visage ?) du lecteur est nié : « je n’ai aucune figure ». De cette négation surgit une image brutale : celle qui associe le lecteur à « un vase d’expansion ». « Vase d’expansion », c’est‑à‑dire ici réservoir de lecture – terme technique qui fait écho à cet impératif scripturaire énoncé par Barthes dans son manuscrit : « Il faut que mon lecteur ne soit pas le simple réceptacle d’une demande d’écriture » (f° 4).
Le premier référent du « vous » – c’est‑à‑dire le scripteur du texte‑babil – est donc placé, comme nous venons de le voir, du côté de l’excès, du pathologique. Ce « vous » réduit le lecteur à une adresse indistincte, à une visée anonyme : « Vous vous adressez à moi pour que je vous lise ; je ne suis rien d’autre pour vous que cette adresse ». Ici, le mot « adresse » réduit le destinateur à une simple visée, anonyme – sans « figure » (« je n’ai aucune figure », f°5). Lecteur absent de la naissance du texte. Etranger à sa genèse. Rejetant l’adresse, telle qu’elle apparaît dans le texte‑babil, Barthes fait place à un autre référent du « vous » : le lecteur à venir. Mieux, il en fait un « partenaire » énonciatif, ce qu’en linguistique on appelle un coénonciateur : c’est peut‑être lui le « plus secret  ressort »28 du manuscrit…

« Vous », un parcours du « je » au « nous » : vers une communauté de plaisir

Le « vous », tout comme le pronom de première personne, obéit lui aussi à des mouvements de références multiples, et la valeur accusative que nous venons d’observer n’est évidemment pas la seule. En effet, dans la partition polyphonique de cet avant‑texte, le « vous » renvoie – comme nous le verrons – au « je » (pourvu d’une valeur restrictive ici, le pronom désigne notamment Roland Barthes en tant que critique), mais le « vous » peut également être interprété comme un « nous » – porteur par exemple d’une expérience de lecture commune. Bien sûr, le « vous » renvoie au lecteur. Ce lecteur à venir est au cœur du dispositif énonciatif, et c’est pour lui que Barthes élabore, au fil de l’écriture manuscrite, un « espace de plaisir ». Pour autant, comme nous l’observerons à travers la variation des formes linguistiques, cette orientation du texte vers le lecteur balance paradoxalement entre l’apostrophe et la réticence (entre l’approche et le retrait ?) – deux figures de style antagonistes.

‑ « Vous », ou plutôt « je » ne peux parler du texte de jouissance

Dans le fragment intitulé Dire29, Barthes revient sur la distinction entre le texte de plaisir et le texte de jouissance (fos 28, 29). Il évoque alors l’expérience du critique, qui est aussi la sienne, dont le champ d’étude et de discours se réduit au texte de plaisir : « La critique ne porte jamais toujours sur des textes de plaisir, jamais sur des textes de jouissance » (f° 28). Le “vous” qui ne peut entrer dans le texte de jouissance est à interpréter comme un « je » : ici, nous semble‑t‑il, c’est Roland Barthes en tant que critique, qui rencontre l’opacité du texte de jouissance : « <Avec> l’écrivain de jouissance (et son lecteur) commence le texte imp intenable, le texte impossible. Ce texte est {hors plaisir,} hors critique, (sauf à être atteint par un autre texte de jouissance)30 : vous ne pouvez parler sur un <tel> texte de jouissance, vous pouvez seulement parler en lui, à sa manière, entrer dans un plagiat éperdu, affirmer hystériquement le vide de la jouissance (et non plus répéter obsessionnellement la lettre) du plaisir » (f° 29).

‑ « Vous », c’est‑à‑dire « nous » : une expérience de lecture partagée

Le « vous » peut également avoir une valeur inclusive et désigner tout à la fois l’écrivain‑lecteur qu’est Roland Barthes (faisant part, dans Le Plaisir du texte, de son expérience de lecteur) et le lecteur auquel l’écrivain s’adresse. Pour illustrer cette configuration, nous ne résistons pas au plaisir de citer, dans son intégralité, un fragment intitulé Citation, que l’on ne retrouve pas dans le texte imprimé : « La citation n’est qu’un bord, une moitié de plaisir ; si on lui ôte tout contexte, il lui manque le pli de la différence (s<à supposer qu’> il y ait31 des maximes séduisantes, c’est que la <parce que> il y a en elle un pli secondaire, interne ; mais tout un livre de maximes, cela vous tombe des mains). Le plaisir vient de ce mouvement (de cette illusion ? de cette hallucination ?) qui enlève une phrase sur un fond : la phrase apparaît alors inscrite, frappée, enfoncée dans « le « reste »32 du langage, qui <n’> est <qu’> une sorte de discursivité sourde ; il y a {certains ont besoin d’} un excipient discursif, nécessaire à la drogue verbale, au spasme de lecture » (f° 19). C’est d’ailleurs dans une pratique commune de la lecture qu’émerge un « nous » véritable. En effet, lorsqu’il distingue d’une part, la lecture « désinvolte, peu respectueuse à l’égard du texte » (f° 15) et, d’autre part, la lecture « appliquée, (…) celle qui convient au texte‑moderne, au texte‑limite » (f° 17), Barthes donne une consistance au « nous », il en fait la marque, le lieu de rencontre avec son lecteur : « Pourtant, le récit leplus classique (un roman de Zola, de Balzac, de Dickens, de Tolstoï) emporte <en lui> une sorte de tmèse affaiblie : nous ne lisons pas tout avec la même intensité de lecture ; un rythme s’établit ; particulièrement désinvolte ; {désinvolte, peu respectueux à l’égard de l’intégrité du texte : } nous l’avidité même de la connaissance nous entraine à survoler ou même à sauter <enjamber> certains passages (pressentis ennuyeux ») pour retrouver au plus vite les lieux brûlants de l’anecdote (qui sont toujours des articulations : ce qui fait avancer le dévoilement de l’énigme ou du destin ) : nous sautons allègrement ; {personne ne nous voit} les descriptions, les explications, les considérations, les conversations” (f°15). Lové à l’intérieur de l’écrin graphique des parenthèses, le « nous » communie dans une même expérience de lecture, dans une même désinvolture.  

‑ Pour « Vous » : un « épisode de langage »

Bien sûr, le « vous » renvoie fondamentalement au lecteur, qui tout au long du manuscrit, on ne cesse de l’observer, joue le rôle d’un co‑énonciateur (c’est en fonction de lui que de nombreuses refontes (lexicales ou syntaxiques) sont opérées, réécritures que Barthes appelle d’ailleurs des « chicanes sélectives ») : « Ce lecteur, il faut que je le cherche (que je le « drague »), sans savoir où il est. »33
Cette destination du texte vers le lecteur s’incarne – linguistiquement –, comme nous allons le voir maintenant,  dans des marques différentes selon qu’il s’agit du manuscrit ou du texte imprimé. On notera que ces variations, ces « retouches » s’orientent paradoxalement vers une forme de réticence, au sens stylistique du terme34. Dans l’avant‑texte, des formes de l’apostrophe (« vous », mode impératif, notamment) sont choisies, qui disparaissent dans le texte imprimé. Mouvements scripturaires en direction de cet autre, puis retrait. Ces intermittences illustrent sans doute l’érotisme du texte tel que Barthes l’expérimente en écrivant : « Le Japon m’a donné une sorte de courage d’écriture. J’ai été heureux d’écrire [L’empire des signes]. [Ce livre] m’a permis de m’installer un peu plus dans cet espace hédoniste ou, pour mieux dire, érotique, du texte, de la lecture, du signifiant »35.

Pour décrire cette variation des marques d’orientation vers le lecteur, on peut observer le feuillet 30 (où disparaît une adresse directe au « vous »‑lecteur) et le feuillet 17, consacré aux deux régimes de lecture (celle « qui va droit aux articulations de l’histoire » et la lecture « appliquée, qui convient au texte‑limite »). Au feuillet 30, revenant  sur le plaisir de texte – plaisir au sens de jouissance ici36 –, Barthes s’adresse au lecteur : ici, le « vous » constitue une vraie marque linguistique de l’apostrophe : « Le plaisir, cependant, n’est pas un élément, ni un résidu naïf du texte, ce n’est pas un résidu naîf, le résultat d’une soustraction ; il n’est pas pris dans une logique de l’espace ; c’est une atopie, une dérive ; quelque chose qui est à la fois révolutionnaire et asocial et ne peut être pris en charge par aucune mentalité, aucun idiolecte. Quelque chose de neutre ? Vous voyez bien <On voit bien> que le plaisir du texte est scandaleux : non parce qu’il est immoral mais parce qu’il est pluriel <atopique> » (f° 30). Comme on peut le voir, l’apostrophe réalisée dans le « vous » est raturée, et remplacée par le pronom impersonnel « on ». Cette substitution illustre une des configurations de la réticence stylistique, du retrait. De même, au feuillet 17, l’adresse directe au « vous » semble presque atténuée par la valeur hypothétique de l’énoncé suivant : « Lisez lentement, lisez tout d’un roman de Zola, le livre vous tombera de la main » (à interpréter comme ceci : « si vous lisez tout d’un roman de Zola, alors le livre vous tombera de la main »).
Toujours dans ce même feuillet, on peut observer des énoncés impératifs – mode orienté vers l’autre – qui disparaissent du texte imprimé : « Car ce qui arrive au langage n’arrive pas au discours, ce qui « arrive », ce qui « s’en va », la faille des deux bords, l’interstice de la jouissance, se produit dans le volume des langages {dans l’énonciation}, non dans la suite des énoncés : ne dévorez pas, n’avalez pas mais broutez, la tondez avec minutie : retrouvez pour lire ces auteurs d’aujourd’hui, le loisir des anciennes lectures, soyez des lecteurs aristocratiques » (f°17). Suivant ce pudique mouvement de retrait, les impératifs disparaissent tous du texte imprimé et sont remplacés par un mode impersonnel – l’infinitif : « Car ce qui « arrive » au langage n’arrive pas au discours, ce qui « arrive », ce qui « s’en va », la faille des deux bords, l’interstice de la jouissance, se produit dans le volume des langages, dans l’énonciation, non dans la suite des énoncés : ne pas dévorer, ne pas avaler mais brouter, tondre avec minutie : retrouver, pour lire ces auteurs d’aujourd’hui, le loisir des anciennes lectures, être des lecteurs aristocratiques. »37 Ici, le texte reste inchangé, seul l’impératif a disparu, sans doute est‑il ressenti comme étant déjà trop intrusif.
Le « vous » qui s’adresse au lecteur, ces impératifs, également destinés à lui, relèvent de l’apostrophe ; ils évoquent aussi la définition de la dédicace, telle qu’elle apparaît dans les Fragments d’un discours amoureux : « Episode de langage qui accompagne tout cadeau amoureux, réel ou projeté, et, plus généralement, tout geste effectif ou intérieur, par lequel le sujet dédie quelque chose à l’être aimé. »38 Le choix de ces formes destinées au lecteur, puis leur effacement ; l’oscillation entre l’apostrophe, ou plutôt la dédicace (« épisode de langage amoureux ») obervable dans le manuscrit, puis le choix de la réticence dans le texte imprimé trouvent sans doute leur source dans le désir du texte : « Le texte est un objet fétiche et ce fétiche me désire. Le texte me choisit, par toute une disposition d’écrans invisibles, de chicanes sélectives : le vocabulaire, les références, la lisibilité, etc. (…) »39. Désir du texte, désir de son auteur, dans l’érotisme de l’intermittence : « L’endroit le plus érotique d’un corps n’est‑il pas là où le vêtement baille ? Dans la perversion (qui est le régime du plaisir textuel) il n’y a pas de « zones érogènes » (expression au reste assez casse‑pieds ) ; c’est l’intermittence, comme l’a bien montré la psychanalyse qui est érotique : celle de la peau qui scintille entre deux pièces (le pantalon et le tricot), entre deux bords (la chemise entrouverte, le gant et la manche) ; c’est ce scintillement même qui séduit ou encore la mise en scène d’une apparition‑disparition »40.

Le manuscrit ou le « donjuanisme de l’avant‑texte » : en guise de conclusion

Dans l’essai que constitue Le plaisir du texte, comme nous venons de le montrer, le « je » structure l’ensemble de l’appareil énonciatif du texte dans son état définitif mais aussi dans sa genèse. En effet, dans ce « je » qui tisse et structure l’essai (l’ensemble du texte est écrit à la première personne) s’incarnent successivement diverses sources énonciatives. Sources universelles : tout texte de plaisir, tout écrivain, tout écrivain et son lecteur. A ces voix universelles dont Barthes rapporte un discours virtuel, imaginaire en quelque sorte, fait écho une voix particulière et unique, celle de Bataille – « J’écris pour ne pas être fou” – et sans doute pour ne pas avoir peur ?41 C’est dans cette polyphonie que Barthes trouve, comme le montre le manuscrit, une voix originale. En effet, il s’approprie progressivement le « je », il l’habite, il l’incarne graduellement puis avec insistance : d’où la répétition, comme nous l’avons vu, de la configuration : « je » + verbe conjugué au présent. La répétition – rhétorique et figure de l’instance, s’il en est – permet à Roland Barthes d’entrer plus avant dans un genre particulier : celui de l’essai. Partant, il fait œuvre non plus seulement de critique, mais d’écrivain. Ce qui s’affirme ici, c’est peut‑être, dans l’œuvre de Barthes, le passage de l’écriture critique à celle de l’essayiste, de l’écrivain. C’est un plaisir, pleinement revendiqué, de l’écriture : « J’ai toujours été frappé par la circulation plane, irréversible, entre les figures érotiques et les figures de grammaire, les figures rhétoriques »42. Figure rhétorique, la répétition dynamise toute l’érotique scripturaire qui traverse Le Plaisir du texte et c’est donc autour de ce « je », que l’essayiste s’approprie finalement, que se déploient les partenaires de l’interlocution.
En effet, face à ce « je » apparaît un « vous ». Forme dont le référent est double : d’une part le « scripteur‑nourrisson » (dans cette configuration, le « vous » est alors très négativement connoté – à l’origine d’une violence verbale disparue dans le texte imprimé) et, d’autre part le lecteur, partenaire de la jouissance verbale. Ce « vous » incarne alors cet autre, pour lequel l’essayiste construit, ainsi que le montrent les mouvements langagiers du manuscrit, un « espace de la jouissance ». L’intermittence pronominale est là : le « je » porte la voix de sources énonciatives multiples mais c’est finalement celle de l’écrivain qui s’incarne en lui. De même, le « vous » est successivement habité par différentes figures dont la plus importante est celle d’un lecteur co‑énonciateur placé au centre du processus scripturaire. De cette variété des voix du texte naît une polyphonie énonciative particulière qui érige l’essayiste et son lecteur en partenaires d’une même jouissance d’écriture et de lecture. Intermittence, érotisme langagier : « C’est l’intermittence, comme l’a bien dit la psychanalyse, qui est érotique »43.

Dans cette pratique textuelle commune, la figure du lecteur est évidemment centrale : « Ce lecteur, il faut que je le cherche (que je le « drague »), sans savoir où il est »44. Celle de l’auteur également, qui – dans les variantes du manuscrit – oriente le texte vers le lecteur à venir : « Le texte est un objet fétiche et ce fétiche me désire. Le texte me choisit, par toute une disposition d’écrans invisibles, de chicanes sélectives : le vocabulaire, les références, la lisibilité, etc.45 ; et, perdu au milieu du texte (non pas derrière lui à la façon d’un dieu de machinerie), il y a toujours l’autre, l’auteur. Comme institution l’auteur est mort (…) mais dans le texte, je désire l’auteur : j’ai besoin de sa figure46 (qui n’est ni sa représentation, ni sa projection), comme il a besoin de la mienne (sauf à « babiller ») »47. Immanquablement, on retrouve ici l’idée (le fantasme ?) – évidemment réversible pour lui – de ce que Barthes appelle la « drague » : « C’est un thème important pour moi. La drague, la drague, c’est le voyage du désir. C’est le corps qui est en état d’alerte, de recherche par rapport à son propre désir. (…) L’acte de draguer est un acte qui se répète, mais son contenu est une primeur absolue. C’est pourquoi la drague est une notion que je peux très bien transporter de l’ordre de la quête érotique, où elle prend son origine, dans la quête des textes (…) »48.

C’est dans le manuscrit, dans l’intermittence – dans l’intermittence pronominale, mais également dans celle des jeux de synonymies, des changements de constructions syntaxiques, des modalités variables –, que cette « drague » de l’auteur et de son lecteur s’observe ou plutôt qu’elle se goûte. A nos yeux, en effet, le manuscrit incarne cet « espace de la jouissance » sans cesse évoqué par Barthes. Dans l’entretien qu’il réalise avec l’auteur, Jean‑Jacques Brochier souligne que « la drague du texte est aussi une drague très sensuelle”. Et Barthes continue de la sorte : « Oui, tout ceci doit être mis en rapport avec la capture des phrases, des citations, des formules, des fragments. Le thème de l’écriture courte, évidemment. Quand j’essaie de produire cette écriture courte, par fragments je me mets dans la situation d’un auteur que le lecteur va draguer. C’est le bonheur du hasard, mais un hasard très voulu, très pensé, épié, en quelque sorte »49. La « capture des phrases » – jolie définition du travail d’écriture – s’observe dans le manuscrit – dans le mouvement même de l’écriture en train de se faire et pour paraphraser Barthes, on peut également dire que – dans le manuscrit – « c’est le corps [du texte] qui est en état d’alerte ». Le manuscrit du Plaisir du texte est un espace de désirs : « Ce n’est pas la « personne » de l’autre qui m’est nécessaire, c’est l’espace : la possibilité d’une dialectique du désir, d’une imprévision de la jouissance : que les jeux ne soient pas faits, qu’il y ait un jeu »50. C’est dans cet espace en mouvement qu’émerge la signifiance : « Qu’est‑ce que la signifiance ? C’est le sens en ce qu’il est produit sensuellement »51.
« Il faudrait presque parler du donjuanisme du texte. Pourquoi un texte séduit‑il, qu’est‑ce que la séduction d’un texte ? (…). »52 Autre question : comment le manuscrit, pourtant chargé de scories en tous genres, peut‑il séduire à ce point ? L’incroyable bonheur du généticien devant le manuscrit de Barthes vient de sa beauté (couleurs, collages, accolades), mais aussi, précisément, de « ses hésitations, ses ajouts, ses rejets, ses lapsus, ses refontes » – pour reprendre les mots de Patrick Mauriès – dont « les plus secrets ressorts » sont visiblement orientés vers le plaisir – celui de l’auteur, celui du lecteur. Et, entre les deux, celui – tellement dense – de l’analyste.

1  Le dossier est répertorié sous la cote : BRT2‑A1503. Ici, je tiens à remercier Nathalie Léger, responsable du fonds « Roland Barthes » à l’IMEC, de m’avoir donné accès au dossier du Plaisir du texte ; je remercie également Michel Salzédo de m’autoriser à citer certains fragments du manuscrit. Toute ma reconnaissance va également à Jean‑Louis Lebrave qui a m’a orientée vers les manuscrits de Roland Barthes.

2  Lettre de J.‑P. Otte (revue Odradek, Embourg), datée du 20 avril 1973.

3  Roland Barthes, « Les problèmes d’interprétation dans l’opéra ‑ Le problème des ratures du texte écrit », séminaire de l’EHESS, 1976‑1977, Œuvres complètes, édition établie et présentée par E. Marty, Paris, Seuil, 1995, Tome III (1974‑1980), p.743. Barthes conclut ce séminaire par ces mots : « La seconde série [de cours] a été consacrée au problème des corrections de texte dans le processus d’écriture : pratique, fonction, idéologie de la « rature ». (…) Comment, pourquoi corrige‑t‑on un texte qu’on a écrit, qu’il s’agisse de textes proprement littéraires, ou d’écrits plus institutionnels, de type universitaire ? »,  p.743.

4  D’après Nancy Huston, pour chaque séance, un étudiant devait produire un brouillon que l’on examinait collectivement (communication privée).

5  Roland Barthes, Paris, Le Promeneur, 1992, p.20.

6  L’expression « critique génétique »  est attestée dès 1979 et reprise en anglais par « genetic criticism ». Pour une étude détaillée de l’apparition des mots « critique génétique »,  « génétique textuelle », voir l’article éclairant de A. Grésillon, « La critique génétique, aujourd’hui et demain », L’esprit créateur, vol.XLI, n°2, 2001, 9‑15.

7  « L’adjectif est le « dire » du désir »(Gulliver, n°5, mars 1973), Le grain de la voix, Seuil, 1981, p.189.

8  R. Barthes, « Plaisir/écriture/lecture» (Les Lettres française, 9 février 1970), Le grain de la voix, Seuil, 1981, p.180.

9  R. Barthes, Le Plaisir du texte, Seuil, 1973, p.10.

10  G. Leclerc, Le sceau de l’œuvre,  Paris, Seuil, 1994, p.32.

11  A l’oral, même dans le cas du discours rapporté, l’apparition d’un “je” comme nouvelle instance de discours, se signale par un marquage identifiable, à la fois sur le plan morpho‑syntaxique et sur le plan intonatif. Certains y  ajoutent parfois les gestes, et tentent même d’imiter la voix de celui (ou de celle) dont ils rapportent les propos).

12  E. Benveniste, « L’homme dans la langue », dans Problèmes de linguistique générale, Tome 1, p.251‑257, p.252.

13  Nous citons ici des extraits du manuscrit du Plaisir du texte. On pourra se reporter au texte imprimé pour des comparaisons instructives. Ici, par exemple, le premier fragment du brouillon s’ouvre sur « Le texte de plaisir » (« plaisir » étant d’ailleurs un ajout par rapport au mot « texte »), mais le texte imprimé s’ouvre sur « Le plaisir du texte ». Pour chaque feuillet cité, nous donnons, s’il y a lieu, la seconde numérotation établie par Roland Barthes. En effet, seuls les quinze premiers feuillets bénéficient d’une numérotation unique. Dans toute la suite du manuscrit, chaque feuillet est doublement numéroté : une première numérotation apparaît en haut, au milieu de page, puis une seconde, à la faveur des ajouts de feuillets supplémentaires, en haut à droite. Par ailleurs,  pour ce qui est de la transcription, nous signalons les ajouts interlinéaires par des crochets pointus et par une taille plus petite ; les ajouts en marge sont signalés par des accolades. Les segments raturés dans le brouillon sont naturellement barrés dans notre texte.

14  Le plaisir du texte,  texte imprimé, p.10.

15  ibid., p.10.

16  Cette rencontre du sens en plus, du sens en trop, à l’intérieur même des mots, est constamment évoquée par Barthes : « je ne puis épurer le mot « plaisir » [comme tout autre mot] des sens dont occasionnellement je ne veux pas », Le plaisir du texte,  texte imprimé, p.30.

17  Ce segment, entre crochets, apparaît dans le dactylogramme et le texte final.

18  Dans le dactylogramme, on observe le passage de “jeu de prédicats, d’adjectifs” à “jeu de prédicats normatifs”.

19  « Je ne puis doser, imaginer que le texte soit perfectible, prêt à entrer dans un jeu de prédicats normatifs : c’est trop ceci, ce n’est pas assez cela ; le texte (il en est de même pour la voix qui chante) ne peut m’arracher que ce jugement, nullement adjectif : c’est ça. Et plus encore : c’est cela pour moi ! Ce « pour‑moi » n’est ni subjectif, ni existentiel, , mais nietzschéen (« … au fond, c’est même question : Qu’est‑ce que c’est pour moi ? », Le Plaisir du texte, texte imprimé, p.22. Ici encore, c’est nous qui choisissons le caractère gras.

20  Le Plaisir du texte, texte imprimé, p.11.

21  Ibid.,  p.11.

22  R. Barthes, Œuvres complètes, Tome III, « Vingt mots‑clés… » (février 1975),  p.322. Cité également par Anne Herschberg Pierrot dans l’article ‑ auquel  notre propos doit beaucoup ‑ qu’elle propose ici.

23  Le plaisir du texte, texte imprimé,  p.11.

24  Les accolades signalent des ajouts en  marge.

25  Le Plaisir du texte, texte imprimé,  p.11.

26  Dans le texte imprimé, on peut lire une formulation différente : « On peut dire que finalement ce texte, vous l’avez écrit hors de toute jouissance ; et ce texte‑babil est en somme un texte frigide, comme l’est toute demande avant que ne s’y forme le désir, la névrose», p.12.

27  Ajout interlinéaire dans le manuscrit.

28  Roland Barthes, Paris, 1992, Le Promeneur, p.20.

29  p.32, texte imprimé.

30  Les parenthèses, en tant que signes de ponctuation, sont biffées dans le manuscrit. Pour une étude de la genèse des parenthèses dans Le Plaisir du texte, voir S. Boucheron, « Enonciation et ponctuation. Eléments pour une genèse des parenthèses dans le manuscrit du Plaisir du texte de Roland Barthes », Texte 27/28, L’énonciation, la pensée dans le texte, Toronto, 2001 (2002), p.219‑237.

31  Ajout des graphèmes [i] et [t] pour le passage de l’indicatif au subjonctif.

32  Les guillemets interviennent ici dans un mouvement de révision.

33  p.10, texte imprimé. Il s’agit là d’une phrase qui n’apparaît pas dans le manuscrit.

34  Linguistiquement, la réticence peut épouser différentes configurations : des figures de rhétoriques (litote, aposiopèse, prétérition), des configurations syntaxiques et énonciatives (ponctuation, modalisation autonymique, mais aussi par exemple l’ironie ou l’allusion).

35  « Plaisir/écriture/lecture» (Les Lettres françaises, 9 février 1972), Le grain de la voix, Seuil, 1981, p.171. A cette citation, on  peut ajouter l’idée, soulignée par Barthes, de l’écriture comme moyen d’établir une théorie du texte : “La théorie du Texte ne peut coïncider qu’avec une pratique de l’écriture”, “De l’œuvre au texte” (Revue d’Esthétique, 1971), Le bruissement de la langue, seuil, 1984, p.80.

36  « Plaisir du texte, texte de plaisir : ces expressions sont ambiguës parce qu’il n’y a pas de mot français  pour couvrir à la fois le plaisir (le contentement) et la jouissance (l’évanouissement). Le « plaisir » est donc ici (et sans pouvoir prévenir) tantôt extensif à la jouissance, tantôt il lui est opposé. Mais cette ambiguïté, je dois m’en accommoder ; car d’une part, j’ai besoin d’un « plaisir » général, chaque fois qu’il me faut référer à un excès du texte, à ce qui, en lui, excède toute fonction (sociale) et tout fonctionnement (structural) ; et d’autre part, j’ai besoin d’un « plaisir » particulier, simple partie du Tout Plaisir, chaque fois qu’il me faut distinguer l’euphorie, le comblement, le confort (sentiment de réplétion où la culture pénètre librement), de la secousse, de l’ébranlement, de la perte, propres à la jouissance. », Le Plaisir du texte,  texte imprimé, p.29‑30.

37  p.21, texte imprimé.

38  R. Barthes, Œuvres complètes, Tome III, Fragments d’un discours amoureux,  p.529.

39  p.39, texte imprimé.

40  p.18, texte imprimé.

41  On n’oubliera pas l’exergue de l’essai : « La seule passion de ma vie a été la peur », Hobbes.

42  « Plaisir/écriture/lecture »(Les Lettres française, 9 février 1970),Le grain de la voix, Seuil, 1981, p.183

43  Le Plaisir du texte, texte imprimé, p.17.

44  Ibid ., p.10.

45  On peut sans doute considérer que c’est précisément ce choix, cette disposition qui est l’objet de la critique génétique.

46  Ici  encore,  c’est nous qui choisissons le caractère gras.

47  Le Plaisir du texte, texte imprimé, p.39.

48  R. Barthes, Œuvres complètes, Tome III, « Vingt mots clés… » (Magazine littéraire, février 1975),  p.333.

49  ibid., p.333.

50  Le Plaisir du texte, texte imprimé, p.11.

51  ibid., p.82.

52  « Plaisir/écriture/lecture» (Les Lettres française, 9 février 1970),Le grain de la voix, Seuil, 1981, p.171.