L'analyse de quatre folios du Cahier 28 m'a induit à soutenir que malgré le désordre apparent dans l’organisation du Cahier et de l’indépendance thématique des versos des pages étudiées par rapport à celles qui lui font face, de nombreuses relations et une autre logique sous-entendue surgissaient.  Cette constatation indiquait un certain travail autonome de la pensée1 et pourrait aussi renouveler le concept d’édition génético-critique.

Considérant les Cahiers comme un lieu de déformation, de déstabilisation, qui ensuite se reconstitue peu à peu dans l’ensemble plus ou moins stable qui se présente sous le nom de A la Recherche du Temps Perdu, j'imaginais deux choses.

L'une que je répétais après Elizabeth Bischop, à savoir que l’esprit comporterait tout au moins deux sortes d’espaces : l’un ordonné selon une syntaxe, l’autre travaillant par association et que, par conséquent, les extraits présentés peuvent être considérés comme le résultat d’instabilités qui contribuent à la stabilité de l’étape suivante ou encore que les deux espaces marchent simultanément et nous font supposer que La Recherche est le fruit de cette collaboration.

La deuxième que le parcours d’Elstir à Albertine, entendu comme une opération de la pensée2, doit être perçu comme une géométrie ou une série de prises de position qui « stabilise par petites déformations » 3 le choc initial des pages étudiées.

Enfin, je concluais que les approches employées dans la démonstration, principalement la théorie des structures dissipatives de Prigogine et celle de la morphodynamique structurée par Jean Petitot — , ont à voir avec ce que nous faisons, et que cela demande de notre part le dialogue, prudent, il est vrai, avec ces disciplines.

Alors que dans le chapitre précédent, je m'étais attaché à une étude de la forme aux processus de création, j'insisterai dans celui-ci sur la dérive des formes pour arriver aux processus comme le titre l'indique.

Position du problème

Dans un texte symptomatique du Temps Retrouvé, le héros dit à Julien sa surprise en découvrant le baron de Charlus en train d’être fouetté :

« En attendant, dis-je à Jupien, cette maison est tout autre chose, plus qu’une maison de fous, puisque la folie des aliénés qui y habitent est mise en scène, reconstituée, visible. C’est un vrai pandémonium. J’avais cru comme le calife des Mille et Une Nuits arriver au secours d’un homme qu’on frappait, et c’est un autre conte des Mille et Une Nuits que j’ai vu réaliser devant moi, celui où une femme, transformée en chienne, se fait frapper volontairement pour retrouver sa forme première ».4

Le héros fait allusion à l’Histoire de Zobéide des Mille et Une Nuits où de fait non pas une, mais deux femmes sont transformées en chiennes noires.    

Rappelons rapidement l’histoire.  Voulant s’approprier des biens de leur soeur Zobéide et de son prétendant, un prince extrêmement riche, deux femmes avaient jeté les deux amants à la mer. Le prince se noie, mais Zobéïde parvient à atteindre une île où elle assomme un grand serpent qui voulait dévorer un autre plus petit. Le lendemain, elle trouve à ses côtés une fée, qui n'est autre que le petit serpent, tenant en laisse les deux soeurs de Zobéide métamorphosées en chiennes. La fée veut ainsi remercier et venger Zobéide, mais l’oblige par contre « de la part de celui qui confond les mers » à donner toutes les nuits cent coups de fouet à ses deux soeurs sous peine d’être changée elle aussi en chienne.5 Les deux soeurs redeviennent femmes dans un autre conte, L’Histoire d’Amine, quand le calife Haroun-al-Raschid qui se fait raconter l’histoire, appelle la fée vengeresse qui les fait revenir à leur première forme à la demande du calife, non pas en les frappant, mais en prononçant une formule magique « que personne n'entendît » et en leur jetant de l’eau.6

La dérive ou le filtrage du héros proustien, loin de « déformer un peu le conte » comme l'affirme La Pléiade7, change les positions et la constitution des personnages. En d'autres mots, le héros de La Recherche, emprunte quelques informations au conte, fait perdre aux personnages une partie de leur constitution ou de leurs conditions initiales et les refigure selon le besoin.

Dans le conte, frapper les deux chiennes permet à Zobéide de ne pas devenir chienne elle-même. Frapper empêche donc la transformation de Zobéide et maintient le statu quo. Exercer le sadisme imposé par la fée – frapper ses soeurs tous les soirs — maintient l'existence de Zobéide dans le monde des hommes et celle de ses soeurs dans le monde animal, lui permettant de vivre dans sa forme originale et dans son identité de femme comme si l'action sadique conditionnait ou constituait son état. Etre frappé ou être objet de l'action signifierait appartenir au monde animal.  Dans ce monde fantastique, la fée représente la pulsion sado-masochiste et la délègue à Zobéide.  

Le geste de frapper soutient l'effet de la magie ou le recharge comme un réveil que l'on remonte chaque nuit.  Il détermine la forme visible, empêchant ainsi le retour au monde animal. Ce n'est pas le geste créateur de la naissance à l'existence, mais celui de son support, je me permets d'insister. Ce geste empêche un dégagement du monde des hommes et conséquemment, un retour au monde animal qui entoure les soeurs de Zobéide.   C'est comme si les deux mondes se rapprochaient dangereusement au cours des 24 heures du jour et que le geste les délimitait de nouveau. Et enfin, petite connotation sociologique, le geste de frapper oblige Zobéide à refléter, si je puis dire, une certaine idéologie de la femme identifiée à un être sado-masochiste.

Dans La Recherche et contrairement au conte, la chienne se fait battre volontairement pour retrouver sa forme première qui est de redevenir femme, pense le héros, mais le personnage du baron n'est pas construit pour y penser sauf si le narrateur lui a donné un inconscient qui, sous le couvert de la jouissance recherchée, voulait retrouver cette forme première.

Une constante réunit les deux récits et les personnages : la mise en scène de la pulsion sado-masoquiste. Les psychanalystes associeront bien vite la scène à l’article de Freud, “Un enfant est battu”,8 mais je ne prendrai pas ce chemin directement ne voulant pas “appliquer” la psychanalyse à la littérature ni y reconnaître des sentiers déjà “battus”.

Le baron de Charlus paie Maurice pour se faire battre, ce qui revient à se battre lui-même, mais le but est double dans la construction du personnage, lui donner explicitement la jouissance, mais aussi attribuer au héros voyeur une interprétation psychanalytique, à savoir que le baron recherche en fait à retrouver une forme de femme, “sa forme première”.  Ce sont deux étapes différentes : dans la première, le baron ressaisit l'être de jouissance qui le caractérise et qui est la base de notre être à tous, Charlus se ressource, peut-on dire, dans ses séances de fouet alors que dans la seconde étape, il recouvre la forme de femme.

L'aventure de Zobéide pourrait aussi être lue dans ce sens : Zobéide se frappe elle-même inconsciemment à travers les deux chiennes, donc jouit, mais le fait explicitement pour maintenir sa forme de femme. Alors que la jouissance est expressément recherchée chez le baron, elle est masquée sous le couvert des deux soeurs dans Les Mille et Une Nuits. Par contre, la forme féminine recherchée dans les deux cas est déclarée dans la première histoire et masquée dans le récit proustien.

Quatre facteurs entrent en jeu : la forme féminine, frapper, se frapper et jouir marqués de quatre modalités : masquer, afficher, maintenir la forme féminine et l'appartenance au monde des hommes, y arriver.

L'action est la même dans les deux récits si, dans une perspective psychanalytique, le “frapper” est l'équivalent de “se frapper”, Zobéide se retrouve dans les chiennes ; la conséquence de l'action bien qu'invertie, aboutit à un produit identique, une forme féminine.

C'est comme si la pulsion sado-masochiste ne pouvait aboutir qu'à la forme féminine et que Proust, autre psychanalyste, accentuait tout comme Freud9 le lien entre la femme et cette pulsion, ou mieux, entre l'attitude féminine et la jouissance, reprenant tous deux, le sachant ou non, le conte des Mille et Une Nuits.

Mais pourquoi ce changement par rapport au conte et l'insistance sur l'inversion et non sur la mêmeté ou le statu quo ? Consulter d'autres étapes d'écriture sur l'épisode pour saisir le mouvement de création du document cité de mémoire ou relu au texte serait bien utile au généticien, mais nous devrons attendre l'informatisation des Cahiers  et nous contenter pour le moment de signaler le mouvement de création entre les deux contes des Mille et Une Nuits, — L’Histoire de Zobéide et L’Histoire d’Amine — et le livre de Proust.

Ce passage de la Recherche est à rapprocher tout au moins d’un autre de Sodome et Gomorrhe où après une conversation avec le baron et Jupien, le héros se dit : “De plus je comprenais maintenant pourquoi tout à l’heure [...] j’avais pu trouver que M. de Charlus avait l’air d’une femme : c’en était une ! Il appartenait à la race de ces êtres moins contradictoires qu’ils en ont l’air, dont l’idéal est viril, justement parce que leur tempérament est féminin, et qui sont dans la vie pareils, en apparence seulement, aux autres hommes ; là où chacun porte, dans l’univers, une silhouette intaillée dans la facette de la prunelle, pour eux ce n’est pas celle d’une nymphe, mais d’un éphèbe”.10

C’est à partir de ce volume que le lecteur comprend avec le narrateur l’ascendance psychique de ce personnage alors que dans le Temps Retrouvé, le baron est déjà tenu comme homosexuel affiché.

Pourquoi citer ce second extrait ? Parce que le narrateur proustien entame ici un débat assez philosophique, voire scientifique, qui concerne les recherches actuelles en morphodynamique déjà commentées au chapitre précédent.  Si Petitot soutient que « la forme est le phénomène de l’(auto) — organisation de la matière, autrement dit, (que) la substance n’est pas une matière (une hyle) où vient s’implanter une forme ontologiquement autonome, mais bien plutôt une matière (un substrat) dynamiquement (auto) — organisée »,11 le baron de Charlus souffrirait d’une dysharmonie entre les deux catégories qui explique ces attitudes contradictoires et qui ferait du personnage proustien un exemple pour le moins divergent de la théorie émise par Jean Petitot.

Comment résoudre l’aporie ?

Le conte des Mille et Une Nuits porte sur des formes différentes qui ne concernent qu’une apparence. Les chiennes maintiennent l’esprit des soeurs bien que dans un corps d’animal.  En fait, les soeurs sont toujours femmes, mais sous l’effet de l’enchantement, elles apparaissent comme chiennes aux yeux des hommes et perdent leur semblant : « Ces deux chiennes noires sont vos deux soeurs à qui j'ai donné cette forme ».12

Deux hypothèses possibles. Il s’agit d’un fantasme placé par la fée entre les deux meurtrières et les hommes, un fantasme ou un scénario qui, collé à leur être, cache leur corps féminin et par conséquent ne peut être consideré comme leur forme vraie. La différence entre le vrai et le faux se pose, mais peut-on parler de forme vraie et de forme fausse ?  Ne vaut-il pas mieux distinguer l’apparence de l’être établie par René Thom ? 13

Nous savons, par ailleurs, que chacun voit l'autre à travers son fantasme et qu'il est difficile d'envisager le même fantasme pour tout l'entourage de Zobéide y compris le calife qui voient les soeurs de Zobéide comme chiennes.

Seconde hypothèse plus plausible. Y aurait-il différentes couches de formes ? Freud avait déjà comparé le moi à un oignon que l’analyse épluche pour retrouver non pas le vrai moi, notion tout à fait fantasmatique, mais les identifications successives qui le constituent. Lacan parlait non de pelures, mais de petits « a ».  Ne pourrions-nous pas considérer la forme chienne comme une des couches des deux soeurs, mais couche tellement forte et accentuée par le sortilège qu’elle est la seule visible ?  Il est dit en toutes lettres dans les Mille et Une Nuits que le chien est un animal « immonde selon la religion musulmane »14 et de fait, le crime des deux soeurs, noyer leur cadette et son amant pour s’emparer de leurs richesses, représente ce qu´il y a de plus vil pour une famille. C’est donc sous ce jour “immonde” à face de chienne que les deux soeurs apparaissent aux hommes et la fée n’a fait qu’en souligner cet aspect.

Prenant la théorie de Jean Petitot comme référence, nous nous demanderons comment construire un modèle ou une fiction qui permettrait de jouer sur diverses formes et qui observerait encore la définition de la forme comme auto-organisation de la matière.

Une réponse brutale serait d'exclure la fiction de toute portée scientifique. Sachant cependant que toute fiction, toute bêtise ou même tout mensonge contient un brin de vérité, essayons de trouver un lien entre Petitot, le conte oriental et Proust.

Rapport entre la morphodynamique et le conte.

Si la forme qui apparaît reflète à peine l'auto-organisation de la matière “chienne”, où se trouverait alors la femme qui est encore là ?

Nous savons que la forme totale de toutes choses est constituée de milliards de points et de non points qui définissent un volume. Prenant cette définition géométrique en considération, nous pouvons supposer que la fée a accentué les points qui mettent en évidence la forme chienne et diminué jusqu'à disparaître à l'oeil nu les points qui cernent la forme féminine. Il serait sans doute possible de reproduire la forme entière sur ordinateur donnant des couleurs différentes et plus fortes à une forme ou à une autre.  

Nous devons donc insister sur une troisième dimension qui s'ajoute à celle du substrat (matière) et de l'auto-organisation (forme), non citée par Petitot dans l'article commenté, mais qui fait partie intrinsèque de la morphodynamique. Comment la dénommer sinon la vie, la force de l'esprit ou si nous l'admettons, la poussée de l'inconscient ou le désir. Les deux soeurs s'identifiant à leur crime accentuent, insistent sur et se présentent au monde sous la forme de la chienne, partie de leur être, comme celle de nous tous dans nos pulsions destructives.

Nous pourrions aussi faire appel au paradigme de Prigogine — zone de stabilité et zone d'instabilité – où, provoqués par l'entropie, les deux genres de zones s'engendrent mutuellement quand, par exemple, les structures stables se dissipent. Assertion qui nous fait ajouter une dimension de plus, la flèche du temps, dimension très proche de la troisième, mais qui permet d'insérer le phénomène dans la nouvelle description de l'univers soutenue par cet auteur.

Solution vraisemblable pour le conte et en informatique, mais l'est-elle pour Charlus ? Peut-on envisager une forme travaillant une autre ? Ne serait-ce pas revenir à une psychologie soutenue par Lavater au siècle dernier ?   

Rapport entre la morphodynamique et la Recherche.

La vision de l’artiste, selon Proust, possible par l’art et non par l’intelligence, dépasse la perception de l’oeil et réussit à retrouver des lois invisibles d’où découle le comportement des hommes.

À quoi et à quelles lois, le narrateur fait-il allusion ? Balzac croyait lui aussi tout comme Lavater, le fondateur de la physionomie moderne (1741-1801), à la corrélation profonde assez visible aux connaisseurs, entre le comportement extérieur, le visage et le caractère15 ;  mais dans le texte proustien, la connaissance des autres est réservée aux artistes qui savent que le comportement est fruit à la fois, d’une structure, d’attitudes fixes ou de clichés souvent non développés. Le narrateur proustien se méfie donc apparemment d’une perception extérieure à la Lavater pour connaître un individu, ne fait pas allusion au caractère au sens psychologique du mot ni spécifiquement à un noeud inconscient. Il plaide plutôt pour des habitudes comportementales ayant leur origine dans des clichés sociaux ou personnels dans lesquels s’encadrent les individus et que l’artiste reconnaît comme indice d’une richesse insoupçonnée.

Le héros proustien ne se rend compte de la transformation du baron que dans le dernier volume, non sans avoir accumulé dans les Cahiers une série de détails sur l'homosexualité au sujet d'autres personnages, détails qui en préparaient la révélation. Autrement dit, la perception visuelle de la vraie forme du baron – une forme féminine — relève d'un apprentissage où le temps joue un rôle considérable dans les deux sens. Autant le baron ne cache plus aussi bien sa tendance sexuelle à la fin du récit, autant le héros Marcel discerne les formes différentes avec le temps.  La mise en valeur de la flèche du temps est essentielle dans la formation du regard chez le héros.

Cependant, le narrateur beaucoup plus curieux que le calife Haroun-al-Raschid essaie de trouver une autre raison, cette fois physiologique, au comportement du baron. Cette curiosité marque à la fois, la dérive proustienne mentionnée au départ et l'invention du narrateur. Dans le passage de Sodome et Gomorrhe cité plus-haut, l'orientation sexuelle est à attribuer à “une silhouette” incrustée dans la prunelle, qui non seulement dirige le regard, mais manifeste le désir du sujet pour un objet féminin ou masculin, comme le signale explicitement le manuscrit dactylographié.16 Il ne s'agit plus ici de la perception du baron par le héros, mais de comprendre comment marche les rouages de la machine qui porte le nom du personnage. Deux éléments sont mis en avant : le travail interne du désir et la perception qui le meut.

Le travail interne du désir

Le rouage de la silhouette intaillée ne reflète-t-il pas une conception pareille à celle du mythe de l’androgyne raconté par Aristophane dans Le banquet de Platon où l’homme et la femme se complètent comme dans une sphère ou comme dans un oeuf, volumes qui représentent le maximum de la perfection pour les Anciens ?

Pas entièrement, puisque la prunelle ou la pupille de l’oeil, autre sphère, ne rassemble pas dans sa rotondité les deux sexes ni ne signifie l’androgynéité, mais à peine oriente la perception de l’être humain. Le complément de la sphère qui, pour Aristophane est dans le même espace, ne l'est plus pour le narrateur proustien.  La seconde partie de la silhouette s'identifie pour lui à la forme du corps et n'est pas concentrée dans l'oeil.

L'idéal de beauté représenté par l'éphèbe ou par la nymphe dans la pupille agit comme une espèce de cellule envahissante et impose la transformation, c'est le cas de Charlus, ou le maintien de la forme initiale pour un hétérosexuel.  Un rapport de force du petit au plus grand s'établit et la forme masculine extérieure se soumet peu à peu au désir de “complémentarité” de l'éphèbe qui recherche une forme féminine.

L'action de la silhouette a la même conséquence que celle du “frapper” ou “être frappé” ; elle permet le passage d'un monde à un autre ou son maintien, non plus directement à travers une jouissance momentanée comme chez Charlus ou scandée comme dans le conte, mais au moyen du temps qui à tout moment, agit. C’est une des différences entre le fantastique du conte qui joue sur la formule magique de l’action instantanée et le roman moderne qui insère la fiction dans la dimension de la finitude et de l’imparfait, le temps, la dimension déjà utilisée par le chroniqueur de Nuremberg commentée au troisième chapitre de la deuxième partie.

La sexualité imaginée par le narrateur proustien est basée à la fois sur la mêmeté et sur la différence sexuelle, la mêmeté parce que l'individu trouve sa satisfaction dans les retrouvailles de l'identique chez l'autre ou de son idéal de beauté dans un jeune homme, la différence parce que ce qui le pousse vers l'autre est sa forme féminine qui se révèle au cours du temps. Il ne serait pas tout à fait inexact de comparer l'éphèbe à un sculpteur qui façonne sa forme complémentaire durant des années à partir de la première forme rencontrée.

Ce que j'appelais la vie, la force de l'esprit, la poussée de l'inconscient ou le désir dans l'interprétation du conte est ici matérialisé dans un petit objet, imaginaire, il est vrai, mais efficace, situé non vaguement dans l'esprit, mais dans l'organe central de la perception visuelle.  L'auto-organisation de la forme féminine qui s'en suit, tient donc d'une action de la figure de l'éphèbe sur la forme masculine antérieure, ce qui précise la troisième dimension discernée plus haut.

Le procédé décrit par Proust se retrouve dans deux phénomènes très communs, si nous en croyons Sylvie Le Poulichet, s'inspirant de Merleau-Ponty: « L'oeuvre se devient en ouvrant le champ d'où elle sera perçue, d'où elle apparaîtra encore en distillant le visible de l'invisible. Ainsi, se déploie sa surface dans un devenir instable que je situerai également comme une mise en acte du temps dans l'image . [...] Le corps pulsionnel continue de se faire chaque nuit, de ‘moduler dans l'instabilité’ à travers le champ du rêve ».17

Le rapport de force perçu par le narrateur proustien entre la pupille et le corps se retrouve donc aussi dans l’oeuvre d’art et le rêve qui oeuvrent au cours du temps et ne se terminent jamais dans l'instant du regard ou du narré.  Le même jeu de formes joue donc au niveau des rapports entre le tableau, le rêve et la transformation physique décrite dans La Recherche.

La perception provoquée par l'éphèbe

Situé dans l’oeil, le fantasme de l'éphèbe rejoint en partie la démonstration de Julien Friedler sur les rapports entre la rétine, enveloppe de l’oeil, et la sexualité.18 S‘appuyant sur l’unicité de la perception du petit d’homme qu’il soit homme ou femme, Friedler suggère un espace corporel attirant le premier désir de l’enfant, l’aréole du sein de la mère qui métonymiquement et fantasmatiquement s’étendra sur d’autres taches noires dans les années qui suivront. Combinant le regard et la dévoration, l’oeil et la bouche, la tache noire du sein sera la première marque de la jouissance et sous-entendra toutes les autres qui viendront.

Selon le narrateur proustien toutefois, la nymphe ou l’éphèbe qui oriente et commande à la fois la vision de l’individu et son comportement, précède la tache noire. Agissant tout aussi inconsciemment, bien que le narrateur proustien n'emploie pas le mot, la silhouette de l'éphèbe ou de la nymphe située juste à l'ouverture de l'iris pousse le sujet à désirer le même objet.  

Le regard prédéterminé et collé à la silhouette, dessine la forme à entrevoir sans espoir de distinguer autre chose.  Les objets entrevus sont tous encadrés dans une forme esthétique préétablie. Nous sommes loin de la théorie psychanalytique qui ne prévoit cette structure que dans la perversion homosexuelle.

Un nouveau modèle ou une nouvelle fiction  

Une réponse à la morphodynamique

L'auto-organisateur de la forme féminine chez Charlus qui n'est pas un fractal dans l'individu puisqu'il façonne un complément et non le même,le devient cependant dans la perception des autres qui entourent le sujet percevant.   L'éphèbe sera une “des parties qui a la même forme ou structure que le tout”. Telles les lunettes proustiennes, il oriente le regard dans une direction déterminée. Le narrateur proustien crée donc un objet qui suivant son endogenèse ou son exogenèse recherche son complément ou son semblable.

Tout amour dans ce sens serait homosexuel puisqu'il rechercherait la même forme qu'il porte en lui si nous partons de la prunelle de l'oeil, mais si nous nous limitons aux rapports internes de la forme avec la pupille et considérons l'objet recherché comme un double de la silhouette incrustée, il n'y aurait pas d'homosexualise, selon Proust, ce qui serait une fameuse dénégation chez l'écrivain ou tout au moins une interprétation divergente du concept.

Objet miroitant et extraordinaire, tenant à la fois du mythe d'Aristophane, du fractal et de l'auto-organisation, d'une idée du Vº siècle avant Jésus-Christ, du XIXº19 et du XXº, la silhouette intaillée explique une certaine morphodynamique qui exige, elle aussi, la flèche du temps.

Le narrateur proustien a ainsi imaginé un modèle formel apparemment plus riche que celui de la morphodynamique qui agit à la fois au-dedans et au-dehors et avance un peu plus loin que sa lecture du conte. Il ne prévoyait qu'un jeu entre l'apparence et l'être, entre l'apparence de la chienne et l'être de la femme où la forme extérieure signifiait la conduite la plus marquante des soeurs de Zobéide.

La littérature a une fois de plus démontré que, bien lue, elle enrichit, complète et dépasse ce que les sciences peuvent imaginer que ce soit la psychanalyse et ici, la morphodynamique.  Cependant, les deux champs dialoguent puisque je n’aurais pas lu La Recherche de cette manière si je n’avais pas connu Petitot qui a été mon point de départ. N’est-ce pas une façon de dé-lire la littérature ?20 Les scientifiques nous offrent un point de départ inédit et original qui nous donne l’occasion d’élargir leur science ou de la rendre plus visible et en même temps de saisir le texte sous un autre angle.

Dans quelle mesure, cette découverte touche-t-elle aux processus de création ?

1. Notre analyse a perçu d'abord un processus de création commun chez beaucoup d'auteurs. Leurs lectures fournissent la matière première au départ, mais leurs souvenirs déjà filtrés par le temps et leur fantasme en retiennent quelques éléments qu'ils détournent selon le but qu'ils se proposent, le se couvrant ici autant le soi que le moi . Ainsi Proust relit-il les deux contes en y ajoutant le mouvement ou en l’historicisant et en y permutant les éléments en jeu.

2. En second lieu, le narrateur proustien, bien indirectement et, sans le savoir, donne à son lecteur une des clefs qui l'a aidé à écrire et à comprendre les oeuvres artistiques.  Cette autre conception de la sexualité qu'il inaugure à travers le filtre de l'éphèbe ou de la nymphe ne s'applique pas seulement à la vie sexuelle de ses personnages, mais aussi à son style. Devant les tableaux d'Elstir exposés chez les Guermantes, le héros se rappelle les paroles du peintre : « Tout le prix est dans les regards du peintre »21 et dans le Cahier28, il se demande pourquoi les motifs quels qu'ils soient prennent le même élan ou décrivent toujours la même femme :

« Pourquoi son inspiration lui faisait-elle toujours rechercher comme s'il contenait quelque chose de plus précieux que le reste du monde un certain visage de femme grave, d'une pureté de traits antiques et d'une expression presque enfantine et aussi certaine arabesque faite par les ailes aiguës d'un oiseau en quelque sorte passant qui quel que fût le sujet représenté s'envolait presque toujours de sa toile comme un présage funeste et comme une ligne inachevée. Sans doute, il n'aurait pas su le dire ».22

La constante retrouvée dans les motifs des tableaux d'Elstir, due sans doute à un filtre attaché à sa prunelle, fait comprendre d’une façon imagée pourquoi l'écrivain écrit, rature, ajoute dans 75 cahiers et qu'il aurait voulu encore continuer à écrire malgré sa maladie : son oeuvre n'était pas encore ajustée au filtre attaché à sa pupille.

L'inachèvement d'une oeuvre ou la difficulté de la terminer comme Stenhdal pour la plupart de ses oeuvres vient de l'inadéquation entre ce qui est écrit et les exigences du filtre.

Cela ne veut pas dire, comme le croyait Saint-Augustin commentant la création par Dieu, que tout est déjà là ou était en germe et qu'il suffirait de dérouler le rouleau de l'oeuvre au cours du temps. La fatigue invoquée par Valéry pour remettre l'oeuvre à l'éditeur est un motif trop banal pour être réel.  

Le travail est beaucoup plus ardu et exige une série d'essais qui visualisent le désir et permettent à l'écrivain presque auteur déjà de les juger, de les admettre ou de les éliminer. L'esthétique de l'écrivain contenue dans la prunelle n'est pas quelque chose de statique et d'admis une fois pour toutes, mais une éponge vivante extrêmement sensible aux événements qui sait capter et distinguer les tendances futures encore trop mélangées à celles du présent et que peu de critiques distinguent.

Sainte-Beuve avait saisi chez Baudelaire une qualité rare parmi ses contemporains, écrire sans passion ; néanmoins, il lui demandait d'abandonner cette approche de la poésie et de revenir à la passion comme tout le monde pour bien écrire.23 Si Sainte-Beuve avait bien compris la différence qui caractérisait le poète de la modernité, il n'en avait pas vu l'excellence.

Proust nous donne ainsi une des solutions à l'énigme de la création. L'écrivain ne termine pas son roman ou son poème uniquement parce qu'il ne sait pas conclure ou parce qu'il ne cesse d'écouter les voix des Tiers qui le harcèlent. L'inachevé sera aussi et autant dû à la silhouette non pas d'un éphèbe sexuellement désirable “intaillé dans sa prunelle”, mais à son correspondant tout aussi désirable qui réunit à la première figure la conception esthétique de l'écrivain, instable et rarement fixée à jamais.

3. Enfin, constatant que l'éphèbe « intaillé dans la prunelle » n'était pas encore parvenu, métaphoriquement parlant, à transformer la forme initiale, masculine sans doute, en une forme féminine, nous pouvons en déduire que tout écrivain est attelé à cette tache. Si nous partons en effet de l'axiome que toute écriture  exige une attitude passive d'écoute des voix entendues dans le monde, dans ses lectures et les relectures de son texte, l'écrivain ne deviendra auteur – trajet qui se répète du premier jet d'un mot ou d'un paragraphe à la conclusion de chaque rature —, que quand toute son écriture aura subi ce baptême de passivité. Cette attitude que Freud appelle féminine, appartient à tout homme quelque soit son sexe biologique, rectifie Lacan. Elles s'exercera quand l'écrivain aura métamorphosé ses premiers brouillons souvent volontaires en laissant vivre en lui ce qu'il a de plus précieux : la position de celle ou de celui qui ne cesse pas de ne pas s'écrire.24

Cette attitude explique en partie l'écriture sans fin de Proust, lui qui, jusqu'à sa mort, se sentait poussé infiniment à réécrire La Recherche, sachant que ce n'était pas encore ça ce qu'il voulait, le « il » ne signifiant pas ici le moi écrivain, mais le sujet de l'écriture proustienne. Le discours psychanalytique rejoint ce que Valéry disait déjà en d'autres termes : « La Poésie se forme ou se communique dans l'abandon le plus pur ou dans l'attente la plus profonde ».25

1  Paul Valéry. Un manuscrit trouvé dans une cervelle ou Agathe. Paris, Minard, 1981

2  Antoine Compagnon. Le démon de la théorie. Paris, Seuil, 1988. p.170

3  Jean Petitot. Physique du sens. Paris, édition du CNRS, 1992.  p.151

4  Marcel Proust. Le Temps retrouvé .A la recherche du temps perdu .(sous la direction de J-Y Tadié et la collaboration d´Yves Baudelle, Anne Chevalier, Eugène Nicole, Pierre-Louis Rey, Pierre-Edmond Robert, Jacques Robichez et Brian Rogers) Paris, Gallimard, Pléiade, 1989. p.411

5 LesMille et Une Nuits. Contes arabes. Trad. d’Antoine Galland. Paris, Flammarion, 1965. Vol. I. p.215

6  Id., ibid., p.227

7  Proust. ibid.,p.1244

8  Sigmund Freud. Un enfant est battu. Contribution à la connaissance de la genèse des perversions sexuelles (1919). Névrose, psychose et perversion. Paris, PUF,1973. p.219

9  « ce que Freud nous enseigne [...] avec le  masochisme primordial, c´est que le dernier mot de la vie, lorsqu´elle a été dépossédée de de sa parole, ne peut être que la malédiction dernière qui s´exprirme au terme d´Oedipe à Colonne. La vie ne veut pas guérir ». Jacques Lacan. Le Séminaire. Livre II. Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la  psychanalyse. Paris, Seuil, 1978. p.271

10  Proust. Sodome et Gomorrhe. A la Recherche du Temps Perdu. Paris, Gallimard, 1989. p.16

11  Petitot. Syntaxe topologique et grammaire cognitive. Langage. Paris, Larousse, 1991. 103. p.101

12 LesMille et Une Nuits. Vol. I p.215

13  "comprendre l'émergence des formes, c'est identiquement comprendre la diversité des apparences et la validité des descriptions linguistiques. Petitot. Pas même un ange (le problème de l'émergence des descriptions hors de l'indescriptible.Prigogine (1917- ).Un siècle d'espoir.Temps et devenir (Cerisy-1983). Genève. ed. Patiño, 1988. p.309

14  Histoire des trois calenders. XXXIVº nuit. LesMille et Une Nuits. p.128

15  Walter Benjamim a très fortement souligné cet aspect dans la connaissance des métropoles. Willi Bolle. Fisiognomia da metrópole  moderna. São Paulo, EDUSP, 1994. p.40

16  "il porte inscrit en ses regards le désir à travers lequel il voit toutes choses dans l'univers, pour eux, cette forme intaillée dans la facette de la prunelle n’est pas celle d’une nymphe, mais d’un éphèbe ". Proust. Ms dactylographiés 1 et 2. ibid., p.1277

17 Sylvie Le Poulichet. L'oeuvre du temps en psychanalyse. Paris, Payot et Rivages, 1994. p.69

18  Julien Friedler. Psychanalyse et neurosciences. Paris, PUF, 1995. p.265

19  le fractal : "théorie du brisé, du fracturé, du graineux, du poreux /../ jaillie dans une lettre de Cantor à Dedekind le 20/6/1877.Alain Boutot. L'invention des formes. Odile Jacob, 1993. p. 31 et 35.

20  Shoshana Felman. La folie de la chose littéraire. Paris, Seuil, 1978. p.125

21  Proust. Le Côté des Guermantes. A la Recherche du Temps Perdu. Paris, Gallimard, 1988 (La Pléiade) Vol. II. p.714

22  Id., folio 5. Cahier 28 et Proust. Esquisse LVI. ibid. Vol.II. p.969

23  Charles Sainte-Beuve. Baudelaire. Causeries du Lundi. Paris, Garnier, 1928. p.93

24  Lacan. Livre XX. Encore. Paris, Seuil, 1975. p.73 et 117

25  Valéry.Théorie poétique et esthétique.Variété.Oeuvres complètes. p.1290