Dans le Cahier 64 qui date de 1909-19111, on peut lire la note suivante :

Pour une des g.
Elle avait l’air Tour à tour <de virginale et hommasse, s poétique et gargantuesque, agenouill> agenouillée telle* a martiale et agenouillée, elle avait l’air tour à tour2 d’une vierge suppliante et d’un troupier condescendant (Cahier 64, fo 135 ro)

Derrière l’expression énigmatique « pour une des g. », il faut sans doute comprendre le mot « gousse » que l’on retrouve dans ce cahier aux folios 76 ro et 25 ro3. Ce terme argotique, qui aurait d’abord désigné une « chienne » au Moyen Âge, est utilisé ici pour évoquer l’homosexualité féminine. Dans le Cahier 71 qui date de 1913-19144, Proust emploie également un autre terme issu de l’argot pour désigner les relations entre femmes : le mot « gougnotage » (fo 1 vo) dont l’origine est incertaine, « gouain » (salaud) ou « gougne », (prostituée)5.

« Gousse », « gougnotage » : ces mots sont totalement absents dans la Recherche pour parler de l’homosexualité féminine. Seule peut-être, dans La Prisonnière, l’expression employée par mégarde par Albertine « se faire casser…6  » pourrait renvoyer à cet argot sexuel7. Et cette expression appartient au langage d’un personnage et non pas à celui du narrateur ou de l’auteur. De fait, cette déviation de la langue dans l’œuvre publiée constitue bien un hapax et, d’ailleurs, est longuement commentée par le héros-narrateur qui cherche absolument à l’interpréter8. Si Proust souligne que le héros et Albertine ont l’habitude de prononcer des mots pervers ou grossiers tout en se caressant9, il ne les écrit pas, choisissant finalement de les rejeter dans le hors-texte.

Comment comprendre ce refus du langage grossier et cette différence de ton entre les cahiers et l’œuvre publiée ? S’agit-il là d’une trace de ce « polissage » que fait subir l’écrivain à son écriture quand le texte sort de la sphère intime pour s’adresser à un public ? d’un effet de la prise de distance de Proust par rapport à son sujet ? Quoi qu’il en soit, on constate que ce langage argotique qui surgit dans les notes des brouillons comme dans le texte10 est la marque d’une écriture de jeunesse et on peut imaginer que cette forme d’autocensure apparaît au moment où Proust, avec la publication de Du côté de chez Swann, accède au statut d’écrivain. Cependant, il faut noter d’emblée que ce changement de vocabulaire en ce qui concerne la sexualité féminine s’accompagne d’autres changements dans le roman. Avec le lexique, c’est toute une conception de l’amour qui se métamorphose. Dans les cahiers de 1910, à ce langage vulgaire correspond en effet une vision de l’amour fondée sur le plaisir de la séduction et sur l’interchangeabilité des « filles » :

Mais ce qui devra dominer ces amours c’est qu’on dit je n’aime pas. Querqueville sera dominé par les noms, par les filles, redevenues mystérieuses si aimées et les deux aimées n’étant recherchées la 1re que pour connaître les autres, la 2e que pour voir la 1re, l’amour qui ment, et ma grand’mère. (Cahier 64, fo 3 ro).

L’amour se présente comme un jeu de dupes dont l’objet est indifférent et où la mystification occupe le plus grand rôle. Avec ce langage de comédie, on est bien loin de l’univers tragique du Cahier 54, centré sur une seule « fille », Albertine, et rédigé en 1913-1914 :

Tout cela qui n’était pour moi que souvenir avait été pour elle action, et action précipitée comme celle d’une tragédie, vers une mort si rapide11. (Cahier 54, fo 76 vo)

Ce changement de ton du roman qui passe des jeux de l’amour à l’amour est manifeste lorsqu’on observe le thème des jeunes filles dans les cahiers de brouillon. On peut distinguer trois groupes de cahiers : le Cahier 64, le Cahier 25 et toute la série des cahiers sur « les filles12 » rédigés avant 1913, les cahiers de transition (Cahiers 54 et 71) qui datent de 1913-1914 et enfin, les cahiers rédigés après 1914 comme le Cahier 46. Dans les premiers, l’amour est encore associé à l’univers de la comédie, au jeu et emprunte le langage vulgaire des « filles ». Les seconds amorcent la transition en associant thématique tragique et vocabulaire grossier et ce n’est qu’à partir de la fin de 1914 et de la constitution de la « péripétie13 » d’Albertine que la référence à la veine comique dans le langage comme dans les thèmes est abandonnée en ce qui concerne l’amour et l’homosexualité féminine14.

L’hypothèse que je voudrais défendre ici, c’est que cette disparition du langage vulgaire pour décrire l’homosexualité féminine correspond également à une métamorphose de l’amour et de son traitement romanesque : il n’est plus un simple jeu, un marivaudage mais une passion – la comédie de l’amour15 se transformant d’abord en tragédie, avant finalement, par le jeu des réécritures et de l’oubli, de faire référence à un troisième genre théâtral, sorte d’entre-deux entre la comédie et la tragédie.

Le roman de 1912 : les jeux de l’amour et leur langage

Le passage qui relate la naissance de l’amour dans le Cahier 64 s’ouvre sur ces mots : « Un jour il fut décidé qu’elle devait jouer dans une comédie de Marivaux… ». Il raconte ensuite comment le héros qui a prévu de voir jouer une des filles, Maria16, assez loin de Querqueville annule tout au moment où il s’aperçoit qu’elle ne jouera pas et découvre ainsi son amour pour elle : « Je l’aimais ». L’amour, dans ce cahier, n’est encore qu’un jeu de séduction auquel s’exerce le héros auprès de chacune des jeunes filles successivement. Dans le Cahier 2917, il est là encore placé sous le signe du marivaudage :

Quand j’aimais Maria <avec espoir de l’aimer longtemps> je lui disais : c’est Solange que si vous ne m’aimez pas je vous aime pour peu de temps, vous pourrez prolonger en m’aimant, soyez peu gentille je vous aimerai moins. Quand je l’aimais sans <guère d’> espoir je lui disais j’aime <vraiment> Maria <Solange>, à cause de cela ne me voyez qu’a Maria que devant moi. Quand je sentis que Maria <Solange> ne m’aimait plus je lui disais que je ne l’aimais plus18, plus guère n’osant dire tout à fait, pour tâcher de ne pas lui ôter le désir de me ramener si elle le voulait19 » (Cahier 29, fo 10 ro).

Les jeunes filles sont interchangeables, l’amour naît de la feinte des sentiments et de la jalousie : il s’agit bien ici d’un amour de comédie tout extérieur et sans profondeur. Comme le précisait un brouillon du Cahier 2520, il faut « jouer ce jeu de l’amant, même de l’amant trompé, même de l’amant malheureux ». D’ailleurs dans les différents cahiers qui évoquent la naissance de l’amour pour les jeunes filles, il est souvent question du jeu, comme dans cette belle comparaison qui apparaît dans le Cahier 26 :

Comme toutes celles de son âge ces poètes primitifs qui dans une épopée ou dans un drame font tenir tous les genres, épopée, poésie lyrique, rel théodicée, histoire, quand elle quand cette jeune fille et ses compagnes <compagnes> avaient à aller d’un endroit à un autre, quittaient les chevaux de bois pour aller jouer aux barres, ou leur mère pour aller danser, dans ce court trajet d’un lieu plaisir à un autre, elles mêlaient tous les jeux. (Cahier 26, fo 42 vo)21

L’accent, dans ce premier groupe de cahier, est mis également sur la séduction et sur le plaisir, comme dans ce passage du Cahier 64 où l’héroïne s’appelle cette fois Rolande :

il vaudra mieux mettre cela l’année suivante parce qu’elle aura engraissé sera gaie et que je coucherai avec elle. Marquer que le son couchage ne naît pas de son amitié mais son amitié de son couchage, comme chez certaines femmes ravissantes mais faciles chez qui le regard qui semble l’offre d’un corps* semble en même temps l’offre d’une amitié. (Cahier 64, fo 106 ro)

Il s’agit d’une note mais le ton dénote une certaine distance de l’écrivain par rapport à ses personnages et même, une certaine vulgarité. Dans ce même cahier, on retrouve le terme de « lever » à propos d’une cycliste « vicieuse » (Cahier 64, fo 128 ro) et il est encore question d’un « couchage » mais cette fois avec « celle aux joues vernies » (Cahier 64, fo 101 vo)22. L’humour et la comédie règnent en maîtres dans les rapport entre les sexes et la description de l’amour entre femmes n’y déroge pas.

Du marivaudage23 à l’amour : le changement de ton du roman

Le Cahier 46 marque une rupture avec cette sérénité humoristique et sûre d’elle-même du héros. On peut percevoir cette différence de ton lorsqu’on compare la scène d’échange de regards dans la glace avec les jeunes filles dans le Cahier 46 (fos 89-90 ro) et dans son avant-texte, le Cahier 64 :

Soit que Maria lui eût dit mes soupçons, soit qu’elle les eût devinés ou pour toute autre raison, elle avait confirmé q.q. phrase vague et nette que Maria avait dite sur leur horreur des gousses. Et je ne peux pas dire que je surpris rien qui prouvait qu’elles m’avaient menti. (Cahier 64, fo 76 ro)24

Dans le Cahier 46, le terme « gousses »25 disparaît pour devenir « leur vice » et le mot « horreur » est attribué à Claire dans une phrase au style direct26. La remarque presque naïve du héros a été remplacée par une réflexion sur la douleur :

De sorte que si autrefois <par moments> renaissait maintenant non plus éveillant en moi toujours <encore> une […] curiosité mais celle maintenant aussi douloureuse que jadis elle était enivrante <le mystère> qu’autrefois, quand je ne connaissais pas Albertine, j’avais imaginé derrière la plaque noire. (Cahier 46, fo 90 ro).

De même, la description des yeux de l’héroïne qui apparaît dans le Cahier 64 se transforme :

Parfois je la trouvais absorbée d quand une jeune fille causait avec nous, je la voyais entrer la regardant avec une <mystérieuse> attention, dans une rêverie profonde ; elle voyait que je m’en apercevais et alors elle détournait les yeux. D’ailleurs cela pouvait être seulement une manière de regarder qu’elle avait. (Cahier 64, fo 76 ro)

D’objective et neutre dans le premier cahier, elle devient subjective et inquiétante dans le second :

Je me demandais ce qu’ils cachaient sous leurs brillants pétales […] de velours noirs <derrière lesquels j’aurais jadis tant voulu pénétrer>, quand, tandis que je causais avec une jeune fille je les surprenais parfois, ces <beaux> yeux veloutés <d’Albertine> qui étaient fixés sur mon interlocutrice, isolés de tout dans <immobilisés> dans une sorte de contemplation muette profonde c s’abstrayant <se isolés> de tout <ce qui les entouraient dans le recueillement où on<ils eussent> fait une prière> comme si ils avaient été entrain de faire une prière. (Cahier 46, fo 90 ro)

Du Cahier 64 au Cahier 46, le passage se développe, le mystère d’Albertine s’approfondit : ses yeux deviennent un masque, une barrière contre son intériorité. Quant au héros, comme dans le passage précédemment cité, il ne remet plus en cause les observations qu’il vient de faire. Son doute lui aussi acquiert une certaine profondeur et ses soupçons grandissent. Ce qui a changé entre le Cahier 64 et le Cahier 46, c’est le surgissement de l’angoisse et de la douleur27.

C’est au cours de l’année 1914 avec la rédaction des Cahiers 71, 54 puis 46 que Proust fait de son angoisse personnelle et de ses souffrances un élément romanesque et, avant de « copier » la réalité du départ et de la mort de celui qu’il aimait, invente le développement infini des soupçons qui enserrent « la prisonnière ». Une phrase ajoutée sur un verso du Cahier 71 pourrait définir le ton donné au roman à partir de 1914 :

Je mettrai quelque part et probablement quand elle m’a dit qu’elle connaissait Mlle Vinteuil. Alors la curiosité heureuse que j’avais eue de sa vie, de ce qu’elle faisait, de ses goûts, se changea en une curiosité terrible de sa vie, de ses ce qu’elle faisait de ses goûts. (Cahier 71, fo 24 vo)

Et Proust note dans la marge : « Car il faudra masser tout cela et et cette curiosité amènera enquête, enquête méfiance, méfiance départ, départ mort, en q.q. semaines. »Ces scènes d’angoisse font office de préparations à l’histoire d’amour avec Albertine. Elles visent à instaurer le rythme qui sera celui de l’amour proustien, le « rythme binaire » ou l’alternance de la douceur et de la douleur :

Ensuite parce que si multiple que soit l’être que nous aimons il est avant cela double, sa, ces diverses <n’importe laquelle de ces diverses> personnalités peuvent/t se présenter sous deux jours entièrement contraires, celui où elle nous <selon qu’elle nous> apparaît comme nôtre et celui ou désirant quelqu’un d’autre être. (Cahier 46, fo 80 vo)

Et Proust de conclure : « douceur et douleur ne sont que deux aspects <successifs> contradictoires seulement en apparence d’un même état. » En adoptant cette vision pessimiste et en infléchissant son roman du plaisir vers la souffrance, c’est la tonalité même de l’œuvre que Proust modifie.

Coups de théâtre dans le roman : comédie, tragédie … et mélodrame

Ce qui explique sans doute la différence de ton entre les cahiers des « filles » et les cahiers d’après 1914, c’est que l’héroïne n’était pas au départ, semble-t-il, destinée à mourir. En effet, ce thème récurrent autour de la jeune fille dans le Cahier 54 et qui apparaît dans certains ajouts du Cahier 7128, puis dans le Cahier 46, n’apparaît pas dans les cahiers antérieurs29. Aussi, lorsque Proust réécrit, dans les Cahiers 54 et 71, ce qui concerne les jeunes filles, le genre théâtral auquel il se réfère n’est plus la comédie, mais la tragédie30. Dans Albertine disparue, le lien est d’ailleurs explicité par le narrateur qui, après le départ d’Albertine, lit la Phèdre de Racine comme « une prophétie des épisodes amoureux de [s]a propre existence31 » et réécrit ainsi l’histoire d’Albertine comme une tragédie racinienne32 avec, de même, un départ où « l’être indifférent nous [étant] retiré, nous ne pouvons plus vivre33 ».

Si le modèle de Proust est bien la comédie dans les cahiers des « filles », la tragédie dans les cahiers « Dux » et « Venusté » (Cahier 71 et 54), qu’en est-il dans les cahiers ultérieurs ? Dans le Cahier 46, la dramatisation de l’histoire d’Albertine s’accompagne d’une multiplication des références au théâtre. Scène de théâtre que la « danse contre seins » dont Antoine Compagnon a écrit qu’elle était « la plus théâtrale de toutes34 », de même que les scènes de soupçon avec la présence des jeunes filles « actrices de la plage » et du héros accompagné d’Elstir35 en position de spectateurs du « spectacle de cette jeunesse » (Cahier 46, fo 64 ro). Théâtre encore que l’attitude d’Albertine36 faisant semblant de ne pas voir les jeunes filles qui la regardent dans le miroir du petit casino dont un ajout précise d’ailleurs que l’une d’elle est « actrice » (Cahier 46, fo 89 ro). Dans ce cahier, on trouve également une longue métaphore sur le « théâtre du monde » :

La faute en est à ce que <dans> le <théâtre du> monde généralement habité dispose de moins de décors que d’acteurs, et de moins d’acteurs que de situations péripéties de « situations ». De sorte qu’on retrouve forcément dans des end chaque « situation » n’a pas ses acteurs pièce, chaque péripétie, chaque « situation » n’a pas ses acteurs qui ne soient qu’à elle ni ses décors qui ne servent à rien d’autre. De sorte qu’il n’y a pas fait utilisation <emploi> <réciproquement> privilégiée37 et ex et réciproquement exclusive des acteurs, des décors, des pièces. De sorte que le même acteur se retrouve dans des lieux différents, dans d’autres « situations », de même que des péripéties nouvelles ont lieu dans la même chambre qui av où tout un un tout autre drame s’était passé./, De/de mê les reto retours a de même inversement un même acteur se retrouve dans des « situations différentes » dans d’autres lieux, où on le reconnaît. Ce qui serait d’un pauvre expédient si c’était un artifice de roman mais ce qui donne à la vie ce charme romanesque des « reconnaissances » dans certaines comédies de Shakespeare, où un personnage est retro pris pour autre qu’il n’était, ou bien revient là où on ne l’attendait pas. (Cahier 46, paperole du fo 96 vo)

On peut rattacher un grand nombre de scènes du cahier à cette vision du theatrum mundi : le monde est un théâtre et chacun joue un rôle. C’est sur ce mode que se présente par exemple la scène de faux aveu de l’amour du héros pour Andrée à Albertine :

Je le lui dis avec une franchise et une simplicité dignes du théâtre mais qu’on n’a dans la vie que pour raconter les amours qu’on ne ressent pas réellement. (Cahier 46, fo 76 ro)

Outre les imbroglios de cet aveu doublement indirect, on remarque dans cette scène la joie ressentie par le héros qui se sent « heureux comme quelqu’un qui touche à un but depuis longtemps désiré » (Cahier 46, fo 76 vo). C’est le faux aveu d’un « amour imaginaire » (Cahier 46, fo 78 ro) pour une autre qui semble être le préalable de la possibilité de parler « avec douceur », de parler d’amour. Cette thématique de la vie comme théâtre qui semble être renforcée par les ajouts successifs – les mentions du théâtre apparaissent le plus souvent en addition ou sur des paperoles38 – rejoint celle des apparences trompeuses et le motif tout aussi théâtral du déguisement : « mine grimée » (Cahier 46, fo 54 ro) de Françoise, « joues avivées de fard » (Cahier 46, fo 95 ro) de Charlus mais aussi déguisement « incognito » (Cahier 46, fo 75 vo) des mouettes en fleurs, « déguisement sordide et suranné » (Cahier 46, fo 75 vo) de la musique de Chopin pour la belle-fille de la baronne de Cambremer, et au-delà toute la thématique théâtrale greffée autour du personnage de la Berma.

En écho avec les grandes scènes parfois invraisemblables du roman – voyeurisme, reconnaissance, quiproquo – et notamment dans le Cahier 46 l’arrivée théâtralisée de la baronne devant le Grand-Hôtel ou encore la rencontre de comédie de Charlus et Santois, il semble bien que Proust en vienne à une troisième esthétique théâtrale pour écrire l’amour, celle du mélodrame39. C’est cette esthétique qui gouverne l’écriture de la scène du Cahier 46 où Françoise apporte les lampes et interrompt les jeux amoureux du héros avec Albertine. Elle se termine sur l’éclat de rire d’Albertine à cause d’une erreur de conjugaison de Françoise (« que j’éteinde », Cahier 46, paperole du folio 51 vo) et la référence au mélodrame y est explicite puisque Françoise est comparée à deux acteurs, Irving et Lemaître, passés maîtres dans ce genre40. Un peu plus loin dans ce cahier, dans la scène de l’arrivée des Cambremer dans laquelle, là encore, Albertine joue un rôle, Proust fait à nouveau référence à deux mélodrames, Latude ou trente-cinq ans de captivité de René-Charles Guilbert de Pixérécourt et Léonore ou l’amour conjugal de Jean-Nicolas Bouilly. Avec l’écriture du Cahier 46, Proust dépasse en quelque sorte l’antagonisme entre comédie et tragédie en renvoyant l’amour à un troisième genre théâtral : le mélodrame.

Ainsi, c’est à partir des errances sentimentales et des jeux de l’amour avec les « filles » qu’est née l’histoire d’une jeune fille dont il s’amourache41, qu’elle est devenue passion, et même passion tragique avec la mort de l’héroïne. Mais à ce roman, Proust ajoute en 1914-1915 un troisième temps. L’amour vécu comme une passion de tragédie par le héros est, après coup, perçu par le narrateur dans ses excès comme un mélodrame mêlant comique et tragique, hasard et invraisemblances. Et il faut noter que, si l’argot de comédie des « filles » a disparu de la Recherche pour laisser place aux accents tragiques de Phèdre, subsiste en revanche dans l’œuvre publiée cette référence au mélodrame. Volonté d’écrire un volume d’« action dramatique42 » entre comédie et tragédie ? d’instaurer des rebondissements dans un roman que certains en 1913 avaient pu juger « ennuyeux » ? ou encore distance de soi à soi, ironie que suppose la référence à ce genre qui n’est pas un grand « genre » ? C’est peut-être à l’oubli qu’il faut faire toute sa place : l’oubli qui, comme une note du Cahier 54 le suggère, laisse entrer avec lui le peuple et le monde des « petites femmes »43, l’oubli qui renouvelle le désir en mettant à distance son objet. Finalement, si « couchage » et « gougnotage » ont disparu dans À la recherche du temps perdu – si ce n’est en fait, au moins en mots – c’est par un double jeu de mise à distance : par l’intermédiaire de la dramatisation théâtrale, mais aussi par l’emploi d’un langage métaphorique pour évoquer ce moment où « cherche à se joindre, dans l’innocence des premiers jours et avec l’humilité de l’argile, ce que la Création a séparé44 ».

1  Voir la note d’Antoine Compagnon, RTP, III, p. 1860.

2  L’expression est répétée.

3  Voir Cahier 54, F. Goujon, N. Mauriac Dyer et C. Nakano éd., Turnhout, BnF-Brepols, 2008, folio 41 vo, note 3 (p. 258). Le mot est encore employé dans le Cahier 54 aux folios 41 vo, 57 ro et 103 vo.

4  Pour la datation du Cahier 71, voir l’introduction de F. Goujon et N. Mauriac Dyer, Cahier 71, Turnhout, BnF-Brepols, 2009.

5  AlainRey, Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 1998.

6  RTP, III, p. 840.

7  En effet, si le lapsus que le héros décode peu après (« se faire casser le pot ») évoque plutôt un acte hétérosexuel, Proust souligne que c’est seulement avec une femme que « même la dernière des grues » « dit cela pour s’excuser de se donner tout à l’heure à un homme » (RTP, III, p. 843).

8  Sa fonction, dans l’économie romanesque, est clairement d’annoncer l’appartenance de la jeune fille à un monde interlope.

9  RTP, III, p. 841.

10  Le mot « gousse » apparaît parfois en dehors des notes. Pour un exemple, voir infra (Cahier 64, fo 76 ro).

11  Voir Cahier 54, éd. citée. Toutes les citations de ce cahier proviennent de cette édition.

12  Il s’agit des Cahiers 12, 25, 29, 26 et 64. Voir l’introduction du Cahier 71, éd. citée, p. xxvii.

13  Lettres, p. 744.

14  Elle est en revanche très présente en ce qui concerne l’homosexualité masculine, notamment autour du personnage de Charlus.

15  On attribue couramment ces changements à l’intervention d’un élément exogène : l’amour de Proust pour Alfred Agostinelli. Son départ et sa mort à la suite d’un accident d’avion en 1914 semblent en effet avoir eu un retentissement profond sur la genèse du roman.

16  Cahier 64, fo 86 vo. Proust l’appelle un peu plus loin Anna comme dans le Cahier 25 qu’il reprend pour écrire ce passage.

17  La note de Pierre-Louis Rey le date de 1909 (RTP, II, p. 1867).

18  Le mot est suivi d’un blanc dans le manuscrit.

19  Voir RTP, II, p. 1003.

20  Cahier 25, fo 44 vo. Voir RTP, II, p. 929.

21  RTP, II, p. 954. Ce cahier est daté de 1909 (II, p. 1855).

22  De même, dans le Cahier 25, une des jeunes filles, Mlle Floriot, est décrite comme « même pas embrassable » (RTP, II, p. 1009). Ici, le sens du mot est « qui ne veut pas se laisser embrasser » et non le sens actuel, d’ailleurs rarement attesté par les dictionnaires de « qu’on ne peut embrasser ». Mais il semble que, dans les deux cas, le terme soit argotique.

23  C’est le terme employé par Maurice Bardèche. Voir Marcel Proust romancier, Paris, Les sept couleurs, 1971, t. 2, p. 26.

24  Voir RTP, II, p. 1058. Cette scène n’est pas réécrite dans le Cahier 71.

25  De même, l’expression « Andrée étant gousse » mentionnée dans le Cahier 54 devient, dans la mise au net du Cahier 56 : « Andrée ayant ses goûts » (fo 27 ro, 28 ro). Voir la note du folio 41 vo du Cahier 54, éd. citée, p. 258.

26  Cahier 46, fo 89 ro : « Claire sur une allusion qu’on fit à leur vice, me dit : “Oh ! là dessus je suis comme Albertine, il n’y a rien qui nous fasse horreur à toutes les deux comme cela.” »

27  Une note du Cahier 33 qui date sans doute de 1913-1914 montre la naissance de l’angoisse du héros pour tout ce qui concerne Albertine  : « si j’apprenais tt à coup qu’Andrée venait* d’arriver à Balbec auprès d’elle pendant que j’étais à Paris, c’était comme si on avait arraché le pansement de la blessure et le flux de mes angoisses se remettait à couler. […] Je courais comme un fou chez l’un, chez l’autre, m’informais qui était à Balbec, qui pouvait me seconder, je télégraphiais au directeur, j’écrivais au lift, à Elstir. »(Cahier 33, fo 3 vo). L’accumulation des propositions juxtaposées, la métaphore concrète de la blessure et du pansement qu’on arrache : l’écriture semble être ici au plus près de l’angoisse, peut-être parce qu’elle se fait autobiographique. S’agit-il d’une reviviscence du premier départ d’Agostinelli à Cabourg, le 13 août 1913, où Proust l’accompagnait ? ou d’une première écriture de la véritable fuite d’Agostinelli, à Nice, en décembre 1913 ?

28  Voir les folios 10 vo, 24 vo, 69 vo et 88 vo.

29  On trouve une note à ce sujet dans le Cahier 50 au folio 36 ro, mais il semble que cette note soit postérieure au reste du cahier.

30  Albertine est d’ailleurs comparée à la fin du Cahier 71 à plusieurs héroïnes tragiques, notamment à Hermione et Roxane. Voir Cahier 71, éd. citée, Introduction, p. xxvi.

31  RTP, IV, p. 43.

32  Il faut souligner que la matière même de l’histoire d’Albertine, dès l’écriture du Cahier 54, apparaissait comme une matière littéraire aux yeux de Proust mais le genre auquel il se réfère le plus souvent reste le roman. Francine Goujon a montré et analysé la fréquence de l’emploi du mot « roman » dans ce cahier. Voir « Écriture réflexive et genèse d’Albertine dans le Cahier 54 », BIP, no 38, 2008, p. 73-87.

33  RTP, IV, p. 42.

34  La scène est « fortement dramatisée au début et à la fin du récit, notamment par les “interventions prophétiques du narrateur” ». Voir « La danse contre seins », in Marcel Proust. Écrire sans fin, Paris, CNRS éditions, « Textes et Manuscrits », 1996, p. 81.

35  Dans le Cahier 46, c’est en effet d’abord Elstir qui commente la scène de la danse : Cottard n’apparaît que dans une note. Sur cette question, voir Julie André, « Le Cahier 46 de Marcel Proust : transcription et interprétation », thèse de doctorat, Université de Paris III, 2009, 2 vol.

36  Un passage du Cahier 33 souligne qu’Albertine est « une femme de théâtre » (fo 60 ro).

37  Proust n’a pas fait les rectifications d’accords.

38  L’expression « théâtre du monde » est un ajout intralinéaire sur une paperole collée sur un verso (fo 96 vo). De même les comparaisons de Françoise avec les deux acteurs se situent sur une paperole (celle du folio 51 vo).

39  M. Bardèche avait déjà souligné cet aspect de l’esthétique proustienne : « cette péripétie philosophique est ménagée avec le même artifice que les coups de théâtre que nous prodiguent les auteurs de mélodrames, et, comme eux, elle n’est qu’un coup de tonnerre, une intervention des Dieux » in Marcel Proust romancier, op. cit., t. 1, p. 251. Voir aussi l’article de N. Mauriac Dyer, « Poétique de la surprise : Aristote et Proust », http://www.item.ens.fr, p. 2.

40  De même la « scène » de Montjouvain dans laquelle le héros observe les jeux sexuels et profanatoires de Mlle Vinteuil et son amie ressemble à celle qu’on peut voir « à la lumière des rampes de théâtre de boulevard » et Proust se réfère aussitôt à l’« esthétique du mélodrame » (RTP, I, p. 161).

41  Voir le plan du Cahier 13, fo 28 ro.

42  Lettre à Gallimard du 30 novembre 1921 à propos de Sodome et Gomorrhe III (Lettres, p. 1050).

43  Voir la note du folio 14 ro : « Quand je l’oublie et couche avec des petits femmes ».

44  RTP, III, p. 587.