Le livre Production du langage présente un état très complet des recherches sur les processus sous‑jacents à la production du langage écrit et oral. Les quatorze chapitres qui composent cet ouvrage rendent compte de la diversité des approches : psycholinguistique, linguistique, génétique, neuropsychologique, acquisitionnelle, pathologique… Ces recherches ne peuvent pas laisser indifférente la curiosité intellectuelle d’un généticien qui, lui aussi, mais par d’autres chemins, cherche à étudier des processus d’écriture à travers les traces que l’écrivain (et le hasard) lui ont laissées. Production du langage est un livre pour ceux qui cherchent à découvrir d’autres horizons apportant de précieuses données sur le langage in statu nascendi.

Nous présenterons cet ouvrage aux multiples facettes du point de vue du généticien en notant surtout les lieux où les recherches en génétique et en sciences cognitives se rencontrent, les terrains où elles pourraient se rencontrer et les points où leurs approches se présentent comme fort différentes, voire opposées. Nous le ferons en organisant notre présentation autour de quelques notions clés empruntées à ces deux domaines.

Modélisation

L’un des principaux objectifs des approches cognitives est incontestablement l’étude des processus sous‑jacents à la production langagière, qu’il s’agisse d’expérimentation ou de modélisation. Ainsi, depuis les années quatre‑vingt, de nombreuses expériences ont pu être réalisées. Elles ont donné naissance à trois types de modèles concurrentiels : sériels, parallèles et interactifs (voir chap. 1 et 2). À l’heure actuelle, les sciences cognitives sont animées par la question de savoir s’il s’agit de processus sériels ou interactifs. Bien que les généticiens n’aient guère, jusqu’à présent, participé à ce brûlant débat, ils ont observé que les principales opérations auxquelles s’intéressent les psychologues et les psycholinguistes (la planification, la formulation et la révision) ne se déroulent pas de manière linéaire, ni dans le temps, ni dans l’espace. Les données recueillies dans différents manuscrits d’écrivains montrent en effet que l’activité d’écriture est un processus dynamique dans lequel les différentes opérations viennent s’entremêler et se bousculer1, en rompant la logique d’enchaînement sériel planification — formulation — révision tel que le décrivaient les premiers modèles psycholinguistiques.
Outre cette problématique de modélisation, centrale pour les sciences cognitives, Production du langage fait émerger d’autres problématiques théoriques, voire épistémologiques, comme l’autonomie ou la non‑autonomie de l’écrit et de l’oral, le rôle de la synchronie / désynchronisation des opérations sous‑jacentes à la production langagière, les proximités ou les différences dans la planification à l’écrit et à l’oral. Beaucoup d’interrogations restent encore sans réponse et la critique génétique pourrait enrichir ce débat interdisciplinaire.

Experts, scripteurs vs écrivains

Dans les recherches sur les différents types de scripteurs, les psychologues portent une attention particulière aux modèles d’écriture « experte2 ». Cette problématique se trouve au plus près des préoccupations génétiques car, de toute évidence, les écrivains peuvent être considérés comme des « experts de l’écriture », terme qu’il faudrait toutefois définir tant il est vrai que les écrivains ne sont guère des experts au sens professionnel mais disposent en particulier de facultés et de compétences spécifiques et originales.

Texte vs manuscrit

Les psychologues qui travaillent sur l’écrit (voir chap. 2, 11 et 13) étudient la production de textes achevés et courts. De ce fait, les phénomènes complexes avec des nœuds de réécriture, les inachèvements, les ambiguïtés non résolues que les généticiens observent dans les manuscrits d’écrivains leur sont moins familiers. Le seul domaine – marginal­ – qui propose une approche dynamique de la production écrite dans cet ouvrage relève des études développementales (voir chap. 7 et 8), et ce n’est pas un hasard si ce sont des chercheurs en psychologie développementale et en sciences de l’éducation, voire en didactique, qui commencent à s’intéresser aux processus acquisitionnels à travers les traces qu’ils trouvent dans les brouillons d’écoliers, considérés comme des scripteurs novices.
Une autre différence majeure entre les études génétiques et cognitives réside dans le fait que ces dernières portent souvent sur la production de segments fort limités, comme le mot ou la phrase (voir chap. 4 et 5). On pourrait alors penser que ces problématiques n’intéresseront guère les généticiens dont le principal objet d’étude est la production de textes longs. Cependant, plusieurs phénomènes tendent à prouver le contraire. Ainsi, par exemple, la recherche du « mot juste » pourrait s’expliquer, grâce aux travaux des psychologues, par le fait que « l’émission d’un mot lexicalement plus accessible précède celle d’un mot moins accessible ». De même, les généticiens intéressés au rôle du dessin dans l’écriture seront attentifs à l’hypothèse selon laquelle il existerait deux systèmes bien distincts de représentation pour la production langagière et la production d’image.

Révision/contrôle vs retour/corrections

Bien que la problématique du contrôle soit intégrée dans tous les modèles théoriques de la production, elle pose des problèmes d’observation expérimentale. La difficulté d’analyse proviendrait du fait que plusieurs processus se déroulent en même temps : ainsi, le traitement conceptuel pourrait ne pas être terminé lorsque débute la formulation, de même, la transcription du message débuterait avant que la formulation ne soit achevée. Cette production « en cascade » laisse à penser que la planification, par exemple, habituellement mise en œuvre au début de la production d’un texte, peut également intervenir pendant le déroulement de la formulation linguistique ou celui de la révision. La critique génétique, quant à elle, a étudié et théorisé deux types de corrections, selon qu’il s’agit du retour immédiat ou plus distant dans le temps. Ces corrections, qui interviennent soit dans le fil de l’écriture, soit lors de la révision3, relèvent de toute évidence de l’opération de contrôle sur laquelle s’interrogent les psychologues.

Planification

Les psycholinguistes étudiant la planification, notamment celle de la production écrite, estiment que les scripteurs recourent à différents types de plans : les plans pour faire (« plan to do »), les plans pour dire (« plan to say ») et les plans pour rédiger (« plan to compose »). Cette classification rend difficilement compte des phénomènes que les généticiens observent dans les manuscrits des écrivains. En revanche, les protocoles verbaux introspectifs portant sur l’analyse de l’activité de planification (voir chap. 6) rappellent à plusieurs égards les métadiscours observables dans les documents de travail de certains écrivains, comme Zola ou Dostoïevski. L’observation expérimentale de la planification montre également que l’activation de ce processus décroît pendant la rédaction, alors que celle de la révision augmente. D’autres psychologues postulent au contraire que, chez les adultes, la planification se déroule tout au long de la production et qu’ils y accordent les deux tiers de leur temps, alors que les enfants consacrent ce même temps à la transcription. Comme on le voit, beaucoup de questions demeurent encore sans réponse dans ce domaine.

Stabilité intra‑individuelle / variabilité interindividuelle

En étudiant divers types de scripteurs, les psychologues ont constaté une stabilité intra‑individuelle des stratégies d’écriture, de même qu’ils ont observé des différences interindividuelles stables. Selon eux, chaque scripteur alternerait entre certains types de processus rédactionnels. Ces changements spécifiques correspondraient à des stratégies individuelles de gestion de la rédaction. Grâce à l’analyse de nombreux dossiers de manuscrits littéraires, la critique génétique a dépassé ce constat en isolant des tendances générales. Elle a postulé l’existence de deux types d’écriture que les psychologues pourraient identifier comme deux stratégies : « à processus » et « à programme4 ». La connaissance de ces deux manières de procéder pourrait enrichir considérablement certaines approches actuelles des études psycholinguistiques de l’écrit.

Erreurs de production vs accidents d’écriture

Les psychologues ont toujours été attentifs aux erreurs de production. Il s’agit pour eux d’informations précieuses sur les mécanismes cognitifs mis en œuvre lors de la production de la parole. La nature des erreurs observées indique à quel niveau se situe le dysfonctionnement du système (voir chap. 9 et 10). Ces observations permettent notamment d’associer chaque type d’erreur à une étape, à un niveau de traitement, afin d’établir une architecture générale de la production. Les généticiens eux aussi ont prêté une attention particulière à ces « moments forts », ces « accidents » de l’activité rédactionnelle qui, par les ratures, manifestent dans les manuscrits des lieux de travail intense de l’écrivain, des lieux de conflits qu’il aurait pu avoir, lors de l’écriture, avec son texte et avec lui‑même5.

Mémoire

Les notions classiques de mémoire à long terme et de mémoire de travail élaborées par la psychologie cognitive ne permettaient pas de rendre compte, de façon satisfaisante, des activités « expertes ». Face aux limites théoriques imposées par ces deux notions et grâce aux observations expérimentales, les psychologues ont récemment proposé une notion intermédiaire de mémoire de travail à long terme6. Cette notion explique mieux certains processus rédactionnels, notamment chez les experts à qui cette mémoire de travail étendue permettrait d’encoder, de récupérer et d’utiliser l’ensemble des connaissances impliquées dans l’activité scripturale. La question de la mémoire est également au cœur même de la critique génétique. On peut rappeler cette remarque de J.‑L. Lebrave qui appelait à considérer le manuscrit comme « l’extension externe de la mémoire interne ». Nous y voyons un rapprochement remarquable entre les intuitions génétiques et les observations expérimentales. Si cette notion de mémoire de travail à long terme peut aider à comprendre le fonctionnement cognitif des experts de haut niveau comme les écrivains, on peut également supposer que les documents de travail d’un écrivain – qu’il s’agisse de brouillons, de fiches ou de plans – assument la même fonction mnémonique.
Bien que l’approche génétique (chap. 12) et l’approche linguistique (chap. 3) partagent plusieurs terrains de recherches avec les sciences cognitives, elles sont restées, d’une certaine façon, à l’écart de ces dernières malgré la très grande richesse de leurs matériaux et la profondeur de leurs réflexions théoriques. Cependant, tout comme la critique génétique a intérêt à ne pas ignorer les recherches en sciences cognitives portant sur la production du langage écrit, la connaissance du travail de la critique génétique aiderait la psycholinguistique de l’écrit, confrontée à des limites évidentes des observations expérimentales, à affiner ses analyses.

1  Voir B.‑N. Grunig, « Linguistique et brouillons, dynamique et synchronisation », dans Langages, n° 147, 2002, p. 113‑123.

2  L’écriture « experte » s’oppose à celle des « novices », c’est‑à‑dire celle des jeunes enfants.

3  Les généticiens parlent de « variantes d’écriture » et de « variantes de lecture ».

4  Cette distinction revient au fondateur de la critique génétique Louis Hay (voir L. Hay, « La troisième dimension de la littérature », dans Texte, 1986‑1987, n° 5/6, p. 313‑328). Notons que la recherche didactique allemande a déjà adopté cette typologie.

5  J.‑L. Lebrave et A. Grésillon, « Les manuscrits comme lieu de conflits discursifs », dans L. Hay (éd.), La Genèse du texte : les modèles linguistiques, Paris, CNRS Éditions, 1982, p. 130‑175.

6  K. A. Ericsson et W. Kintsch, « Long‑term working memory », dans Psychological Review, 102, 1995, p. 211‑245.