Annick Bouillaguet est, comme on le sait, l'une des meilleures spécialistes de « l'intertextualité » - de la co-présence de deux textes à la fois, de la résurgence d'un texte antérieur dans un autre… - notamment quand il s'agit de l'œuvre de Marcel Proust. Tout en se situant à un niveau plus général et en adoptant une perspective qui serait d'ordre moins textuel et davantage « psycho-esthétique », les quelques réflexions qui suivent et que nous lui dédions amicalement nous semblent être en quelque sorte en rapport de complémentarité avec ses propres travaux. Nous nous demanderons brièvement en effet ici de quelle manière une présence aliénante des livres d'un autre, au service desquels ce spécialiste de l'œuvre de Ruskin que Proust était devenu s'était mis (en tant que traducteur « assisté », qu'auteur d'éditions critiques et que commentateur) avec une humilité n'excluant pas des moments de révolte et de découragement durant les années largement stériles à ses propres yeux du début du siècle, aura pu se transformer, lors du tournant ultérieur capital des années 1905-1908, en « jeu »2 comparatif bien plus fécond avec les œuvres des prédécesseurs aimés, devenues des supports d'identification salvateurs au sein de ce « kaléidoscope » esthétique personnel que Proust construit alors et qui n'est sans doute pas le moins important des « avant-textes » de À la recherche du temps perdu.

L'angoisse affleure, derrière l'humour de bon ton, dans ces lettres célèbres qui évoquent comme un pensum, voire comme une erreur et comme une tâche absurde, les différentes besognes auxquelles Proust s'est attelé au service de Ruskin et au détriment de ses propres facultés créatrices. Les livres d'autrui vampirisent « l'âme » de celui qui les commente et qui les traduit, les auteurs tuent ceux qui les aiment, traduire les autres empêche de mettre en mots son propre univers intérieur - une espèce de sortilège pour conte wildien semble à l'œuvre dans les représentations proustiennes des travaux dans lesquels il est alors plongé :

J'ai encore deux Ruskin à faire et après j'essaierai de traduire ma pauvre âme à moi si elle n'est pas morte dans l'intervalle.3.

Cela [tout ce que je fais] suffit à réveiller ma soif de réalisations, sans naturellement l'assouvir en rien. Du moment que depuis cette longue torpeur j'ai pour la première fois tourné mon regard vers l'intérieur, vers ma pensée, je sens tout le néant de ma vie, cent personnages de romans, mille idées me demandent de leur donner un corps comme ces ombres qui demandent dans L'Odyssée à Ulysse de leur faire boire un peu de sang pour les mener à la vie et que le héros écarte de son épée.4.

On peut du reste être surpris de constater qu'un des seuls grands écrivains de la littérature française qui donne l'impression d'avoir hésité entre vocation romanesque et vocation critique, qu'un des rares romanciers qui aurait pu légitimement être admis, s'il l'avait souhaité, à soutenir à l'université une « thèse sur travaux », que l'auteur de la seule grande œuvre romanesque qui ait eu aussi nettement pour origine un projet d'essai critique ne paraisse pour autant nullement mieux disposé envers des formes de « littérature secondaire » (comme dit la langue allemande), qu'il ne manque pas une occasion d'exécuter férocement et négligemment au passage en des formulations lapidaires - qu'il s'agisse de l'activité critique en général (« cette vie mondaine dont le désœuvrement et la stérilité sont à une activité sociale véritable ce qu'est en art la critique à la création »5), des traductions et des éditions savantes (« …pas du vrai travail »6) ou même de cette forme de « critique littéraire en action »7 que représente à ses yeux le pastiche (« Le tout était surtout pour moi une affaire d'hygiène ; il faut se purger du vice si naturel d'idolâtrie et d'imitation. »8).

On a commencé à s'intéresser de plus près, depuis quelque temps, à l'imbrication complexe, au plus haut point génératrice de confusion des rôles et d'« inquiétante étrangeté », des affects familiaux et de la littérature durant la vie de Marcel Proust et même - dans le cas des travaux d'édition de son œuvre par son frère - après sa mort9. À cet égard, les années Ruskin en question semblent avoir correspondu à une période de dépendance maximale et insolite envers les compétences linguistiques et envers les goûts d'une mère qui, comme on le sait, connaissait l'anglais mieux que son fils et qui devait en outre admirer sans réserve une œuvre dont la moralité et dont la sentimentalité contrastaient de manière aussi évidente tant avec la dureté des romans « réalistes » du XIXe siècle qu'avec l'inhumanité aristocratique des doctrines de « l'art pour l'art ». La dépendance affective et matérielle persistante du « trentenaire » qu'est alors Marcel Proust n'a donc pu que se trouver renforcée par la disparition de cet espace d'autonomie qu'avaient représenté pour lui dès l'enfance, comme le montrent si bien la préface à Sésame et les lys ou Du côté de chez Swann, d'une part la lecture par rapport à la tutelle familiale et, d'autre part, par rapport à ses auteurs préférés eux-mêmes, des premiers essais d'écriture avant tout conçus comme des tentatives de « traduction » et de réappropriation d'impressions individuelles et fugitives. Sans qu'il soit nécessaire d'adhérer pour autant entièrement aux thèses paradoxales de Michel Schneider selon lesquelles « Maman » n'aurait voulu à aucun prix que son fils devînt écrivain10, on peut tout de même supposer que ce genre de collaboration à des travaux inoffensifs avait sûrement pour Madame Proust quelque chose de plus rassurant qu'un roman autobiographique à clefs transparentes qui, s'il avait été publié, aurait dévoilé au regard de tous et un peu profané « les choses saintes de la famille » ou même que des textes brefs dont certains - comme la nouvelle auto-censurée par Proust « Avant la nuit » - tournaient un peu trop clairement autour de ce secret de la vie de son fils à l'égard duquel le mot d'ordre de la mère aura toujours été, selon le même Michel Schneider, cette réplique contenue dans le projet de conversation autour de la méthode de Sainte-Beuve : « Fais comme si je ne le savais pas »… Un des rôles tacites de la critique littéraire n'est-il pas en effet dans certains cas de proposer aux familles un rapport à la littérature exempt de cette souffrance, de cette profanation, de ce déclassement qui accompagnent généralement les vocations artistiques et dont la grand-mère du Narrateur de la Recherche ne souhaite pas qu'ils deviennent le lot de son petit-fils ? Il y aurait du reste beaucoup à dire sur le double jeu avec la littérature et avec la vocation littéraire de leur fils (qu'elles auront contribué à faire naître) de ces mères de la bonne bourgeoisie du tournant du siècle, issues d'une époque et d'un milieu dont un passage de Jean Santeuil évoque de manière saisissante les préjugés moraux et sociaux de toutes sortes, y compris dans l'attitude adoptée envers « les artistes » (« On n'y admettra pas le poète, est-il besoin de dire qu'on n'y admettra point l'acteur »11). On a l'impression, non seulement que les excès auxquels peut conduire « l'art pour l'art » auront été en effet blâmés par ces mères avec presque autant d'énergie que les dépenses excessives ou que l'adultère, mais aussi que des femmes comme la mère de Proust auront vu venir avec anxiété le moment où la littérature, qui aura constitué pour elles un si délicieux terrain d'entente avec le fils sensible durant son jeune âge et un moyen si élégant de laisser discrètement à l'écart de cette complicité affectivo-culturelle le père prosaïque et positiviste, se sera transformée en machine de guerre dirigée contre leur propre système de valeur. On peut se demander également si cette fameuse « tradition familiale des citations »12 - à usage principalement héroï-comique - qui est sans doute loin d'être aussi exceptionnelle que Proust voudrait nous le faire croire dans des milieux à la fois cultivés et un peu étriqués ne participerait pas elle aussi de ce double jeu avec la littérature et avec le bourgeoisisme, avec le conformisme social et avec la distance au rôle, avec la déférence envers l'art mêlée au sentiment qu'il s'agissait tout de même là d'un univers que personne dans une famille qui savait « rester à sa place » ne connaîtrait jamais de près… mais justement l'erreur est alors du même ordre que celle que commet à Combray la grand'tante lorsqu'elle parle sur un ton désinvolte et badin de la haute aristocratie à Swann - l'ami intime des ducs et des princes - , dès lors que la famille en question abrite justement en son sein « un petit » qui entendra bien identifier à la littérature sa vie entière et pas seulement continuer à plaquer facétieusement sur quelques épisodes de celle-ci telle citation du répertoire classique qui semble avoir été écrite tout spécialement pour en rendre compte. En filigrane, c'est peut-être le risque de stérilité que comporte cette attitude « petite-bourgeoise », prudente et condescendante, envers la littérature, qui serait de nature à mettre en péril ses forces créatrices pour peu qu'il continue indéfiniment à « servir chez les autres » et à penser comme on pensait « chez lui », que Proust a pressenti avec effroi durant cette période des « traductions » qu'il considérera comme définitivement révolue après la mort de sa mère13.

On peut dire que, dans la perspective qui nous intéresse, le salut viendra, durant les années cruciales d'élaboration du grand roman, de plusieurs évolutions capitales dans le rapport aux œuvres des autres : tout d'abord, du fait que Proust cesse définitivement d'idolâtrer quiconque et se remette au contraire, plus qu'il ne l'a jamais fait, à « penser contre », attitude critique (au plein sens du mot) sans doute littérairement beaucoup plus féconde pour lui ; ensuite de ce qu'il se réapproprie alors, à travers d'ingénieuses démonstrations et de superbes formulations, non seulement cette « âme » qu'il craignait tant de voir se dissoudre dans ses travaux de traduction et de commentaire, mais de manière plus surprenante, par la même occasion, « l'âme » de ses prédécesseurs aussi… ; enfin du fait qu'après avoir trop longtemps restreint son talent critique à l'exégèse d'une seule œuvre, il définisse alors, de manière plus impressionniste et plus lapidaire, un certain nombre de « constellations » constituées d'œuvres appartenant à des époques, à des traditions nationales et à des arts différents qui lui servent de support d'identification à la fois esthétique et psychologique et qui, loin de réveiller en lui ce qu'Harold Bloom a appelé « the anxiety of influence »14, l'aident au contraire collectivement à résister à ces « intimidations » et à ces pétitions de principe qui l'avaient jusqu'alors fait douter de son aptitude à être romancier.

Entre l'article « Contre l'obscurité » qui polémiquait avec Mallarmé et ses disciples et ces nombreux fragments d'une sorte de « Contre Barrès » que contient le Temps retrouvé en vue de réfuter de tout autres engouements en passant bien sûr par le projet d'un « Contre Sainte-Beuve », les textes humblement écrits « pour Ruskin » apparaissent en fait, au milieu des grands cycles d'écriture critique, comme une exception aliénante, qui va d'ailleurs se résorber dès 1905-1906 au moment où Proust profite de manière assez incongrue de sa préface et de ses annotations à Sésame et les lys pour dénigrer, non seulement la conception de la lecture comme conversation, mais plus généralement la naïveté des bons sentiments moraux et sociaux qui sous-tendent la vision ruskinienne de la littérature ; et, même dans les textes écrits pour « la défense » de Flaubert à partir de 1909-191015 et surtout dans le grand article de 1920 « A propos du 'style' de Flaubert », la part de polémique et de réfutation restera non négligeable, puisque d'une part Proust s'en prendra alors avec véhémence à ceux qui ont fait preuve envers l'œuvre de Flaubert d'une condescendance ridicule comme Sainte-Beuve, Barbey d'Aurevilly, Edmond de Goncourt ou, bien entendu après guerre Thibaudet, et d'autre part reprochera à Flaubert lui-même une part de « vulgarité », notamment dans l'usage de la métaphore, qui est en somme un peu - tant la réserve touche ici encore à quelque chose d'essentiel - l'équivalent stylistique de cette « vulgarité » continuelle des jugements sur l'art ou sur la société qui empêchait Proust d'aimer complètement Balzac. On s'est aussi rendu compte, ces dernières années, que paradoxalement et de manière un peu sacrilège pour un livre qui devait d'abord être entièrement consacré à la mémoire de la mère, une des principales origines de À la recherche du temps perdu avait été le désir de défendre et d'illustrer le point de vue du fils (réticent envers la doctrine de « l'art pour l'art » mais encore plus éloigné de son contraire, l'art pour la distinction morale, l'art pour l'amour, l'art pour l'humanité…) dans le cadre d'une mise en scène posthume, d'abord explicite et ponctuelle puis implicite mais néanmoins reconnaissable tout au long de cette immense démonstration qu'est aussi le roman, de la vieille « dispute » familiale qui avait souvent mis en présence deux conceptions opposées de la littérature ; on remarquera aussi que dans une étonnante esquisse de Du côté de chez Swann s'ajoutait aux clivages précédemment évoqués l'opposition d'une littérature pour une voix, celle de George Sand ou celle de la mère, et d'une littérature pour l'œil - impersonnelle -celle de Flaubert, celle du fils :

Ce qui lui faisait trouver à côté de George Sand Flaubert bien vulgaire et bien prétentieux dans leur Correspondance. Et si j'ai pu plus tard peut-être par immoralité et égoïsme de littérateur mettre quelque chose au dessus de la distinction naturelle et de la noblesse morale, et appeler un défaut cette belle voix qui reste comme un vêtement sonore trop personnel sur le style, je sais ce que Maman voulait dire par sa préférence pour George Sand comme elle a compris ce que je voulais dire par ma préférence pour Flaubert. Et nous ne nous en sommes que plus aimés.16.

Avec Ruskin et avec Maman sans la littérature, durant les années du début du siècle ; contre Sainte-Beuve et sans Maman, mais avec une littérature qui mettra Maman au centre de tout, tel un Socrate de dialogue platonicien modèle de toutes les vertus (mais auquel son interlocuteur aurait néanmoins osé donner plus librement la réplique), dans les années suivantes…

On trouve dans les Carnets et dans les fragments du Contre Sainte-Beuve, des formules superbes et désinvoltes qui visent à exorciser « l'anxiété de l'influence » plus radicalement que le pastiche, qui a certes lui aussi pour finalité l'émancipation et la conquête d'une identité d'écrivain, mais qui représente encore par lui-même une forme de dépendance un peu servile et un peu puérile, ainsi que Proust l'a lui-même fait remarquer à plusieurs reprises à ses correspondants. Profession de foi personnelle d'« enfant trouvé » en littérature tout d'abord, qui réduit à rien en matière d'influence Ruskin et tous les autres, seul étant sauvé (si l'on peut dire, vu la manière dont on en parle…) le professeur de philosophie d'autrefois :

Aucun homme n'a jamais eu d'influence sur moi <(que Darlu et je l'ai reconnue mauvaise)>. Aucune action extérieure à soi n'a d'importance17

De façon plus générale, on peut dire que Proust apporte alors une contribution particulièrement originale à cette grande réflexion sur les effets et sur les méfaits supposés de l'influence qui traverse toute son époque, de Bourget et d'Oscar Wilde à Barrès et à André Gide, et ce en renversant, en « einstinisant » (comme il le dira après guerre) joliment la chronologie : ceux qui sont venus avant nous et qui nous ressemblaient n'étaient que des « réminiscences anticipées » de nous-mêmes, des « ramiers fraternels »18 qui nous faisaient signe, tels des oiseaux pour augures ; aucun risque dans ces conditions qu'ils nous fassent de l'ombre ou qu'on puisse nous accuser de les avoir « copiatés »… Quant aux contresens qu'il arrive qu'on commette sur les textes des autres Proust les absout par avance, en vertu de ce beau sophisme (« dans les beaux livres, tous les contresens qu'on fait sont beaux »19) auquel il n'aurait sûrement pas osé recourir pour justifier ses contresens de traducteur au sens propre - dont on sait qu'il se moque lui-même au contraire sans indulgence dans son pastiche tardif de Ruskin ! Ici encore, la nouvelle théorie proustienne de la lecture comme traduction libre laisse plus de marge de liberté au futur auteur de À la recherche du temps perdu que ne lui en laissaient les multiples contraintes du travail « chez un autre » et avec les autres, de cette espèce de travail scientifique et universitaire auquel il s'était attelé durant les années du début du siècle.

Enfin, il est important qu'au moment où il se détache de Ruskin, Proust ne substitue pas quelque nouvelle « idolâtrie » à l'ancienne mais entreprenne plutôt, de manière plus souple et plus fragmentaire, de dessiner ces importantes constellations d'auteurs et d'œuvres dont on suit la trace dans les avant-textes du roman et dans le roman lui-même et qui lui serviront d'argument intérieur décisif en vue de balayer un certain nombre de ces préjugés idéologico-esthétiques (notamment envers les œuvres trop longues, à la moralité insuffisante ou au sujet trop ténu) qui avaient auparavant eu, pour l'élaboration de son livre, un effet inhibant   on est évidemment là au coeur de ces quelques réflexions essentielles qui nourrissent la genèse du roman et que maints épisodes du roman vont à leur tour illustrer. Nous nous contenterons ici de donner quelques brefs exemples de ces constellations comparatistes proustiennes et des « intimidations » antérieures auxquelles l'accent mis sur un certain nombre de ces configurations de son kaléidoscope personnel aura permis à Proust de mieux résister :

- il n'y a nul besoin d'un grand sujet, encore moins d'un « noble » sujet, pour créer une grande œuvre d'art (contrairement à ce que prétendent les figures paternelles thuriféraires du faux esprit de sérieux en art, les Norpois, Cottard ou Brichot) car il est une beauté des choses humbles et un sérieux des péripéties apparemment sans importance de la vie quotidienne ou de la vie intérieure ; le prouvent en particulier la peinture flamande et hollandaise à laquelle Proust a consacré de beaux textes, les romans anglais de l'époque victorienne aimés depuis l'enfance (« Ce qui me frappe dans Adam Bede, c'est la peinture attentive, minutieuse, respectueuse, poétique et sympathique de la vie la plus laborieuse et la plus humble »20), les scènes paysannes des grands romans de Tolstoï souvent cités avec émotion et bien sûr la lecture fascinée de Balzac ou de Flaubert, auxquels Proust se réintéresse particulièrement au début des années d'élaboration de À la recherche du temps perdu :

Depuis quarante ans littérature dominée par contraste entre la gravité de l'expression et la frivolité de la chose dite (issue de Me Bovary)21.

- dans le cas d'un artiste ou d'un écrivain, les critères de « santé » ou de « moralité » ne sont pas les critères courants ; la célèbre confrérie à laquelle Du Boulbon rend hommage, des écrivains « nerveux », malades physiquement ou mentalement, qui ont souffert pour faire don de chefs d'œuvre à l'humanité et qui sont le sel de la terre22, recouvre assez exactement, dans les constellations proustiennes, cette autre catégorie apologétique et identificatoire des écrivains qui ont été traînés en justice - au sens propre par la société et au sens figuré par une critique qui les a accusés à tort de mal écrire, de ne pas savoir composer, de se complaire dans le morbide et dans l'extravagant (alors que ce sont eux les véritables « classiques ») : Baudelaire, Flaubert et Dostoïevski (souvent associés sous la plume de Proust, ainsi que le suggère la demande d'article en forme de triptyque pour la N.R.F. que lui présente Jacques Rivière23) en seraient les principaux représentants, ainsi qu'en filigrane Oscar Wilde, au procès et au martyr duquel Proust fait une magnifique allusion dans Sodome et Gomorrhe : « poète la veille fêté dans tous les salons, applaudi dans tous les théâtres de Londres, chassé le lendemain de tous les garnis sans pouvoir trouver un oreiller où reposer sa tête, tournant la meule comme Samson »24 ; mais des pièces aussi « immorales » que les grandes pièces de Racine démontraient déjà aux yeux de Proust, malgré les dénégations vertueuses de l'auteur, ce paradoxe25.

- des architectures passionnantes de la forme longue dans le roman ont été souvent méconnues par la critique : ce fut le cas pour L'Éducation sentimentale de Flaubert ou pour de grands romans de Dostoïevski comme L'Idiot ou comme Les Frères Karamazov ; mais Proust se réfère aussi aux opéras de Wagner pour célébrer le coup de théâtre de l'unification rétrospective au sein d'un immense ensemble d'œuvres d'abord séparées ; de même, un aspect essentiel et au premier abord déconcertant (surtout lorsque l'ensemble de l'œuvre n'avait pas encore paru) de À la recherche du temps perdu, son perspectivisme généralisé et mystificateur « à large ouverture de compas » emprunte sans doute à la fois à des modèles philosophiques (à Schopenhauer notamment), à des modèles picturaux (impressionnistes surtout, bien sûr), à des modèles scientifiques (avec l'apparition au début du XXe siècle de théories « relativistes » au sujet desquelles Proust semble avoir été plus tôt et mieux renseigné qu'on ne croyait26), à des modèles littéraires célèbres de la littérature française (comme la bataille de Waterloo au début de La Chartreuse de Parme de Stendhal) et à des lectures passionnées d'œuvres étrangères (notamment, à partir de 1907, les romans de Dostoïevski à la structure desquels Proust consacre en partie l'étrange et fascinant cours de littérature donné par le Narrateur à Albertine dans La Prisonnière).

On devine par quel cheminement Proust a pu passer, dans son rapport « intertextuel » au sens large, de la dépendance au « jeu », durant ces années cruciales qui transformeront en écrivain de génie un homme qu'on prenait alors au mieux dans les salons ou dans les cénacles pour un honorable spécialiste de John Ruskin… : en osant pour la première fois contester un moralisme et un sentimentalisme qui n'étaient pas seulement ceux de Ruskin, mais aussi ceux de sa mère, et en abandonnant pour « du vrai travail » des tâches qui l'éloignaient en somme doublement de la littérature, puisqu'il s'agissait d'activités de simple « célébration » et qui plus est consacrées, non à un écrivain, mais à un penseur ; en s'auto-proclamant désormais seul maître à bord grâce à des paradoxes ingénieux et à de belles pensées aphoristiques dont il aurait pu faire en somme un traité intitulé à la manière nietzschéenne : « Contre les influences » ; et en remplaçant l'idolâtrie ou le caméléonisme qui avaient constitué pour lui de redoutables tentations esthétiques autant que psychologiques par un nouveau rapport aux œuvres aimées consistant surtout à réunir ses auteurs préférés au sein de « constellations » qui lui serviront d'alliés précieux pour la défense et pour l'illustration de quelques-unes des singularités les plus déconcertantes de ce grand livre intérieur dont il prépare l'éblouissante « traduction » : sa construction labyrinthique ; son immoralité et sa morbidité apparentes ; la ténuité ou l'insignifiance supposées des sujets qui en occuperont la plus grande partie.

1 Rappelons dans quel contexte apparaît cet idiolecte proustien mémorable. Dans une lettre de 1904, Proust annonce à Marie Nordlinger qu'il a été touché qu'un libraire de la Place Saint-Marc de Venise se soit procuré son adresse par l'intermédiaire de Maurice Barrès afin de lui demander de traduire pour lui Saint Marks Rest de Ruskin ; mais, ajoute Proust, « Je crois que je refuserai car sans cela je mourrai sans avoir jamais rien écrit de moi »(Correspondance, éd. Philip Kolb, Plon, 1970-1993, 21 vol, t. IV, p. 272, À Marie Nordlinger, 17 septembre 1904).

2 Pour reprendre l'expression « jeu intertextuel » qui constitue le titre d'un des principaux livres d'Annick Bouillaguet, Marcel Proust Le jeu intertextuel, Nizet, 1990.

3 Corr., XIV, p. 93 (À Maurice Barrès, le 13, 14 ou 15 mars 1904).

4 Corr., III, p. 96 (À Antoine Bibesco, 20 décembre 1902).

5 À la recherche du temps perdu, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, éd. Tadié, 1987-89, 4 vol. Le Côté de Guermantes, II, p. 761.

6 À la recherche du temps perdu, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, éd. Tadié, 1987-89, 4 vol. Le Côté de Guermantes, II, p. 761.

7 À la recherche du temps perdu, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, éd. Tadié, 1987-89, 4 vol. Le Côté de Guermantes, II, p. 761.

8 Corr.,XVIII, p. 380 (À Ramon Fernandez, août 1919).

9 Corr.,XVIII, p. 380 (À Ramon Fernandez, août 1919).

10 Corr.,XVIII, p. 380 (À Ramon Fernandez, août 1919).

11 Jean Santeuil, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1971, p. 876-77.

12 Corr., XIII, p. 166 (À Robert Proust, 28 avril 1914) ; voir aussi dans le roman « notre habitude familiale des citations » La Prisonnière, III, p. 528.

13 « Je clos à jamais l'ère des traductions, que maman favorisait », Corr., VI, p. 308 (À Marie Nordlinger, 7 décembre 1906).

14 Harold Bloom, The Anxiety of Influence, Oxford University Press, 1975.

15 Voir à ce sujet les livres de Mireille Naturel, Proust et Flaubert Un secret d'écriture, Amsterdam- Atlanta, Rodopi, 1999 et d'Annick Bouillaguet, Proust lecteur de Balzac et de Flaubert L'imitation cryptée, Honoré Champion, 2000.

16 Du Côté de chez Swann (Esquisse XII), I, p. 694.

17 Carnets, éd. F. Callu et A. Compagnon, Gallimard, 2002, p. 100-101.

18 Contre Sainte-Beuve, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1971, p. 311.

19 Ibid., p. 305.

20 Ibid., [Sur George Eliot], p. 656.

21 Ibid., p. 57.

22 Le Côté de Guermantes, II, p. 601.

23 Marcel Proust/Jacques Rivière, Correspondance, éd. Jean Mouton, présentée et annotée Philip Kolb, Gallimard, 1976 (À Marcel Proust, 26 septembre 1921), p. 195.

24  Sodome et Gomorrhe, III, p. 17.

25 Voir en particulier Contre Sainte-Beuve, p. 626.

26 Voir à cet égard le livre récent de Jean-Christophe Valtat, Culture et figures de la relativité, Le Temps retrouvé, Finnegans Wake, Honoré Champion (Bibliothèque de littérature générale et comparée), 2004.