Nous avons vu que la notion d’intraduisible est aussi variable que sujette à discussion. Benjamin parle d’un noyau (Kern) intraduisible de toute œuvre qui expliquerait, entre autres, la nécessité de retraduire. Benedetto Croce considère que la poésie n’est pas traduisible du fait de son caractère esthétique. Pour Croce, l’interprétation historico-esthétique fait revivre les images du poète dans les sons articulés où il s’est d’abord exprimé et qui sont les images mêmes, dans leur aspect concret (L’intraducibilità della rievocazione 100-6). La traduction n’évoquera plus les mêmes images. Cela ne va pas sans rappeler un autre intraduisible : chacun d’entre nous attribue à un mot différentes évocations et images qui lui sont propres, notre langage renferme aussi des images que nous ne partageons pas avec autrui. Dans ce cas, alors, il n’y a pas de traduction possible de l’évocation, mais il n’y a pas non plus de lecteur possible. Il faudrait trouver une définition précise de ce que l’on considère comme intraduisible. Si la traduction a lieu par le passage d’une langue à une autre, et donc d’un système linguistique à un autre système linguistique, et si, en cela, elle est possible, tout alors est traduisible sans pour autant être fidèle au texte. La trahison est nécessaire car, nous le savons, la traduction n’est pas répétition - comme le souligne aussi Borges dans Pierre Ménard auteur du Quichotte, où même la répétition exacte d’un texte par un autre auteur et à une autre époque, n’est plus le même texte. La traduction est un acte de communication entre un texte et un autre texte : elle est re-création, réécriture. Si donc on attend de la traduction qu’elle restitue le même texte, toute traduction est impossible et tout est intraduisible.

En partant du concept de traduction comme réécriture, je crois alors que l’on devrait aussi revoir la notion d’intraduisible. En re-créant, on peut s’accommoder de tout texte. Le manque d’un mot qui correspondrait exactement - et donc, par miracle - dans la langue dans laquelle on est en train de traduire peut toujours être remplacé. Peut-on alors en conclure que l’on peut traduire l’intraduisible ? Je pense, avec Benjamin, qu’il existe en effet un noyau intraduisible dans tout texte : la prosodie, ce qui relève de notre expérience unique, l’écart même entre les langues. C’est notamment sur l’expérience unique que je voudrais insister ici.

Un écrivain, traducteur et auto-traducteur systématique comme Samuel Beckett, a souvent fait référence aux difficultés qu’il rencontrait quand il traduisait ses propres textes, qu’il considérait parfois comme intraduisibles. Si Beckett a traduit de façon systématique toute son œuvre, il y a tout de même de rares exceptions à cette règle : l’écrivain dit un jour à Raymond Federman qu’il ne pouvait pas traduire Worstward Ho, car le titre était « intraduisible » (référence à Westward Ho, et ironie patriotique). Federman lui suggéra alors de commencer par la traduction du texte, et Beckett de répondre que ce serait de la « tricherie » (Federman 28).

Lorsque l’on traduit, on doit tricher, car il faut adapter le texte et la langue source au texte et à la langue dans laquelle on traduit. On triche pour s’approprier le texte, on triche pour s’approprier l’auteur, on triche pour s’approprier le lecteur, on triche car on ne peut pas faire autrement : les langues communiquent autant qu’elles demeurent étrangères l’une à l’autre.

De même, la traduction et la communication avec l’autre peuvent être aussi une tricherie. Primo Levi, qui porte une attention toute particulière au langage et aux langues étrangères, rédige des textes qui sont de véritables métaphores de la difficile relation à la traduction et à l’intraduisible. Pour Levi, traduire signifie d’abord traduire l’expérience indicible des camps. Mais traduire signifie aussi instaurer une communication entre personnes de différentes nationalités et cultures (il s’agit donc aussi de traduction orale). Et parfois, traduire devient synonyme de survie. L’auteur part donc de deux expériences contradictoires : la traduction de l’intraduisible, et la possibilité de traduire - donc de communiquer avec l’autre. Primo Levi, ne l’oublions pas, fut aussi traducteur (de Kafka, entre autres) et a écrit un essai sur la traduction : Traduire et être traduit (Tradurre e essere tradotti).

L’essai de Primo Levi sur la traduction commence par l’évocation de la malédiction de Babel qui, dit-il, « a divisé l’humanité en permettant l’existence de l’étranger, de celui qui ne parle pas ma langue et qui pourrait être considéré pour cela comme étant inférieur »2 (1985, 109-14). Primo Levi a bien des raisons d’interpréter la dispersion babélienne des langues sous un angle aussi négatif : il a été forcé à l’exil, au pire des exils, celui des camps. Pour rentrer en Italie, dans la maison où il est né et a vécu jusqu’à sa mort, il a dû traverser toute l’Europe au péril de sa vie, alors qu’il avait résisté par miracle à la plus dure épreuve à laquelle l’homme ne fut jamais soumis par la main d’un autre homme. Il a essayé, avec acharnement, de retrouver ce qui représentait pour lui le familier, et pour cela il est rentré dans la maison natale pour s’y ancrer. Et c’est de chez lui qu’il raconte - qu’il essaie de raconter - son expérience de l’Unheimlich.

Dans La Trêve, rédigé entre décembre 1961 et novembre 1962, Primo Levi raconte comment il a pu rentrer chez lui. Ce livre est en quelque sorte la suite de Si c’est un homme, et raconte son voyage de retour, d’Auschwitz jusqu’en l’Italie. Il s’agit d’un périple insolite de trente-cinq jours durant lesquels l’auteur traverse la Pologne, la Russie, la Roumanie, la Bulgarie et l’Autriche avant d’arriver enfin en Italie : « J’étais enflé, barbu et déguenillé, j’eus de la peine à me faire reconnaître »3 (1963, 254). Malgré le tragique de la situation, le récit se présente presque sous la forme d’un roman picaresque. Car Primo Levi, grâce à un style clair et envoûtant, parvient à raconter son histoire et celle de ses compagnons de voyage, leur façon de résister aux dernières épreuves (qui ne sont parfois pas moins dures que celles vécues dans les camps), avec une magistrale ironie. Ici, la nostalgie du retour imminent (d’une expérience qu’il croyait par ailleurs sans retour), se mêle à un nouvel espoir.

Dans La trêve, donc, on ressent plus que partout ailleurs la double relation à la traduction, qui se révèle aussi grâce à la double relation à l’espoir et au désespoir, à la clarté et au chaos. Ici, Primo Levi évoqueBabel avant et après la chute : la possibilité de traduire, et l’impossibilité de traduire. Mais La trêve, récit d’une expérience réelle, est aussi un rêve, car ici, la communication, bancale, difficile, absurde, semble avoir lieu malgré l’absence de langue commune. A Auschwitz cela n’avait pas été possible :

Je comprends qu’on m’impose le silence, mais le mot que j’entends est nouveau pour moi, et comme je n’en connais ni son sens ni ses implications, mon inquiétude grandit. La confusion des langues est une composante fondamentale de la façon de vivre d’ici-bas; on est entouré d’une Babel perpétuelle, où tous crient des menaces et des ordres en des langues jamais entendues avant, et gare à qui ne comprend pas au vol4 (Se questo è un uomo 33)

À Auschwitz, la traduction permettait de survivre plus longtemps, une traduction toute instinctive qui consistait à comprendre, mais qui avait été dépourvue de son rôle principal : celui de communiquer.

La trêve est un livre multilingue qui cache, comme un trésor, l’espoir d’une langue unique, d’un retour à l’époque d’avant Babel. Cet espoir se manifeste grâce à la présence d’un monolinguisme tout particulier, fait de gestes et d’onomatopées qui, même s’il semble parfois s’affirmer sur la Babel des langues, est évoqué dans toute la naïveté d’une utopie. Les personnages du roman incarnent la double fonction et la duplicité du texte : il y a les monolingues et les plurilingues. Si le personnage monolingue représente l’illusion de la langue adamique, le personnage plurilingue est le détenteur, parfois à son corps défendant, de la conscience d’une tout autre réalité. En d’autres termes, l’un et l’autre incarnent l’impossibilité de la traduction, de même que la nécessité de la traduction. À la première catégorie, celle des monolingues, appartiennent un jeune Russe rencontré par Primo Levi, qui ne peut comprendre qu’une personne adulte et normale ne parle pas sa langue – et Cesare, le cher ami de Primo. De même que le Russe, Cesare ne comprend et ne parle que sa langue, mais il arrive à communiquer, et grâce à sa sympathie, il obtient souvent ce qu’il veut :

Il ne parlait que l’italien, voire le romain, voire même le jargon du ghetto de Rome, constellé de mots hébraïques estropiés. Certes, il n’avait pas le choix, car il ne connaissait pas d’autres langues : mais, à son insu, cette ignorance jouait fortement à son avantage. Cesare « jouait chez lui », pour le dire en des termes de sportifs : ses clients, en revanche, tout concentrés à interpréter sa façon de parler incompréhensible et ses gestes jamais vus, étaient détournés de la concentration nécessaire ; s’ils faisaient des contre-offres, Cesare ne les comprenait pas, ou prétendait obstinément de ne pas les comprendre5 (La tregua 95).

Cesare et le russe incarnent un concept naïf de l’intraduisible, car ne maîtrisant pas de langues étrangères, ils n’ont pas non plus la possibilité de traduire, du moins dans l’acception la plus répandue de ce terme. D’une part, ces monolingues soulignent le comique et l’absurde d’une croyance aussi prétentieuse qu’utopique d’un monde avant Babel, et d’autre part ils incarnent, dans leur ignorance, le rêve qu’un tel monde puisse encore exister.  

Nous reviendrons sur cela et sur la façon dont cette illusion s’écroule, mais nous voudrions d’abord en venir aux plurilingues. L’un des représentants les plus éminents de cette deuxième catégorie est le grec Mordo Naun, que Primo Levi rencontre au cours de son Odyssée vers l’Italie. Les connaissances linguistiques de Mordo sont étonnantes : « Sa langue mise à part, il parlait l’espagnol (comme tous les juifs de Salonique), le français, un italien bancal, mais avec un bon accent, et, je l’ai su après, le turc, le bulgare et un peu d’albanais »6 (La tregua 38). En plus de tout cela, Mordo fait ce qu’il faut pour que la traduction puisse avoir lieu : il connaît (et fait référence) à la culture du pays. Ainsi, lorsqu’il rencontre des Italiens, il sait exactement comment se faire accepter, et même admirer :  

Il avait les instruments adéquats : il savait parler l’italien, et (ce qui compte le plus, et que même beaucoup d’Italiens n’ont pas) il savaitde quoi on parle en italien. J’en fus ébahi : il se montra expérimenté en matière de filles et de tagliatelles, de Juventus et de musique lyrique, de guerre et de blénorragie, de vin et de bourse noire, de motos et d’expédients7 (La tregua 159).

En effet, ce sont ceux qui maîtrisent plusieurs langues étrangères qui sont confrontés, de façon consciente, à l’intraduisible. Mordo incarne l’exemple de l’homme qui saitqu’il vit après Babel et qui développe l’opportunisme nécessaire à sa survie. Contrairement au naïf Cesare, Mordo est « débrouillard et démerdard » (La tregua 43), mais aussi calculateur et cynique. Il parle plusieurs langues et représente le prototype de l’après Babel, dont la guerre est un symptôme.   

Et bien sûr, Primo Levi est un autre exemple de l’homme après Babel. Il connaît beaucoup de langues, parfois de façon très approximative, mais il fait des efforts afin d’être compris, car il sait que les autres ne parlent pas sa langue et il l’accepte. Vers la fin du roman, l’attitude après Babel de Primo est confrontée à celle de Cesare, le naïf, avant Babel. Il s’agit de l’un des récits les plus drôles du roman, où Cesare et Primo vont chez des paysans russes pour leur proposer d’échanger six assiettes contre une poule. Durant l’échange, Cesare a la tâche la plus simple : expliquer, in presentia,c'est-à-dire en montrant les assiettes, qu’il veut les offrir. Les paysans acceptent l’offre de bon gré. La partie la plus difficile est destinée à Primo : il doit expliquer, in absentia,qu’ils veulent une poule en échange des assiettes.

Voici l’extrait. Primo, qui voudrait traduire, mais ne peut pas car il ne parle pas le russe, réfléchit :

Le russe, dit-on, est une langue indoeuropéenne, et les poulets devaient être connus par nos ancêtres communs à une époque certainement antérieure à leur subdivision en différentes familles ethniques modernes. “His fretus”, c’est-à-dire sur ces belles bases, j’essayai de dire “poulet” et “oiseau”, de toutes les façons que je connaissais, mais je n’obtins aucun résultat visible8 (La tregua 159).

Cesare, en revanche, réagit immédiatement à l’incompréhension des paysans face à une chose aussi simple qu’une poule, et se sent agressé :

Dans son for intérieur, Cesare ne s’était jamais résigné au fait que les Allemands parlent l’allemand, les Russes le russe, sinon qu’en raison d’une extravagante malignité ; il était en outre profondément persuadé que s’ils ne comprenaient pas l’italien c’était par un raffinement de cette même malignité. Malignité ou extrême, scandaleuse ignorance, barbarie ouverte. Il n’y avait pas d’autres possibilités. C’est pour cela que sa perplexité allait rapidement tourner en rage. Il grommelait, jurait. Est-ce aussi difficile de comprendre ce que c’est qu’une poule, et que nous donnons six assiettes en échange ? Une poule, une de celles qui se promènent, béquetant, grattant, et faisant « coccodé » : et sans trop de confiance, torve, maussade, il s’exhiba dans une imitation très mauvaise des habitudes des poulets, se blottissant par terre, grattant avec un pied et ensuite avec l’autre, et béquetant çà et là avec la main en cuillère. Entre un juron et l’autre, il faisait aussi « coccodé ». Mais, on le sait, cette interprétation du vers des poulets est hautement conventionnelle ; elle circule exclusivement en Italie et n’a cours nulle part ailleurs…9 (La tregua 160)

A ce moment, voyant que les Russes aussi commencent à s’irriter, Primo trouve la solution au problème : il dessine une poule avec tous ses attributs, même un œuf, « par excès de spécification », dit-il. Une des paysannes russes comprend enfin, et s’exclame : - «  Kura ! kùritsa ! », fière d’avoir résolu l’énigme.

Ce passage illustre bien l’attitude de Cesare qui ne peut pas traduire : pour lui la traduction n’existe pas, car il nie l’existence d’autres langues que la sienne. Le monde avant Babel est un rêve impossible. Primo, en revanche, traduit quand il peut, devine s’il le peut. Lorsque les mots ne fonctionnent pas, il trouve une solution alternative : le dessin, l’image, dans ce cas. Il ne s’arrête pas devant l’intraduisible, devant l’incapacité de dire faute de mots, il trouve une solution, comme un traducteur le ferait devant le titre Worstward Ho que Beckett n’a pas voulu traduire10.

Cette attitude positiviste est celle du scientifique - Primo Levi était chimiste -, mais c’est aussi l’attitude de Primo Levi face à l’écriture qui, pour lui, doit être vie. Comme il l’affirme dans son essai Dello scrivere oscuro  (De l’écriture obscure), pour lui l’écriture est clarté, nécessairement. La trêve est un rêve de vie et, comme l’écriture est un désir de communiquer la vie, de la prolonger, elle doit être compréhensible. Primo Levi en arrive à  condamner ceux qui ne veulent pas ou ne savent pas se faire comprendre, car, dit-il, ils sont « nécessairement malheureux ou intentionnellement méchants, obligeant les lecteurs à la fatigue, à l’angoisse ou à l’ennui » (Dello scrivere oscuro 54). Seule l’obscurité d’écrivains tels que Celan et Trakl peut trouver une justification, car leur expérience de l’écriture annonçait déjà leur mort brutale :

L’effable est préférable à l’ineffable, la parole humaine au glapissement animal. Ce n’est pas un hasard si les deux poètes allemands les moins déchiffrables, Trakl et Celan, se sont suicidés, à la distance de deux générations. Leur destin commun fait penser à l’obscurité de leur poétique comme à un pré-suicide, à un ne-pas-vouloir-être, à une fuite du monde, dont la mort vide a été le couronnement11. (Dello scrivere oscuro 53)

La référence au suicide verbal, à l’obscurité préconisant le véritable suicide par le non-être de l’ineffable en communication, renvoie à ce qu’il y a d’intraduisible chez Primo Levi. Dans Si c’est un homme, peu après son arrivée à Auschwitz, et après avoir reçu les instructions de ce qu’il devra faire avec les autres déportés, Primo Levi écrit : « C’est à ce moment-là que, pour la première fois nous nous sommes aperçus que notre langue n’a pas de mots pour exprimer l’offense, la démolition d’un homme »12(23).

C’est à cela qu’il fait référence quand il parle du langage de Celan comme d’un « langage noir et haché ». Primo Levi, lui, essaie d’exprimer cette démolition pour la renier. Son œuvre est claire, elle est la vie, elle donne vie aussi à ceux qui sont morts dans les camps, mais elle est aussi, d’une autre façon, la manifestation de l’angoisse suscitée par cette expérience. Car malgré son souci de clarté, Primo Levi sait que maîtriser la communication, le monde après Babel est un rêve impossible, et la traduction est la tentative ultime de mettre fin à ce chaos, de le tamponner : le traducteur est celui qui « essaie de limiter les dégâts de la malédiction de Babel » (109), écrit-il dans Tradurre e essere tradotti.

La trêve peut être lu et interprété comme une métaphore de la traduction, de même que comme une métaphore de l’écriture comme traduction. Le monde avant Babel et ses représentants, Cesare et le Russe, s’attachent au rêve d’un monde où la traduction n’a pas de raison d’être. Mais ils ignorent. Mordo Naum et Primo Levi incarnent le monde après Babel, où la traduction est l’un des compromis possibles, voire le seul qui garantisse la survie. En d’autres termes, La trêve est d’abord le récit d’un rêve, le rêve d’un monde avant Babel. Il est ensuite le récit d’une expérience : l’expérience de Primo Levi et de son Odyssée vers son pays natal, la description d’un monde réel, où notre langue n’est pas la seule langue. Mais il est aussi le livre de l’impossibilité de tout dire, de l’impossibilité de tout traduire, qui se résume dans le mouvement circulaire du voyage et se termine par le mouvement circulaire du récit :

C’est un rêve à l’intérieur d’un autre rêve, varié dans les détails, unique dans sa substance. Je suis attablé avec toute la famille, ou avec les amis, ou au travail dans une verte campagne : dans un milieu, enfin, tranquille et détendu, apparemment dépourvu de tension et de peine ; cependant j’éprouve une angoisse subtile et profonde, la sensation définitive d’une menace qui plane. Et en effet, pendant que le rêve continue, petit à petit, brutalement, à chaque fois d’une façon différente, tout tombe et s’écroule autour de moi, la scène, les paroisses, les personnes, et l’angoisse se fait plus intense et plus précise. Tout est maintenant tourné en chaos : je suis seul au centre d’un rien gris et trouble, et voilà, moi je sais ce que cela signifie, et je sais aussi l’avoir su : je suis à nouveau dans un Lager et rien à l’extérieur n’était vrai au-delà du Lager. Le reste était de courtes vacances, ou une tricherie des sens, un rêve : la famille, la nature en fleur, la maison. Maintenant ce rêve interne, le rêve de paix, est fini, et dans le rêve extérieur, qui continue glacial, je ressens l’écho d’une voix, bien connue ; un seul mot, non pas impérieux, mais bref et soumis. C’est l’ordre de l’aube à Auschwitz, un mot étranger, craint, attendu : se lever, “Wstawac”13 (La tregua 255).  

La clarté cède la place au chaos, et le mot étranger traduit, lui, ne pourra être traduit que par des mots de vivants, pour paraphraser le Schopenhauer14 du Monde comme volonté et représentation. Voici donc un mot dont la traduction ne restituera pas ce noyau intraduisible de référents qui est celui de Primo Levi et celui de ceux qui ont été avec lui dans les camps. Il s’agit d’ « una parola straniera, temuta e attesa : alzarsi, Wstawàc » (La tregua 255). De nouveau, comme en se réveillant d’un rêve, Primo Levi retourne à Babel et à son intraduisible cauchemar.

1  Le Temps retrouvé, vol. IV, p. 469, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1987-1989.

2  Je traduis.

3  Je traduis.

4 « Capisco che mi si impone il silenzio, ma questa parola è per me nuova, e poiché non ne conosco il senso e le implicazioni, la mia inquietudine cresce. La confusione delle lingue è una componente fondamentale del modo di vivere di quaggiù; si è circondati da una perpetua Babele, in cui tutti urlano ordini e minacce in lingue mai prima udite, e guai chi non afferra al volo ». Je traduis.

5 «Parlava solo italiano, anzi romanesco, anzi ancora, il gergo del ghetto di Roma, costellato di vocaboli ebraici storpiati. Certo non aveva altra scelta, perché altre lingue non conosceva : ma, a sua insaputa, questa ignoranza giocava fortemente a suo vantaggio. Cesare « giocava nel suo campo », per dirla in termini sportivi : per contro, i suoi clienti, tesi a interpretare la sua parlata incomprensibile e i suoi gesti mai visti, erano distolti dalla necessaria concentrazione ; se facevano controfferte, Cesare non le comprendeva, o fingeva testardamente di non comprenderle ». Ma traduction.

6  « A parte la sua lingua, parlava spagnolo (come tutti gli ebrei di Salonicco), francese, un italiano stentato ma di buon accento, e, seppi poi, il turco, il bulgaro e un po’  di albanese. ». Je traduis.

7  « Possedeva l’adatta attrezzatura : sapeva parlare italiano, e (ciò che più importa, e manca a molti italiani stessi) sapeva di che cosa si parla in italiano. Mi sbalordì : si dimostrò esperto di ragazze e di tagliatelle, di Juventus e di musica lirica, di guerra e di blenorragia, di vino e di borsa nera, di motociclette e di espedienti ». Je traduis et souligne.

8 « Il russo, dicono, è una lingua indoeuropea, e i polli dovevano essere noti ai nostri comuni progenitori in epoca certamente anteriore alla loro suddivisione nelle varie famiglie etniche moderne. “His fretus”, vale a dire su questi bei fondamenti, provai a dire “pollo” e “uccello”, in tutti i modi a me noti, ma non ottenni alcun risultato visibile ». Je traduis.

9 « Cesare, nel suo intimo, non si era mai fatto pienamente capace che i tedeschi parlassero il tedesco, e i russi il russo, altro che per una stravagante malignità ; era poi persuaso in cuor suo che solo per un raffinamento di questa stessa malignità essi pretendessero di non comprendere l’italiano. Malignità, o estrema e scandalosa ignoranza : aperta barbarie. Altre possibilità non c’erano. Perciò la sua perplessità andava rapidamente volgendosi in rabbia. Borbottava e bestemmiava. Possibile che fosse tanto difficile capire che cosa è una gallina, e che volevamo barattarla contro sei piatti ? Una gallina, di quelle che vanno in giro beccando, razzolando e facendo “coccodé”: e senza molta fiducia, torvo e ingrugnato, si esibì in una pessima imitazione delle abitudini dei polli, accovacciandosi per terra, raspando con un piede e poi con l’altro, e beccando qua e là con la mano a cuneo. Tra una imprecazione e l’altra, faceva anche “coccodé”: ma, come è noto, questa interpretazione del verso gallinesco è altamente convenzionale; circola esclusivamente in Italia, e non ha corso altrove ».“coccodé” est l’équivalent de l’onomatopée française “cot cot cot”. Je traduis.

10  Cap au pire est le titre de la traduction en français par Edith Fournier.

11 « L’effabile è preferibile all’ineffabile, la parola umana al mugolio animale. Non è un caso che i due poeti tedeschi meno decifrabili, Trakl e Celan, siano entrambi morti suicidi, a distanza di due generazioni. Il loro comune destino fa pensare all’oscurità della loro poetica come ad un pre-uccidersi, a un non-voler-essere, ad una fuga dal mondo, a cui la morte vuota è stata coronamento ». Je traduis.

12 « Allora per la prima volta ci siamo accorti che la nostra lingua manca di parole per esprimer questa offesa, la demolizione di un uomo ». Je traduis.

13  « È un sogno entro un altro sogno, vario nei particolari, unico nella sostanza. Sono a tavola con la famiglia, o con gli amici, o al lavoro, o in una campagna verde: in un ambiente insomma placido e disteso, apparentemente privo di tensione e di pena; eppure provo un’angoscia sottile e profonda, la sensazione definita di una minaccia che incombe. E infatti, al procedere del sogno, a poco a poco o brutalmente, ogni volta in modo diverso, tutto cade e si disfa intorno a me, lo scenario, le pareti, le persone, e l’angoscia si fa più intensa e più precisa. Tutto è ora volto in caos: sono solo al centro di un nulla grigio e torbido, ed ecco, io so che cosa questo significa, ed anche so di averlo sempre saputo: sono di nuovo in un Lager e nulla era vero all’infuori del Lager. Il resto era breve vacanza, o inganno dei sensi, sogno: la famiglia, la natura in fiore, la casa. Ora questo sogno interno, il sogno di pace, è finito, e nel sogno esterno, che prosegue gelido, odo risuonare una voce, bene nota; una sola parola, non imperiosa, anzi breve e sommessa. È il comando dell’alba in Auschwitz, una parola straniera, temuta e attesa: alzarsi, “Wstawac”. Je traduis

14  Schopenhauer, Arthur. Le monde comme volonté et représentation. 1966. Paris : PUF, 2004.