En 1955, alors qu'elle est âgée de huit ans et demi, Anny Duperey perd ses deux parents, Ginette et Lucien Legras, qui meurent un dimanche matin asphyxiés au monoxyde de carbone dans leur salle de bains. C’est la petite fille qui les trouve et cette scène tragique est la seule chose qu’elle se rappelle des huit années et demi passées avec eux. De ses parents, elle ne garde aucun souvenir, aucune trace : un « voile noir » est tombé sur la mémoire de tout ce qui a précédé le drame et l’oblitère totalement. Vingt ans plus tard, Anny Duperey se décide à faire développer les nombreuses photographies prises par Lucien Legras, photographe semi-professionnel de grand talent. Encore bien des années après, elle accepte de les regarder, dans l’idée de sélectionner les plus belles pour en faire un album et le publier. Evidemment, le choc émotionnel provoqué par la rencontre avec ces images, regardées plus de trente-cinq ans après le deuil, est de taille. Ce qui devait être, au départ, un simple commentaire, se transforme en un long discours autobiographique qui essaye d’« écouter ce qu[e les photos] disent », puis de s’en servir comme d’un levier pour essayer de soulever un coin du voile noir. La relation du texte à l’image est ici fondamentale. D’une part parce que la photographie est le moteur du livre, sa raison d’être. En aucun cas, l’intention première n’a été de se raconter, mais bien plutôt de rendre hommage au talent de Lucien Legras, membre du groupe des sept. D’autre part, l’auteur espère que la contemplation des photographies va jouer le rôle d’un révélateur et qu’à force de les décrire, d’écrire sur elles, le souvenir effacé finira par se reconstituer. Mais le mécanisme de réminiscence ne fonctionne pas et la méditation sur l’image se mue en déchiffrement psychologique des êtres qui y figurent. Petit à petit, l’auteur en vient à s’interroger sur elle-même et la façon dont elle a rejeté tout ce qui touchait à cet avant de sa vie. L’image joue alors un rôle quasi psychanalytique, car Anny Duperey s’en sert pour mesurer la profondeur de son oubli, la force de ses tentatives pour tenir à l’écart de sa conscience le spectre d’une douleur refusée et refoulée tout à la fois. On a souvent coutume de voir dans l’écriture l’aboutissement du travail de deuil : celle du Voile noir fait le chemin à l’envers, acceptant au contraire de retrouver le chagrin nié et d’accepter — enfin — la souffrance qui en découle, révélée, à tous points de vue, par les images du passé.

1. Aspects métagénétiques

Le projet du livre d’Anny Duperey évolue fortement durant sa phase d’écriture : au départ, la narratrice se forme une image de ce que sera son ouvrage, qu’elle souhaite plein de retenue.

Quand je me suis attaquée à ce livre je rêvais de noircir mes pages avec une belle distance d’écrivain. Je me souhaitais calme, mesurée, réfléchissant posément au-dessus de mon cahier, contrôlant mon émotion. « De la tenue en toute circonstance… »

Dans cette vision idéale, il était hors de question d’écrire avec un paquet de Kleenex sur la table. C’est raté. (211)

Non qu’elle veuille mentir : elle le souligne très clairement en disant que « le public, ou l’idée d’être lu, oblige à une tentative honnête […] de lucidité » (17). Mais elle ajoute aussi que le regard d’autrui oblige surtout « à un effort de dignité dans la forme » (ibid.) : effort perceptible — sans qu’il soit en rien pesant — dans les premiers textes, qui sont plus longs que ceux qui suivent (respectivement huit et neuf pages), et dont les paragraphes sont marqués par une forte structuration.

Mais au fur et à mesure que l’écriture avance, les sections ont tendance à se resserrer pour donner lieu à des textes de une ou deux pages. Les phrases courtes ou nominales se font plus nombreuses, tout comme les questions. La belle construction, l’édifice de mémoire qui devait être bâti à partir des photos, cède peu à peu la place au doute et à l’incertitude et le projet initial subit une double altération. En effet, le texte, qui devait être le commentaire des photos paternelles, a débordé de cette fonction pour devenir une écriture accompagnante, imaginative, presque reconstitutive des fragments du passé révélés par les images. Et ces évocations elles-mêmes ont dépassé la surface autobiographique — ce que la narratrice croyait connaître d’elle — pour devenir les outils d’une introspection dont on peut suivre les étapes tout au long du livre.

Je me suis alors trouvée entraînée à écrire « à côté » des photos, sur ce que leur mort a provoqué en moi et par conséquent dans ma vie. Une sorte d’état des lieux après trente-cinq ans d’orphelinat, finalement très mal vécu. (VN, 211)

Le commentaire métagénétique qui parcourt les pages est là pour dire la difficulté de l’expérience et les douloureuses surprises qu’elle révèle. Il n’existe pas de dossier de genèse consultable du Voile Noir, mais il est significatif qu’Anny Duperey éprouve le besoin de revenir, à plusieurs reprises et dans différents ouvrages, sur l’acte même d’écriture, parce que tout se joue dans ce moment de tension vers un dire impossible. L’auteur organise ses rituels d’écriture comme les préparatifs d’un accouchement, au point, dans un moment de désarroi particulier, de décorer sa chambre-bureau de couleurs rouges et chaudes, comme un « utérus douillet » (VN, 97). Elle y revient dans Les Chats de hasard

On prépare la pièce, la table d’écriture, on tournicote, à la fois affairé et absent, tout à fait comme une chatte prépare son coin pour mettre bas. […] La même sorte de stylo, le même classeur pour ses pages, le même papier surtout — « non, pas à grands carreaux, à petits carreaux, s’il vous plaît ».

On sait que l’auteur commence par écrire à la main, au stylo feutre, dans son cahier (CH, 121), puis qu’elle reprend les textes à la machine. L’écriture est, de toute évidence, très travaillée, au vu de la quantité de matériel qu’elle mobilise : « deux énormes classeurs contenant les photos de [s]on père, avec [l]es textes dactylographiés intercalés entre elles », puis « manuscrit, brouillons, dictionnaires des synonymes ». Anny Duperey établit d’ailleurs une équivalence entre le poids de cet attirail, une trentaine de kilos en comptant la machine à écrire, et le nombre d’années où elle a tu son deuil. Cette accumulation matérielle va de pair avec le caractère pénible et douloureux de la maturation du texte en elle : Le Voile noir n’est pas une œuvre écrite sous le coup d’une impulsion, mais une quête intérieure profondément contemplative qui, à chaque page, presque à chaque image, se heurte à des résistances, au sens clinique du terme, infranchissables. L’écriture de l’ouvrages’est achevée le14 septembre 1991, et c’est d’ailleurs cette date qui sert d’incipit au livre suivant. Elle a duré deux ans et demi et a été précédée d’une année, peut-être plus, de contemplation des photos de Lucien Legras, soit presque quatre ans de travail au total. On peut considérer que c’est un laps de temps relativement long, au regard des 188 pages définitives de texte. Mais devant un tel enjeu, le temps semble dérisoire. Si la lenteur fait l’objet de plusieurs commentaires, en général teintés de pessimisme, c’est qu’elle trahit la difficulté de l’entreprise. Le temps passe, mais le voile noir ne se soulève pas… « Déjà plus de cent pages, écrites avec peine ou soulagement, […] deux ans presque à fouiller ma mémoire, et pas un mot sur vous, mon père et ma mère. » (VN, 125). La structure même de l’ouvrage reflète cette impuissance : des chapitres courts, de quelques pages à quelques lignes, qui ressemblent davantage à des fragments, et une syntaxe où apparaissent souvent des phrases brèves, paratactiques, (« Je bute. Quelque chose m’échappe », [VN, 218]), ou même nominales. Les retours à la ligne sont nombreux, créant un rythme marqué par cette difficulté. L’auteur ne cherche pas à dissimuler ces dérobades du langage qui font partie intégrante du chemin qu’elle est en train d’accomplir : on ne raconte pas d’une plume légère ce que l’on a étouffé pendant trente ans. Au contraire, l’un des chapitres, intitulé « S’écrire — se crier » est tout entier consacré à cette impossibilité du dire, ressentie comme un blocage psychologique et physiologique : Anny Duperey parle de « contractions interminables d’une grossesse émotionnelle stérile » et même, une page plus loin, « d’occlusion mentale » (VN, 175). Ces métaphores de la constriction et de la fermeture finissent par trouver leur traduction somatique puisque l’auteur décrit dans ses différents livres une persistante sensation d’étouffement.

Si le texte tient à évoquer la contemporanéité de sa genèse, c’est aussi parce qu’il fonctionne comme un révélateur, au sens photographique : les fréquents retours sur ce qui vient d’être écrit nous montrent une femme à qui l’écriture permet de conceptualiser, de comprendre, d’analyser des phénomènes. Le mot qui se pose sur la photo reconstruit une intimité dont la seule pensée est troublante : imaginer que l’on a partagé pendant huit ans la chambre de ses parents plonge dans un abîme de réflexion. (« Je me suis arrêtée d’écrire un long moment », « J’ai eu du mal à écrire “Notre” » [VN, 27]). Mais parfois, ce que l’écriture met au jour est autrement moins agréable à envisager. A l’issue d’un chapitre consacré à sa grand-mère maternelle, surnommée « la lionne », Anny Duperey réalise qu’elle l’a totalement perdue de vue après son départ pour Paris et ne sait même pas quand ni comment elle est morte. Cette prise de conscience est un véritable choc rétrospectif :

Une nuit passa après que j’eus terminé ce texte sur ma grand-mère. Puis au matin, je le relus.
Je relus et je reçus tout à coup en pleine poitrine la cruauté — cruauté, oui — de mes dernières lignes. Je venais de réaliser que j’avais ignoré, au sens le plus profond du terme, que ma grand-mère, après que je l’eus quittée, était restée un être vivant qui existait puis est mort quelque part. Jusqu’à ce matin je n’y ai jamais vraiment pensé. Jamais.
[…] Après coup, la monstruosité de la chose m’a saisie, envahie à en avoir les jambes qui tremblent et les mains inertes. Je pleurai une matinée entière. Puis je dormis, écrasée. (VN, 64, 65)

Le processus de création est ponctué de silences, de blocages, de larmes, entrecoupé de « grands moments de méditation ou de vide hébété entre les phrases » (VN, 209). Mais il ne se transforme pas pour autant en épanchement sans retenue et reste sous le contrôle du soin extrême apporté à l’écriture. Anny Duperey se décrit en train de taper son manuscrit, « récrivant une ligne par-ci, changeant un mot par-là, […] pleinement concentrée dans [s]on effort » (VN, 205). Rétrospectivement, dans son journal intime, dont elle reproduit quelques fragments dans Je vous écris, elle s’adresse des reproches virulents (dont la formulation cruelle évoque irrésistiblement Nathalie Sarraute) quant à la dimension proprement littéraire qu’elle a donnée à l’ouvrage :

… mon émotion même et ma distance d’humour léger comme un moelleux tapis qu’ils peuvent fouler sans crainte — c’est facile, plaisant, vous pouvez aussi vous rouler dedans, vous êtes comme chez vous — avec ma souffrance réelle aussi, mais tenue comme un animal savant, une symphonie sans discordance, un plat soigneusement assaisonné. (JVE, 65)

L’auteur se trouve confrontée à ce que Georges Molinié a appelé le « paradoxe sémiotique de la Shoah », mais qui est transposable à toute forme de tragédie. A savoir comment, pour un écrivain, dire la douleur sans l’esthétiser ? Et comment ne pas se sentir coupable de cette esthétisation, qui donne inévitablement au sordide du drame une beauté qu’il ne mérite pas ? Certes, Anny Duperey s’accuse de n’avoir fabriqué, sans le vouloir, qu’un masque supplémentaire, mais on pourrait lui objecter que cette mise en forme qu’elle se reproche avec tant d’âpreté était peut-être la seule manière possible de structurer le trou béant de sa mémoire et de sauver ses parents du silence dont elle a eu tant de mal à les extraire. Le fait que le centre de gravité du livre se déplace subtilement des photos à l’autobiographie, puis de l’autobiographie au processus d’écriture est le reflet de la manière dont le projet initial s’est retrouvé dévié. La narratrice ne souhaitait pas parler d’elle ni de son chagrin et pourtant, c’est vers cela qu’elle a été inexorablement entraînée. Ce déplacement correspond également à une démarche thérapeutique, menée dans la solitude de l’écriture : diagnostiquer les résistances, les interroger, s’arrêter, y revenir. Pas de happy end dans Le Voile noir, histoire qui se termine de toute façon mal, pas de souvenirs d’enfance miraculeusement retrouvés, pas même le soulagement qui pourrait découler de l’extériorisation du chagrin, bien au contraire. La clôture du livre s’en trouve à plusieurs reprises différée, parce qu’il est difficile d’admettre que rien ne reviendra.

Je n’arrive pas à mettre un terme à ce monologue, car j’ai l’impression pénible, en arrêtant d’écrire — cette nouvelle douleur était-elle vraiment nécessaire ? — de les rejeter dans l’ombre et le silence. (VN, 209)

La question se pose de manière récurrente dans les livres postérieurs pour Anny Duperey, et cette interrogation après-coup montre l’étendue du désarroi. « Et si ç’avait été une erreur de planter le bistouri là-dedans ? » (JVE, 189). L’opacité du voile noir ne cèdera jamais vraiment, à part quelques incursions bouleversantes, quelques mois ou quelques années après, dans le passé : souvenir, lors d’un rêve, du visage de la mère, promenade imaginaire dans la maison de la grand-mère maternelle à la faveur d’une évocation des chats. En revanche, il est certain que la quête menée au travers des photographies représente l’amorce d’un travail de deuil, dont l’écriture du Voile noir est en quelque sorte la phase initiale.

2. La photo-autobiographie ?

Le discours autobiographique d’Anny Duperey est d’emblée verrouillé par ce qui en est justement l’objet. Comment écrire sur une partie de sa vie dont on a tout oublié ? La photographie va d’abord servir de colonne vertébrale à cette tentative de remémoration, parce que les images sont les seules traces résiduelles de ce passé englouti.

Car ces photos sont beaucoup plus pour moi que de belles images, elle me tiennent lieu de mémoire. (VN, 8)

Quelques-unes font l’objet d’une description circonstanciée, avec identification du lieu, de l’époque, des personnages qui figurent sur le cliché. L’exemple le plus remarquable est sans doute la photo intitulée « La famille dans le pré », où chacune des onze personnes présentes est soigneusement décrite (32sq) et replacée dans l’arbre généalogique. Mais s’il se bornait à cela, Le Voile noir ne serait guère plus qu’un album de famille soigneusement légendé. Or, pour Anny Duperey, la méditation sur les photographies a une fonction autrement plus fondamentale : permettre la reconstitution, détail après détail, de ce passé auquel sa mémoire ne peut accéder. Elle utilise les clichés comme un enquêteur ses indices, essayant de déduire d’un geste, d’une expression du visage, d’un regard, toute une personnalité. Parmi les photos de son père et celles prises par sa mère, elle en a choisi une quarantaine qui représentent véritablement le noyau familial : Lucien, Ginette, Anny, sa petite sœur Patricia, pris ensemble ou séparément. Ces images du bonheur familial sont une manière de confirmer la réalité d’un amour dont elle ne se rappelle aucune des manifestations. L’une d’entre elles, « Les maillots qui grattent », où la petite fille pose à côté de son père dans un bateau, donne par exemple lieu à la reconstitution des gestes de tendresse qui ont dû entourer le moment du cliché :

Après la photo, il a dû resserrer son étreinte, m’amener à plier les genoux, j’ai dû me laisser aller contre lui, confiante, et il a dû me faire descendre du bateau, en disant « hop là ! », comme le font tous les pères en emportant leur enfant dans leurs bras pour sauter un obstacle. (VN, 151)

Les images sont une autre manière d’appréhender ce père et cette mère dont la mort a fait des inconnus. Anny Duperey souligne à plusieurs reprises à quel point ses parents étaient beaux — « mes deux beaux endormis » est une expression récurrente du livre —, solaires et très aimés. Scrutant les photos de son père, elle épouse son regard de photographe, reconstituant ses expéditions matinales :

Il s’était habillé sans faire de bruit ni allumer la lumière, sans réveiller sa femme blottie à l’autre bout du lit ni sa fille qui rêvait au milieu de ses nounours. (VN, 171).

A propos de la photo d’un homme aveugle, elle se demande comment son père l’a approché, si oui ou non il lui a parlé. Comme Roubaud l’a fait avec les photos d’Alix Cléo, Anne Duperey passe de l’autre côté de l’image pour interroger le regard de celui qui l’a réalisée : qu’a-t-il dit, éprouvé, pourquoi a-t-il préféré tel angle à tel autre ?

Et c’est tout cela, tout ce qu’il y a eu d’humain autour de l’image fixée que je voudrais connaître et, avec ses sentiments et sa manière d’agir, l’homme qui était derrière l’objectif. (VN, 145)

Comme le dit François Soulages, photographier quelqu’un, c’est en même temps « photographier un rapport » avec ce sujet. Si l’on considère que l’image est bel et bien façonnée par le regard qui l’organise, la saisit, choisit d’en révéler telle ou telle lumière, elle est un outil de connaissance de l’artiste qui la réalise, outil certes ténu, mais bien réel. L’auteur interroge les images et leur demande, en somme, de dire ce que son père trouvait émouvant, beau, intéressant, pour tirer de lui, par réflexion, un portrait fragmentaire, mais sans doute exact.

En même temps, plus subtilement, Anny Duperey cherche la faille dans ces icônes du bonheur. Elle se demande pourquoi son père aimait tant s’isoler pour faire ses photos (la famille lui aurait-elle pesé ?), pourquoi les paysages brumeux qu’il aimait, et qu’elle a choisi de montrer abondamment dans le livre, reflètent une telle tristesse. Encore a-t-elle le recours de pouvoir se poser ces questions, car comme elle le souligne, « Lui, au moins, m’a laissé ses photos… » (VN, 149). Les questions se font plus pressantes et plus douloureuses en ce qui concerne la mère : « Est-ce possible que cette femme-là m’ait caressée ? » (VN, 163) se demande-t-elle devant une photo où sa mère lui tient la main. Les seuls indices sont cette fois ceux qui figurent sur l’image, et ils sont minces : au chapitre intitulé, de manière on ne peut plus explicite, « Je ne te reconnais pas, ma mère », Anny Duperey souligne à quel point elle ressemble peu à la femme de la photo, sinon « un vague quelque chose dans le sourire » (VN, 149). Peu à peu, ses déductions l’entraînent vers un portrait de plus en plus sombre de la femme qui lui a donné la vie. La photographie intitulée « Image d’une fête morte » est l’exemple parfait du travail déductif qui se met en marche. Commentant l’image de ce qui est peut-être le repas de noces de ses parents, Anny Duperey est bouleversée par le visage de sa mère « son beau visage épinglé comme un papillon au milieu de tout ça » (VN, 182). Comparaison un peu cruelle, qui va être approfondie grâce à deux agrandissements, l’un du couple, l’autre du seul visage de Ginette. S’agissant de celui-ci, l’auteur en arrive à assimiler l’expression de sa mère, de ses yeux en particulier, à celle d’une déportée en partance, l’une de ces « victimes innocentes et résignées qui s’abandonnent à ce qui les attend » (VN, 184). Tout ce qu’elle apprend de sa mère, en dehors des photos, grâce à quelques informations glanées au sein de la famille, la conforte dans cette hypothèse. Ainsi, lorsqu’Anny découvre que sa mère avait la passion du tricot (passion qu’elle possède elle-même à un degré assez affirmé), elle met ce goût sur le compte d’une forme de dépression sournoise, qui aurait poussé Ginette Legras à l’« anesthésie maximale » (VN, 157) du travail manuel. Elle imagine une jeune femme triste, et même « dépressive », qui aurait « laissé ouverte la brèche à l’accident » (243) en omettant d’insister auprès du plombier pour qu’il vienne percer la fameuse aération qui aurait évité le pire.

Il est évident que perdre ses parents à huit ans à cause d’une asphyxie au monoxyde de carbone dans un pavillon mal conçu où l’on vient d’emménager a quelque chose de fondamentalement révoltant. Et l’on se rend compte que peu à peu, Anny Duperey, par ailleurs accablée d’une culpabilité certaine pour avoir refusé de rejoindre son père et sa mère dans la salle de bains ce matin-là, tente de trouver un sens, ou en tout cas une logique, à cette tragédie. Tout le matériau photo-autobiographique est relu dans ce sens : que l’hypothèse soit vraie ou fausse, elle permet de reconstruire une histoire à travers ces fragments de vie que sont les images, de donner une cohérence, toute fragile soit-elle, à un passé en miettes. La déduction va ensuite, comme une onde de choc, atteindre celle qui l’a initiée. Anny est présente sur onze des photographies de son père qu’elle a choisies, et ces portraits, en particulier le fameux « Portrait intemporel », sont de véritables mises à nu :

C’est ma photo. Elle résume tout ce que je suis profondément. Ces yeux-là sont ceux que je vois dans mon miroir trente-cinq ans après quand je suis seule avec moi-même, sans masque, sans effort pour paraître.
[…]
Mon père m’a saisie dans une de ces secondes où l’être est rassemblé. Il a fait mon portrait intemporel. Or il date d’avant leur mort, et j’étais déjà cela… (VN, 79)

C’est en rapprochant cette photo et celle du repas de noces que la ressemblance, jusqu’alors non perçue, la frappe de plein fouet : elle a les mêmes yeux que sa mère, elle est donc bien la fille de celle que quelques pages plus tôt, elle percevait encore comme une étrangère. Même si, sur le moment, Anny Duperey ressent ses efforts comme stériles, ceux-ci permettent de reconstruire et de réaffirmer cette filiation. Le simple fait d’écrire « Papa maman », titre de l’un des chapitres, c’est accepter de redevenir l’enfant de Ginette et de Lucien. Ce rapprochement se traduit aussi par les marques d’énonciation : on passe du je soigneusement distancié des premiers chapitres à une apostrophe, qui commence vers le milieu du livre : « mon père, ma mère, vous m’avez laissée dans une si profonde solitude ce matin-là » (VN, 125). L’adresse est prolongée, à plusieurs reprises, par un tutoiement : « Tes yeux, ma mère, et le regard que tu m’as légué » (185). A son père, elle demande : « De quelle nature double étais-tu donc, toi réputé si joyeux ? » (191). L’avant-dernier chapitre est entièrement rédigé comme une lettre adressée à sa mère, et la dernière page du livre consacre, de manière définitive, le lien retrouvé, mais à l’envers : « Votre mort m’a rendue à jamais enceinte de vous » (254).

Dans ce dialogue post-mortem, où la narratrice est amenée à faire à la fois les questions et les réponses, les photos sont le trait d’union entre la réalité de l’enfance et les souvenirs manquants de l’adulte. A regarder ces images, à les contempler, à les deviner, l’auteur finit inexorablement par se rapprocher de ses parents, eux que la mémoire avait tenus à distance, et il n’est pas anodin que cette intimité reconstituée prenne le visage du désir de rentrer dans la photo. Au départ, ce désir semble raisonné, comme lorsque l’auteur écrit en parlant de son grand-père, dont elle a repris le nom : « Ainsi, à défaut de pouvoir bousculer le temps pour venir m’accouder à côté de lui à la fenêtre, être DANS la photo à mon âge de femme, il fait partie de ma vie et rentre un peu en scène avec moi. » (VN, 48) Mais ce tropisme vers l’image, qui peut sembler de prime abord n’être qu’une expression très vive du regret, cache un vertige suicidaire, plein de culpabilité. Après avoir différé cette étape, avec des stratégies dilatoires qu’elle est la première à démasquer, Anny Duperey finit par raconter, dans un long chapitre intitulé Ce matin-là, le dimanche où elle a découvert ses parents inanimés dans la salle de bains. Elle en garde un souvenir incroyablement précis, qui forme un contraste cruel avec l’épaisseur du voile noir, et définit cette vision comme des « images brutes, PHOTOGRAPHIÉES en [elle] » (VN, 232). La scène de la salle de bains, c’est l’arrêt sur images définitif, la photographie intérieure toujours présente à l’esprit, en filigrane, dans un étrange phénomène de dédoublement dont l’auteur est tout à fait consciente. Désirer rentrer dans la photo prend alors un autre sens : non plus celui de faire revenir les morts à la vie, mais celui de rejoindre les morts dans la mort.

Il me resterait alors, avec un indicible soulagement et une grande paix peut-être, qu’à ne plus faire tant d’efforts pour être heureuse, à rentrer DANS l’image que je porte en moi, à les rejoindre comme ils me le demandaient ce matin-là, à m’allonger entre eux sur le doux et frais carrelage, si légère, à mon tour, là où peut-être j’aurais dû être si je n’avais pas été désobéissante. (VN, 215)

Avec Le Voile noir, Anny Duperey a tenté l’impossible : arracher la photographie à son silence noir et blanc, en faire sortir ceux qui y sont représentés, les ré-animer par l’écriture. Le rôle de l’image change au fur et à mesure que l’auteur progresse dans son parcours personnel : la photo est d’abord improbable levier de mémoire, puis outil d’enquête, de déduction, d’introspection, et son commentaire finit par faire resurgir la blessure profonde d’un chagrin d’enfant jamais raconté ni résorbé. Peu après la disparition du couple, inquiète de la voir manifester une gaieté aussi forcenée, la grand-mère paternelle d’Anny Duperey avait fini par poser par surprise une photo de Ginette et de Lucien sur le lit de la petite fille, ce qui avait déclenché une explosion de larmes et de chagrin. Avec le recul, l’auteur juge ce geste brutal salvateur : il faut, dit-elle, faire pleurer les enfants, les obliger à se délivrer par les larmes de la douleur avant qu’elle ne s’enracine en eux. De manière analogue, tous les gestes nécessaires à l’écriture de l’ouvrage ont été ceux de la révélation : sortir les négatifs de leur boîte, faire développer, c’est-à-dire apparaître, les clichés, ouvrir le tiroir de la commode-sarcophage où était enfoui l’album, ouvrir l’album lui-même, dernier rempart entre l’image et le regard. Et enfin, ouvrir le traumatisme au langage. Anny Duperey, à sa manière, a répété le geste de sa grand-mère, mais en organisant elle-même les modalités de la confrontation. Elle s’est mise en situation d’affronter l’image de ses parents, ce qui devait inévitablement l’amener à revivre le jour de leur mort pour — le mot est inscrit dans le texte en capitales d’imprimerie — commencer à l’ACCEPTER.

3. Problèmes génériques

La présence des photographies pose enfin un certain nombre de questions génériques quant à la nature de l’ouvrage qu’est Le Voile noir. Contrairement à ce qui se passe dans le cas de Lorand Gaspar, textes et photos ne sont pas du même auteur et il n’existe pas d’homogénéité intrinsèque des deux matériaux. Au contraire, c’est l’écart, en l’occurrence l’absence de connaissance de l’un par l’autre qui forme la tension constitutive du livre. Dans une écriture au cheminement asymptotique, dont la découverte de ses parents forme l’horizon, Anny Duperey essaie progressivement d’abolir la distance qui existe entre elle et ceux qu’elle contemple, entre l’adulte et l’enfant qu’elle était. A ce titre, Le Voile noir est le compte-rendu d’une âpre bataille de la mémoire, qui se déplie comme un ressac : la vivante essaie de ramener à elle les morts, puis ce sont les morts qui l’attirent de leur côté, lui interdisant de vivre pleinement parce qu’une partie d’elle-même est affreusement oppressée par leur perte. Ce choc de deux subjectivités produit des effets de résonance sans fin : la photo est chargée de sens par le texte qui la déchiffre, et celui-ci s’alourdit de ce que révèlent progressivement les images. Le théoricien de la photographie François Soulages souligne combien il est difficile d’écrire sur des photos faites par quelqu’un d’autre sans verser dans la dialectique du commentaire : or il semble bien qu’avec le Voile noir, nous nous trouvions dans un cadre véritablement interprétatif, qui débouche sur une « œuvre nouvelle […] ni purement photographique, ni purement littéraire ». Chez Anny Duperey, le lien entre le texte et l’image est absolument symbiotique : on n’imagine pas un Voile noir sans les photos, tandis qu’un livre uniquement fait de photos, comme Lucien Legras, photographe inconnu, s’éloigne de la visée autobiographique.

C’est à propos de cette dernière que se situe la deuxième ambiguïté générique. Le Voile noir n’est pas un journal intime, ni une autobiographie au sens plein du terme. Il n’y a pas trahison du pacte, en ce sens que la narratrice maintient une exigence forte de sincérité, mais flottement, puisque la reconstitution des années d’enfance ne peut s’appuyer que sur des conjectures et des impressions. D’autre part, l’auteur se réserve le droit d’esquiver certains domaines qu’elle tient pour strictement privés : en ce qui concerne les vivants, elle ne prononce jamais de noms propres ou de prénoms et désigne les siens par le lien qui les unit (mon compagnon, ma fille, ma sœur) ou par diverses périphrases. Elle fait de même avec ses amis. « Je n’ai pas envie, dit-elle, de raconter ma vie dans le détail, j’y répugne et là n’est pas mon propos. » (VN, 134). Il faut attendre Je vous écris pour que soit prononcé le nom du « parrain en orphelinat », Maurice, avec cette réflexion significative « après avoir commencé à marquer les dates, je pourrais peut-être aussi écrire les noms » (JVE, 139). La carapace défensive reste donc épaisse et l’on ne peut pas envisager Le Voile noir comme une confession sans retenue, bien que certains des sujets abordés y soient on ne peut plus intimes. Le livre n’est pas non plus structuré comme un journal, malgré sa progression chronologique : même s’ils sont très courts, on a bien affaire à des textes élaborés, qui ont donné lieu, on l’a vu, à écriture et réécriture. Mais il ne se pose pas non plus comme œuvre planifiée, avec introduction, développement et conclusion, puisqu’il prend régulièrement en compte les difficultés inhérentes à sa propre genèse, les commente, et se redéfinit en fonction des obstacles rencontrés. Cet objet artistique étrange, que l’on ne peut finalement définir que par apophatisme, représente en fait pour l’auteur l’aboutissement de toute une série d’approches de l’écriture autobiographique. Anny Duperey a tenu à plusieurs reprises son journal intime. Les premiers cahiers ont été inaugurés à l’adolescence et c’est avec une certaine stupeur qu’elle y retrouve un passage montrant que depuis longtemps, le livre était déjà en germe :

Il faudra un jour que j’écrire MON livre. Il le faudra absolument. Que j’y parle enfin […!] de leur mort, que je dise ce que je garde tout au fond de moi et qui m’étouffe. Qu’ils m’ont appelée pour venir avec eux dans la salle de bains et que j’ai refusé obstinément de les SUIVRE [là, c’est moi, maintenant, qui ai mis le mot en majuscules], et qu’après cela je les ai entendus mourir sans me réveiller vraiment… (VN, 102)

Cette écriture diaristique, qui reste occasionnelle, a partie liée avec le refoulement et l’amnésie : elle réapparaît à chaque fois que le drame, derrière son épaisseur d’oubli, menace de resurgir. L’auteur évoque également un journal tenu à la trentaine, lors d’une période difficile où elle « n’arrivai[t] plus à être simplement gaie, inconséquente » (VN, 135). Il existe enfin un journal post-Voile noir, dont quelques extraits sont cités dans Je vous écris. Cette fois, nous sommes en plein dans la confession pure, celle d’une femme psychologiquement très affectée, qui ne sait plus que faire d’une douleur devenue omniprésente. Bien qu’elle en parle et les cite, on comprend pourtant que ces journaux, qui sont une manière d’évacuer un trop-plein de souffrance, ne constituent pas pour Anny Duperey un objet littéraire digne de publication : la meilleure preuve en est qu’elle explique avoir détruit celui de l’après-Voile noir une fois la culpabilité retombée.

Par ailleurs, les deux romans qui ont précédé le Voile noir se fondent eux aussi sur un matériau autobiographique : L’Admiroir dépeint une jeune styliste pleine d’assurance et bardées de certitudes, Anne, qui tient ses émotions à distance et sous contrôle, tout comme Anny Duperey a pu le faire à une époque de sa vie. La romancière choisit de mettre en scène une mort — le suicide de le jeune sœur, qui symbolise la part souffrante d’elle-même — afin de redonner un peu d’humanité à ce double qu’elle a, dit-elle, détesté « dès les premières lignes écrites », pour y avoir investi « une part d[elle]-même jugée et rejetée. » (VN, 119). L’autre roman, le Nez de Mazarin, montre quant à lui une jeune femme du même âge que l’auteur confrontée à une forme de dépression violente et à un vide intérieur qui la pousse à tuer son mari. Cette héroïne tient un journal, chronique d’un désespoir croissant, dont les accents ne sont pas sans rappeler Le Voile noir. Il existe donc une aspiration à l’écriture du soi, contrecarrée par la fameuse exigence de tenue en toute circonstance, que le roman a permis de domestiquer jusqu’à un certain point. Les photographies sont le déclencheur qui permettent d’aller au-delà des masques fictionnels, car elles impliquent, quoi que l’on fasse, la perte de contrôle de ce qui va se passer en ensuite

C[e projet] est composé d’éléments sur lesquels j’ai peu de pouvoir : les photos qui ne sont pas de moi, que j’ai reçues et non pas faites, et mes sentiments et réactions dont je ne suis pas maîtresse. (VN, 16)

Si l’on examine cette fois l’objet du récit, on peut considérer qu’il excède l’autobiographie pour aller vers la biographie, celle d’un homme et d’une femme morts trop jeunes et que leur fille est la seule à pouvoir tirer de l’oubli dans lequel ils se sont enfoncés. En ce sens l’ouvrage est aussi, et la terminologie littéraire est cruellement adéquate, un tombeau, prose à la gloire de ces deux morts auréolés de leur jeunesse et de leur beauté. L’autobiographie se construit en creux, à travers leur image, puisque la narratrice tantôt se met à leur place, tantôt les observe depuis la surface de la photographie : elle est la fois autodiégétique et homodiégétique, pour reprendre la classification de Philippe Lejeune, et s’enracine dans cette bipolarité. Pour se reconstruire, permettre aux deux Anny, celle d’avant et celle d’après l’accident, de se rejoindre, il faut alors reconstituer la cellule familiale tout entière, se resituer dans une lignée et une histoire.

Le livre qui a suivi le Voile Noir, Je vous écris, mêle des fragments du journal intime, des extraits de lettres reçues et des réponses. Il s’inscrit, de manière délibérée, dans une démarche d’échange et de partage, usant des formes de l’épistolaire et de structures d’interlocution. Ce deuxième ouvrage semble former contrepoids à l’excès de solitude qu’a représenté l’écriture du précédent. L’écriture y est moins serrée, plus ouverte, plus acceptatoire, pourrait-on dire. Si Anny Duperey a souhaité poursuivre la relation de son cheminement intérieur, c’est que la parution du Voile noir a provoqué chez elle un changement de regard sur sa propre histoire. D’une part le sentiment d’anormalité, la gêne quant à l’apparente insensibilité de ses réactions s’est estompé lorsqu’elle a constaté que d’autres, dans des circonstances similaires, avaient réagi de la même façon. D’autre part, deux témoignages ont changé du tout au tout sa lecture de la journée fatale, après qu’elle a compris qu’elle avait elle aussi été intoxiquée par le gaz, ce qui explique qu’elle n’ait eu la force de se lever et de rejoindre ses parents dans la salle de bains. A partir de là, elle renonce à l’hypothèse d’un suicide maternel masqué émise dans Le Voile noir, admettant que sa lecture des photographies est sans doute allée trop loin en ce sens. C’est sans doute avec Les Chats de hasard, paru en 1999, qu’Anny Duperey aborde l’écriture autobiographique avec le moins de réticences : là encore, un élément extérieur, les animaux, va servir de médiation à la confession, mais cette fois il n’est pas chargé du même poids de douleur et autorise un glissement plus aisé des mots. L’ouvrage clôt ainsi ce qu’il serait légitime de considérer comme un cycle autobiographique, qui débride la plaie du souvenir, lui permet à la fois de l’exprimer et de l’analyser, puis autorise l’espoir d’une cicatrisation, nécessaire à pouvoir vivre pleinement son présent. Anny Duperey a parlé du Voile noir comme du « livre de [s]a vie » (121) et il l’est en effet à de multiples points de vue : pas seulement parce qu’elle y raconte l’événement cardinal de son existence, mais parce qu’à travers les photos de Lucien Legras, son père, elle apprend peu à peu à redevenir la fille de ses parents.