« On devine en lisant, on crée ; tout part d’une erreur initiale ; celles qui suivent (et ce n’est pas seulement dans la lecture des lettres et des télégrammes, pas seulement dans toute lecture), si extraordinaires qu’elles puissent paraître à celui qui n’a pas le même point de départ, sont toutes naturelles. Une bonne partie de ce que nous croyons, et jusque dans les conclusions dernières c’est ainsi, avec un entêtement et une bonne foi égale, vient d’une première méprise sur les prémisses. Fin d’Albertine disparue »1

En novembre 1921, Proust avait publié dans Les Oeuvres libres, revue d'Arthème Fayard dirigée par Henri Duvernois2, un premier extrait d'A la recherche du temps perdu tiré de Sodome et Gomorrhe II et intitulé Jalousie3. Un second extrait, tiré de La Prisonnière et préparé à l'automne 1922, y parut après sa mort, en février 19234, sous le titre Précaution inutile5. Ces deux extraits n’en appelaient-ils pas un troisième ? Dès qu'il avait appris en juillet 1921 la création de cette revue Proust avait en effet manifesté l'intention d'y collaborer régulièrement : "Il y a dans le Temps perdu tout mon roman avec Albertine jusqu'à la mort de celle-ci, qui pourrait très bien paraître en revue (en beaucoup de numéros seulement)."6

La dactylographie d’Albertine disparue retrouvée en 1986 serait-elle le troisième et dernier épisode de ce « roman avec Albertine » ?7 Selon cette hypothèse, l’importante suppression caractéristique d’Albertine disparue s’expliquerait par un simple réajustement de la dactylographie au format exigé par une revue.

Editeurs en 1987 de l’Albertine disparue de Grasset, Etienne Wolff et moi-même avions soulevé la question – et y avions répondu, mais bien trop sommairement, par la négative8. Avancée et défendue ensuite par Pierre-Edmond Robert9 et Haruhiko Tokuda10, popularisée en 1991 par un brillant article journalistique de Giovanni Macchia11, c’est par la presse encore que son retentissement a été assuré en France12. Elle est ensuite tenue pour « parfaitement vraisemblable, et intelligemment argumentée » par Alberto Beretta Anguissola dans l'édition italienne d'Albertine disparue publiée chez Mondadori en 199313, et encore avancée en 1994 par Anne Chevalier dans l’édition revue de la Pléiade14.

Bénéfices immédiats de la « solution » des Oeuvres libres : corrigée en marge d’A la recherche du temps perdu, Albertine disparue ne provoquerait aucune crise éditoriale ou critique. Elle ne remettrait pas en cause la physionomie familière des posthumes, ni l’ensemble de nos interprétations et lectures. Corollaire quasi-obligé, et parfois revendiqué, de cette hypothèse : c’est sur l’exemplaire de double de la dactylographie originale retrouvée que Proust aurait travaillé pour la Recherche.

Mon hypothèse de travail, et celle de quelques autres, est inverse, à savoir : qu’Albertine disparue est authentiquement destinée à la Recherche et y révèle les dernières révisions de Proust ; qu’elle devait finir par constituer, avec La Prisonnière, le troisième volet de la série des Sodome et Gomorrhe, série qui devait se poursuivre encore « en plusieurs volumes » avant le Temps retrouvé, selon l’encart publicitaire paru dans La N.R.F. au lendemain de sa mort ; que l’exemplaire de double n’a jamais été corrigé par Proust, mais seulement de manière posthume par son frère Robert et les éditions de la N.R.F. ; que la confrontation de la dactylographie originale avec le double fait apparaître la censure des premiers éditeurs, explique la disparition d’un manuscrit gênant, et établit l’historicité de ce qui fut longtemps nos éditions de référence ; que la Recherche est un roman inachevé ; qu’en conséquence de nouvelles voies éditoriales doivent être cherchées ; que nos lectures et nos interprétations doivent, elles aussi, se mesurer à la nouveauté des gestes d’écriture proustiens15.

On voit que l’enjeu du débat est d’importance pour les études proustiennes. La question que je voudrais développer ici est donc la suivante : quel degré de vraisemblance possède l’hypothèse des Oeuvres libres ? Son plus récent avocat, prudent et dubitatif, admet qu’elle est « indémontrable »16. Serait-elle même « falsifiable »17, c’est-à-dire pourrait-on rationnellement l’invalider, avec un très fort pourcentage de probabilité ?

On peut avancer les dix points suivants :

  • 1) les indications de régie : elles convergent toutes vers A la recherche du temps perdu et son éditeur, Gaston Gallimard.

  • 2) la correspondance : il n’existe aucune lettre de Proust à ses interlocuteurs Gallimard et Duvernois pour une nouvelle négociation d’extrait après Précautions inutiles. La lettre à Rivière du 26 août 1922, si elle a été autre chose qu’un moyen de pression pour ce dernier morceau, n’a pas été suivie d’effets avant la mort de Proust.

  • 3) la règle d’exclusivité : Proust avait promis à Rivière pour la N.R.F. un extrait intitulé « La Mort d’Albertine ». Comment la même portion de texte aurait-elle pu, en même temps, être destinée à Duvernois ?

  • 4) le format : Proust avait ensuite promis un « portrait de Mr de Norpois » à la N.R.F. Ce passage retiré aux Oeuvres libres pour satisfaire à la règle de l’exclusivité, il ne serait rien resté d’inédit dans le chapitre deuxième d’Albertine disparue, le séjour à Venise ayant déjà été publié en revue, en 1919, dans Feuillets d’Art. Or les Oeuvres libres « ne publient que de l’inédit ».

  • 5) le contenu : si Proust destine Albertine disparue à une revue, pourquoi y modifie-t-il la version de la mort de la jeune fille, parfaitement satisfaisante dans le manuscrit au net, et crée-t-il ainsi dans son « extrait » une inutile contradiction narrative (Albertine à la fois en Touraine et à Montjouvain) ?

  • 6) le contenu (suite) : pourquoi la quasi-totalité des additions à Albertine disparue renvoie-t-elle à des additions contemporaines aux dactylographies de La Prisonnière (mais absentes de Précautions inutiles) ?18

  • 7) le contenu (suite) : bien loin de dissoudre les liens avec le reste de la Recherche, Proust les renforce dans le premier chapitre par un système d’échos avec, outre La Prisonnière (voir le point précédent), Sodome et Gomorrhe II, les Jeunes filles et Swann.19

  • 8) le séjour à Venise : comment la disparition de nombreux passages du manuscrit au net serait-elle typique d’un extrait de revue, alors qu’elle a été opérée au printemps 1922 pour la suite de Sodome et Gomorrhe II, lors de la frappe des cahiers VIII à XV, sur l’original et son double ?20

  • 9) l’enveloppe : si les pages « ôtées »21 ne l’ont été que dans la perspective des Oeuvres libres, pourquoi Proust, alors à bout de forces, en ébauche-t-il un nouveau montage ?22

  • 10) l’encart publicitaire paru dans la N.R.F. du 1er décembre 1922 : à quel autre manuscrit que la dactylographie retrouvée en 1986 pourrait correspondre l’Albertine disparue annoncée là comme la suite de la Prisonnière ?

Le dossier que je développe ci-dessous n’est pas exhaustif. Je laisse de côté, outre certains des points énumérés ci-dessus23, le relevé des erreurs factuelles et des omissions24 de certains défenseurs de l’hypothèse, que j’avais dressé dans ma thèse ; je n’entre pas dans la glose byzantine des indications de régie de la page 648, interminable et à peu près certainement stérile dans le débat précis qui nous occupe.

1. Le témoignage de la correspondance : « il ne manque qu’une lettre »

On relira l'intégralité de la correspondance échangée par Proust en 1922 relativement aux Oeuvres libres en s'aidant du relevé ci-dessous25. Elle ne permet pas de conclure que Proust s’était lancé dans une négociation effective en vue d’un troisième extrait.

1. 1 Les échanges relatifs auxOeuvres libres sont fréquents et intenses pendant une très courte période seulement, qu'on peut appeler de crise, et qui correspond exactement à la négociation concernant la prépublication de l'extrait de La Prisonnière : entre le 19-20 août et le 7 septembre 1922, et particulièrement entre le 2 et le 7 septembre. Dès que Proust a obtenu la reddition de Gallimard concernant Précautions inutiles il abandonne absolument la question des Oeuvres libres dans leur correspondance. Il n'y reviendra avec lui qu'une seule fois avant sa mort, soit [peu après le 26 septembre] ou le [2 octobre] 1922 selon les éditeurs : ce sera pour expliquer le retard de "la publication qu['il avait] eu la gentillesse d'autoriser", l'extrait de La Prisonnière n'ayant pas encore paru du fait de sa fatigue ("j'ai été trop souffrant ces temps-ci pour travailler à quoi que ce soit [...]")26. Jamais Proust n'aborde avec Gallimard la question de la publication d'un troisième extrait.

1. 2 la seule lettre où Proust mentionne une possible publication de La Fugitive dans les "Feuilles libres" [sic] est adressée à Jacques Rivière, c'est-à-dire au directeur de la N.R.F. Cette qualité n'habilite en rien ce dernier à autoriser Proust à faire une prépublication d'extraits de son roman en dehors des Editions de la Nouvelle Revue Française. Seul Gallimard le pourrait, et Proust le sait bien27. L'évocation ici de La Fugitive doit donc avoir une fonction autre, qui d'ailleurs s'éclaire d'après la réaction de Jacques Rivière.

La publication d'extraits dans votre revue, lui écrit en substance Proust [peu avant le 26 août 1922], est entre les mains de Gaston, dont j'attends le feu vert pour mes extraits aux Oeuvres libres (il est entendu que Proust n'a, en fait, jamais parlé que d'un seul "extrait" à Gallimard). Si "les Feuilles libres publient la Prisonnière et la Fugitive", vous n'aurez rien "naturellement", mais attendons la réponse de Gaston. Ne serait-ce pas plutôt ici l'inverse qu'il faudrait comprendre : vous n'aurez des extraits de mes prochains volumes qu'à condition que paraissent aussi ceux des Oeuvres libres ? Rivière en tout cas ne s'y trompe pas. Le 2 septembre, en se référant explicitement à la lettre du 26 août, il fait pression sur Gallimard – en faveur de Proust : "Je suis en ce moment en lutte avec Proust pour obtenir des extraits de son prochain livre pour la revue. Il m'avait d'abord promis un ou deux fragments, mais le voici de nouveau très tenté par les Oeuvres libres. Il t'a paraît-il demandé l'autorisation d'y publier des extraits. Il m'écrit qu'il attend ta réponse. Je crois qu'il y aurait péril à lui refuser l'autorisation. Mais tu pourrais, en la lui donnant, lui demander de ne pas céder, à Duvernois, une partie trop importante de l'ouvrage, et lui dire qu'il m'en réserve une partie équivalente. Je tiendrais à avoir le Sommeil d'Albertine que j'ai annoncé"28. Vers le 26 août 1922, Proust exploite donc habilement la divergence d'intérêts existant à la N.R.F. entre le directeur de la revue et celui de la maison d'édition. En faisant craindre à Rivière un refus de tout extrait de ses deux prochains volumes, il obtient de lui qu'il l'appuie face à Gallimard. Rivière intervient le 2 septembre. Gallimard cède deux jours plus tard.

Il n'est évidemment pas exclu que Proust ait aussi cherché là à "préparer" le terrain pour une troisième prépublication. Mais, comme l'a souligné ailleurs Françoise Leriche29, il n'entreprenait la mise au point effective des extraits destinés aux Oeuvres libres qu'une fois la négociation avec Gallimard conclue. On n'en était, pour le troisième, pas même aux prémisses.

1. 3 Jamais Proust n'aborde non plus avec son interlocuteur aux Oeuvres libres, Henri Duvernois, la question de la publication d'un troisième extrait. Le tome XXI de la correspondance publiée par Philip Kolb a apporté en 1993 trois lettres inédites de Proust à ce dernier, datées de la mi-août au début septembre 192230 : aucune ne touche, de près ou de loin, à la question d'un extrait de La Fugitive. Une quatrième lettre à Duvernois, la dernière chronologiquement, qui n'était pas inédite et que Philip Kolb date du [28 ou 29 octobre 1922]31, est tout aussi muette sur ce point. Proust épuisé ne peut que congédier sine die son correspondant : "Maintenant n'attendez plus de moi que le silence, imitez le mien". Il n'y a là aucune promesse de collaboration ultérieure32.

Il semble en outre que cette dernière lettre puisse être encore plus tardive que ne l'indique Philip Kolb. Sollicité par Rivière au lendemain de la mort de Proust – il s'agit de collaborer au numéro spécial d'"Hommage" de La N.R.F. –, Duvernois lui cite textuellement dans sa réponse les quelques lignes élogieuses pour son directeur que contenait la dernière lettre qu'il ait reçue de l'écrivain. Lettre qu'il situe avec précision : "cinq jours avant sa mort"33. Dans un avant-propos à Précaution inutile en février 1923, il évoquera encore cette "lettre exquise, la dernière sans doute de sa correspondance littéraire"34. Si Duvernois dit vrai, il faut donc placer la lettre que lui adresse Proust au [13 novembre 1922]. Mais à cette date, l'écrivain a achevé l'ultime mise au point d'Albertine disparue ou est sur le point de l'achever. Pourquoi alors, s'il destine ce texte aux Oeuvres libres, ne croit-il toujours pas devoir en informer son directeur, et ne lui promet-il de sa part "que le silence" ?

S'il avait d'ailleurs eu l'intention de donner aux Oeuvres libres un troisième extrait d'A la recherche du temps perdu, Proust n'eût-il pas procédé comme la fois précédente ? Ce n'avait été qu'en février 1922, soit quelques mois seulement après la publication de Jalousie (novembre 1921), qu'il avait fait part à Duvernois d'un nouveau projet de collaboration, aussitôt chaleureusement accueilli : "... cette nouvelle nous enchanterait. Essayez, si vous en avez le courage"35. Selon toute vraisemblance, Proust eût de même attendu la parution de Précautions inutiles pour faire de nouvelles propositions aux Oeuvres libres, et entamer les négociations avec Gallimard. Il ne faut pas oublier leur caractère pénible et pesant : Proust ne devait guère être pressé d'une nouvelle épreuve de force avec son éditeur36.

Visiblement séduit par l’hypothèse des Oeuvres libres dans sa biographie Marcel Proust, Jean-Yves Tadié admet toutefois ce silence de la correspondance : « il ne manque, pour étayer cette thèse, qu’une lettre », écrit-il37. Et s’il manquait plus ?

2. « Ici commence Albertine disparue, suite du roman précédent la Prisonnière »38

2. 1 Questions de format

Jean Milly l'a fait remarquer très justement :"Comment, écrit-il, le deuxième chapitre, sur Venise, aurait-il pu faire partie du "roman d'Albertine" projeté pour les Oeuvres libres, puisqu'il ne comporte plus de trace d'Albertine, déjà morte, et que Proust n'avait songé à ce "roman" que "jusqu'à la mort" de la jeune fille ?"39

D’autre part le projet de 1921 est incompatible avec le format éditorial des Oeuvres libres. Cette revue en effet, ou plutôt ce « recueil », ne publie pas de feuilletons. « Toutes ces oeuvres sont complètes dans ce livre », mentionne la couverture. Les deux extraits de Proust qu’elle a publiés (en novembre 1921 et février 1923, Jalousie et Précaution inutile) y ont été sous-titrés « roman inédit et complet » (je souligne). Il eût dans ce cas été peut-être étrange que Proust y donnât, sous le titre Albertine disparue, la suite immédiate de Précautions inutiles, et qu’il inscrivît sur un manuscrit destiné à Henri Duvernois qu’il s’agissait là de la « suite du roman précédent » (je souligne) – et cela d’autant plus que, je l’ai évoqué, les ajoutages à Albertine disparue ne font nullement écho à Précaution inutile.

2. 2 Un roman ?

Le sous-titre « roman » est certes celui qu’emploient les Oeuvres libres, pour d’évidentes raisons commerciales. Proust quant à lui répugne visiblement à son usage dans le contexte de la revue de Fayard. En 1921, en tête du manuscrit de Jalousie qu'il va livrer à la revue, il biffe le sous-titre d'usage, "roman inédit", et précise : "J'ai supprimé les mots Roman inédit. Il est parfaitement vrai que c'est inédit d'un bout à l'autre. Mais le mot roman ne s'applique pas bien, nouvelle un peu mieux, mais je préfère Jalousie par Marcel Proust"40. De manière tout à fait parallèle, le titre de l'extrait suivant, en tête des placards car le manuscrit manque, sera "Précautions inutiles/par/Marcel Proust"41. Proust prend encore ses distances avec le terme "roman" à propos de Précautions inutiles dans sa dernière lettre à Duvernois, où il le place entre guillemets, en une citation explicite du code de la revue : "Quant au "roman" comme il n'en reste rien... ". C’est bien à la Recherche du temps perdu qu’il réserve le terme de "roman"42.

2.3 Où il sera question de dates

C'est [peu après le 7 septembre 1922] ou le [8 ou 9 septembre 1922], selon les éditeurs, que Proust offre à Gallimard de réserver le titre La Prisonnière au volume de la N.R.F. :"Comme pour Jalousie je compte changer le titre. A mon avis il vaut mieux que ce soit votre volume qui s'appelle la Prisonnière, et pour l'Extrait (qu'ils nomment toujours roman complet, Jalousie aussi, mais tout le monde comprend) des Oeuvres libres prendre un titre différent, tout à fait différent" 43. Il faudrait donc, pour qu’il fût destiné à Duvernois, que le nota bene autographe « Ici commence Albertine disparue, suite du roman précédent la Prisonnière » ait été appliqué avant cette date pour que La Prisonnière puisse encore désigner l'extrait de revue, et Albertine disparue un possible extrait suivant : mais avant cette date, Proust n’emploie, pour la suite de La Prisonnière, qu’un seul titre : La Fugitive, le [4 ou 5 septembre] par exemple dans une lettre à Gallimard44. Surtout, dans la seule lettre où Proust mentionne (dans le contexte stratégique que l’on a suggéré) une publication de la suite de la Prisonnière aux « Feuilles libres » (sic) , la lettre à Jacques Rivière de [peu avant le 26 août], il appelle bien cette suite : La Fugitive. Pour que notre nota-bene puisse effectivement être destiné à Duvernois, il faudrait donc que ce soit précisément entre le 25-26 août et le 7-9 septembre 1922 que Proust ait choisi un titre pour un troisième extrait effectif aux Oeuvres libres, et commencé (ou poursuivi) sa mise au point. Il lui reste plus de deux mois et demi à vivre : il faudrait donc aussi admettre, d’après l’état de notre documentation, que pendant ces deux mois et demi il n’aurait mentionné ce travail ni à Gallimard ni à Duvernois, et n’aurait pas modifié sur la dactylographie le titre La Prisonnière en celui de Précautions inutiles.

Nous avons d’ailleurs quelques renseignements sur la genèse de cet extrait de La Prisonnière aux Oeuvres libres. Elle est suggestive :

– très vite après l’accord de Gallimard, vers le 6 septembre, Proust écrit à Duvernois qu’il a « déjà commandé autant de dactylographes qu’on peut pour tâcher d’abréger » : il s’agit de la mise au point des « cinq mille lignes » requises par la revue45. Pour la préparation de l’extrait, Proust ne recourt donc pas aux dactylogrammes établis par Yvonne Albaret au printemps. Aussi peut-on se demander pourquoi il le ferait, au même moment, pour Albertine disparue.

– l’accord de principe obtenu de Gallimard, le 4 ou 5 septembre 1922, Proust, après l’engagement d’un(e) secrétaire, délaisse sa mise au point : « Vous avez peut-être été étonné de ne pas voir dans les Oeuvres libres la publication que vous avez eu la gentillesse d’autoriser mais j’ai été trop souffrant ces temps ci pour travailler à quoi que ce soit, sauf aux fragments que j’ai envoyés à Jacques », écrit-il à Gallimard le 2 octobre. C’est à la fin de ce mois (voire en novembre, si on peut croire Duvernois sur la date qu’il propose pour l’ultime lettre reçue de Proust) qu’il envoie sa copie, corrigée en catastrophe : « Quant au « roman » comme il n’en reste rien faites arranger cela comme il vous plaira, ou jetez-le au feu. »46 Proust diffère donc la mise au point de l’extrait de la Prisonnière, et la bâcle le moment venu : est-il vraiment plausible qu’au même moment il se consacre à la préparation d’un autre extrait ?

2. 4 De l’importance des titres

Albertine disparue, un titre « pour » les Oeuvres libres ?Proust, au moment même où il détache l’extrait de la Prisonnière de l’univers de la Recherche pour l’intituler, parodiant le Barbier de Séville47, Précautions inutiles, choisirait-il pour son troisième extrait un titre où se retrouve la grande héroïne du roman, honneur jusque-là réservé au seul Swann ? Le titre Albertine disparue jure dans la série soigneusement démarquée du romanqui caractérise l’activité éditoriale de Proust aux Oeuvres libres. Mais il s’inscrit naturellement dans la Recherche : en écho à La Prisonnière, indiscutablement, même si ce n’est pas sur le mode d’une exacte symétrie, à laquelle il semble avoir finalement renoncé ; en écho encore à la table de l'oeuvre à paraître publiée avec l'édition originale d'A l'ombre des jeunes filles en fleurs, où un chapitre annoncé de Sodome et Gomorrhe II - Le Temps retrouvé s’intitule "Disparition d'Albertine" ; en écho enfin et surtout à la dernière section de "Noms de pays : le pays", deuxième partie d'A l'ombre des jeunes filles en fleurs, intitulée "Albertine apparaît"48. Accordera-t-on que Proust, s’il avait vraiment réservé ce texte aux Oeuvres libres, eût dû en changer, de toute urgence, le titre ?

3. L’autre dactylographie retrouvée

Admettons pourtant, au point où nous en sommes, qu’au début septembre 1922 il existe une dactylographie originale corrigée par Proust, intitulée Albertine disparue et destinée aux Oeuvres libres. Nous admettrons aussi que, pour satisfaire aux dimensions d’un extrait dans ce recueil (« cinq mille lignes »), elle inclut au moins l’épisode de la mort de l’héroïne.

Mais alors, un mois plus tard, au 12 octobre 1922, Proust a modifié son projet. C’est à la Nouvelle revue française qu’il promet une partie de ces pages. Ici, nous avons bien une lettre, de Jacques Rivière. Ce dernier, on s'en souvient, s'était plaint que l'ensemble intitulé "I. La regarder dormir II. Mes réveils" que Proust lui avait remis pour la revue du 1er novembre 1922 fût "un peu mince"49. L'écrivain, tout en se refusant à lui "envoyer une ligne de plus" pour ce morceau, lui avait alors laissé entendre qu'il "pourra[it lui] redonner autre chose cette année"50. Rivière peut s’en flatter le 12 octobre : «... je retiens avec joie votre promesse de [me] donner bientôt un [passage] plus long (La Mort d’Albertine) »51.

3. 1 « La Mort d’Albertine »

Le département des manuscrits de la BnF conserve une dactylographie d'une trentaine de pages intitulée « La Mort d'Albertine »52 Elle est cataloguée comme celle du fragment qui parut sous ce titre trois ans après la mort de Proust, dans la N.R.F. du 1er juin 192553. Mais de nombreux indices contredisent cette attribution. Tout d’abord, on note un hiatus important entre son découpage et celui du fragment publié en revue : l'extrait de la N.R.F. commence et finit plus haut54. Ensuite, une mention manuscrite sur les placards de cette publication (conservés par la BnF à la suite de la dactylographie) renvoie à la pagination de l’exemplaire de double d’Albertine disparue55, sur lequel figure l'indication du "copyright" Gallimard de la main de Jean Paulhan56. La dactylographie de "La Mort d'Albertine" conservée par la BnF n'est donc pas celle qui servit pour La N.R.F. en 1925. Paulhan et ses collaborateurs utilisèrent l’exemplaire de double, sur lequel ils étaient en train d’établir le texte de l’édition originale d’Albertine disparue, pour que parût enfin l’extrait promis.

Quelle était alors la destination de la dactylographie de la Nationale ? Elle date au plus tard du début de 1924, quand Rivière presse Robert Proust de lui communiquer de quoi honorer une promesse d'extrait faite au Criterion de T.S. Eliot57. L’extrait qui y paraît au mois de juillet suivant (« The Death of Albertine », dans une traduction de Scott-Moncrieff) présente, à quelques détails près, le découpage et les leçons de la dactylographie conservée à la Nationale58.

Est-ce Robert Proust qui définit et fit dactylographier spécialement ce morceau pour la revue anglaise ? Etant donné l'urgence exprimée par Rivière (et le fait que ce dernier devait se souvenir de l’extrait promis deux ans auparavant) il semble plus plausible que Robert Proust se soit rabattu sur un document déjà prêt retrouvé dans les papiers de son frère. Ce qui le suggère, ce ne sont pas les nombreuses corrections qu’elle porte (et qui, d’une main non identifiée, pourraient être posthumes59), mais certains éléments du texte lui-même. Il faut ici faire un petit détour génétique.

La page 654 de l’exemplaire de double d’Albertine disparue, conservé à la BnF, procure, en ce qui concerne un passage du cahier manuscrit lacunaire et inachevé60, une version aboutie et satisfaisante61. Manifestement, elle est génétiquement plus tardive. Or le type des corrections, le fait qu'elles innovent par rapport au cahier manuscrit, exclut à peu près certainement ici, contrairement à ce qui est la règle pour cet exemplaire dactylographié, l'intervention d'un correcteur posthume62. On peut tenir Proust pour leur auteur. Il aurait repris ce passage, de toute évidence à peu près incohérent dans sa transcription initiale. Comme d’autre part cette page présente une frappe dont la couleur (noire et non violette) et la disposition typographique (marge plus étroite) diffèrent de celles du reste de l'exemplaire, elle a bien été établie plus tardivement que la frappe originelle, peut-être même de manière posthume : l’exemplaire original ne nous est ici d’aucun secours, puisqu’il s’interrompt après la page 64863.

Or le passage correspondant, dans la dactylographie de « La mort d’Albertine », présente un état que l'on peut qualifier de génétiquement intermédiaire64 : il conserve certaines tournures du cahier manuscrit65, et présente déjà certaines innovations du double66. Proust aurait alors effectué de premières corrections autographes, hâtives et incomplètes, sur la page 654 perdue de l'exemplaire original ; celles-ci auraient été incorporées ensuite à la dactylographie de l’extrait qu'il faisait établir pour Rivière. Plus tard, il aurait repris et développé ces corrections, qui finalement ne figurèrent pas, il faut le souligner, dans le premier chapitre d’Albertine disparue, interrompu à la page 648.

Les présomptions sont donc fortes pour qu’on ait là la dactylographie de l’extrait promis à Rivière aux environs du 12 octobre 1922. Proust tient sa promesse ; l’accord de Gallimard pour Précautions inutiles signifie des extraits pour la N.R.F. : « ... je veux vous remercier de votre solution si généreuse. Pour ma part je vous donnerai les meilleurs extraits [de la Prisonnière] et même (ce que j’ai jamais fait de mieux) certains morceaux de la Fugitive, sans attendre que la Prisonnière ait paru », avait-il écrit le 4 ou 5 septembre67. Or ces "morceaux" prisés, on peut les identifier à peu près sûrement à "La mort d'Albertine, l'oubli", grâce à l'allusion un an plus tôt, déjà dans un contexte de prépublication à La N.R.F. et en des termes presque identiques, à "ce que j'ai écrit de mieux"68. Découpage qui correspond, au moins en partie, à celui de la dactylographie « retrouvée » : ce qu’il avait écrit « de mieux », mais dont le manuscrit « au net » présentait encore des rédactions imparfaites, comme en témoigne la mise au point, pour la N.R.F. puis son livre et avant la coupure d’Albertine disparue, de la page 654 sur les « innombrables Albertine » du souvenir. « Un des avantages des Oeuvres libres est que comme le public est moins soucieux de littérature, je peux détacher pour la N.R.F. (revue) les morceaux les mieux, ce que je ne pourrais pas pour les autres revues plus « littéraires » ». Ceci, écrit à Gallimard le 8 ou 9 septembre à propos de la Prisonnière69, ne pourrait-il être appliqué aussi à Albertine disparue ?

3.2 « Un portrait de Mr de Norpois...»

Proust ne devait jamais donner « La Mort d’Albertine » à la revue de Gallimard.Le 21 octobre, il écrit à Rivière pour lui promettre un extrait différent, un "portrait de Mr de Norpois inédit bien entendu", et lui en donne la raison suivante : « L'épuisement de Sodome II en retardant indéfiniment la Prisonnière (trop long à vous expliquer je suis trop faible) va rendre très difficile que je vous donne des extraits »"70. La formule est sybilline. Personnellement, j’y verrais une conséquence de la mise en place – ou de l’adoption définitive – des modifications à la mort d’Albertine apportées sur la dactylographie originale : Proust ne souhaite pas en déparer son morceau, mais par ailleurs redoute (à juste titre !) l’incompréhension des lecteurs. Comment déchiffrer l’allusion à la confidence d’Albertine dans le «petit tram » de Balbec, si Sodome et Gomorrhe II est épuisé (ou censé l’être) ? Et celle à ses dénégations au retour de la soirée Verdurin, si La Prisonnière n’a même pas paru ?71 Quoi qu’il en soit, il renonce à cet extrait et propose, pour ne pas trahir sa promesse à Jacques Rivière, le « portrait de Mr de Norpois » qu’il a, dans la dactylographie d’Albertine disparue, mis au point à partir des développements du cahier 5972.

3.3 « ... inédit bien entendu » : la règle de l’exclusivité

Aucun auteur ne publiera, chez des revues concurrentes et en même temps, les mêmes morceaux. Proust se montrait fort attentif à ce que les divers fragments qu'il donnait en prépublication ne se chevauchent pas. Ainsi les extraits de Sodome et Gomorrhe II parus aux Oeuvres libres et à La N.R.F. en 1921 avaient-ils été fort exactement distribués73. A propos des extraits de La Prisonnière , Proust écrivait à Rivière le 23 septembre 192274 : "Je suis trop honnête vis-à-vis de vous, et j'ajoute vis-à-vis de Fayard, pour qu'une seule ligne de ce que je vous envoie paraisse aux Oeuvres libres". Si donc le passage, d'ailleurs très court, sur le sommeil d'Albertine publié sous le titre "La regarder dormir" dans la N.R.F. du 1er novembre 1922 allait se trouver également dans Précaution inutile75, c'est sans doute par une négligence de l'éditeur, Proust s'étant montré dans sa dernière lettre à Duvernois aussi indifférent à la physionomie générale de son extrait que soucieux d'éviter ce genre de répétition : « S'il est resté des choses sur mes rêves, mes sommeils, il faut les enlever si je les ai laissées, c'est par un oubli qui ferait double emploi »"76.

Il aurait bien fallu, si la dactylographie d’Albertine disparue avait été destinée aux Oeuvres libres, qu’après le 12 octobre 1922, date de la promesse de « La Mort d’Albertine » à Rivière, Proust en retirât cet épisode pour ne pas violer la règle d’exclusivité. Il eût alors déparé l’extrait des Oeuvres libres de sa principale péripétie. Après avoir renoncé à le donner à Rivière le 21 octobre, peut-être l’eût-il réintégré : mais c’est le portrait de Norpois que Proust aurait maintenant dû faire disparaître de la copie des Oeuvres libres. Dans ces conditions, il ne serait plus resté, dans le chapitre vénitien, que deux pages inédites, les deux dernières77 – on se souvient que tout le reste avait déjà été publié, en 1919, dans Le Matin78puis Feuillets d’Art 79. Cela rendait, de toute façon, le séjour à Venise, tel qu’il avait été dactylographié au printemps 1922 d’après l’article de 1919, un candidat improbable à toute nouvelle publication en revue.

Une note post-philologique : les pages « ôtées »

Il ne s’agit pas d’affirmer que Proust ne nourrissait pas, ou n’allait pas nourrir, un projet de prépublication aux Oeuvres libres d’un fragment de la suite de La Prisonnière. Il est vraisemblable en effet qu’il se fût engagé dans une nouvelle négociation avec la N.R.F. L’hypothèse la plus plausible me paraît toutefois la suivante : la dactylographie d’Albertine disparue retrouvée en 1986 n’est pas (et n’a probablement jamais, à aucun moment de sa genèse, été) cet extrait.

Je l’ai dit, le dernier défenseur en date de l’hypothèse des Oeuvres libres admet fort gracieusement son caractère « indémontrable ». Reste que sa séduction est forte. Elle proclame une « première méprise sur les prémisses » : n’aurait jamais eu lieu l’inacceptable, à savoir la suppression des deux cent cinquante pages dactylographiées entre le premier et le deuxième chapitre d’Albertine disparue, parmi lesquelles figure ce que, selon Proust lui-même, il aurait « écrit de mieux ». Si nous parvenons, dit M. Anguissola, à imaginer une réutilisation plausible de ces pages, alors seulement pourrons-nous accepter l’hypothèse de l’authenticité d’Albertine disparue (c’est-à-dire : alors seulement Proust n’aura pas été frappé de folie)80. Mais là où M. Anguissola dit : trouvons un usage plausible pour les pages « ôtées », et nous pourrons admettre l’authenticité de la dactylographie retrouvée en 1986, je dirais à l’inverse : établissons, tant que faire se peut, l’improbabilité extrême de sa destination aux Oeuvres libres, et lançons-nous tout de suite dans les lectures critiques d’Albertine disparue que cette hypothèse, paralysant les commentateurs, a inhibées dans l’oeuf.

Si, tous, nous tenons à chercher du côté de la signification, ou plutôt de l’interprétation, au-delà d’un positivisme philologique, une « littérarité » à cet objet encore errant, semble-t-il, qu’est la dactylographie d’Albertine disparue, je propose par exemple que nous déplacions la question de : « quelle était la destination finale des pages ôtées ? » à : « quel événement d’écriture peut expliquer, au moins en partie, le retrait proustien ? ». Je fais quant à moi l’hypothèse que la nouvelle version de la mort d’Albertine (cette localisation « au bord de la Vivonne » dont le texte nous donne lui-même, en presque immédiat écho, la glose81) constitue un puissant événement d’écriture, aussi structurant pour une clôture poétique et dramatique de l’« épisode d’Albertine », que déconstructeur, catastrophique en aval du roman. M. Anguissola semble d’ailleurs avoir interprété dans le même sens cette même glose : « Quelle qu’ait été la destination finale de la dactylographie d’Albertine disparue (troisième épisode du « roman d’Albertine » dans les Oeuvres libres ou alors révision drastique de la troisième partie de Sodome pour Gallimard et sa maison d’édition) il faut souligner ici que la présence de la « fugitive » chez Mlle Vinteuil est une « preuve à charge » de sa « culpabilité », si forte qu’elle rend en quelque sorte redondante la très longue enquête menée par le Narrateur dans les pages suivantes. La substitution de la Touraine par la Vivonne convient donc bien à une « version courte » de l’histoire. »82.

Mais nous n’éviterons pas la seconde question : « quelle était la destination finale des pages ôtées ? ». Elle va nous conduire à défendre l’idée et la pratique de cette « fantacritica » heureusement lancée et mise en oeuvre par Alberto Beretta Anguissola dans son édition d’Albertine disparue. L’hypothèse de ce chercheur – une résurgence plus tardive du processus du deuil et de l’oubli, sur le modèle des « intermittences du coeur »83 – est séduisante parce que profondément « proustienne », c’est-à-dire congruente avec les schémas narratifs préexistant ailleurs dans le roman. Nous n’en sommes pas encore, sans doute, à finir l’oeuvre à la place de l’auteur défaillant, une pratique qui, on le sait bien, ne manque pourtant pas d’antécédents historiques84, mais nous pouvons plaider pour le développement d’une « critique-fiction » albertinienne, fondée sur le respect des « phrases-types » de la Recherche.

Je ne voudrais évidemment pas conclure sans proposer, à mon tour, une hypothèse quant au devenir possible des pages « ôtées ». Je demanderai donc au lecteur de bien vouloir relire la citation d’Albertine disparue que j’ai placée en épigraphe à cette étude, et qui clôt l’ouvrage. Il se souvient que cette méditation sur nos erreurs de lecture – voire sur toute lecture comme erreur – vient conclure la découverte que la dépêche reçue à Venise et « crue d’Albertine » était de Gilberte. Proust avait d’abord songé à placerun peu plus haut, juste avant ce commentaire, la fin d’un « deuxième chapitre » d’Albertine disparue85, mais l’a finalement inclus, et en a même fait la chute du livre. Pourquoi ? M. Anguissola rappelait sa fascinante confidence à Céleste : « Aujourd’hui Céleste j’ai travaillé sur Albertine... Attention il est très possible que j’arrive à organiser mon affaire... Je fais là une chose que je crois assez extraordinaire... »86. Il serait en effet « assez extraordinaire », pour nous aussi, qu’il fût arrivé à « organiser son affaire », c’est-à-dire à garder à la fois la nouvelle version de la mort d’Albertine qui, on l’a vu, invalide narrativement une grande partie de la suite du manuscrit au net – et ces pages elles-mêmes.

Développons schématiquement l’hypothèse. Il y a un évident parallélisme dans la composition d’Albertine disparue : le premier chapitre se clôt peu après la réception d’un télégramme (annonçant la mort de la jeune fille), le second sur le commentaire d’une dépêche (ayant fait croire à sa résurrection87), qui est une mise en garde contre les erreurs d’interprétation littérale. Ce parallélisme structurel (cette mise « à la clausule » narrative, en quelque sorte) correspondrait à une « intention » d’auteur. Elle préparerait un rebondissement, de la manière voilée chère à Proust. De même que la dépêche reçue à Venise n’était pas signée du nom d’Albertine, mais de celui de Gilberte (erreur sur la « lettre »), de même le narrateur aurait-il fini par découvrir – sur le très proustien mode rétrospectif – que ses « prémisses » lors de la lecture du télégramme étaient erronées (erreur sur l’« esprit ») : ses prémisses, à savoir que « la coïncidence » entre une mort le long de la Vivonne et la proximité de Montjouvain « ne pouvait être fortuite », et devait révéler la trahison d’Albertine avec Mlle Vinteuil. « Tout part d’une erreur initiale ». Joli chiasme narratif : si la nouvelle crue fausse était vraie (elle est bien morte !), la nouvelle crue vraie était fausse. Albertine innocentée à nouveau de liens intimes avec Mlle Vinteuil et son amie, les enquêtes – de nouvelles enquêtes ? – seraient redevenues indispensables. Souvenir et douleur par elles alors ranimés auraient plus que jamais exigé le lent travail dissolvant de l’oubli – et permis la réintégration (non peut-être il est vrai sans certaines modifications) de ce que Proust avait « écrit de mieux ». Dans l’intervalle – ces nouvelles « intermittences du coeur » précisément suggérées par M. Anguissola –, Proust pouvait explorer (ne fait-il pas annoncer avant Le Temps retrouvé une suite à Sodome et Gomorrhe « en plusieurs volumes » ?) les pistes narratives inédites suggérées par Albertine disparue, et notamment cette addition au « Nouvel aspect de Robert de Saint-Loup » que serait la complicité de l’amant de Morel avec Albertine et sa trahison du narrateur88. Il ne serait guère surprenant alors que « l’enveloppe souillée de tisane » focalise le travail sur ce qui, dans les pages « ôtées », ne ressortissait ni aux enquêtes ni à l’oubli, se trouvait déséquilibré par l’interjection inattendue de Venise – le devenir social et les métamorphoses de Gilberte, son alliance avec Saint-Loup – et pouvait servir de transition avant la « réapparition » d’Albertine.

1  Dactylographie originale d’Albertine disparue(= dact. or.), BnF Microfilm MF 3673, pp. 935-936 ; Albertine disparue, Grasset, 1987, pp. 158-159.

2  Les Oeuvres libres, "recueil littéraire mensuel ne publiant que de l'inédit", Arthème Fayard et Cie, Editeurs, Paris.

3  Les Oeuvres libres, n° 5, Novembre 1921, pp. 7-156. L'extrait donnait une version corrigée du manuscrit de la soirée chez la princesse de Guermantes (NP III, 34-136) et un condensé du début du chapitre II (NP III, 185-198). Ce n'était que vingt-huit pages avant la fin d'un texte qui en compte 149 qu'apparaissait le thème du titre (p. 128 ; cf. NP III, 127). Sur la préparation de cet extrait, et l'utilisation d'un exemplaire corrigé de l'article paru comme copie d'impression pour le chapitre premier de l'édition originale de Sodome et Gomorrhe II, voir Emily Eells-Ogée, "La publication de Sodome et Gomorrhe", BIP, n° 15, 1984, p. 68 sq ; Antoine Compagnon, "Notice" et "Note sur le texte", NP III, 1251-1253, 1293-1294). Sur les négociations et les suites de la publication de Jalousie en 1921, voir Corr., t. XX, pp. 396, 422-424, 430, 432, 440-442, 443-446, 451, 463-466, 470-472, 482 note 5, 484, 491, 494, 522, 528, 531, 543, 547, 549, 558-559, 600.

4  Les Oeuvres libres, n° 20, Février 1923, pp. 7-131.

5  Mais dans la seule lettre connue à ce jour où Proust cite ce titre, il le met au pluriel (voir Corr., t. XXI, p. 524), et les épreuves (incomplètes) du volume conservées à la BnF sont intitulées : "Précautions inutiles par Marcel Proust" (voir N. a. fr. 16776, f° 60). Ce titre y a été modifié par deux ratures successives : la première supprimant le pluriel, la suivante l'ensemble du titre, curieusement remplacé de la main de Robert Proust par La Prisonnière.

6  Corr., t. XX, p. 396 ; lettre à Jacques Boulenger, le [mardi 12 juillet 1921].

7  La brièveté de cette Albertine disparue est en effet une caractéristique pour le moins inhabituelle dans la pratique éditoriale de Proust, à l'exception près, il est vrai, du beaucoup plus ramassé encore Sodome et Gomorrhe I. Les 149 pages de Jalousie réunissent approximativement 278 000 signes, et les 131 de Précaution inutile, 232 000. Albertine disparue atteint 214 000 signes environ : nous serions là dans des ordres de grandeur comparables.

8  Voir Grasset, 1987, pp. 166-167 et 180-181.

9  « L'édition des posthumes de A la recherche du temps perdu », BSAMP, 1988, n° 38, pp. 95-101.

10  « Autour d'Albertine disparue », Etudes de sciences humaines, Université de Waseda, 1991, n° 90, pp. 181-194.

11  Paru en deux parties : "Proust : eccovi il romanzo d'Albertine", Corriere della sera, 13 octobre 1991, p. 5 ; "Come perdere e trovare un testo di Proust", ibid., 14 octobre 1991, p. 5. Il a été traduit dans La Revue des Lettres modernes, Marcel Proust 1, 1992, pp. 127-141, sous le titre "Le roman d'Albertine" (= "Roman"), et repris dans Giovanni Macchia, L'Ange de la nuit. Sur Proust, Gallimard, 1993, pp. 237-251, où il est complété (pp. 251-258) par la traduction de sa troisième partie, parue dans le Corriere della sera du 5 janvier 1992, p. 5, sous le titre : "Proust : "Non avrete i miei scartafacci"".

12  Voir Jacqueline Risset, "La recherche d'Albertine", Le Monde, 10 juillet 1992, p. 24. Voir aussi Nathalie Mauriac Dyer, "L'intruse de la Recherche", mise au point partiellement publiée par Le Monde, 12 février 1993, p. 28 ; Jean Milly, "Passions proustiennes", Le Monde, 21 mai 1993, p. 20. On peut regretter que ce journal ait repris, dans sa série des "Dossiers et Documents littéraires" ("Proust et son temps", 1993) l'article de Jacqueline Risset sans aucune allusion aux réponses de Jean Milly ni de moi-même, ni, ce qui est plus grave, signaler l'existence d'un débat. Le lecteur mal informé – et l'acheteur de tels dossiers l'est, par définition, puisqu'il cherche à réunir une documentation – ne peut que croire la question définitivement réglée.

13  Alla ricerca del tempo perduto, Volume IV, édition dirigée par Luciano De Maria et annotée par Alberto Beretta Anguissola et Daria Galateria, Mondadori, p. 790 ; sur l’hypothèse des Oeuvres libres, voir en général pp. 787 sq.

14  Voir NP IV, 1994, 1032-1033.

15  Sur tout cela voir ma thèse : Les deux volets du Sodome et Gomorrhe III de Marcel Proust. Dossier critique et éditorial, Université de Paris-III, 1994 (= Thèse).

16  Voir dans ce numéro du BIP l’article d’Alberto Beretta Anguissola, « Le doute philologique », p.00.

17  Voir Antoine Compagnon, « Ce qu’on ne peut plus dire de Proust », Littérature, n° 88, décembre 1992, p. 54.

18  Voir à ce sujet mon article « Proust Procuste : les fins disjointes d’A la recherche du temps perdu », Actes du colloque de Cerisy-la-Salle, à paraître ; Thèse, p. 253 sq.

19  Voir notamment mon article « The Death of Albertine », The U.A.B. Marcel Proust Symposium, Summa publications, 1989, pp. 49-57.

20  Je ne reviendrai pas dans le présent article sur le cas délicat de cet épisode, pour lequel je renvoie à Thèse, aux pp. 56-61 ; 120-130 ; 275-280. Je complète néanmoins le contexte dans lequel, selon Alberto Beretta Anguissola, j’aurais parlé du « choix » de Proust de « négliger certains épisodes du séjour à Venise » (« Le doute philologique », p. 00) : « Le choix de l’extrait « A Venise » plutôt que celui du texte des cahiers XIV et XV se serait-il accompagné sur l’original/le double, si Proust avait vécu plus longtemps, de la reprise de tant d’épisodes importants, voire capitaux, dans l’économie générale d’A la recherche du temps perdu ? » (Thèse, p. 59). Il est important de comprendre ici que le doigt accusateur que l’on pointe vers Albertine disparue, d’où sont absentes les visites à l’Académie et à Saint-Marc notamment, devrait l’être aussi sur le double, où elles manquent tout autant (et manquèrent aussi à l’édition commerciale, jusqu’à la Pléiade de 1954 !) : c’est au moment de l’établissement de la frappe que Proust décide de « laisser » ses cahiers – pourquoi, et pour y retourner quand ?

21 Il est important de bien distinguer, quand on parle de la dactylographie d’Albertine disparue, les pages ôtées et les pages biffées. Les pages ôtées correspondent aux pages 649 à 897, désignées par Proust dans le nota-bene autographe placé en tête de la p. 648 : « (...) De 648 à 898 rien, j’ai tout ôté (...) Sautons sans transition au chapitre deux 898 » (voir Grasset, planche 3). Les pages biffées sont les p. 936 à 980, quarante-quatre pages demeurées dans la liasse à la suite d’Albertine disparue, après la consigne « Fin d’Albertine disparue » (voir Grasset, planche 4 ; Thèse, p. 56). Non seulement il faut bien distinguer ces deux groupes, mais il faut rester réservé sur leur statut, retrait et biffure n’étant pas forcément synonymes de suppression définitive ou d’élimination, comme Jean Milly l’avait très justement remarqué (voir Albertine disparue, édition intégrale, p. 57).

22 Voir mes articles « «Sur une enveloppe souillée de tisane», un plan pour la suite d’Albertine disparue », BMP, n°42, 1992, pp. 19-28 ; et « Proust Procuste... », Actes du colloque de Cerisy-la-Salle, (à paraître).

23  Je renvoie le lecteur, outre aux articles cités dans les notes précédentes, à Thèse, pour ceux des dix points non développés infra.

24  Voir Thèse, Tome 1, pp. 150-161. A la liste des omissions, il faut ajouter celle, dernière en date, de l’« enveloppe souillée de tisane » dans la biographie de Jean-Yves Tadié, Marcel Proust, Gallimard,1996.

25  Rappelons que la correspondance croisée Marcel Proust - Gaston Gallimard a été publiée en 1989 (éd. Pascal Fouché, Gallimard), à la suite de la découverte en 1986, dans les archives de Suzy Mante-Proust, des lettres de l'éditeur. Ces dernières n'ont pu être reprises par Philip Kolb dans son édition. Pour obtenir le texte intégral de la correspondance relative aux Oeuvres libres, le lecteur doit faire des allées et venues entre le volume publié par Gallimard (=MP-GG) et les tomes XX et XXI (=21) de l'édition Plon. Voici le relevé intégral de cette correspondance pour la deuxième moitié de l'année 1922 :
M. P. à G. G., [19 août 1922] (MP-GG, 585-587) ; [vers le 20 août 1922] (21, 423-424).
M. P. à H. Duvernois, [peu après le 21 août 1922] (21, 430-431).
M. P. à J. R., [peu avant le 26 août 1922] (21, 434-435).
J. R. à M. P., 26 août 1922 (21, 439).
G. G. à M. P., 28. 8. 1922 (MP-GG, 590-591).
M. P. à J. R., [le 29, 30 ou le 31 août 1922] (21, 445-446).
M. P. à G. G., [samedi 2 septembre 1922] (MP-GG, 593-594 ; 21, 452-453).
J. R. à G. G., 2 septembre 1922 (MP-GG, p. 599 note 1).
M. P. à H. Duvernois, [3 septembre 1922] (21, 453-454).
J. R. à M. P., 3 septembre 1922, (21, 454).
M. P. à G. G., [3 septembre 1922] (MP-GG, 595-596 ; 21, 455-456).
G. G. à M. P., 4 septembre 1922 (MP-GG, 597-599).
M. P. à G. G., [4 septembre 1922] (MP-GG, 600-601) ; [le lundi soir 4 ou le 5 septembre 1922] (21, 457-458).
G. G. à M. P., 5 septembre 1922 (MP-GG, 602).
G. G. à J. R., 5 septembre 1922 (MP-GG, p. 599 note 1).
G. G. à M. P., 6. 9. 1922 (MP-GG, 604).
M. P. à H. Duvernois, [peu après le 6 septembre 1922] (21, 463-464).
M. P. à G. G., [peu après le 7 septembre 1922] (MP-GG, 606-607) ; [le 8 ou le 9 septembre 1922] (21, 466-467).
M. P. à S. Schiff, [le jeudi 14 septembre 1922] (21, 474).
M. P. à J. R., [le samedi 23 septembre 1922] (21, 484-485).
M. P. à G. G., [peu après le 26 septembre 1922] (MP-GG, 621) ; [le lundi 2 octobre 1922] (21, 492-493).
M. P. à F. Divoire, [6 octobre 1922] (21, 496).
M. P. à H. Duvernois, [le 28 ou 29 octobre 1922] (21, 524) ; plus probablement le [13 novembre 1922] : voir ci-dessous.

26  Voir Corr., t. XXI, pp. 492-493, et MP-GG, p. 621.

27  Voir par exemple Corr., t. XXI, p. 426 : "Rivière ne s'occupe que de la Revue" (lettre à Camille Vettard, [vers le 20 août 1922]). Voir aussi p. 440 : Proust donnant le 28 août 1922 des conseils à son ami Sydney Schiff qui voudrait se faire publier par la N.R.F. lui précise qu'"il vaut mieux commencer (moi ou vous) par Rivière (c'est-à-dire par la Revue). Un volume est plus difficile à obtenir".

28  Jacques Rivière-Gaston Gallimard, Correspondance 1911-1924, éd. établie par P.-E. Robert avec la collaboration d’ Alain Rivière, 1994, p. 217 ; précédemment cité dans MP -GG, p. 599 note 1. Giovanni Macchia l'avait d'ailleurs compris : « Rivière, qui tenait à publier des extraits de la Recherche dans sa revue, conjurait Gaston de ne pas refuser à Proust l'autorisation de publier ses prétendus "romans inédits" dans les Oeuvres libres »("Roman", p. 132).

29  Voir BMP, 1993, n° 43, pp. 27-28.

30  Corr., t. XXI, pp. 430-431, 453-454, 463-464.

31 Voir Corr., t. XXI, p. 524. Elle répond à une lettre non retrouvée de Duvernois qui devait remercier Proust de l'envoi de Précautions inutiles, et lui demander quelques précisions sur sa publication. Il semble en effet que les indications de régie de Proust aient été quelque peu confuses, du fait d'une réduction en deux temps du texte au format requis, les "9000 lignes" de la première version excédant largement les 5000 "au maximum" exigées par les Oeuvres libres.

32  La phrase "Si je survis, on se verra", avancée ici par certains comme indice des "projets" de Proust, outre qu'elle demeure fort vague, doit être replacée dans son contexte : "Je n'aurais aimé connaître personne plus que votre ami. Mais toute visite m'est interdite et impossible. Si je survis, on se verra" (ibid., p. 524).

33  Voir le Bulletin des Amis de Jacques Rivière et d'Alain-Fournier, "Jacques Rivière témoin de Marcel Proust", onzième année, n° 37, 2è trimestre 1985, p. 39. Voici le texte de cette lettre d'Henri Duvernois à Jacques Rivière :
[Samedi 25 novembre 1922]
"Cher Monsieur,
Cinq jours avant sa mort Proust m'écrivait : "j'étais trop malade pour vous écrire pour Rivière pour qui vous savez toute ma tendresse et mon admiration". Je tiens à vous transmettre ce dernier témoignage du grand écrivain et de l'ami que je pleure comme vous. [...]"
On comparera avec la lettre de Proust : "... j'étais trop malade pour vous écrire pour Rivière (prix Bourget) pour qui vous savez pourtant toute ma tendresse et mon admiration" (Corr., t. XXI, p. 524).

34  Les Oeuvres libres, n° 20, Février 1923, p. 5.

35  Corr., t. XXI, p. 62.

36  Notons en outre que l'encart publicitaire annonçant dans la N.R.F. du 1er janvier 1923 la parution du "dernier roman de Marcel Proust PRECAUTIONS INUTILES" est suivi par une liste de dix-huit noms, ceux des auteurs dont "Les Oeuvres libres se sont assuré, pour leurs prochains numéros, la collaboration" : celui de Proust n'y figure pas. Signées par Henri Duvernois, les deux pages de présentation dePrécaution inutile ne promettent, le mois suivant, aucune suite. Pierre-Edmond Robert a par ailleurs signalé que "les archives Gallimard, interrogées, ne fournissent pas d'autres éclaircissements, pas plus que les archives Fayard et celles d'Henri Duvernois" ("L'édition des posthumes... (suite)", Marcel Proust 1, p. 145)

37
Gallimard, 1996, p. 905.

38  Dact. or., MF 3673, nota-bene autographe p. 527 (voir édition Grasset, planche 1).

39  "Passions proustiennes", Le Monde, 21 mai 1993, p. 20 ; voir aussi "Proust et les anges", Libération, 4 mars 1993, p. 23 : "... que faire, dans le cadre du "roman avec Albertine" aperçu par Macchia, du "deuxième chapitre" de la dactylographie consacré à Venise, puisque Proust en a précisément éliminé tout ce qui concernait ce personnage ?" (repris dans BMP, 1993, n° 43, p. 141).

40  Voir N. a. fr. 16728, f° 1 ; BIP, 1984, n° 15, p. 68 ; I, CLXVII. Voir aussi la lettre du [19 mars 1922] à C. Vettard, où Proust évoque "les Oeuvres libres (si utilisables pour moi pour le côté "Nouvelles" que j'extrais si aisément de mes volumes)" (Corr., t. XXI, p. 89).

41  N. a. fr. 16776, f° 60.

42  On se souvient, dès 1913, du "roman qui aura pour titre généralA la recherche du temps perdu", et du "livre [qui] serait peut-être comme un essai d'une suite de "Romans de l'Inconscient"" (Essais et articles, éd. de la Pléiade, pp. 557-558). Voir encore par exemple Corr., t. XI, p. 235 ; XII, 79 et 91-92 ; XXI, p. 436.

43  Corr., t. XXI, p. 466.Cf. MP-GG, p. 607.

44 Ibid., p. 457 (Cf. MP-GG, p. 600).

45  Ibid., p.463.

46  Ibid., p. 524.

47  Dont c’est, au singulier, le sous-titre.

48  NP II, 1490 et p. 3 note 1.

49  Corr., t. XXI, p. 486.

50  Ibid., p. 489.

51  Ibid., p. 502. Les deux extraits envoyés à Rivière fin septembre, "I. La regarder dormir. II. Mes réveils" (ibid., p. 484) comptaient, nous le savons par une lettre de Proust lui-même, dix-neuf pages dactylographiées (ibid., p. 489) ; "La Mort d'Albertine" conservée à la BnF en compte vingt-neuf.

52  Avec divers extraits d'A la recherche du temps perdu publiés dans des revues ; "La Mort d'Albertine", N. a. fr. 16776, ffos 159-187.

53  Voir N. a. fr. 16776 : ""La Mort d'Albertine", N.R.F., 1er juin 1925, pp. 965-982. Extrait d'Albertine disparue. Dactylographie corrigée par Robert Proust". En fait, je n'y ai pas retrouvé sa main.

54  Découpage de "La Mort d'Albertine" dans la N.R.F. : "Je ne pouvais pas laisser Albertine en Touraine avec ces jeunes filles [...] tour à tour livré à la confiance et au soupçon jaloux" (=Ancienne Pléiade III, 475-489) ; découpage de la dactylographie conservée par la BnF : "Je laissai toute fierté vis-à-vis d'Albertine [...] Cela m'avait d'autant plus préoccupé qu'on m'avait dit que/" [interrompu] (= Ancienne Pléiade III, 476-491).

55  Voir en tête des placards (N. a. fr. 16776, f° 191), la mention manuscrite : « Cette composition remplace les feuillets dactyl[ographiés] 630 à 656. », soit la portion de texte correspondant sur le double au fragment donné par la N.R.F.

56  Voir N. a. fr. 16748, f° 105.

57  Voir la lettre de Jacques Rivière à Robert Proust, le 21 janvier 1924, Albertine disparue, Grasset, pp. 205-206.

58  Voir The Criterion, vol. II, n° 8, juillet 1924, pp. 376-394. Cet extrait s'achève quelques lignes avant la fin de la dactylographie, avec : "... dans le membre qui n'existait plus" ("... in the member that had ceased, now, to belong to me", voir Ancienne Pléiade III, 491) ; la frappe de "La Mort d'Albertine" s'interrompait quelques lignes plus loin, mais peu après le début d'un nouveau paragraphe, et au milieu d'une phrase ("Cela m'avait d'autant plus préoccupé qu'on m'avait dit que/" ; Ancienne Pléiade III, 491). En outre, la N.R.F. du 1er juin 1925 donne le texte de la p. 654 du double (pp. 980-981), tandis que, dans l'extrait du Criterion, le passage correspondant (pp. 390-391) suit le texte différent donné par la dactylographie de "La Mort d'Albertine".

59  Cette main "corrige" par réécritures partielles plusieurs passages difficiles ou lacunaires (N. a. fr. 16776, ffos 163, 178, 180, 181, 184). On notera, dans la marge de la p. 24 (ibid., f° 182), la mention d'une main différente qui renvoie au passage correspondant de l'exemplaire complet ("P. 654") ; on trouve, de la même écriture, une mention parallèle sur une page du double, à la fin d'une addition qui y a été dactylographiée en surnombre, après la mort de Proust ("P. 933", voir N. a. fr. 16749, f° 142).

60  Cahier XII, N. a. fr. 16719, ffos 98-100. En voici le texte, très raturé (biffures en italiques) :
Le nom d'Albertine[,] sa mort avaient changé de sens, ses trahisons avaient soudain repris toute leur importance [...] Comment m'a-t-elle paru morte quand // que je revoyais de son vivant je revoyais quand je p[ensais] à elle, étaient toujours aussi claires en moi. Tour à tour maintenant pour penser à elle je n'avais à ma disposition que les mêmes images que j'avais com[me] quand en dont quand elle était vivante je revoyais l'une ou l'autre, chacune attachée à un moment auquel maintenant encore elle me ramenait aussitôt. Tour à tour rapide et penchée voûtée elle allait les jours de pluie comme elle était sur sa roue mythologique de sa bicyclette, comme sous le caoutchouc qui était comme la tunique guerrière mythologique guerrière de son du caoutchouc guerrier qui la coiffait la coiffait de serpents, faisait bomber ses seins sous une cuirasse guerrière, et bosselait à ses jambes des genouillères comme à un chevalier de Mantegna quand elle semait la terreur dans les rues de Balbec en fais[ant] montée sur en filant sur sa roue mythologique, ou bien (grosse, à gros grains, brune*
ou blême, avec la voix provocante changée, qu'elle av[ait] quand // elle avait bu du champagne par les b[ois], les soirs où nous avions emporté du champagne dans les bois de Chantepie, et que j'essayais dans l'obscurité de* la voiture de distinguer ne pouvant distinguer dans l'obscurité de la voiture la pâleur chaleur de ses joues échauffées aux pommettes, je les approchais de la du clair de lune, la voix provocante, changée, avec cette pâleur blê[me] chaleur blême rougissant seulement aux pommettes que je ne la distinguant mal dans l'obscurité de la voiture j'approchais du clair de lune, et que j'essayais maintenant en vain de me rappeler, de revoir dans l'obscurité qui ne finirait plus. Petite statuette dans la promenade vers l'île [.] Grosse à gros grains près du pianola, [blanc] tant
Tour à tour rapide fraî[che] pluvieuse et rapide, complétée par la sphèr[e] l'or comme une la l'allégorie
Tour à tour rapide
De sorte que ce [qu]'il m'eût fallu faire mourir anéantir en moi c'était ce n'était pas une seule c'était d'innombrables Albertine, une mais toujours une autre Albertine prête à remplacer celle qui je j'aurai d'innombrables Albertine. Chacune était attachée à un moment, et par là même c'est à ce moment qu'elle me replaçait. Je me rappelais que je n'avais jamais caressé Albertine sous son caoutchouc et //

61  N. a. fr. 16748, f° 129 (p. 654) :
[Alors je pleurais ce que je voyais si bien et qui la veille n'était pour moi] que néant. Puis brusquement, le nom d'Albertine, sa mort avaient changé de sens ; ses trahisons avaient soudain repris toute leur importance.
Comment m'avait-elle paru morte quand maintenant pour penser à elle je n'avais à ma disposition que les mêmes images dont quand elle était vivante je revoyais l'une ou l'autre : rapide et penchée sur la roue mythologique de sa bicyclette, sanglée les jours de pluie sous la tunique guerrière de caoutchouc qui faisait bomber ses seins, sa tête enturbannée et coiffée de serpents, elle semait la terreur dans les rues de Balbec ; les soirs où nous avions emporté du champagne dans les bois de Chantepie, la voix provocante et changée elle avait au visage cette chaleur blême rougissant seulement aux pommettes que, la distinguant mal dans l'obscurité de la voiture, j'approchais du clair de lune pour la mieux voir et que j'essayais maintenant en vain de me rappeler, de revoir dans une obscurité qui ne finirait plus. Petite statuette dans la promenade vers l'île, calme figure grosse à gros grains près du pianola, elle était ainsi tour à tour pluvieuse et rapide, provocante et diaphane, immobile et souriante, ange de la musique.

62  Leçons de la page de double qui ne renvoient à aucune leçon du cahier XII, et n'ont donc pu lui être empruntées par un correcteur posthume : <sanglée>, <enturbannée>, j'approchais du clair de lune <pour la mieux voir>, <calme figure>, <provocante et diaphane, immobile et souriante, ange de la musique>.

63  Le fait que cette page 654 du double présente l'encrage bien net d'une frappe originale et non carbone ne constitue pas une "preuve" qu'elle ait été établie spécifiquement pour le double, sinon peut-être de manière posthume, d'après un document retrouvé dans les papiers de Proust par les premiers éditeurs. Le résultat étant indifférent, un(e) secrétaire aurait pu en effet intervertir la destination du feuillet original/du feuillet de double par rapport aux dactylographies correspondantes.

64  "La Mort d'Albertine", N. a. fr. 16776, ffos181-182. Nous respectons la ponctuation de la dactylographie ; les corrections manuscrites, qui ne sont pas de la main de Proust mais, répétons-le, d'un(e) secrétaire et sont peut-être posthumes, apparaissent en caractères italiques gras pour les suppressions du texte dactylographié, romain gras pour les additions. (On obtient donc le texte de base en rétablissant les passages en italiques gras et en supprimant ceux en romain gras.):
Comment m'était-elle apparue m'a-t-elle paru morte quand maintenant pour penser à elle je n'avais à ma disposition que les mêmes images dont quand elle était vivante je revoyais l'une ou l'autre. Chacune affectée à un moment. Tour à tour rapide et penchée, elle était, les jours de pluie, sur la roue mythologique de sa bicyclette comme elle était les jours de pluie sous la tunique de caoutchouc guerrière qui faisait bomber ses seins sous une cuirasse guerrière et la coiffait de serpents, ou bien les soirs où nous avions emporté du // champagne dans les bois de Chantepie, la voix provocante, changée, avec cette chaleur blême rougissant seulement aux pommettes si bien que la distinguant mal dans l'obscurité de la voiture, je n'en percevais qu'une ombre au clair de lune, que j'essayais maintenant en vain de me rappeler et de revoir dans l'obscurité qui ne finirait plus. Petite statuette dans la promenade vers l'île, grosse à gros grains près du pianola, telle elle était tour à tour pluvieuse et rapide, provocante et diaphane, immobile et souriante, ange de la musique. De sorte que ce qu'il eût fallu anéantir en moi ce n'était pas une seule mais d'innombrables Albertine. Chacune était attachée à un moment à la date duquel je me trouvais replacé quand je revoyais cette Albertine.

65  Ainsi : "Chacune affectée à un moment". La leçon, raturée, du manuscrit était "chacune attachée à un moment". Toute allusion disparaît de la troisième version.

66  Ainsi : <provocante et diaphane, immobile et souriante, ange de la [musique]>. Pour voir la progression des trois états, comparer par ex. "cette chaleur blême rougissant seulement aux pommettes...
1. que la distinguant mal dans l'obscurité de la voiture j'approchais du clair de lune" (cahier XII, f° 100),
2. si bien que la distinguant mal dans l'obscurité de la voiture, je n'en percevais qu'une ombre au clair de lune" ("La Mort d'Albertine", f° 182),
3. que, la distinguant mal dans l'obscurité de la voiture, j'approchais du clair de lune pour la mieux voir" (double, p. 654).

67  Voir Corr., t. XXI, p. 457 ; MP-GG, p. 600.

68  Voit Corr., t. XX, p. 500, la lettre à Gallimard du [20 octobre 1921] ; MP-GG, p. 416.

69  Corr., t. XXI, p. 466 ; MP-GG, p. 607. Cet éditeur écrit : « ... les 2 autres revues plus « littéraires » ».

70  Corr., t. XXI, pp. 511-512.

71  Voir Albertine disparue, Grasset, pp. 111-112.

72  Les ébauches consacrées à Norpois figurent aux ffos 81-91 du cahier 59 ; voir Thèse, p. 276.

73  "Les Intermittences du coeur", dans La N.R.F. du 1er octobre 1921, correspond à NP III, 148-178, et Jalousie, dans les Oeuvres libres de novembre 1921, à NP III, 34-136 et 185-198. Voir encore Corr., t. XX, pp. 451 et 469.

74  Corr., t. XXI, p. 484.

75  Pp. 55-62.

76  Corr., t. XXI, p. 524.

77  Albertine disparue, Grasset, pp. 157-159 : « Les heures passaient (...) sur les prémisses ».

78  11 décembre 1919, « Madame de Villeparisis à Venise ».

79  « A Venise », n° 4, 15 décembre 1919, pp. 1-12.

80  Voir ci-dessus « Le doute philologique », p. 00 ; et Volume IV, Mondadori, p. 791 : «... l’eventualità che lo scrittore nel novembre 1922 fosse impazzito ».

81  Grasset, pp. 111-112. Je cite : « Ces mots « au bord de la Vivonne »ajoutaient quelque chose de plus atroce à mon désespoir.Car cette coïncidence qu’elle m’eût dit dans le petit tram qu’elle était amie de Mlle Vinteuil, et que l’endroit où elle était depuis qu’elle m’avait quitté et où elle avait trouvé la mort fût le voisinage de Montjouvain, cette coïncidence ne pouvait être fortuite, un éclair jaillissait entre ce Montjouvain raconté dans le chemin de fer et cette Vivonne involontairement avouée dans le télégramme de Mme Bontemps. Et c’était donc le soir où j’étais allé chez les Verdurin, le soir où je lui avais dit vouloir la quitter, qu’elle m’avait menti ! »

82  Volume IV, Mondadori, p. 814 (= note 3 à la page 73) : « Qualunque fosse la destinazione finale di D2 (terza puntata del Romanzo di Albertine nelle « Oeuvres libres » oppure drastica revizione della terza parte di Sodoma e Gomorra per Gallimard e la sua casa editrice (...)), va qui sottolineato che la presenza della « fuggitiva » a casa di Mlle Vinteuil è una « prova a carico », a favore della sua « colpevolezza », talmente forte da rendere in qualche modo pleonastica la lunghissima inchiesta che il Narratore continuerà a fare nelle pagine successive. La sostituzione della Touraine con la Vivonne ben si addice dunque a una « versione corta » della storia. »

83  Ibid., pp. 790-791.

84  Voir Gérard Genette, Palimpsestes, Seuil, coll. Essais, 1982, p. 222 sq, sur les « continuations ».

85  Après : « ... et n’était même pas nécessaire » ; voir Albertine disparue, Grasset, pp. 158 et 193 ; dact. or. et MF 3673, page 935.

86  Cité par Marie Scheikévitch, d’abord dans « Marcel Proust and his Céleste », The London Mercury, April 1938, vol. 37, pp. 605-606, puis dans « Marcel Proust et Céleste », Les Oeuvres libres, 1960, n° 168, pp. 44-45 ; voir Thèse, p. 119.

87  On sait bien que l’ épisode lui-même – la réception de la dépêche – manque dans les dactylographies de 1922, puisqu’il ne figurait pas dans « A Venise » dont Proust suit le texte. Il faudrait donc, dans l’hypothèse que je développe, postuler sa reprise (ce que confirmerait bien le dossier de genèse, voir Thèse, p. 120 sq) – et sa modification, car il ne saurait plus matérialiser la « troisième étape » de l’oubli, si certainement encore, à ce stade, l’effacement du souvenir d’Albertine (voir déjà A. B. Anguissola, Volume IV, Mondadori, p. 791).

88  Voir Thèse, pp. 268-275.