ARCHIVES FAMILIALES : MODES D’EMPLOI Récits de genèse

15/03/2013

Sous la responsabilité de Véronique Montémont et Catherine Viollet

Avant-propos

La question de la collecte des traces et de leur inclusion dans les récits revêt une pertinence particulière dans le domaine des écrits autobiographiques. Entreprendre un récit de vie, c’est en effet souvent s’appuyer sur des documents, publics et privés, au fil de l’écriture. Ce tropisme documentaire est une tendance de plus en plus présente dans l’autobiographie contemporaine : à titre d’exemple, l’étude d’un corpus de 120 œuvres écrites entre 1975 et 2009 permet d’établir que la moitié des textes montrent ou décrivent des carnets, journaux ou correspondances, et que 78 % mentionnent, décrivent ou reproduisent des photographies. On est en face d’un puissant « goût de l’archive », tel que le caractérisait Arlette Farge, à un degré tel que parfois, le point d’origine semble se renverser : ce n’est plus l’autobiographie qui accueille l’archive familiale, mais celle-ci qui est à l’origine de la naissance du texte.

Le présent volume recueille des analyses d’universitaires et des témoignages d’écrivains, qui tous se penchent sur la question de la mise en récit des traces. C’est là qu’intervient la réflexion sur la genèse des œuvres : que se passe-t-il quand le document brut devient élément d’un autre récit ? À quelles transformations est-il soumis, de quelle manière est-il « accompagné », lié au discours de qui écrit ? Comment l’écriture choisit-elle de redonner vie, à travers les photos, écrits, témoignages, à la voix des absents ? Mais aussi quelles motivations poussent un proche – un membre de la famille, fils ou fille la plupart du temps, à s’approprier ces traces, au prix de quelles angoisses, quelles interrogations, quel travail sur soi ?

George Sand, pour qui « l’histoire se sert de tout », a sans doute ouvert la voie à toutes celles ou ceux qui, après elle, tenteront de reconstruire la vie de proches, s’appuyant en particulier sur des correspondances (Brigitte Diaz). Ces lettres, mais aussi cartes, messages, traces de l’infra-ordinaire, jouent un rôle essentiel dans le journal d’Yves Navarre (étudié par Sylvie Lannegrand), qui les agglomère jusque dans leur matérialité. Elles sont au centre de C’est encore moi qui vous écris, sorte d’autobiographie monstre assemblée à partir du seul matériau épistolaire. Marie Billetdoux évoque ici la longue et difficultueuse genèse de ce livre, en réaction à une douloureuse rupture familiale, et le rôle essentiel des lettres, notamment paternelles ; Catherine Viollet propose divers parcours de lecture au sein de cet imposant massif.

La deuxième partie du volume, uniquement composée de témoignages d’écrivains, s’attache à une archive plus vaste (journaux, carnets, manuscrits) et analyse les enjeux politiques, psychiques et affectifs de leur appropriation : lutte contre la volonté de destruction de la mémoire arménienne (journal du père de Janine Altounian, rescapé du génocide) ; héritage de figures parentales écrasantes (Sylvie Weil), en souffrance (Gwenaëlle Aubry), compromises politiquement (Marie Chaix). Dans tous ces textes, on constate que l’Histoire joue un rôle déterminant, et que l’écriture de l’archive dans l’autobiographie revient à prendre (ou inventer) des repères dans un passé troublé : assumer une douleur collective, la comprendre, est une étape déterminante pour qui veut faire émerger une individualité reconstruite.

Un dernier cas de figure, assez fréquent compte tenu des soubresauts de l’histoire européenne du XXe siècle, est celui où l’archive manque. Comment faire un récit de filiation à partir de rien, ou de traces auxquelles on n’a pas accès ? C’est le problème auquel a été confrontée Martine Storti, dans L’Arrivée de mon père en France, et à sa manière Clémence Boulouque, qui était à New York le 11 septembre, loin des archives familiales, quand elle a entrepris l’écriture de Mort d’un silence. Là encore, l’écriture autobiographique est le lieu qui permet de démêler les interactions complexes de la petite et de la grande Histoire, de croiser le regard intime que l’on porte sur les siens et leur image publique.

Il s’agit donc, à travers ces témoignages et lectures croisées, de voir comment l’écriture tantôt habille, tantôt incorpore traces et documents divers ; de montrer que le discours autobiographique n’est pas le lieu d’une relation solipsiste, mais plutôt celui d’un dialogue – lieu d’accueil privilégié d’une mémoire familiale rendue précise, vivante, que fécondent et densifient ces apports documentaires.


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SOMMAIRE

Véronique Montémont et Catherine Viollet. Avant-propos 

Correspondances

Brigitte Diaz. Archives familiales et autobiographie dans Histoire de ma viede George Sand

Sylvie Lannegrand. « Comme si on pouvait bannir de pareilles images ». Archives familiales dans l’œuvre d’Yves Navarre

Catherine Viollet. « Recréer le treillis de la vie » : Marie Billetdoux, quarante ans de correspondance familiale

Marie Billetdoux. « Le treillis de lumière ». Entretien. Transcription établie par Catherine Viollet et revue par l’auteur

Récits et carnets

Janine Altounian. L’étrange survie d’un récit de déportation sans destinataire

Marie Chaix. Des Cahiersaux Lauriers : itinéraire d’une archive de la Collaboration

Gwenaëlle Aubry. La trace de l’informe : à propos de Personne

Sylvie Weil. Famille, je vous aime : correspondance familiale et archives dans Chez

les Weil

Écrire sans traces

           Clémence Boulouque. « Le ciel demeure entier ». À propos de Mort d’un silence

           Martine Storti. À la recherche d’une histoire perdue