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Aragon: Les Lettres françaises comme élément du dossier génétique

Lire Les Lettres françaises (1941-1972)

Ouvrir un numéro des Lettres françaises est d’un intérêt évident pour les anciens lecteurs des années 60-70, pour les chercheurs spécialisés dans l’histoire littéraire, politique et idéologique du XXe siècle — davantage encore sans doute pour les spécialistes d’Aragon — mais continue d’exercer son pouvoir de séduction sur les rares lecteurs plus jeunes qui découvrent, quand ils ont la curiosité de consulter aujourd’hui les archives de certaines bibliothèques universitaires ou municipales, un foisonnement d’informations où se croisent, sous l’Occupation, et de la Libération à l’automne 1972, le politique, le scientifique et l’artistique: une image arborescente perçue à la fois comme archive d’un temps révolu et présence vivante d’une bataille pour la culture. Sur le plan de la genèse des textes, un trésor: ce qui motive le projet Lettres françaises depuis des années au sein de l’Equipe Aragon de l’ITEM, c’est la prise en compte de l’écriture de presse  — dans toutes ses dimensions — non seulement comme source mais comme étape de la création poétique et romanesque chez Aragon, avec des effets d’anticipation mais aussi de rétrospection qui rend poreuse la frontière entre l’écriture et les espaces de pensée inscrits dans le papier-journal. C’est dans son ensemble de presse, page après page, avec la complexité des jeux allusifs entre articles, mais aussi entre rubriques, entre textes et images et entre numéros, parfois à des années de distance, que l’on peut lire ce qui véritablement se joue dans les pages de cet hebdomadaire hors-normes, qui articule une constellation d’écrivains, d’artistes, de poètes français à une galaxie européenne puis mondiale de l’art.

L’impression de richesse et d’architectures enchâssées des discours ne s’épuise pas une fois qu’on entre dans le détail. La quantité d’analyse, d’aperçus, de compte-rendus critiques fait entrevoir une armée de collaborateurs qui travaillent en permanence au contact des œuvres: peinture, dessin, bande dessinée, publicité, design, poésie, roman, musée, recherches, cinéma, optique, au service d’une pédagogie de la culture qui dans l’esprit de ses directeurs successifs relève de la bataille, sinon  de la guerre et de la résistance continuées par d’autres moyens. La cohérence des approches — malgré les tensions notamment après 1956 et les paroles dissonantes à l’intérieur même des équipes — et la solidité de la ligne éditoriale sautent aussi aux yeux tant les textes semblent tous animés par une même passion ou cadrés par une direction sans faille. L’autorité d’Aragon, assisté pendant de longues années de Pierre Daix, est palpable dans presque tous les numéros publiés. De fait, selon le témoignage de ce dernier, Aragon était vraiment présent partout, en réunion de rédaction comme au clichage et au marbre, c’est-à-dire au moment même de la composition des pages et de leur premier tirage. Les Lettres françaises sont, à plus d’un titre, son œuvre, tout en demeurant sur le plan politique, l’émanation d’une volonté collective qu’il incarne.

Paradoxe d’une empathie post-idéologique

La puissance culturelle et la vitalité générale des Lettres françaises, qui ne cesse de rappeler qu’elle se déploie dans la logique et la force des idéaux issus de la Résistance, s’inscrit plus largement dans un combat politique, celui du communisme, dans toutes ces évolutions, sur près de trente ans, et l’on ne peut détacher cette arborescence réflexive et pédagogique des lignes politiques qui lui sont imposées ou qu’elle assume pleinement, parfois jusqu’à l’absurde, comme lors du procès Kravchenko (1949, Aragon n’est pas encore directeur de l’hebdomadaire), du portait de Staline (mars 1953)  ou encore dans l’affaire Lyssenko. C’est un ensemble qui peut paraître opaque aujourd’hui, que nombre des nouvelles générations des anciens blocs de l’Est considèrent comme un reflet français du pouvoir soviétique de l’époque, sans aucune tendresse ni admiration pour Aragon ni pour l’ensemble des contributeurs. Impossible pourtant de séparer les cellules qui constituent cet organe vivant puisque les approches des questions artistiques et culturelles sont toute entières absorbées et justifiées par une politique générale fidèle à l’état d’esprit du Parti, avec des soubresauts internes, souvent initiés par Aragon. L’affaire du portrait de Staline est un exemple assez spectaculaire de l’insolence spontanée d’Aragon — ou à tout le moins d’un regard singulièrement décalé —  à l’égard du culte officiel et la manifestation des « filtres » esthétiques qu’il entend utiliser, contre l’avis des communistes traditionnels et de la ligne ouvriériste du Parti. L’empathie en environnement post-idéologique vient justement de la résistance des textes d’Aragon aux réductions qu’on voudrait imposer aux arts et de la sidérante complexité d’une ligne éditoriale qui semble s’aligner sur les lieux communs de la pensée communiste de l’époque tout en négociant avec elle au point de se retrouver en contradiction avec les lignes générales du Parti. À cet égard, le rôle d’Aragon relève d’un travail délicat d’ouverture, particulièrement sensible après 1958 mais déjà bien présent dès 1948 lorsqu’il n’est encore que le directeur du cahier « Tous les Arts ».

Les Lettres Françaises comme objet de recherche

Aragon auto-anthologique

Dès 1959, avec J’abats mon jeu, Aragon puise, un an après La Semaine sainte, aux sources des Lettres françaises, en les associant à des transcriptions d’émission de radio et de télévision, de discours politiques ou d’articles de la revue Europe. Avec l’édition des Œuvres romanesques croisées (1964), on voit apparaître des textes préfaciels chez Aragon et Elsa Triolet qui renvoient fréquemment à des articles de l’hebdomadaire mais c’est dans L’Œuvre poétique (à partir de 1974) que la convocation des textes des Lettres françaises (à côté d’autres journaux) est la plus forte (voir à ce sujet les travaux de Josette Lefaure-Pintueles). À plus d’un titre, les articles issus de ce corpus viennent documenter l’œuvre, témoigner, attester, faire mémoire, et au-delà s’inscrire, par détachement et assimilation, dans le grand corps de l’œuvre poétique et de ses circonstances. Aragon s’affaiblissant, le travail anthologique est poursuivi par Edouard Ruiz (qui s’occupera plus tard de la première édition de la Défense de l’Infini chez Gallimard en 1986.) et Jean Ristat, qui approfondissent le travail de documentation et de contextualisation en citant très fréquemment les textes des Lettres françaises, de Ce soir, d’Europe et de nombreuses autres publications de presse qui jalonnent absolument toute la vie d’Aragon. C’est encore à cette source inépuisable que se réfèrent les Ecrits sur l’art d’Aragon, réunis in extremis chez Flammarion en 1981 et réédités en 2011 dans une version augmentée et modifiée (certains textes importants ont disparu ainsi que de nombreuses illustrations).

Des témoins biographiques aux chercheurs

Après la mort d’Aragon, l’importance des Lettres françaises n’a pas échappé aux témoins, historiens, aux sociologues, aux littéraires, aux historiens de l’art et du journalisme et la bibliographie scientifique s’est considérablement étoffée depuis dix ans. Pierre Daix avait déjà souligné dans les différentes versions de sa biographie d’Aragon chez Flammarion (1975 puis 1994 et 2005) le rôle fondamental de la presse dans l’œuvre d’Aragon, revenant même dans les dernières années de sa vie sur l’importance des Lettres françaises (Les Lettres françaises, jalons pour l’histoire d’un journal, 1941-1972, Taillandier, 2004) rappelant la puissance du projet initial, le désarroi des auteurs devant les invasions soviétiques (1956, 1968…), les procès, les persécutions anti-sémites en URSS, et ce qu’il nomme « la renaissance de 1962 » avant « la mise à mort » de 1972. En 1984, deux ans après la mort d’Aragon, Yves Lavoinne soutenait une thèse imposante sur Aragon journaliste (Aragon journaliste communiste, les années d’apprentissage, 1933-1953, Université de Strasbourg). Philippe Olivera, en 1996, dans Le sens du jeu, décryptait les déplacements d’Aragon vers une nouvelle reconnaissance dans le champ littéraire, à partir de 1956-1958, entre Le Roman inachevé (1956) et La Semaine sainte (1958) en soulignant l’intensité de son écriture de presse aux moments des grands succès littéraires, notamment dans Les Lettres françaises. Georges Aillaud et François Eychart on publié en 2008 une édition en fac-simile commentée et documentée des Lettres françaises clandestines (corpus 1942-1944, en ligne sur Gallica) et des Etoiles, publication clandestine créée par Elsa Triolet. À partir de cete même année 2008, les séminaires de l’Equipe Aragon, dans le prolongement des travaux de Maryse Vassevière sur le recensement des articles d’Aragon dans plusieurs journaux (Europe, Nouvelle critique, Ce soir, Lettres françaises…) ont fréquemment été consacrés aux Lettres françaises: Daniel Bougnoux, Bernard Leuilliot, Maryse Vassevière, Yves Lavoinne, Pierre Campion, Josette Lefaure-Pintueles. Plus récemment, Maryse Vassevière et Luc Vigier ont organisé en collaboration avec l’association ERITA un colloque sur Les Lettres françaises, en convoquant des approches littéraires, philosophiques, historiques (Actes paru dans le n°15 de Recherches croisées). Régulièrement, la revue Les Annales republie et commente des textes majeurs d’Elsa Triolet et d’Aragon souvent issus des Lettres françaises. En 2011, dans la revue Itinéraire, L. Vigier rendait compte de la densité et de la richesse de la seule année 1955, prise pour exemple de la ligne éditoriale et de la politique de l’image de l’époque. Dans Recherches croisées n°13, en relation avec sa thèse, Erwan Caulet s’intéressait à l’Aragon critique littéraire dans Les Lettres françaises.Dans les Cahiers Aragon n°1, Julie Morisson, dans le prolongement de sa thèse, s’est intéressée à la composition typographique des pages et aux échanges vertigineux entre le texte et l’image. Philippe Forest et Pierre Juquin ont su montrer également dans leurs biographies d’Aragon, respectivement chez Gallimard et aux éditions de la Martinière la qualité de l’investissement aragonien dans l’écriture et l’édition de presse. Ce ne sont là que quelques exemples de l’intérêt suscité par cette incarnation majeure de la presse communiste au XXème siècle.

Les perspectives de recherche restent considérables pour l’histoire du communisme et du marxisme en France, Les Lettres françaises constituant pendant près de trente ans une caisse de résonance du communisme français (continuité de la Résistance à toutes les formes d’oppression, héritage des idéaux de la Résistance, pacifisme, définition d’un art national depuis en plus souple, pensée et diffusion de la culture, politique des arts) et un marqueur des liens entre la France communiste et l’URSS ainsi qu’avec un très grand nombre d’écrivains  des pays sous domination soviétique (Hongrie, Tchécoslovaquie, Yougoslavie, Pologne, Roumanie …). Mais l’étude des Lettres françaises touche aussi à l’histoire des revues et de la presse, à l’histoire de la typographie, de la photographie, du cinéma, de la musique, de l’architecture, de la sculpture et aussi pour les années 50 aux questions d’ordre scientifique. L’Equipe Aragon de l’ITEM a quant à elle choisi de mettre en valeur, grâce à la numérisation globale de la collection, en partenariat avec la MSHS de Dijon — dont l’accès reste réservé aux chercheurs — les données susceptibles de s’inscrire dans les processus de création qui précèdent la parution des grandes oeuvres romanesques et poétiques d’Aragon.

Laboratoire éditorial et génétique des œuvres d’Aragon

Les Lettres Françaises que l’on pourrait penser comme situées dans l’arrière-plan de l’œuvre poétique et romanesque d’Aragon doivent être réévaluées et placées au même niveau que les autres actes de création dans l’oeuvre d’Aragon voire situées au cœur même du processus de création. La pensée de l’image et en particulier des arts figuratifs dans Les Lettres françaises joue ainsi un grand rôle dans la citation iconique au sein des poèmes (Le Nouveau Crève-Coeur, 1948, Les Yeux et la mémoire, 1954) et peut servir de terrain préparatoire à l’écriture du roman. C’est le cas pour La Semaine sainte: obsessionnellement attaché à la figure de David D’Angers, Aragon lui rend hommage de manière très appuyée dans les Lettres françaises en 1956, envisageant un moment de l’utiliser comme « focale » esthétique et politique de l’épisode des Cent jours, avant de choisir le peintre Géricault. Mais on réalise également que la « stéréoscopie » voulue par Aragon dans le système narratif et perceptif de La Semaine sainte renvoie à de multiples textes des Lettres françaises consacrés aux progrès des dispositifs optiques des caméras chez Abel Gance et des systèmes de projection en polyvision, précisément pour son Napoléon… Ce n’est qu’un exemple de la considération de ce corpus immense comme source globale de certains phénomènes d’écriture chez Aragon, comme lieu de naissance de certaines figures récurrentes, d’événements historiques, de thèmes importants, mais aussi comme source de certains « textes-seuils » qui rebrassent les données antérieures et font des pages des Lettres françaises une écriture-temps que le roman et la poésie déconfigurent, réécrivent, dont ils retissent les liens (voir à ce sujet les travaux initiés par Alice Lebreton à l’université de Poitiers). Ces échanges parfois massifs et très visibles, parfois plus discrets, ont également lieu dans le traitement des illustrations dans les Œuvres romanesques croisées (1064-1974), dans celles de l’Œuvre poétique (1974-1981) et jouent un rôle considérable dans Henri Matisse, roman (1971). Ce sont quelques unes des raisons qui font de la numérisation des Lettres françaises dans leur ensemble un complément majeur à la recherche sur l’oeuvre d’Aragon. En rattachant la plupart de ses écrits à des éléments antérieurs présents dans les articles ou essais publiés dans cet hebdomadaire, Aragon en a fait un réservoir d’informations qu’il nous appartient de retrouver et d’envisager. Une approche anthologique des seuls textes d’Aragon ou de ses collaborateurs, importante pour rendre hommage à cette mémoire de l’autre siècle, ne suffirait pas à rendre compte de l’écriture de presse: la densité allusive des romans et des poèmes d’Aragon nous invite plutôt à observer, avec tous les moyens du numérique pour les ensembles vastes, les allers-retours permanent établis par cet auteur avec Les Lettres françaises comme œuvre-monde.

Missions

Les opérations prévues sur le corpus numérique, hébergé par la plateforme Eman sous la direction de Richard Walter, relèvent donc de l’indexation simple, de l’indexation analytique (repérage des éléments des sommaires qui réapparaissent dans les oeuvres), du repérage des liens entre les articles et de leur contact avec des textes ultérieurs, de l’établissement des schémas génétiques, des phénomènes de pré-édition et de post-édition, des variantes entre texte publié dans les Lettres françaises et des textes édités, du repérage et de l’indexation des illustrations, de leurs interactions avec d’autres revues d’art et de culture contemporaines. Les opérations de génétique classique auront également lieu, en fonction des manuscrits présents au fonds Aragon de la BNF.

Luc Vigier

Lots de textes manucrits d’Aragon correspondant à des articles parus dans les Lettres françaises.

Liens

Site de l’Equipe Aragon de l’ITEM

Site de l’ITEM

Plateforme EMAN