Greg Kerr

Armen Lubin : de « l’homme étalé » au « prince grabataire » :

autobiographie, maladie et poésie

Armen Lubin est l’un des deux pseudonymes littéraires de Chahnour Kerestedjian (1903-1974), réfugié arménien arrivé en France en 1923 à la suite du génocide arménien. Auteur d’un roman et de nombreux articles et nouvelles en langue arménienne parus sous le nom de plume de Chahan Chahnour, Kerestedjian est atteint de tuberculose osseuse à partir de 1935, maladie qui le contraint dès lors à séjourner dans divers sanatoriums et établissements médicaux jusqu’à son décès au Home arménien de Saint-Raphaël en 1973. Relevant dans une certaine mesure d’une littérature « autopathographique », l’œuvre en langue française de Lubin comporte Transfert nocturne (1955), texte très fortement marqué par l’expérience hospitalière de l’auteur, ainsi que plusieurs recueils de poésie : Le Passager clandestin (1946), Sainte patience (1951), Les Hautes terrasses (1957) etc. Parmi les caractéristiques marquantes de ces derniers, l’on peut constater la présence de nombreuses reprises, variantes et substitutions qui participent du souci de perfectionnement dont Lubin fait part dans sa correspondance avec ses contemporains Jacques Brenner, Henri Thomas ou Jean Paulhan.

Outre sa capacité à étayer une approche biographique de l’auteur, la correspondance de Lubin semble ainsi présenter un corpus génétique en constante rectification, tel un corps qui tente en vain de se redresser, à l’image de cette figure de « l’homme étalé » qui revient sous sa plume : double allusion à son invalidité et à sa condition d’apatride qui traduit la désagrégation de son moi. Dans ces conditions, chez Lubin c’est le poème qui émerge non pas un comme espace neutre où le sujet saurait se réfugier et où, de façon naïve, il aspirerait à placer son affirmation propre, mais plutôt comme une sorte d’intervalle dans le déroulement de la fonction affirmative qui permettrait de problématiser cette dernière. Tout au long de ses poèmes, la présence d’inégalités métriques, le recours plus ou moins épisodique à la rime et la récurrence de différents procédés de répétition ou de variation témoignent du sentiment d’incapacité chez Lubin à inscrire son dire dans la durée

Greg Kerr est maître de conférences en littérature française à l’Université de Glasgow en Écosse, est actuellement accueilli en France (ATILF, Nancy) dans le cadre d’une bourse Marie Skłodowska-Curie (Individual Fellowship). Il mène un projet de recherche sur la notion d’apatridie dans la poésie d’expression française du vingtième siècle. Le projet comporte divers volets, entre autre la rédaction d’une monographie sur quatre poètes (Armen Lubin, Gherasim Luca, Edmond Jabès et Michelle Grangaud)  et l’organisation d’une journée d’études au mois de mai prochain à l’ATILF sur le thème « Poésie européenne et apatridie ».