A propos de William Marx, « Agitateur des lettres », Le Monde du 30 mars 2012

LE TOMBEAU D’ŒDIPE. POUR UNE TRAGÉDIE SANS TRAGIQUE de William Marx. Minuit, « Paradoxe », 208 p., 16 €.

Jean-Louis Jeannelle

Des dangers de l’échantillonnage

Et si nos lointains descendants ne connaissaient de notre littérature qu’un choix tiré d’une sorte de Lagarde et Michard contemporain ? Absurde ? Les discours longtemps tenus sur la tragédie ne sont pourtant pas loin de cette situation. Le Tombeau d’Œdipe rappelle qu’ils s’appuient en tout et pour tout sur trente-deux pièces. Au IIe siècle de notre ère, on édita une anthologie contenant sept tragédies d’Eschyle, sept de Sophocle et dix d’Euripide. Copiée et diffusée, elle permit de conserver la majeure partie de ce que nous connaissons aujourd’hui du genre.

D’où proviennent alors les huit autres tragédies ? Non d’un choix éditorial mais d’un hasard : il s’agit de pièces d’Euripide classées selon l’ordre de l’alphabet, dont deux copies nous sont restées. Or ces tragédies alphabétiques sont fort différentes du canon sur lequel s’appuient, depuis longtemps, les innombrables commentaires sur le tragique. Parmi elles ne se trouve, en effet, qu’un seul drame à issue funeste, Héraclès, alors que deux seulement des dix pièces d’Euripide retenues dans l’anthologie antique s’achevaient de manière heureuse. On en a d’ordinaire conclu qu’elles n’étaient pas représentatives ; William Marx en déduit à l’inverse que ces pièces forment un « échantillon témoin » plus représentatif.


Texte extrait du site du quotidien « Le Monde » : http://www.lemonde.fr/livres/article/2012/03/29/william-marx-agitateur-des-lettres_1677180_3260.html

William Marx : agitateur des lettres

LE MONDE DES LIVRES | 29.03.2012 à 18h28

Par Jean-Louis Jeannelle

Retrouvé dans les eaux du Rhône et actuellement exposé au Louvre, le magnifique buste de l’empereur Auguste est l’unique fragment qui subsiste d’une statue de quatre mètres. Alors que nous passons devant, William Marx me glisse : « Les portraits d’Auguste ne manquent pas… Alors pourquoi celui-ci nous plaît-il tant ? Précisément, parce qu’au lieu de la pompeuse effigie initialement représentée nous voyons une oeuvre à moitié détruite qui nous évoque une ruine romantique ou un Chirico. »

Rendez-vous avait été donné à l’exposition « Arles, les fouilles du Rhône » : William Marx désirait y contempler le portrait de Jules César découvert en 2007, le seul réalisé de son vivant. Du moins le suppose-t-on… « Comment en être certain, puisque nous n’avions, jusqu’ici, que des pièces de monnaie ou des bustes réalisés après sa mort ? A quoi comparer ce qui est supposé servir de point de comparaison ? »

Le Tombeau d’Œdipe, son nouvel essai, est destiné à provoquer : ceux qui espèrent quelque découverte archéologique en seront pour leurs frais ; Œdipe a disparu « sans laisser de trace » et ne laisse qu’un tombeau vide. Professeur à l’université Paris-Ouest-Nanterre après un parcours académique imposant (Ecole normale supérieure, Institut universitaire de France…), William Marx n’est jamais exactement où on l’attend : en 2009, il fait l’éloge de la Vie du lettré (Minuit), que l’on imagine volontiers retiré. Mais quant à lui, il prend publiquement position en faveur du pacs et dénonce l’interdiction de la prostitution d’une formule cinglante : « On ne réprime pas un abus en supprimant une liberté » (Le Monde, 22 décembre 2011).

Si Le Tombeau d’Œdipe avait eu pour auteur Pierre Bayard (un autre grand nom de la bien nommée collection « Paradoxe » des éditions de Minuit), il se serait certainement intitulé : « Comment parler des oeuvres dont on sait peu de chose, même après les avoir lues ? » Car l’effet esthétique que suscite le buste d’Auguste n’est pas si éloigné de celui que nous procurent les tragédies antiques. « A ceci près, précise Marx, que nous avons tout à fait conscience qu’un fragment de statue est une ruine dont la beauté est liée au passage du temps, alors que nous oublions, dans le cas des tragédies, de les lire comme des oeuvres radicalement amputées. »

Des siècles de commentaires nous ont donné l’assurance d’accéder à un corpus d’oeuvres aussi authentiques que le serait une photographie de Jules César ? Trompeuse illusion : de tous les dramaturges du Ve siècle av. J.-C., nous n’en connaissons à présent plus que trois, dont ne subsistent que des fragments : sept pièces sur les quatre-vingt-dix composées par Eschyle ou encore sept autres sur cent vingt-trois (pense-t-on) de Sophocle…

Il y a plus : entre l’Antiquité et nous, fut inventé, vers la fin du XVIIIe siècle, ce que nous appelons la « littérature ». Le malentendu tient principalement à cela : « Nous lisons les textes anciens avec cette idée d’un art autonome, à vocation universelle, détaché le plus possible de son contexte – des lieux, des temps et des dieux. Or, rien de cette conception-là n’existait à Athènes au Ve siècle avant notre ère. »

Certes, les spécialistes de la littérature antique avaient déjà critiqué l’invention, par les romantiques, du concept de « tragique », plus révélateur de la philosophie du XIXe siècle que des pièces elles-mêmes. Ou souligné que notre connaissance s’appuie sur très peu d’oeuvres, jouées dans des conditions radicalement différentes des nôtres. Mais William Marx va plus loin : à ses yeux, la question n’est pas de savoir ce qu’est la tragédie mais plutôt ce qu’elle n’est pas – en la matière, établir et analyser notre ignorance est l’une des tâches les plus urgentes.

Un tel programme va à l’encontre de l’un des dogmes de la critique littéraire. A savoir que tout texte se suffit à lui-même et qu’il contient, au-delà du contexte biographique et historique, les données qui permettent de l’interpréter. La question est essentielle, et William Marx y a consacré la plupart de ses travaux, depuis sa thèse sur les deux fondateurs de la critique formaliste, Paul Valéry et T. S. Eliot, Naissance de la critique moderne (Artois Presses Université, 2002) jusqu’à son Adieu à la littérature (Minuit).

En 2005, la publication de cet essai majeur avait suscité d’intenses débats. Marx y montrait que l’idée de « littérature » (confondue le plus souvent avec celle de « texte ») s’inscrit dans une histoire longue. Discutant l’approche sociologique de Pierre Bourdieu, il retraçait, en partant de Voltaire, la conquête par la littérature de son autonomie (qu’illustre le culte de « l’art pour l’art »), et y repérait les causes de la lente dévalorisation qui s’ensuivit.

Mais si la littérature fut « inventée » au XVIIIe siècle, qu’en était-il alors auparavant ? Le Tombeau d’Œdipe se situe dans cet amont. On y apprend que la tragédie grecque n’a pratiquement rien à voir avec notre conception « textocentrée » de la littérature : qu’il s’agisse du rapport à des lieux précis (mais que nous ne savons plus situer), de l’importance accordée au corps, notamment aux humeurs (sources, selon William Marx, de la célèbre catharsis aristotélicienne), ou encore de la dimension religieuse (dont on trouve aujourd’hui un équivalent dans les églises bien plus qu’au théâtre), il nous faut nous résoudre : la tragédie « avec ses vestiges trompeurs » est une sorte de mirage et les charmes dont nous la parons tiennent en grande partie à notre ignorance.

Ainsi, de livre en livre, William Marx trace une voie de recherche certainement promise à un bel avenir : « Saisir la littérature par ce qui lui échappe totalement. »