Séminaire « Décrire la création » / 2025-2026

22/01/2026, ENS, 29 rue d’Ulm, 75005 Paris – Salle Paul Langevin (14h - 17h)

Solomon Nikritine, Homme et nuage, milieu des années 1920. Huile sur carton marouflé sur toile, 142,3 x 142,3 cm. MOMus – Musée d’art moderne -Collection Costakis, Théssalonique

En marge de l’exposition Kandinsky, la musique des couleurs à la Cité de la musique, nous proposons un regard sur les relations à la musique entretenues tout au long du XXe siècle, par les peintres léningradois / pétersbourgeois et moscovites. Deux conférences seront suivies de débats animés par Nadia Podzemskaia.

Ekaterina Andreeva, historienne de l’art et philosophe, commissaire d’expositions, lauréate de prestigieux prix russes dans les domaines de l’art contemporain, de la littérature et de histoire de l’art

Entendre comme voir : Mikhaïl Matiouchine, Maria et Boris Ender, Vadim Ovtchinnikov, de la vision élargie à la zéro musique

Selon le peintre et musicien Mikhail Matiouchine, la liberté de la vie et de l’art réside dans la dynamique, par exemple dans la capacité à se transformer en son contraire et à revenir à son état initial. Maria Ender, l’élève la plus proche de Matiouchine, étudiait la « forme supplémentaire » : la convertibilité des formes géométriques opposées du carré et du cercle, de la ligne droite et de la courbe. Les expériences de « vision élargie » présentées dans les journaux intimes de son frère Boris Ender de leur côté, supposent un développement de la capacité de voir avec tout le corps, non seulement avec les yeux, mais aussi avec la nuque. Il s’agit là de privilégier et développer une empathie maximale, une écoute totale et attentive du monde.

L’idée d’une « vision élargie » transmentale (zaoum) a continué à vivre dans la culture de Léningrad-Saint-Pétersbourg tout au long du XXe siècle. Dans la seconde moitié des années 1980, les idées de l’école de Matiouchine, associées à la pratique du collage musical, renaissent dans la peinture et les compositions instrumentales du poète, musicien et artiste Vadim Ovtchinnikov. Il continue la série des carrés de Malevitch et crée Le carré vert. Symbole de la révolution mondiale dans l’écologie (1988). L’apparition de cette œuvre était anticipée dans les journaux intimes de Boris Ender, ce que Ovchinnikov ne pouvait pas savoir.

L’idée de « vision élargie » se réfère au « texte pétersbourgeois » de la culture russe, à l’image pétersbourgeoise de l’horizon. Elle renvoie à la tradition symboliste de la compréhension organique de la cohérence du monde, ce qui induit une dimension universelle de la création artistique, qu’elle soit poétique ou musicale. Avec comme conséquence un libre passage à travers les barrières des spécialisations…

Lubov Pchelkina, historienne de l’art, commissaire d’expositions, Musée d’art moderne de Théssalonique – Collection Costakis

Les sons et les rythmes à l’époque de l’avant-garde, 1910-1920. L’écoute de la vie et les sensations « chromo-sonores » de Solomon Nikritine

Les découvertes scientifiques du début du XXe siècle ont inspiré de nouvelles théories artistiques, notamment celles qui présupposent la nature commune du son et de la couleur. Les expériences les plus intéressantes, voire de véritables inventions, ont été réalisées par des artistes. Ainsi, le traité théorique « Musique libre » (1909) de Nikolaï Koulbine a marqué les débuts d’une pensée musicale radicalement nouvelle. De ceux dont, dans les années 1910-1920, la synthèse « son, rythme, couleur » a profondément modifié le regard sur la création artistique dans son ensemble, Solomon Nikritine (1898-1965) est resté pratiquement inconnu jusque dans les années 1990. Sa théorie qui considère que le tableau est un système construit sur les combinaisons complexes de différents processus, prend le nom de « projectionnisme », ou encore « tournée vers l’avenir ». D’après Nikritine, la nature de la couleur évoque en elle-même des associations avec celle du son (y compris le bruit). Tout comme les couleurs, les sons possèdent, outre leur hauteur, des qualités matérielles (densité, texture, etc.). Nikritine tente de créer une palette de couleurs en correspondance analogique avec les tonalités musicales. En 1926-1927, il illustre ses réflexions dans une série des tables nommée Système d’organisation des sensations chromatiques et sonores qui sera présentée lors de la séance.

Outre ces travaux analytiques, ses façons d’« écouter la vie » et la manière dont ils les a introduites dans la pratique théâtrale ont un intérêt tout particulier. Il était le contemporain (et l’élève) de Kandinsky, il connaissait les travaux de Matiouchine, et il était en relation avec des collègues qui avaient leur vision propre de la nature du son et du rythme (Malevitch, Klioune, Red’ko), mais il n’en suivait pas moins sa propre voie, ce qui l’a amené, par exemple, à pratiquer des techniques qui sont aujourd’hui utilisées.