Introduction

Ce livre présente l’essentiel des thèses ou des interprétations que l’oeuvre d’Emile Zola a pu faire naître du XIXe siècle à nos jours. Il s’appuie sur un certain nombre de textes critiques, dont certains sont cités dans le cours du développement. Mais il souhaite avant tout offrir au lecteur une instrumentation critique, c’est-à-dire une méthode de lecture et des concepts propres à favoriser l’analyse personnelle.

L’exposé n’a pas pour ambition de retracer l’histoire complète de la réception de l’oeuvre de Zola. Il en résume les données essentielles et insiste sur ses résultats, tels qu’ils peuvent être appréhendés aujourd’hui. Bref, il s’agit ici d’un bilan, que l’on devra considérer comme une introduction à des recherches plus approfondies.

Le premier chapitre explore les principales problématiques développées par la critique contemporaine – qu’il s’agisse d’approches historiques, conçues d’un point de vue extérieur à l’oeuvre, ou d’approches thématiques et narratologiques, réalisées à partir d’une analyse interne de l’oeuvre.

Le deuxième chapitre remonte dans le temps et aborde les premières réceptions de l’oeuvre, celles qui ont surgi au XIXe siècle : il montre en particulier comment les polémiques de cette époque ont déjà contribué à poser les grands enjeux de la réflexion critique.

Le troisième chapitre envisage les différentes analyses suscitées par Les Rougon-Macquart. Deux exemples privilégiés sont plus longuement étudiés : celui de  L’Assommoir et celui de Germinal.

Enfin, le dernier chapitre présente un guide de recherche bibliographique.

La réédition – sur le site Internet de l’ITEM – de cet ouvrage, depuis longtemps épuisé en librairie, reprend, pour l’essentiel, le texte publié en 1993 chez Nathan, dans la collection « 128 ». Certaines annexes ont, cependant, été supprimées. La bibliographie du dernier chapitre a été simplifiée, et les références proposées ont été actualisées, pour tenir compte des ouvrages parus depuis 1993.

Pour un complément d’information, nous renvoyons le lecteur au site des Cahiers naturalistes (www.cahiers-naturalistes.com), ainsi qu’aux études de synthèse sur la vie et l’œuvre de Zola rassemblées dans notre Guide Emile Zola – publié aux Editions

Ellipses en 2002 (ouvrage écrit en collaboration avec Owen Morgan).

1. Lectures modernes (depuis 1950)

Très lu par le grand public, comme l’attestent les tirages importants atteints par ses romans, Zola demeurait en 1940 un écrivain largement méprisé par la critique universitaire. On lui reconnaissait certes un certain souffle lyrique, on louait quelquefois la puissance avec laquelle il savait évoquer les foules, mais on soulignait avec insistance la grossièreté de son style et l’indigence de ses idées. L’auteur des Rougon-Macquart n’occupait qu’une place très réduite dans les Histoires de la littérature française.

Les choses commencent à changer à partir du début des années 1950. L’exposition organisée à la Bibliothèque Nationale pour le cinquantième anniversaire de la mort de l’écrivain, en 1952, la grande thèse de Guy Robert sur La Terre, le recueil d’hommages publié par les éditions Fasquelle, en 1953, sous le titre de Présence de Zola, l’édition par Philippe Van Tieghem, en 1954, du dossier préparatoire de Germinal (et l’inscription du roman au programme de l’agrégation), la fondation des Cahiers naturalistes en 1955, par Pierre Cogny et Jacques Emile-Zola, le fils de l’écrivain – tous ces événements constituent autant d’indices qui témoignent du renouvellement de l’intérêt. Délaissant les polémiques qui avaient occupé les esprits au XIXe siècle, les critiques considèrent alors l’oeuvre de Zola d’un regard neuf. Guidés par une perspective scientifique, ils s’efforcent d’en avoir une vision complète. Ils avancent simultanément dans deux directions :

– une direction philologique, prenant en compte la réalité du texte, et d’abord la nécessité de son édition précise, adaptée à un public moderne ;

– une direction interprétative, s’attachant aux thèmes et aux structures, et cherchant à en dégager les lois internes.

Le développement de la critique zolienne a accompagné la transformation des méthodes critiques qu’ont connue les années 1960 et 1970. Il en a épousé les différentes tendances : sociologiques, thématiques, psychanalytiques, narratologiques… A chacune de ces étapes, l’oeuvre de Zola a suscité des lectures renouvelées, sortant enrichie de sa confrontation avec la diversité des modèles théoriques.

1. La critique biographique

Décrire les étapes d’une existence, les situer dans le mouvement d’une époque, établir des correspondances avec la progression de l’oeuvre, tels sont les objectifs que poursuit toute critique biographique. Celle-ci procède souvent du désir de réparer une injustice ou de procéder à une réhabilitation. C’est ce sentiment qui pousse Henri Guillemin quand il s’efforce, en 1960, de débarrasser la personne de Zola de toutes les « légendes » accumulées depuis le XIXe siècle.

Pas tellement facile à connaître, il faut l’avouer, ce monsieur. La première fois que les Goncourt l’ont eu devant eux (c’était le 14 décembre 1868 ; il avait vingt-huit ans), ils l’ont trouvé « profond », « mêlé », « insaisissable ». Quelqu’un qui ne se livrait guère. Zola n’a pas tenu de Journal et n’a point laissé de Mémoires. Du moins avons-nous un peu de sa correspondance, et ses « notes de travail » et son oeuvre elle-même, avant tout, qui nous apprend sur lui beaucoup de choses lorsqu’on veut bien la lire pour de bon, sans négliger ces livres qu’on a tort, si grand tort, de n’ouvrir presque plus, ses Contes à Ninon et sa Confession de Claude.

Je n’avais sur lui que les idées les plus sommaires lorsque, par le biais de l’affaire Dreyfus, je me suis trouvé conduit à le regarder d’un peu près. Et je dois dire qu’il m’a assez interloqué. Un homme d’un format peu commun, celui qui, à cinquante-huit ans, s’est résolu tout à coup à faire ce qu’il a fait, sachant parfaitement qu’avec ce geste-là il s’exposait à des désagréments considérables, et qu’il allait au-devant d’incidents fâcheux – la mort, par exemple.

Je crois maintenant qu’après quelques années de fréquentation, je devine à peu près le personnage. Et c’est une chose qui réconforte, après telle compagnie désolante, de rencontrer un homme comme lui.

H. Guillemin, Zola. Légende et vérité, Julliard, 1960 (UGE, 1971, coll. 10/18, pp. 9-10).

L’originalité d’une telle méthode consiste, comme on le voit, non pas à chercher à connaître l’homme pour accéder à l’oeuvre, mais, au contraire, à tenter de retrouver l’homme dissimulé derrière l’oeuvre. Zola, constate Henri Guillemin, est quelqu’un qui ne se « livre guère » et n’a laissé aucune autobiographie. Aussi faut-il reconstituer sa personnalité à travers ses notes de travail ou à partir de ceux de ses écrits qui portent le plus la trace d’une expérience intime : des oeuvres de jeunesse comme La Confession de Claude ou les Contes à Ninon, qui gardent le souvenir des premières expériences sentimentales, un roman comme L’Oeuvre où est évoquée l’enfance à Aix-en-Provence et l’amitié avec Cézanne. La réflexion biographique, dans ce cas, débouche sur une relecture de l’oeuvre.

Cette voie a été plus ou moins exploitée par ceux qui se sont attachés à donner un tableau complet de l’existence de l’écrivain : Armand Lanoux, dont le Bonjour Monsieur Zola, publié en 1954, a été plusieurs fois réédité et remis à jour ; et, plus récemment, Henri Troyat (Zola, Flammarion, 1992)1. Alors que la recherche d’H. Guillemin demeurait fragmentaire, là, il s’agit de synthèses qui tentent de suivre le cheminement d’une existence et d’en expliquer la continuité. Mettant en scène l’auteur des Rougon-Macquart, lui donnant la parole, elles reconstruisent un univers et se situent, par leur écriture même, aux limites de la fiction.

La biographie est un pari stupide. Elle naît de l’histoire et du récit, genres antagonistes. Car si l’histoire se présente avec les qualités du récit, elle perd en précision scientifique, et si elle gagne sur ce plan, le détail risque de tuer la vie. Mais c’est là le charme : toutes les tentatives de traduction de la vie sur papier sont des paris stupides.

L’auteur a choisi la vie. Il a lu énormément un écrivain qui a produit énormément et sur lequel on a énormément écrit. Il a mis le plus souvent possible son personnage « en situation », sur la foi des oeuvres, des témoignages et des documents, en naviguant parfois, aussi rarement que possible, plus près du vraisemblable que du certain. Mais on ne fait pas un portrait, comme l’espérait le douanier Rousseau, en reportant sur la toile les mesures du visage d’Apollinaire ! L’auteur a fait parler son héros, sans romancier, mais en romancier. On lui rendra, il l’espère, cette justice qu’il ne l’a jamais fait gratuitement, mais toujours « dans le mouvement ». […]

Enfin, cet homme avec lequel il vit depuis dix ans, l’auteur a fini par le voir, et l’aimer. Oh ! à sa manière… Les fanatiques y trouveront beaucoup d’irrespect. Dans bien des scènes, la charge l’emporte sur la narration, particulièrement en ce qui concerne le Second Empire, le régime de Mac-Mahon et l’affaire Dreyfus. Ces périodes, vues avec le recul du temps, qui ridiculise et idéalise à la fois, relèvent autant, aujourd’hui, de la pantomime, du feuilleton et du ballet-bouffe que du procès-verbal ! En conclure que le biographe a méprisé cette époque du haut de la sienne serait un contresens : comment condamner une époque au nom de la nôtre ?

A. Lanoux, Bonjour Monsieur Zola (Hachette, Livre de Poche, 1972, pp. 7-8)

Comment faut-il utiliser de tels récits biographiques ?

On le devine, le sentiment de cohérence qu’ils imposent n’est en fait qu’une illusion. Dès que l’on approfondit la vie et l’oeuvre d’un écrivain, de multiples contradictions apparaissent. Par exemple, en ce qui concerne Zola : comment peut-on relier le jeune employé qui travaille à la librairie Hachette, en 1864, et l’écrivain arrivé au faîte de sa gloire, élu Président de la Société des Gens de Lettres, en 1891 ; comment concilier l’activité du romancier et celle du journaliste ou du critique d’art, comment mettre côte à côté l’oeuvre romanesque et l’oeuvre théâtrale ou lyrique ? L’écriture biographique s’efforce de résoudre de telles contradictions en offrant un découpage et en traçant une chronologie : elle détermine les étapes essentielles de l’existence et montre les évolutions ou les transformations intellectuelles qui s’accomplissent de la jeunesse à l’âge adulte…

Exemple d’un découpage biographique (A. Lanoux, Bonjour Monsieur Zola) :

  • Première partie : La fontaine sous les platanes [5 chapitres : la jeunesse de Zola à Aix-en-Provence, jusqu’en 1863]

  • Deuxième partie : L’âge sans nom [4 chapitres : Zola de 1863 à 1867, les débuts à Paris]

  • Troisième partie : Histoire naturelle et sociale d’un romancier maigre [4 chapitres : Zola de 1867 à la veille de L’Assommoir, en 1877]

  • Quatrième partie : Zola gras [7 chapitres : Zola de 1877 à 1887, publiant ses oeuvres de maturité, dont Germinal, en 1885]

  • Cinquième partie : La force de l’âge [4 chapitres : Zola de 1888 à 1894, achevant Les Rougon-Macquart]

  • Sixième partie : L’Affaire Zola [6 chapitres : Zola dans l’affaire Dreyfus, 1895-1899]

  • Septième partie : Le rendez-vous avec Lazare [3 chapitres : les dernières années et la mort]

Grande consommatrice de faits et de documents, la biographie reconstruit une progression dramatique, rapproche les acteurs et les événements ; elle cite et elle compare. C’est ce qui fait son intérêt. Mais elle n’explique guère sa démarche interne, et ne porte que rarement un jugement critique sur ses sources. C’est en quelque sorte un « produit fini » », sur lequel le lecteur a peu de prises. Aussi doit-on considérer qu’elle n’apporte pas une vérité absolue, mais une vision individuelle, fondée sur des raccourcis, et toujours contestable. Stimulant la curiosité, elle constitue une introduction nécessaire, préliminaire à des recherches ultérieures. Mais elle ne peut suffire.

Si l’on veut, aujourd’hui, s’interroger avec précision sur les grands moments de l’existence de Zola, il faut partir des documents originels et avoir la patience de se plonger, par exemple, dans les volumes de la Correspondance qui, seuls, fournissent une information complète et proposent un regard distancié.

2. La critique historique et génétique

Comme cela s’est passé pour la plupart des grands écrivains du XIXe siècle, l’oeuvre de Zola a suscité un certain nombre d’ouvrages de synthèse s’attachant, dans une perspective historique, à l’analyse d’aspects particuliers de la formation de l’écrivain, à l’étude des influences reçues ou des choix esthétiques accomplis. Signalons, parmi les travaux les plus importants, la thèse de Roger Ripoll qui analyse les conditions dans lesquelles s’est élaboré le réalisme zolien (Réalité et mythe chez Zola, Champion, 1981), celle de Colette Becker sur les années de jeunesse (Les apprentissages de Zola, PUF, 1993, coll. Ecrivains), où sont étudiées les premières expériences intellectuelles du futur auteur des Rougon-Macquart, ou encore l’ouvrage de Jean Kaempfer (Emile Zola. D’un naturalisme pervers, J. Corti, 1989), qui s’interroge sur l’aventure esthétique du romancier. Le théâtre de Zola, qui est encore très mal connu, a également attiré l’attention de la critique : il faut citer, dans cette perspective, les travaux de Jean-Max Guieu (Le théâtre lyrique d’Emile Zola, Fischbacher, 1983) et ceux de Janice Best (Expérimentation et adaptation. Essai sur la méthode naturaliste d’Emile Zola, J. Corti, 1986).

Mais si l’on veut embrasser l’essentiel du savoir historique concernant Zola, c’est vers les différentes éditions de l’oeuvre qu’il faut se tourner. Celles-ci se sont succédé depuis le début des années 1960 : Les Rougon-Macquart, procurés par Henri Mitterand dans la Bibliothèque de la Pléiade (Gallimard, 1960-1967) et les Contes et les nouvelles, donnés par Roger Ripoll, également dans la Pléiade (Gallimard, 1976), ont été suivis par des compilations de plus longue haleine, les Oeuvres complètes en quinze volumes au Cercle du Livre Précieux2, et l’ensemble des volumes de la Correspondance, dont la publication est assurée par une équipe de chercheurs franco-canadiens (sous la direction de Bard Bakker, aux Presses de l’Université de Montréal et aux Editions du CNRS). De multiples éditions de poche annotées (collections « Folio », « Garnier-Flammarion », « Livre de poche classique », « Presses Pocket ») sont venues compléter ce dispositif éditorial. Et une nouvelle présentation des Rougon-Macquart, commentée et enrichie de documents, a paru dans la collection « Bouquins », sous la direction de Colette Becker (1991-1993).

De tels travaux répondent à un double objectif : livrer l’intégralité de l’oeuvre, la préciser dans sa chronologie et dans son contenu historique, mais aussi l’éclairer par des textes complémentaires qui la mettent en perspective. On trouvera dans les volumes de la Pléiade, comme dans ceux de la collection « Bouquins », plusieurs sortes de documents :

– des extraits des dossiers préparatoires, montrant les étapes par lesquelles est passée l’écriture zolienne ;

– des rapprochements avec d’autres parties de l’oeuvre moins connues : les chroniques journalistiques, les contes et les nouvelles, ou encore les interviews (très nombreuses) données par Zola dans la dernière partie de sa vie ;

– des rapprochements avec des textes contemporains (ouvrages scientifiques ou philosophiques, romans…) qui ont pu avoir une influence ;

– et enfin, un choix de jugements émis par la critique.

Bref, il s’agit, comme le dit Henri Mitterand, de raconter « l’histoire indiscrète d’une œuvre », à partir de ce que l’oeuvre elle-même avoue, par l’intermédiaire de ses procédés de composition. « L’existence des ébauches et des plans de travail – écrit encore H. Mitterand – par bonheur préservés, permet de scruter de l’intérieur les mécanismes créateurs, de saisir l’imagination en plein travail » (Zola. L’histoire et la fiction, PUF, 1990, p. 38). Dans l’extrait qui suit, ce dernier montre, par exemple, comment, au moment où est écrit L’Argent, « la pâte confuse des documents » s’insère dans le tissu romanesque pour produire l’illusion de la fiction.

Jusqu’au terme de son travail, Zola impose aux faits la vision de son imagination. Les ouvrages techniques, les voyages d’étude, les entretiens avec les spécialistes viennent loger leurs informations dans le détail d’un plan ample et net, conçu sans longues indécisions, et qui est comparable aux scénarios modernes, avec leurs enfilades de séquences. Voici par exemple le début du second plan détaillé du premier chapitre de L’Argent : « Midi venait de sonner à la Bourse, lorsque Saccard entra chez Champeaux, dans la salle blanc et or, dont les deux hautes fenêtres donnent sur la place. Il cherche d’un coup d’oeil, parmi les clients attardés, n’aperçoit pas Huret (député), demande à un garçon. Non, monsieur, pas encore. Il se croyait en retard, s’assoit à une des petites tables, dans l’embrasure d’une fenêtre. Et il attend, sans commander. Un coup d’oeil au dehors, qui me donne tout de suite la place à midi : un calme relatif, l’heure où tout le monde déjeune, moins de piétons et de voitures. […] Le soleil dans les enseignes, autour de la place. » L’unité de découpage n’est même pas ici l’événement, mais le geste, ou la parole. Ce n’est plus un lieu global, mais ses aspects successifs ; encore, à la localisation abstraite de l’action, l’auteur substitue-t-il une série de prises de vues différenciées, avec variations de la profondeur du champ, emploi successif du champ, du contre-champ et d’un mouvement panoramique qui vient mourir dans l’éclat de lumière d’une enseigne, dont le reflet dénote l’heure concurremment avec les coups sonnés par l’horloge de la Bourse. Car le déroulement chronologique des faits s’inscrit lui aussi le long d’une trame serrée. On mesure avec quel soin, et quelle maîtrise des techniques narratives, Zola démultiplie, ajuste et verrouille les structures du roman. La pâte confuse des documents antérieurs amassés se trouve ainsi volatilisée à travers toute l’intrigue, avec une précision de mécanicien, mais aussi avec la justesse et la souplesse d’un coup d’oeil de metteur en scène. C’est à ce prix qu’est obtenue l’illusion de la vie, objectif éternel de l’art du roman.

H. Mitterand, Zola. L’histoire et la fiction (PUF, 1990, pp. 36-37).

Colette Becker, de son côté, retrace une autre naissance intellectuelle, celle de l’écrivain, qui, entre 1864 et 1870, vit des années décisives, à la librairie Hachette ou dans son activité de journaliste : dans le Paris transformé du Second Empire, dont il absorbe avec avidité toutes les nouveautés, Zola se situe à l’avant-garde des courants esthétiques de son temps…

Le jeune écrivain est résolument moderne. Il aime, comme ses amis peintres, « les halles, les gares, les grandes villes modernes, les foules qui les peuplent, la vie qui s’y décuple, dans l’évolution des sociétés actuelles ». […] Il attaque, il démolit, mais pour reconstruire. Comme Haussmann. Une des images les plus constantes sous sa plume, en particulier lorsqu’il parle de Balzac, est celle du bâtisseur, du maçon, de l’architecte. Les années soixante sont pour lui une période d’intense activité intellectuelle. Il lit beaucoup, comme chef de la publicité chez Hachette ou comme critique littéraire. Il a une connaissance approfondie de la littérature de son époque. Il sait ce qu’il ne veut pas. Il dit hautement où vont ses préférences. Les grands textes théoriques des années 1878-1880 sont, non le résultat d’une lecture hâtive, faite alors, de l’Introduction à la médecine expérimentale de Claude Bernard, ou d’un grand montage publicitaire, mais la suite logique de la réflexion critique qu’il n’a cessé de mener depuis 1860 et, plus particulièrement, 1864. Le grand tournant à la suite duquel il s’est détourné, sinon débarrassé, du romantisme dont il s’est pétri, date de 1863-1864, des jours où il a « jeté ses poèmes au feu » pour se « prendre d’un tel amour pour la réalité » qu’il n’a plus « su endurer le mensonge, eût-il toute l’harmonie de la rime ».

Des rencontres importantes jalonnent cet itinéraire. Celle, d’abord, du Michelet de L’Amour et de La Femme, dans lequel il trouve nourriture à son besoin d’idéal ; puis celles de Montaigne et de Molière, qui lui enseignent l’acceptation de l’humaine condition et le préparent à adhérer à la pensée positiviste dont il rencontre les personnalités marquantes aux Conférences de la rue de la Paix ou chez Hachette. Il prend pour maîtres à penser Deschanel, Littré, Sainte-Beuve, Taine, et comme modèles, Balzac, Stendhal, Flaubert, les Goncourt. L’influence de Taine conjuguée à celle de Balzac est déterminante.

C. Becker, Les apprentissages de Zola (PUF, 1993, pp. 371-372)

Comme on peut le constater, toutes ces études privilégient Les Rougon-Macquart au détriment des cycles romanesques postérieurs à 1893 (Les Trois Villes et Les Quatre Evangiles). Il est dommage que les différentes parties de l’oeuvre de Zola restent, aujourd’hui encore, très inégalement éditées. Mais il faut reconnaître qu’en se concentrant sur un corpus particulier, ces recherches historiques ont pu sans doute mieux en dégager les lignes de force, mettre en relation les éléments constitutifs, et construire ainsi une théorie de la création littéraire zolienne. Elles ont fait porter leur effort dans des directions complémentaires :

– la mise en relation de l’avant-texte des manuscrits et du texte romanesque, ou encore du discours théorique de l’écrivain et de sa fiction ;

– la mise en relation du texte romanesque et du discours théorique tenu à son propos par la critique.

Il y a là deux perspectives qui s’équilibrent, en se situant symétriquement l’une par rapport à l’autre : le problème du travail de l’écrivain et le problème de la destinée sociale de l’oeuvre. L’étude de genèse, qui constitue le fondement de toute recherche historique, débouche sur son complément logique, l’étude de réception.

3. La critique sociologique

Sous la rubrique de « critique sociologique » on peut regrouper une série de recherches dont la perspective est fondamentalement historique, mais qui cherchent à replacer l’oeuvre étudiée dans un ensemble plus vaste et s’attachent à cerner les déterminations sociales qui pèsent sur elle. La perspective qui domine est l’étude d’un mouvement littéraire, le naturalisme, à l’intérieur duquel on analyse la place qu’y occupe Zola. Il s’agit donc non pas de comprendre l’écrivain à partir de lui-même (de son effort de création ou de ses idées esthétiques), mais de le situer à côté des autres, de ceux qui l’entourent et ont conduit des projets littéraires similaires ou contraires au sien.

A quelles interprétations de telles recherches aboutissent-elles ? Donnons quelques exemples.

Utilisant le modèle théorique que lui fournissent les hypothèses de Pierre Bourdieu, Christophe Charle analyse la position du naturalisme à l’intérieur du champ littéraire de la fin du XIXe siècle (La crise littéraire à l’époque du naturalisme, PENS, 1979) : observant la succession des différentes générations d’écrivains naturalistes, il met en lumière les stratégies de conquête et de domination qui s’exercent au sein de l’institution littéraire ; il examine la complexité de la situation de Zola, montrant que l’écrivain a pu se trouver à la fois dans une relation de dépendance vis à vis d’aînés qui ont été des modèles intellectuels (Flaubert et les Goncourt), et dans une relation d’autorité par rapport à des disciples qui apparaîtront comme des imitateurs (les Cinq des Soirées de Médan, par exemple).

René-Pierre Colin approfondit cette idée en décrivant les conditions de la création littéraire à la fin du XIXe siècle : le poids de l’origine sociale, le marché du livre, le réseau des éditeurs… (Zola, renégats et alliés. La République naturaliste, Presses Universitaires de Lyon, 1988 ; Tranches de vie. Zola et le coup de force naturaliste, Du Lérot, 1991). Il explore l’étendue de la « constellation » naturaliste, s’attachant à faire resurgir de l’oubli la foule des « petits » naturalistes, dont la production romanesque permet de saisir en profondeur l’esprit de toute une époque, marquée par une vision du monde pessimiste.

Yves Chevrel, enfin, élargit cette enquête à la dimension de l’Europe (Le naturalisme, PUF, 1982). Travaillant dans une optique comparatiste, il étudie la diffusion de l’écriture et des thèmes naturalistes dans l’espace européen (où le théâtre occupe finalement une place aussi importante que le roman), et montre les relations d’équivalence qui peuvent exister, à un moment donné, entre Zola et Gerhart Hauptmann en Allemagne, Pérez Galdos en Espagne, Verga en Italie ou Eça de Queiros au Portugal…

La théorie du champ littéraire :

On trouvera un exposé détaillé de cette théorie dans L’institution de la littérature de Jacques Dubois (Nathan/Labor, 1978) et surtout dans l’ouvrage de synthèse publié récemment par Pierre Bourdieu : Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Ed. du Seuil, 1992.

1. Les deux sphères de la production. – Au cours du XIXe siècle, la littérature, soumise aux impératifs de la société capitaliste, se partage entre deux tendances : une littérature dite « industrielle », tournée vers le grand public, qu’elle satisfait par les feuilletons de la presse populaire ou le théâtre de boulevard ; et une littérature à diffusion plus restreinte, de nature élitiste, adaptée au monde intellectuel. Cette littérature restreinte se réfère en particulier à l’idéal de « l’art pour l’art », qu’expriment les mouvements poétiques de la fin du siècle, le Parnasse et le Symbolisme.

2. L’autonomie du champ littéraire. – Devant cette évolution, les écrivains se replient progressivement sur eux-mêmes et développent une position d’autonomie qui les met à l’écart de la logique économique globale. Le champ littéraire – par le jeu des cénacles, des salons ou des académies – élabore ainsi ses propres règles de consécration sociale : il définit des lois qui lui sont propres, permettant à un écrivain d’être reconnu par ses pairs et d’acquérir une légitimité.

3. Pôle dominant et pôle dominé. – Au sein du champ littéraire, il existe (comme dans l’ensemble de la société capitaliste) une concurrence entre ceux qui détiennent les attributs du pouvoir symbolique (les Académiciens, par exemple) et ceux qui en sont exclus. D’où une lutte constante entre les deux factions, qui se traduit dans le mouvement de l’histoire littéraire : la création d’écoles nouvelles, la publication de manifestes d’avant-garde, les polémiques intellectuelles, les alliances ou les scissions de groupes rivaux, etc.

4. La hiérarchie des genres littéraires. – A l’intérieur du champ ainsi constitué, les genres littéraires possèdent un prestige qui se situe à l’inverse de leur rentabilité économique : la poésie, qui ne rapporte guère, est valorisée au détriment du théâtre ou du roman, liés aux gains faciles du boulevard et du feuilleton. Mais le réalisme et le naturalisme feront évoluer cette situation en apportant au roman des exigences de forme, tout en lui permettant de conquérir une grande audience publique, dont témoignent les succès de vente obtenus par Zola.

De telles recherches s’intéressent à la société qui produit le roman. Une toute autre perspective (mais il faut aussi la qualifier de « sociologique ») consiste à étudier la société produite dans le roman : c’est-à-dire les attitudes et les comportements des personnages, leur utilisation de l’espace privé ou public, la façon dont ils rencontrent ou subissent les grands événements de l’histoire politique. On se trouve, cette fois, plongé à l’intérieur de la fiction – d’une fiction que l’on s’efforce de relier à la réalité de son temps. La démarche suivie peut s’accompagner d’une exigence théorique si elle se réfère à un modèle politique particulier comme le marxisme. Elle peut se contenter d’une exploration pragmatique, dont les possibilités sont évidemment multiples… Pour ne citer que quelques exemples : l’examen de la condition féminine (voir Anna Krakowski, La condition de la femme dans l’oeuvre d’Emile Zola, Nizet, 1974 ; Catherine Toubin-Malinas, Heurs et malheurs de la femme au XIXe siècle : « Fécondité » d’Emile Zola, Méridiens Klincksieck, 1986), l’analyse d’un type social précis comme le prêtre (voir Pierre Ouvrard, Zola et le prêtre, Beauchesne, 1986), ou encore l’étude de l’espace urbain (voir Stefan Max, Les métamorphoses de la grande ville dans « Les Rougon-Macquart« , Nizet, 1966 ; Nathan Kranowski, Paris dans les romans d’Emile Zola, PUF, 1968).

Il s’agit là d’une piste féconde, sans aucune doute… Mais de telles explorations – quand elles ne disposent pas d’une grille interprétative puissante – arrivent difficilement à dépasser le stade de l’inventaire et du relevé des propos apparents tenus par le texte romanesque. Elles trouvent donc vite leurs limites. C’est aussi la difficulté que rencontre la lecture thématique, avec laquelle ce type de recherches se confond parfois.

4. La critique thématique et psychanalytique

Attentive à la répétition des images et des situations dramatiques, la lecture thématique des romans de Zola peut s’appuyer sur une oeuvre dont la variété lui offre une matière inépuisable, et dans laquelle elle a la possibilité de dresser des inventaires et de procéder à des regroupements. Mais pour échapper à la dispersion ou à la simple paraphrase du texte, et même pour convaincre le lecteur de la validité de son propos, elle doit s’interroger sur la cohérence de l’univers imaginaire qu’elle décrit. De quel côté chercher cette cohérence ?

Plusieurs réponses ont été apportées à cette question. La première a été esquissée par Gaston Bachelard dans La psychanalyse du feu (Gallimard, 1949), qui consacre quelques pages, dans son chapitre VI, à l’analyse de la combustion spontanée de l’oncle Macquart qui est décrite dans Le Docteur Pascal. Elle consiste à retrouver la logique des théories scientifiques utilisées par Zola et à suivre leurs dérives romanesques. Telle est la voie choisie par Michel Butor quand, après Bachelard, il se penche sur les théories qui ont guidé Zola dans Le Docteur Pascal et dans l’essai du Roman expérimental (« Emile Zola romancier expérimental et la flamme bleue », Répertoire IV, Ed. de Minuit, 1974). Telle est également la voie suivie par les différentes lectures d’inspiration philosophique qui ont affronté les problèmes posés par la pensée de Zola : celle de Gilles Deleuze, qui a exploré la thématique de la fêlure (« Zola et la fêlure », Logique du sens, Ed. de Minuit, 1969)3 ; celle d’Alain de Lattre, qui s’est intéressée aux influences reçues, à celle de Darwin en particulier (Le réalisme selon Zola. Archéologie d’une intelligence, PUF, 1975) ; et surtout celle de Michel Serres qui a tenté une explication des Rougon-Macquart à partir des théories de l’hérédité et de la physique thermodynamique du XIXe siècle (Feux et signaux de brume. Zola, Grasset, 1975).

Une autre solution, d’inspiration peut-être plus classique, consiste à exploiter les hypothèses de Jung et de Freud ou les recherches de la psychocritique, telles que Charles Mauron les a définies dans Des Métaphores obsédantes au Mythe personnel (J. Corti, 1952). Il s’agira alors de relier les thèmes de l’oeuvre à un archétype originel, social ou personnel, en somme de reconstruire le mythe générateur de l’univers fictionnel. C’est ce que tentent deux synthèses : Zola et les mythes, ou de la nausée au salut, de Jean Borie (Ed. du Seuil, 1971), et « Les Rougon-Macquart » d’Emile Zola. De la métaphore au mythe, de Maarten Van Buuren (J. Corti, 1986). Ces ouvrages comportent le terme de « mythe » dans leurs titres : le premier reconstruit, en effet, « l’anthropologie mythique » des Rougon-Macquart, en partant notamment de la thèse du meurtre primitif défendue par Freud dans Totem et tabou ; le second se fonde sur le réseau des métaphores pour retrouver les grandes figures mythiques qui se dissimulent dans les romans.

Il existe enfin une dernière possibilité permettant d’arriver à une vision unificatrice des thèmes : partir de l’oeuvre elle-même, et définir un foyer central d’où rayonnent les effets de sens. Ce choix méthodologique est illustré par les thèses de Jacques Noiray (Le Romancier et la machine. I. L’univers de Zola, J. Corti, 1981) et d’Auguste Dezalay (L’opéra des Rougon-Macquart. Essai de rythmologie romanesque, Klincksieck, 1983) : réflexion sur la machine et le monstre, d’une part ; réflexion sur les principes alternés de l’expansion et de l’éternel retour, d’autre part. Il aboutit à des descriptions dont il faut souligner la richesse et le pouvoir de séduction : nommant les thèmes, examinant leurs multiples facettes, ouvrant des séries classificatrices, celles-ci restituent avec efficacité la dynamique interne de la fiction zolienne.

Les recherches actuelles suivent – en les combinant parfois – les différentes perspectives qui viennent d’être évoquées : la méditation sur la fiction scientifique, l’élucidation d’une origine mythique, ou l’effort pour reconstruire la constellation des thèmes. La référence à Freud domine, par exemple, chez Chantal Bertrand-Jennings (L’éros et la femme chez Zola, Klincksieck, 1977 ; Espaces romanesques : Zola, Sherbrooke, Ed. Naaman, 1987), chez Philippe Bonnefis (L’Innommable. Essai sur l’oeuvre d’E. Zola, SEDES, 1984) ou chez Sylvie Collot (Les lieux du désir. Topologie amoureuse de Zola, Hachette, 1992). Mais elle s’accompagne d’approches complémentaires, cherchant soit à établir l’architecture d’un univers imaginaire (ainsi Sylvie Collot, qui s’inspire de la méthode proposée par Jean-Pierre Richard), soit à relier le texte de la fiction aux structures mentales contemporaines (comme le fait Philippe Bonnefis).

Traversant l’oeuvre, la décomposant et la recomposant, ces lectures offrent un double parcours :

– un parcours global, qui prend pour objet le cycle romanesque, son rythme interne, l’opéra qu’il fait entendre, pour reprendre le titre du livre d’Auguste Dezalay ;

– un parcours plus localisé, attentif au détail du texte, qui s’efforce de distinguer et d’énumérer les motifs thématiques, de dresser la topographie (ou la carte) des lieux imaginaires.

5. La critique narratologique

C’est sans doute dans le domaine des études narratologiques que la réflexion moderne a le plus transformé la vision que l’on se faisait jusqu’alors de l’oeuvre de Zola. Echappant au dilemme de la vérité ou de l’inexactitude de la représentation réaliste dans lequel s’enfermait la critique traditionnelle, elle a su dégager les principes formels de l’esthétique naturaliste.

Bien qu’elle n’ait pas négligé d’explorer la diversité des récits zoliens, comme le montrent les recherches de David Baguley (Naturalist Fiction. The Entropic Vision, Cambridge University Press, 1990 ; Zola et les genres, University of Glasgow French and German Publications, 1993), l’analyse narratologique est, cependant, partie essentiellement du corpus des Rougon-Macquart. Les travaux de Neide de Faria (Structure et unité dans « Les Rougon-Macquart ». La poétique du cycle, Nizet, 1977), ceux d’Henri Mitterand (Le discours du roman, PUF, 1980) ou de Philippe Hamon (Le personnel du roman. Le système des personnages dans « Les Rougon-Macquart » d’Emile Zola, Droz, 1983) ont pu ainsi mettre en lumière les fonctions des personnages, expliquer le rôle des descriptions – en somme, établir, pour reprendre une expression de Philippe Hamon, le « cahier des charges » auquel obéit l’écriture romanesque.

A quelle vision de l’oeuvre arrive-t-on ? Essayons de dégager quelques thèses…

1. Dans leur construction interne, Les Rougon-Macquart privilégient le système (le paradigme) des personnages, auquel les développements de l’intrigue seront subordonnés :

On passe avec Zola d’une esthétique de l’intrigue inféodée aux contraintes syntagmatiques symétriques du « parce que » rétrospectif et du « à suivre » prospectif, de l’anaphorique et du cataphorique, du suspens et de la surprise, à une esthétique du paradigmatique, où ce qui importe c’est la construction d’un système de personnages défini non pas tant par ses distributions, ses rythmes et sa vectorisation progressive et continue en fonction d’une histoire orientée vers une fin, mais par ses hiérarchies mouvantes, ses focalisations alternées, ses concentrations et ses déconcentrations, ses équilibres et ses déséquilibres, ses espaces centripètes et ses espaces centrifuges. Avec Zola, on passe d’une esthétique de la liaison à une esthétique de la ponctuation, d’une esthétique linéaire du récit à une esthétique « topologique » du texte.

Philippe Hamon, Le personnel du roman (Droz, 1983, pp. 318-319)

2. Le personnage zolien est un personnage lisible, et même délégué à la lisibilité. Il permet la compréhension de l’intrigue et introduit le savoir dans le récit :

La caractérisation majeure du personnage zolien, dans son être et dans son faire, se situera […] selon cette double tendance, selon ces deux modes « d’explication » : d’une part un déchiffrage (de « sens »), d’autre part un défrichage (de champs à décrire) ; d’une part le démontage des « machines » sociales et psychiques, l’explication qui mène à une plus grande compréhension, la quête d’une vérité cachée (qui ne peut être qu’unique, globale, synthétique, relevant d’une herméneutique du réel) ; d’autre part le parcours systématique d’une totalité, d’un espace différencié, à l’aide d’un dépliement (ex-plicare) de grilles et de réseaux thématiques particuliers destinés à « couvrir » et à balayer l’ensemble du réel.

D’où, le personnage-type imposé par un tel cahier des charges, le personnage du « parvenu », rôle stéréotypé imposé aussi par le Second Empire, qui incarne et cumule ces deux tendances complémentaires : en tant que personnage « déclassé », en instance de transfert social, que personnage médiateur mobile, il peut parcourir aisément (et donc décrire par son parcours et ses discours) les différents espaces réels ainsi que les cloisonnements et les espaces sociaux ; en tant que personnage vaniteux sacrifiant tout à la « pose », à « l’étalage », il dévoilera et se dévoilera perpétuellement, il fera émerger l’être caché (des choses et des êtres qu’il fréquente) derrière leur paraître. D’où, dans le cas particulier où le savoir porte, non pas sur les choses, les personnages, ou sur le monde, mais où il porte sur le texte même du savoir, sur l’oeuvre, sur Les Rougon-Macquart, le personnage de Pascal, qui occupe ce que Michel Serres appelle le « poste théorique » de l’oeuvre, celui qui restitue par ses commentaires une lisibilité globale à la série des vingt volumes, celui dont le savoir a pour point d’application des textes plus que des choses. D’où, aussi, cette population de personnages distribués dans l’oeuvre, délégués à la cohérence interne de chaque roman, qui tissent, par leurs confidences, leurs souvenirs, leurs rappels, leurs prédictions, l’exposé de leurs motivations, etc., la lisibilité du texte, distribuent une information au service, cette fois, de l’intrigue.

Ph. Hamon, Le personnel du roman (Droz, 1983, pp. 37-38)

3. La consistance psychologique du personnage importe moins que l’ensemble de ses déterminations actantielles – son « vouloir », son « pouvoir » et son « savoir ». Autant d’éléments qui permettent à la description de s’insérer dans la continuité du récit :

La description naturaliste est motivée. Par exemple, si elle est assumée par le regard d’un personnage, le texte mentionnera un vouloir-voir, un pouvoir-voir, un savoir-voir et un devoir-voir du personnage. Même chose si la description est motivée par la parole (elle prend la forme d’une tranche de parole sur le monde) ou par l’activité (technique ou sociale) du personnage. Le texte invoque alors souvent une pause (un accident, un répit, un désoeuvrement passager, une attente à un rendez-vous, etc.) ou l’arrivée d’un « nouveau » dans un lieu inconnu de lui (les autochtones regardent le nouveau – d’où son portrait –, et le nouveau, l’intrus, regarde le milieu dans lequel il entre – d’où une série de descriptions).

Ph. Hamon, « Notes sur la description naturaliste » (L’Ecole des lettres n°8, mars 1992, p. 7)4

4. Le personnage se définit par le milieu dans lequel il vit, et plus précisément par le « territoire » qu’il occupe. Il est en quelque sorte, « assigné à résidence », et ne peut sortir de l’espace qui lui a été attribué (comme on le voit, par exemple, avec les mineurs de Germinal). Mais des transgressions sont possibles, et c’est ce que raconte le drame romanesque :

Les péripéties romanesques et les transformations du  statut du personnage sont d’abord des péripéties spatiales et des transformations du statut de l’espace. Pour n’en prendre qu’un exemple dans Germinal, c’est l’entrée d’Etienne Lantier dans un espace qui lui est étranger, et qu’il va ressentir d’abord comme un espace hostile, puis comme un espace à conquérir, qui fait de lui un héros de roman. […]

Ce que Zola a compris et montré, c’est que [l’espace] porte dans ses formes mêmes, les germes d’une transformation, d’un bouleversement des structures constituées et de leurs signes, d’une contestation du système dans lequel il est pris. C’est un espace immobilisé, mais instable, et en quelque façon dialectisé. La possibilité d’un programme de péripéties violentes est inscrite dans la réalité – comme l’a déjà montré l’Histoire. Le roman construira un modèle imaginaire de ce programme, avec pour conséquences inévitables, et esthétiquement heureuses, un décalage, ou un décollage du texte au-delà de sa référence, et la fusion de ses données socio-économiques avec une logique narrative dont les contraintes sont immémoriales, et qui, en raison de sa propre finalité – terreur ou pitié, on revient toujours à Aristote – va tendre au maximum les virtualités dramatiques de la situation.

H. Mitterand, « Le roman et ses territoires. L’espace privé dans Germinal », Le regard et le signe (PUF, 1987, pp. 142 et 154-155).

5. Quand elles interviennent, les transformations psychologiques du personnage sont liées à des déplacements d’un espace à l’autre ; elles accompagnent le passage d’une « frontière » entre deux lieux, quand sont mis brusquement face à face l’intrus (qui vient de l’extérieur) et l’autochtone (qui habite le lieu dans lequel on pénètre) :

L’originalité de la « psychologie » des personnages chez Zola, cette psychologie que la critique met si souvent en cause, [vient] de sa dépendance à l’égard de la topographie : la « crise » psychologique est, presque toujours, une crise qui affecte le personnage franchissant une frontière, crise à la fois de type cognitif […] (c’est en franchissant une frontière que le personnage perd ou acquiert un souvenir, pose une prophétie, acquiert une information sur l’avenir ou le passé) et de type affectif : « l’inquiétude », le « malaise », le « frisson », « l’agacement » qui affecte alors le personnage n’est, bien souvent, que le signal et le symptôme d’une transformation ultérieure importante du récit, signal qui peut affecter aussi bien l’intrus que l’autochtone.

Ph. Hamon, Le personnel du roman (Droz, 1983, pp. 226-227).

La typologie des personnages : trois exemples.

1. Une typologie distributionnelle (selon N. de Faria, dans Structure et unité dans « Les Rougon-Macquart ») : l’inventaire de tous les rôles possibles dans Les Rougon-Macquart.

a. Le personnage-cellule : le représentant de la famille des Rougon et des Macquart, à partir duquel se construit chacun des romans du cycle.

b. Le personnage-clé : complémentaire du précédent, le personnage qui est fortement impliqué dans le drame qui se déroule (par exemple, Florent dans Le Ventre de Paris, Denise dans Au Bonheur des Dames, Séverine dans La Bête humaine…).

c. Le personnage-« res » : l’objet ou la réalité que la fiction anime d’une force supérieure (l’alambic dans L’Assommoir ; la mine, le Voreux dans Germinal…).

d. Le personnage-secondaire : l’ensemble des personnages qui se situent à l’arrière-plan de l’intrigue.

e. Le personnage-foule : la masse anonyme, définie seulement par son statut social (les mineurs dans Germinal, les groupes de voyageurs dans La Bête humaine…).

2. Une typologie fonctionnelle (selon Ph. Hamon, dans Le personnel du roman) : les personnages servant à introduire une description et à permettre la « lisibilité » du texte naturaliste.

a. Le regardeur-voyeur, qui se promène en contemplant la réalité, ou observe des scènes à partir d’un endroit privilégié (une fenêtre, par exemple).

b. Le bavard volubile, qui renseigne les ignorants et leur sert de guide.

c. Le technicien affairé, le travailleur qui offre le spectacle de son activité au moment où il l’accomplit.

3. Une typologie mythique (selon H. Mitterand, dans Le discours du roman) : les rôles actantiels présents dès les premières pages de Germinal – rattachant l’intrigue aux grands mythes de la littérature universelle.

a. Le héros, étranger venu d’ailleurs : Etienne.

b. Le vieillard à la parole prophétique : Bonnemort.

c. Le mentor, le père tutélaire offrant protection au héros : Maheu.

d. Le rival (et bientôt, le traître), opposé au héros : Chaval.

e. La femme désirée, objet d’une lutte amoureuse entre le héros et son rival : Catherine.

La critique narratologique entend éviter les écueils rencontrés par les approches traditionnelles portant sur la question du personnage : l’illusion psychologique, qui donne vie à des êtres de papier, ou l’illusion référentielle, qui s’enferme dans l’énumération des positions sociologiques.

Mais faut-il penser qu’en développant ces idées, elle abandonne entièrement toute perspective de nature historique ? Qu’elle le veuille ou non, elle rencontre sur son chemin le problème de l’idéologie. Les romans de Zola sont trop insérés dans leur époque, ils sont trop « bavards » et leurs développements narratifs trop chargés d’informations pour qu’elle puisse faire l’économie d’une interrogation sur le contenu et la valeur historique du discours qu’ils tiennent. Est-il alors possible d’opérer une synthèse entre les principes du formalisme et les nécessités d’une lecture idéologique ?

Henri Mitterand définit dans ce sens le projet d’une sociocritique qui serait capable de prendre en charge les deux aspects de la recherche : il n’y a pas opposition, écrit-il, « mais complémentarité, entre une critique matérialiste, essentiellement préoccupée des déterminations historiques de l’oeuvre, et la critique formaliste. » Et il ajoute : « La sociocritique ne peut être autre chose qu’une sémiotique. » (Le discours du roman, PUF, 1980, p. 17). Philippe Hamon, de son côté, constatant que « tout romancier est un encyclopédiste du normatif », se tourne vers une poétique de l’évaluation qui aurait pour objectif de décrire l’écriture romanesque comme un « carrefour de normes » ou de « valeurs », et s’efforcerait d’analyser les lieux textuels où se manifeste l’idéologie (Texte et idéologie, PUF, 1984, p. 220).

On aurait tort de voir dans les différents types d’approches critiques qui viennent d’être distingués des modes de lectures étrangers les uns aux autres et sans communication entre eux. Ces approches puisent leur matière aux mêmes composantes : la vie de l’écrivain, l’époque dans laquelle celui-ci a vécu, les formes de l’oeuvre – les thèmes et les structures. Le lecture sociologique, par exemple, relie les problèmes personnels de l’écrivain à ceux que ressentent ses contemporains ; la lecture thématique se nourrit autant d’une exploration des formes de l’oeuvre que d’une réflexion sur la société qui a entouré l’oeuvre… Bien des questions (comme celle de l’espace) se situent au carrefour de ces différentes approches.

Ces dernières ne s’opposent donc que par les choix prioritaires qu’elles font, quand elles décident de mettre l’accent sur tel aspect plutôt que sur tel autre. Il faut les percevoir dans une relation de continuité.

 La complémentarité des approches critiques. Un exemple : le problème de l’espace.

Un problème comme celui de l’espace dans le roman peut être abordé selon des perspectives complémentaires, qui se recoupent partiellement.

1. Dans une perspective historique et sociologique : l’étude de l’espace urbain sous le Second Empire, et de la façon dont Zola montre ses transformations…

Indications bibliographiques : Stefan Max, Les métamorphoses de la grande ville dans « Les Rougon-Macquart », Nizet, 1966. – Nathan Kranowski, Paris dans les romans d’Emile Zola, PUF, 1968.

2. Dans une perspective thématique et psychanalytique : la réflexion sur les figures de l’espace, sur leur fonction symbolique dans le développement de l’intrigue (les angoisses de l’enfermement ou de la claustration, les tentations de fuite, les lieux du désir amoureux, etc.).

Indications bibliographiques : Colette Becker, « L’espace », in Emile Zola. Germinal, PUF, 1984. – Chantal Bertrand-Jennings, Espaces romanesques : Zola, Sherbrooke, Ed. Naaman, 1987. – « Dossier thématique. Espaces romanesques », in Les Cahiers naturalistes n°63, 1989. – Sylvie Collot, Les lieux du désir. Topologie amoureuse de Zola, Hachette, 1992.

3. Dans une perspective narratologique et sémiotique : l’analyse de l’espace comme élément définissant les possibilités d’action offertes au personnage…

Indications bibliographiques : Philippe Hamon, « Le personnage comme actant : le territoire du personnage », in Le personnel du roman, Droz, 1983. –  Denis Bertrand, L’espace et le sens. « Germinal » d’Emile Zola, Hadès-Benjamins, 1985. – Henri Mitterand, « Le roman et ses territoires. L’espace privé dans Germinal », in Le regard et le signe, PUF, 1987. – « Figures de l’espace », in Zola. L’histoire et la fiction, PUF, 1990.

4. Dernière possibilité, enfin, la perspective comparatiste, qui rassemble les orientations précédentes et élargit l’enquête en examinant le problème de la représentation de l’espace dans le roman du XIXe siècle…

Indications bibliographiques : Michel Crouzet (éd.), Espaces romanesques, PUF, 1982. – Claudine Giacchetti, Maupassant. Espaces du roman, Droz, 1993.

Concluons avec une dernière remarque. Dans bien des ouvrages qui viennent d’être évoqués, l’analyse de l’oeuvre de Zola débouche sur une théorie de la littérature… Est-ce là une particularité qui distingue l’auteur des Rougon-Macquart ?

La plupart des grands écrivains suscitent des développements généraux qui les dépassent. On sait que toute critique théorique se construit au sein d’une dialectique reliant hypothèses et exemples, et il est certain qu’au cours de ces dernières années, la littérature romanesque du XIXe siècle a, plus que toute autre, alimenté cette dynamique. Proust a fourni à Gérard Genette la possibilité d’élaborer ses principes de narratologie (Figures III, Ed. du Seuil, 1972) ; Maupassant a permis à A.-J. Greimas de préciser les règles de sa sémiotique textuelle (Maupassant, la sémiotique du texte. Exercices pratiques, Ed. du Seuil, 1976) : Zola offre les mêmes potentialités dans le domaine de la génétique textuelle ou dans celui de la narratologie.

Deux raisons expliquent ce privilège : le « classicisme » esthétique des Rougon-Macquart, qui constituent une sorte de synthèse de toute la production romanesque précédente, de Balzac aux Goncourt ; et aussi – on a tendance à oublier cet aspect – la très grande variété des formes dont ils offrent le développement. Les Rougon-Macquart sont loin, en effet, de présenter un paysage monolithique : romans noirs et romans roses alternent, les peintures de la bourgeoisie succèdent à celles du monde ouvrier ; non seulement l’espace, l’analyse des milieux varient considérablement d’un volume à l’autre, mais aussi le temps, la durée de l’intrigue (une année environ pour Le Ventre de Paris ou pour Germinal, plus de trois années pour Nana, vingt ans pour L’Assommoir…) ; les formules stylistiques les plus diverses sont essayées, des hymnes lyriques de La Faute de l’abbé Mouret aux discours argotiques de L’Assommoir ou aux enluminures poétiques du Rêve… Fondée sur un principe constant de renouvellement interne, l’oeuvre de Zola apparaît comme une oeuvre ouverte.

2. Les interprétations de la critique du XIXe siecle à 195

1. La reception de l’œuvre de Zola

1.1 La publication des Rougon-Macquart

L’histoire de la réception des Rougon-Macquart peut être cernée à partir de deux dates majeures – la parution de L’Assommoir en 1877, et celle de Germinal en 1885 – qui permettent de distinguer différentes étapes. Aux attaques dispersées, qui ont accueilli les premiers romans, succède, de 1877 à 1884, la grande période de la polémique anti-naturaliste ; puis, avec Germinal, un changement de ton intervient devant une oeuvre qui suscite le respect, sinon l’adhésion, et qui s’impose par son abondance comme par sa diversité.

En 1868, Thérèse Raquin avait déjà donné à la critique l’occasion de condamner les excès du naturalisme : Louis Ulbach dénonçait dans Le Figaro, en janvier 1868, l’invasion de la « littérature putride ». Au début des années 1870, quand Zola se met à publier les premiers volumes de son grand cycle romanesque, Barbey d’Aurevilly reprend la même thématique. Il tonne avec véhémence contre les « ordures » qu’il découvre dans Le Ventre de Paris et La Faute de l’abbé Mouret. Ce qu’il exprime avec un certain talent, d’autres le diront avec moins de nuances et plus de brutalité. Ces accusations se répéteront jusqu’à la mort de Zola : elles constituent le fondement de la polémique anti-naturaliste.

Au même moment, les articles de Brunetière, qui commencent à paraître dans la Revue des Deux Mondes (ils seront réunis plus tard dans un recueil intitulé Le Roman naturaliste), font preuve d’une plus grande ouverture d’esprit : au naturalisme français, ils opposent l’exemple du roman anglais donné comme modèle. Le pamphlet cède donc la place à l’analyse historique. On est loin encore d’une opinion favorable, mais une discussion devient possible entre les partisans et les adversaires du naturalisme.

Avec le succès de L’Assommoir, la polémique s’étend et prend les formes les plus variées, de l’article de presse à la caricature. Le sommet est atteint au cours des an­nées 1879-1880, au moment où coexistent, aux yeux de la critique hostile, les deux exemples les plus parfaits des errements natura­listes, la théorie du Roman expérimental d’une part, et Nana d’autre part, c’est-à-dire l’impertinence de la réflexion accom­pagnée de l’impudence de la description. Brunetière prononce alors une condamnation sans appel des thèses défendues par Zola, qu’il juge privées de tout fondement rationnel : l' »expérimentation » romanesque, explique-t-il, est une impossibi­lité absolue.

Ces années 1879-1880 consacrent, malgré tout, ce que certains commentateurs appellent le « triomphe du naturalisme ». L’adaptation théâtrale de L’Assommoir rencontre un succès considérable à Paris et en province. La publication du feuilleton de Nana, dans Le Voltaire, est entourée d’une énorme publicité. Zola, qui occupe une importante position de chroniqueur littéraire dans plusieurs journaux ou revues, bataille ferme contre ses détracteurs et répond point par point aux attaques dont il est l’objet. Enfin, avec Les Soirées de Médan qui paraissent en avril 1880, la nouvelle école littéraire dispose d’un texte qui fait figure de manifeste et témoigne de son influence.

La parution de Germinal, en 1885, s’accompagne d’un changement dans l’accueil de la critique. Plusieurs articles entreprennent une lecture favo­rable de l’oeuvre. Il faut retenir, entre toutes, l’étude de Jules Lemaitre, parue dans la Revue politique et littéraire du 14 mars 1885 (reprise plus tard dans Les Contemporains) : l’accusation d’immoralité est écartée, et Les Rougon-Macquart sont comparés à une « épopée » antique, écrite dans la tradition homérique.

La critique négative trouve encore matière à exprimer sa virulence quand paraît La Terre, en 1887. Le 18 août, Paul Bonnetain, J.H. Rosny, Lucien Descaves, Paul Margueritte et Gustave Guiches publient dans Le Figaro leur « Manifeste des Cinq » dirigé contre le roman : ils protestent, au nom de leur « conscience » littéraire, contre un tel « recueil de scatologie », contre « cette imposture de la littérature véridique »… Anatole France, de son côté, jette l’anathème sur l’oeuvre de Zola.

Mais, au cours des années qui suivent, les attaques s’atténuent. Anatole France lui-même reconnaît les qualités poétiques de l’oeuvre, au moment de La Bête humaine ; et il marque une admiration certaine, quand paraissent L’Argent et La Débâcle. L’opinion de Lemaitre a fait école : l’idée d’un Zola « épique » est admise de plus en plus largement. La Débâcle entraîne encore une polémique de grande ampleur, mais celle-ci porte plus sur l’interprétation à donner aux événements de la guerre de 1870 que sur la signification profonde du roman.

La désagrégation de l’école naturaliste a-t-elle contribué à la naissance de ce consensus ? Zola apparaît, en effet, aux yeux de certains observateurs, comme un écrivain isolé, qui résume à lui seul tout un mouvement esthétique. C’est l’impression que l’on retire de l’enquête sur « l’évolution littéraire » que publie Jules Huret, en 1891, dans L’Echo de Paris. La même année, au mois de mai, La Plume reproduit une conférence de Léon Bloy qui s’élève contre les « ineptes doctrines » de Zola et de ses disciples, et annonce les « funérailles du naturalisme »…

1.2 Des Trois Villes à l’affaire Dreyfus

Un homme fini, Zola, quand il publie en 1893 Le Docteur Pascal, le dernier de ses Rougon-Macquart ? Certes, non. L’oeuvre qui va suivre sera considérable. Mais elle change de formule esthétique avec Les Trois Villes et Les Quatre Evangiles qui sortent des frontières du réalisme pour basculer dans le roman à thèse ou le roman utopique. D’une certaine façon, Zola, en rêvant à une littérature qui envisage le futur de l’humanité et parle de son bonheur possible, rejoint ceux qui ont jadis loué ses qualités de poète. Par son évolution personnelle, il semble vouloir adhérer à l’image que l’on a construite autour de lui.

C’est pourquoi, après 1893, les interprétations de son oeuvre ne se renouvellent guère. L’enquête documentaire, quand elle se montre virulente, continue à provoquer réserves et hostilités : ainsi Lourdes, en 1894, qui suscite une violente opposition de la part du monde catholique. Mais avec ce roman s’achève la dernière grande polémique anti-naturaliste. En fait, les années qui suivront seront vite absorbées par le grand bouleversement de l’affaire Dreyfus, dans laquelle Zola s’engage avec détermination dès novembre 1897.

Dès lors, il n’est plus question de juger avec lucidité l’homme qui fait paraître J’accuse dans L’Aurore, le 13 janvier 1898. Ceux qui pouvaient l’admirer précédemment se mettent à détester un écrivain qui va à l’encontre de leurs convictions nationalistes. Ses anciens adversaires, en revanche, s’ils sont devenus dreyfusards, lui vouent un culte fervent, et quelquefois aveugle. Un exemple suffira pour montrer cette opposition irréductible. Quand Fécondité paraît en feuilleton dans L’Aurore, en 1899, Charles Péguy – même s’il exprime quelques réserves – lit avec ferveur un roman dont la progression dramatique accompagne pour lui l’actualité politique qu’il est en train de vivre (en particulier, le deuxième procès d’Alfred Dreyfus, qui se déroule à Rennes, au cours de l’été 1899). Au contraire, le catholique intransigeant qu’est Léon Bloy – en faisant la même lecture, au même moment – s’indigne devant les platitudes de celui qu’il appelle le « Crétin » ; reprenant ses arguments dirigés contre le roman, il publiera, quelque temps plus tard, un pamphlet, dont le titre est tout à fait significatif : Je m’accuse.

L’affaire Dreyfus efface le consensus qui avait fini par s’instaurer, et fait renaître les opinions tranchées des années 1880. L’image de Zola s’inscrit dans les esprits sans aucune nuance. En se déchaînant, les caricaturistes des journaux antidreyfusards brouillent ses traits, et confondent dans une même aversion l’auteur de L’Assommoir et celui de J’accuse.

Emile Zola sous le regard de ses contemporains, entre 1868 et 1898 :

Découvert par Jules et Edmond de Goncourt, en décembre 1868 : « Nous avons vu à déjeuner notre admirateur et notre élève Zola. […] Le côté qui domine, le côté maladif, souffrant, ultra-nerveux, approchant de vous par moments la sensation pénétrante de la victime tendre d’une maladie de coeur. Etre insaisissable, profond, mêlé, après tout ; douloureux, anxieux, trouble, douteux. » (Journal II, éd. R. Laffont, 1989, coll. Bouquins, p. 186).

Jugé par Flaubert, au moment de la publication de L’Assommoir, en 1876 : « J’ai lu, comme vous, quelques fragments de L’Assommoir. Ils m’ont déplu. Zola devient une précieuse, à l’inverse. Il croit qu’il y a des mots énergiques, comme Cathos et Madelon croyaient qu’il en existait de nobles. Le système l’égare. Il a des principes qui lui rétrécissent la cervelle. » (lettre à Tourguéniev du 14 décembre 1876)… Une appréciation sévère, qu’il faut comparer avec l’éloge fait de Nana, quatre années plus tard : « Nana tourne au mythe, sans cesser d’être réelle. Cette création est babylonienne. » (lettre à Zola du 15 février 1880).

Analysé par Maupassant, dans une étude parue en mars 1883 : « Zola est, en littérature, un révolutionnaire, c’est-à-dire un ennemi féroce de ce qui vient d’exister. […] Mais un révolutionnaire élevé dans l’admiration de ce qu’il veut démolir, comme un prêtre qui quitte l’autel, comme M. Renan soutenant en somme la Religion, dont bien des gens l’ont cru l’ennemi irréconciliable. » (Chroniques 2, UGE, 1980, coll. 10/18, pp. 311-312).

Evoqué, en 1896, par le vieil Edmond de Goncourt, qui n’a cessé de multiplier dans son Journal des remarques hostiles à l’encontre de celui qu’il considère comme son grand rival : « […] Depuis des années, j’ai la conviction, les preuves qu’en dépit de ses chaudes poignées de main et de ses Mon bon ami, Zola travaille, avec la perfidie de l’Italien qu’il est, à ruiner mon oeuvre, qu’il sent être pour la sienne une menace dans l’avenir. » (Journal III, éd. R. Laffont, 1989, coll. Bouquins, p. 1258).

 Décrit au moment de la publication de J’accuse, en janvier 1898, par Maurice Barrès (qui est antidreyfusard) : « Dans Zola, ce Bassan, il y a l’encombrement. C’est un de ces hommes qui donnent continuellement des défis à eux et aux autres. Ils veulent toujours exercer leur volonté. […] Pour comprendre sa grossièreté, il faut voir ces images en couleur, ces caricatures de l’Italien moderne. » (Mes Cahiers, in L’Oeuvre de Maurice Barrès, Plon, 1968, t. XIII, p. 165).

1.3  Après la mort de Zola

La mort, qui survient en 1902, la conclusion juridique apportée à l’affaire Dreyfus en 1906, le transfert des cendres de l’écrivain au Panthéon en 1908 – tous ces événements provoquent une rupture qui va entraîner une mise à l’écart progressive. L’oeuvre de Zola entre alors dans une sorte de purgatoire. Un semi-purgatoire, devrait-on ajouter… On n’oublie pas l’auteur de J’accuse. On continue à lui rendre hommage, régulièrement. Plusieurs biographies paraissent qui s’efforcent de dresser un bilan et de faire la synthèse des différents aspects de l’homme : celles de Paul Brulat en 1907, d’Edmond Lepelletier en 1908, de Marcel Batilliat, de Bertrand de Jouvenel en 1931, d’Henri Barbusse en 1932… Le romancier est toujours lu par le grand public : les tirages importants atteints par ses romans le montrent. Mais il a été abandonné par la critique littéraire.

Car dans les milieux intellectuels, on ne fréquente plus guère Zola. Quand on ne lui reproche pas son engagement dans l’affaire Dreyfus, c’est un sentiment de dédain ou de commisération qui domine. Le souvenir littéraire qui subsiste est discontinu. Relié à L’Assommoir ou à Germinal, il s’accroche à quelques thèses simplistes que personne ne cherche à remettre en cause : Zola, c’est un naturaliste « grossier », un théoricien dont les « naïvetés scientifiques » font sourire, un « poète », dont on peut reconnaître la force, malgré tout… Le jugement se résume à quelques remarques rapides. Il suffit, pour mesurer la vacuité de ce discours méprisant, de feuilleter les manuels de littérature en usage à cette époque.

Il faudra le choc de la deuxième guerre mondiale et le renouveau intellectuel des années 1950 pour que Zola, extrait de son passé immédiat, dégagé des étiquettes simplificatrices qui réduisaient son oeuvre, soit perçu dans toute sa complexité, et devienne, aux yeux de la critique, un écrivain à part entière. Un écrivain que l’on peut relire et redécouvrir – à l’égal des plus grands.

 Emile Zola vu par les manuels de littérature des années 1930 :

 J. Bédier et P. Hazard (Histoire de la Littérature française illustrée, Larousse, éd. de 1924, t. II, p. 376) : « Sa langue, inégale, est comme un fleuve qui charrie des épaves dans une eau souvent trouble et qui ne fait impression que par la force de son courant. Emile Zola, quoique volontairement obscène et systématiquement pessimiste, amuse par son imagination luxuriante. C’est en son fond un écrivain populaire, un feuilletoniste lyrique. Il faut convenir pourtant que L’Assommoir et Germinal sont des chefs-d’oeuvre d’un genre vite épuisé peut-être, mais des chefs-d’oeuvre. »

 Ch. M. des Granges (Histoire illustrée de la Littérature française des Origines à 1930, Hatier, 13e éd., 1933, p. 892) : « Dans ses meilleurs romans : L’Assommoir (1877), Germinal (1885), Zola est un artiste d’un talent vigoureux et brutal. S’il n’avait, comme Rabelais, « semé l’ordure dans ses écrits », on serait plus à l’aise pour louer la poésie vraiment saisissante en son robuste épanouissement, qui anime telle page de son oeuvre. Ce naturaliste a des visions de romantique. »

 J. Calvet (Petite histoire illustrée de la Littérature française, J. de Gigord, 8e éd., 1936, p. 218) : « Commis de librairie, sans culture et sans goût, Zola est poussé par sa prodigieuse imagination et par sa soif d’arriver coûte que coûte. […] Zola croyait avoir des idées : il prétendait écrire des romans scientifiques, s’imaginant naïvement que la réalité obéissait à ses formules. Il se considérait comme un médecin qui étudie des maladies, et comme il ne rencontrait jamais l’âme sous son scalpel, il n’en faisait pas état dans ses livres. […] Zola ne sait pas écrire ; sa langue est lourde, grossière, souvent impropre ; mais il a le sens des foules et il en donne l’impression par l’entassement et le mouvement. »

2. La polémique anti-naturaliste

Au XIXe siècle, la réception de l’oeuvre de Zola s’est déroulée essentiellement sous le signe de la polémique. Polémiquer contre une oeuvre, c’est l’attaquer. Mais plus précisément, c’est lui faire des reproches, au nom d’une exigence supérieure. Une telle démarche est exactement à l’opposé d’une perspective de critique scientifique qui s’efforce, au contraire, de comprendre une totalité et d’en expliquer les lois de fonctionnement. La polémique est partiale, et surtout partielle, à la différence de la méthode scientifique qui se veut globalisante. Son point de vue repose sur un raisonnement de type antithétique : l’oeuvre analysée est condamnée parce qu’elle contredit (ou paraît contredire) une vérité à laquelle on tient et que l’on proclame avec force.

Ainsi, quand paraît La Faute de l’abbé Mouret, en 1875, Barbey d’Aurevilly attaque le roman, au nom de la morale chrétienne et du refus de toute philosophie d’inspiration matérialiste – il est vrai que Zola l’avait malmené, quelques années plus tôt, dans Mes Haines, en voyant en lui un « catholique hystérique » ! Mais l’opposition de Barbey est aussi politique : le naturalisme représente, à ses yeux, la quintessence de la littérature moderne et « démocratique » qu’en monarchiste de tradition légitimiste, il déteste…

Je ne crois point que, dans ce temps de choses basses, on ait écrit de livre plus bas dans l’ensemble, les détails et la langue, que La Faute de l’abbé Mouret. C’est l’apothéose du rut universel dans la création. C’est la divinisation dans l’homme de la bête, c’est l’accouplement des animaux sur toute la ligne, avec une technique d’expression chauffée au désir de produire de l’effet qui doit être le grand et peut-être le seul désir de M. Zola. Voilà ce qui fait de ce livre quelque chose d’une indécence particulière… Avec le XVIIIè siècle derrière nous, nous avions vu toutes sortes d’indécences. Nous avons eu l’indécence naïve, l’indécence voluptueuse, l’indécence polissonne, l’indécence cynique. Mais l’indécence scientifique nous manquait, et c’est M. Zola qui a l’honneur de nous la donner… Blasés sur toutes les autres, nous n’étions pas blasés sur celle-là. M. Emile Zola, du reste, convenait merveilleusement, de facultés et de goût, à cette besogne. Il n’a point d’idéal dans la tête, et, comme son siècle, il aime les choses basses, signe du temps, et ne peut s’empêcher d’aller à elles.

Chose singulière ! tout ce qui répugne le fascine… Est-ce une conséquence de son matérialisme que son amour des choses basses, ou son amour des choses basses, qui est effréné, l’a-t-il poussé à son impudent matérialisme ? Qui peut le savoir avec un écrivain dont l’outrance est en tout suspecte ?…  Mais il est certain que sa tendance vers les choses abjectes, qui est celle de ce temps, réaliste et démocratique, n’a jamais été exprimée avec un cynisme plus volontaire et plus fastueux. Louis XIV disait du Régent : « C’est un fanfaron de vices. » M. Zola, c’est un fanfaron d’ordures. Il y en a tant dans ses livres, qu’il est impossible de ne pas croire qu’il brave l’opinion en les y mettant. Il les y entasse. Il les y décompose. Il les y flaire. Il les y met sur sa langue, comme un chimiste… Et, par ce côté de l’ordure, La Faute de l’abbé Mouret est de la même famille que Le Ventre de Paris.

J. Barbey d’Aurevilly, Le Roman contemporain (Lemerre, 1902, pp. 222-223)

De la même façon, un peu plus tard, en 1880, Brunetière attaque les théories naturalistes que défend Zola dans Le Roman expérimental en s’opposant à toute réflexion de type déterministe au nom d’une conception idéaliste de ce que doit être la vérité humaine dans le roman…

Il est évident que M. Zola ne sait pas ce que c’est qu’une expérience, et qu’il parle de science ici, comme tout à l’heure vous l’entendrez parler de métaphysique, avec une sérénité d’ignorance qui ferait la joie des savants et des métaphysiciens. Il est évident que M. Zola ne pèse pas la valeur des mots, car il n’appellerait pas l’idée d’une expérience à faire une « idée expérimentale » : si ces deux mots associés voulaient dire quelque chose, ils ne pourraient signifier qu’une idée induite, conclue, tirée de l’expérience ; quelque chose de postérieur à l’expérience, non pas d’antérieur ; une acquisition faite, et non pas une conquête à faire. Il est évident que M. Zola ne sait pas ce que c’est qu' »expérimenter », car le romancier, comme le poète, s’il expérimente, ne peut expérimenter que sur soi, nullement sur les autres. Expérimenter sur Coupeau, ce serait se procurer un Coupeau qu’on tiendrait en chartre privée ; qu’on enivrerait quotidiennement à dose déterminée ; que d’ailleurs on empêcherait de rien faire qui risquât d’interrompre ou de détourner le cours de l’expérience ; et qu’on ouvrirait sur la table de dissection aussitôt qu’il présenterait un cas d’alcoolisme nettement caractérisé. Il n’y a pas autrement, ni ne peut y avoir d’expérimentation ; il n’y a qu’observation ; et dès lors c’est assez pour que la théorie de M. Zola sur le Roman expérimental, manque et croule aussitôt par la base.

Ch. Brunetière, Le Roman naturaliste (Calmann-Lévy, 1896, 5e éd., pp. 123-124)

Ces jugements polémiques rejettent entièrement l’oeuvre considérée, d’une manière qui est négative. A côté d’eux, il existe une autre forme de polémique, atténuée, plus subtile dans son expression : elle consiste à accepter l’oeuvre analysée (ou plutôt, à feindre de l’accepter), mais en la redéfinissant selon des critères qui lui sont extérieurs : le critique découvre des qualités inattendues qui justifient l’éloge, et fonde son analyse sur une idée à première vue paradoxale. Tel est le retournement qu’opère Jules Lemaitre en 1885. Si Les Rougon-Macquart doivent être assimilés à un long poème épique écrit dans la tradition d’Homère, ils ne peuvent être considérés comme une représentation historique du réel, conduite selon les principes d’une méthode positiviste ; ils ne sont donc pas conformes à ce qu’avait voulu Zola. En adoptant un point de vue étranger (sinon hostile) au naturalisme, la thèse de Lemaitre est polémique ; mais la polémique se dissimule, dans ce cas, sous l’éloge littéraire.

L’histoire des Rougon-Macquart est donc, ainsi qu’un poème épique, l’histoire ramassée de toute une époque. Les personnages, dans l’épopée, ne sont pas moins généraux que le sujet et, comme ils représentent de vastes groupes, ils apparaissent plus grands que nature. Ainsi les personnages de M. Zola, bien que par des procédés contraires : tandis que les vieux poètes tâchent à diviniser leurs figures, on a vu qu’il animalise les siennes. Mais cela même ajoute à l’air d’épopée ; car il arrive, par le mensonge de cette réduction, à rendre à des figures modernes une simplicité de types primitifs. Il meut des masses, comme dans l’épopée. Et les Rougon-Macquart ont aussi leur merveilleux. Les dieux, dans l’épopée, ont été à l’origine les personnifications des forces naturelles : M. Zola prête à ces forces, librement déchaînées ou disciplinées par l’industrie humaine, une vie effrayante, un commencement d’âme, une volonté obscure de monstres. Le merveilleux des Rougon-Macquart, c’est le Paradou, l’assommoir du père Colombe, le magasin d’Octave Mouret, la mine de Germinal. Il y a dans l’épopée une philosophie naïve et rudimentaire. De même dans les Rougon-Macquart. La seule différence, c’est que la sagesse des vieux poètes est généralement optimiste, console, ennoblit l’homme autant qu’elle peut, tandis que celle de M. Zola est noire et désespérée. Mais c’est de part et d’autre la même simplicité, la même ingénuité de conception. Enfin et surtout l’allure des romans de M. Zola est, je ne sais comment, celle des antiques épopées, par la lenteur puissante, le large courant, l’accumulation tranquille des détails, la belle franchise des procédés du conteur. Il ne se presse pas plus qu’Homère. Il s’intéresse autant (dans un autre esprit) à la cuisine de Gervaise que le vieil aède à celle d’Achille. Il ne craint point les répétitions ; les mêmes phrases reviennent avec les mêmes mots, et d’intervalle en intervalle on entend dans le Bonheur des dames le « ronflement » du magasin, dans Germinal la « respiration grosse et longue » de la machine, comme dans l’Iliade le grondement de la mer […].

Si donc on ramasse maintenant tout ce que nous avons dit, il ne paraîtra pas trop absurde de définir les Rougon-Macquart : une épopée pessimiste de l’animalité humaine.

J. Lemaitre, Les Contemporains. Première série (Société française d’imprimerie et de librairie, 1886, pp. 282-284)

Comment caractériser ces différentes formes de polémiques ?

– La première, que représente Barbey d’Aurevilly, est avant tout de nature morale : elle rejette sans nuance une littérature qui, pour elle, symbolise la modernité et le mal.

– La deuxième, qu’illustre la position de Brunetière, est plutôt d’ordre historique et philosophique : fondamentalement hostile aux prétentions scientifiques du naturalisme, elle lui reproche ses incohérences.

– La dernière forme de polémique, inaugurée par Lemaitre, est esthétisante : elle n’admet pas le naturalisme, mais lui reconnaît un certain pouvoir littéraire qui lui paraît relever de la poésie épique.

Comme on l’a indiqué plus haut, ces différentes visions polémiques se sont succédé dans le temps, la première se situant surtout avant 1877, la deuxième se développant de 1877 à 1885, et la troisième prenant de l’ampleur après 1885. Mais les deux dernières n’ont jamais chassé la première qui a subsisté, réactivée ensuite par l’Affaire Drey­fus à partir de 1897. Du reste, la vision historique n’est qu’une reprise habile, mieux argumentée, de la vision morale, de même que la vision esthétisante inclut dans sa progression les principes de la démarche historique. Elles se présentent toutes deux comme une synthèse et un dépassement de l’interprétation précédente.

 Florilège. Quelques formules de la polémique anti-naturaliste…

 Barbey d’Aurevilly, à propos du Ventre de Paris : Zola « est sur le rebord de l’auge à cochon du réalisme, dans laquelle il peut se noyer tout entier » (Le Roman contemporain, Lemerre, 1902, p. 208).

 Henry Houssaye, à propos de L’Assommoir : Zola « a créé la rhétorique de l’égout et l’esthétique de la sentine » (Les Hommes et les Idées, Calmann-Lévy, 1886, p. 381).

 Jules Claretie : « A l’encontre de ce personnage des contes de fées qui changeait en or tout ce qu’il touchait, M. Zola change en boue tout ce qu’il manie » (La Presse, 20 janvier 1879).

 Anatole France : « En écrivant La Terre, il a donné les Géorgiques de la crapule. […] Personne avant lui n’avait élevé un si haut tas d’immondices. C’est là son monument, dont on ne peut contester la grandeur. » (La Vie littéraire I, Calmann-Lévy, 1888, p. 235-236).

– Antoine Laporte : « Le naturalisme n’obtient un plein succès que lorsqu’il verse manifestement dans l’immoralité, or, qui dit immoralité dit corruption, c’est-à-dire certitude de mort. » (Le naturalisme ou l’immoralité littéraire. Emile Zola, l’homme et l’oeuvre, 1894, p. 231).

 Brunetière, commentant le projet des Rougon-Macquart : « On imaginerait difficilement une telle préoccupation de l’odieux dans le choix du sujet, de l’ignoble et du repoussant dans la peinture des caractères, du matérialisme et de la brutalité dans le style » (Le Roman naturaliste, Calmann-Lévy, 1896, p. 13).

Ajoutons que l’oeuvre de Zola toute entière (opera omnia) a été inscrite à l’Index par l’Eglise catholique (décrets des 19 septembre 1894, 25 janvier 1895, 27 août 1896 et 1er septembre 1898).

3. Problèmes critiques

En dépit de leurs excès, les reproches que la critique du XIXe siècle adresse à Zola et à ses conceptions artistiques méritent attention. Ils permettent de mesurer les goûts, les attentes intellectuelles du public contemporain et, par contraste, ils indiquent le caractère novateur de l’oeuvre. En marquant fortement les résistances qui ont surgi, ils mettent en évidence les problèmes que l’esthétique du roman naturaliste a rencontrés. Ce sont ces problèmes que l’interprétation moderne, après 1950, examinera avec de nouvelles perspectives, pour s’efforcer de leur apporter une solution plus satisfaisante.

3.1 La représentation des personnages

Première question, soulevée par l’accusation d’immoralité : la nature des personnages représentés. Zola, dit-on, peint des personnages dénués de toute épaisseur psychologique ; il ne s’intéresse qu’aux réactions physiologiques ; il postule une continuité entre le corps et l’âme qui dégrade l’homme ; bref, il n’arrive à montrer, avec de telles idées, que des spectacles de déchéance…

Plusieurs aspects essentiels de la fiction naturaliste sont en jeu derrière ce reproche :

– un problème d’ordre philosophique : la vision du monde pessimiste – fondée sur la sociologie de Taine, et accentuée par l’influence de Schopenhauer – qui fait ressortir la tragédie des destins mis en scène ;

– un problème d’ordre narratologique : la complexité de la distribution des personnages, son caractère systématique qui impose de ne pas isoler un rôle, mais de percevoir un ensemble composé de fonctions complémentaires ; l’accent mis non sur un personnage principal, mais sur un actant collectif, animé ou inanimé ; la place qu’occupent, à côté des individus, les groupes et les foules.

La critique ultérieure saura reprendre ces aspects et mieux les expliquer. Mais plus encore, ce qui apparaît ici, c’est la modernité du roman naturaliste, ce par quoi il échappe à son époque pour entrevoir des techniques de dissolution de la psychologie qui seront exploitées par la littérature du XXe siècle. C’est un point, par exemple, qu’Henry Céard, un disciple de Zola, souligne dès 1885 à l’occasion de la publication de Germinal : il s’interroge sur la mise en scène des personnages, dont il perçoit le caractère novateur, et il regrette même que Zola ne soit pas allé plus loin dans sa tentative…

Vraiment il semble à regretter que M. Emile Zola, par une nouveauté d’audace et une tentative inosée jusqu’ici, n’ait pas écrit Germinal sans personnages déterminés. Après avoir renoncé au personnage central, pourquoi ne pas renoncer tout à fait au personnage ayant une individualité propre ? Puisque par la nature même et l’étendue de son sujet, il se refusait dès l’abord à toute psychologie, pourquoi, poussant cette fois ses habitudes littéraires à un extrême de poésie et d’abstraction, pourquoi n’aurait-il pas donné à son livre un seul et unique et énorme personnage, la foule, la grande foule qui gronde si superbement dans les meilleurs chapitres de Germinal ? Quel chef-d’oeuvre doublement curieux M. Emile Zola aurait créé en opposant simplement l’une à l’autre ces deux faces impersonnelles : la mine et l’ouvrier, et dédaignant toute intrigue secondaire, n’aurait pas cherché d’autre drame que le drame suffisamment terrible qui résulte de la collision entre le capital et le salaire !

H. Céard, « M. Emile Zola et Germinal » (article publié en espagnol dans un journal de Buenos-Aires, Sud-América, en avril 1885)5

3.2 La valeur de la théorie romanesque

La condamnation prononcée par Brunetière pose un deuxième problème. Quelle valeur faut-il accorder à la théorie de l’expérimentation romanesque proposée par Zola ? Doit-on la tenir pour nulle et non avenue ?

Un tel reproche s’accompagne d’une série d’arguments que l’on trouve plus ou moins développés chez les différents critiques : Zola échafaude de vaines théories parce qu’il est dépourvu de culture scientifique ; il ne sait pas de quoi il parle et manque ainsi son objectif (d’où le fait que La Curée, Pot-Bouille ou Nana, par exemple, fourmillent d’erreurs et méconnaissent la réalité sociale de la bourgeoisie) ; la théorie elle-même de l' »expérimentation » romanesque procède uniquement d’un souci de publicité et de « réclame »…

Le mépris pour cette théorie est partagé, au XIXe siècle, par l’ensemble de la critique, toutes tendances confondues. Il est repris, dans la première moitié du XXè siècle, par des historiens du naturalisme comme Pierre Martino, René Dumesnil ou Charles Beuchat : même lorsqu’ils reconnaissent la valeur de l’oeuvre romanesque, tous condamnent, en suivant les arguments de Brunetière, les « prétentions » scientifiques d’Emile Zola 6.

Au même moment, la critique marxiste emprunte une direction similaire, comme en témoignent les analyses de Georg Lukacs, qui ont eu beaucoup d’influence.

Lukacs fonde son raisonnement sur la distinction entre deux types de réalismes : au réalisme profond, capable de rendre compte de l’évolution historique des sociétés et de l’affrontement des classes sociales, s’oppose un réalisme de surface, qui se réduit à un pur reportage, uniquement attentif aux détails de la vie sociale. Balzac et Stendhal représentent la première esthétique : ils ont su construire des héros « positifs », exprimant les contradictions de la société bourgeoise ; Flaubert et Zola, au contraire, se sont enfermés dans la seconde, en composant des caractères négatifs, acculés à l’échec. Lukacs part essentiellement du texte du Roman expérimental, qui démontre à ses yeux les insuffisances idéologiques dont font preuve Les Rougon-Macquart. Ses analyses seront reprises, quelques années plus tard, par Jean Fréville (Zola semeur d’orages, Ed. sociales, 1952) et par des spécialistes de Balzac comme André Wurmser…

 La position de la critique marxiste devant l’oeuvre de Zola :

1. Balzac et Stendhal ont vécu dans la première moitié du XIXe siècle. Ils ont participé à l’essor du capitalisme conquérant ; ils ont pu comprendre de l’intérieur les contradictions de la bourgeoisie, et ont su les exprimer dans leurs romans. Zola, au contraire (comme Flaubert), a commencé sa carrière d’écrivain après les journées de juin 1848 qui ont marqué l’échec définitif de tout espoir populaire. Il s’est donc comporté en observateur de la société bourgeoise, acceptant son déterminisme et ses fatalités.

2. Le programme du naturalisme, montre Lukacs, « a rompu radicalement avec les traditions du vieux réalisme : à la place de l’unité dialectique du typique et de l’individuel on met la moyenne mécanique et statistique ; situation et fable épiques sont remplacées par la description et l’analyse. La tension de l’ancienne fable, l’action conjuguée ou antagoniste d’hommes, qui étaient en même temps des individus et des représentants d’importances tendances de classes, est supprimée et remplacée par l’action isolée de caractères moyens, dont les traits individuels sont artistiquement fortuits, c’est-à-dire sans influence essentielle sur le déroulement des événements représentés. Zola n’a pu devenir un écrivain remarquable que parce qu’il n’a pas appliqué entièrement ce programme. Mais il serait faux d’admettre qu’il s’est produit chez Zola une « victoire du réalisme », comme Engels le constate chez Balzac. […] Zola fut toute sa vie un progressiste bourgeois libéral beaucoup trop naïf pour avoir jamais quelque doute sérieux sur la valeur de sa méthode positiviste, « scientifique », pourtant très contestable. » (Balzac et le réalisme français, F. Maspéro, 1967, pp. 98-100 : cette analyse date de 1940 ; elle a été écrite à l’occasion du centième anniversaire de la naissance de Zola).

Etudiant Germinal, André Wurmser confirme cette analyse. « L’esprit de synthèse, sans conséquence chez Balzac qui trompette des principes dont toute son oeuvre ne tient pas compte, s’avèrera omnipotent et nocif chez Zola, qui prétend n’avoir d’autre principe que l’absence de principes. D’autre part, Balzac pressent, précède la science, dont il n’a donc pas à répondre. Zola la suit et justifie le grief de l’avoir mal comprise. » (préface de Germinal, éd. Gallimard, 1978, coll. Folio, p. 14 ; voir également, du même auteur : « Les marxistes, Balzac et Zola », Les Cahiers naturalistes n°28, 1964).

3. En privilégiant la description au détriment du récit, Zola est allé à l’encontre de la grande tradition du réalisme populaire, qui est celle de l’épopée. Car l’art épique, écrit Lukacs, « est fait de la découverte des traits humains caractéristiques de la pratique sociale, de ceux qui, à un moment donné, ont le plus d’actualité et le plus de signification humaine » (« Raconter ou décrire », in Problèmes du réalisme, L’Arche, 1975, p. 145 : ces lignes datent de 1936). « La description est un succédané littéraire de la signification épique perdue. […] Le récit structure, la description nivelle » (ibid., pp. 146-147).

L’exaltation des forces inanimées, que l’on trouve dans Les Rougon-Macquart n’aboutit pas à un art épique véritable. « Une poésie des choses indépendante de l’homme et des destinées humaines n’existe pas en littérature. Et il est plus que douteux que l’exhaustivité tant vantée de la description et l’authenticité de ses détails techniques puissent fournir ne serait-ce qu’une idée réelle de l’objet décrit. » (ibid., p. 155).

N.B./ On remarque le rôle important que joue la notion d' »épopée » dans la réflexion critique concernant l’oeuvre de Zola. J. Lemaitre et G. Lukacs se réfèrent au même idéal esthétique d’une tradition épique qu’ils valorisent fortement, mais ils font de l’oeuvre de Zola une lecture exactement inverse : le premier voit dans Les Rougon-Macquart une manifestation de la grandeur épique, le second la nie.

La critique contemporaine ne nie pas l’intérêt de la notion d' »épopée » pour une analyse de l’oeuvre de Zola, comme le montrent l’ouvrage d’Alfred Proulx (Aspects épiques des « Rougon-Macquart » de Zola, Mouton, 1966) ou la formule de Michel Serres définissant Les Rougon-Macquart comme une « épopée d’entropie ». Mais elle préfère, en général, lui substituer le concept de « mythe », dont le fondement scientifique lui paraît plus assuré. D’où une réflexion qui porte sur les relations entre mythe et réalité (cf. H. Mitterand, « Savoir, idéologie, mythe », in Le discours du roman, PUF, 1980 ; R. Ripoll, Réalité et mythe chez Zola, Champion, 1981) ; ou sur les relations entre l’imaginaire et le mythe (cf. J. Borie, Zola et les mythes, ou de la nausée au salut, Ed. du Seuil, 1971 ; M. Van Buuren « Les Rougon-Macquart » d’Emile Zola. De la métaphore au mythe, J. Corti, 1986).

Le problème de la valeur de la théorie romanesque – formulé sous des formes différentes, de Brunetière à Lukacs – demeure encore une question ouverte, que la critique zolienne contemporaine n’a pas tranché.

Notons seulement qu’aujourd’hui, la plupart des commentateurs modernes s’efforcent d’établir une continuité dans le processus créateur du romancier et d’expliquer la place qu’y occupe la pensée théorique. Pour Michel Butor, par exemple, la notion de « roman expérimental » renvoie à l' »expérience » que fait tout lecteur quand il progresse dans une oeuvre littéraire et modifie ses croyances initiales (« Emile Zola romancier expérimental et la flamme bleue », Répertoire IV, Ed. de Minuit, 1974). Aimé Guedj voit dans la théorie zolienne une tentative pour imaginer les lois d’un roman futur, encore hypothétique (introduction au Roman expérimental, Garnier-Flammarion, 1971). De leur côté, Alain de Lattre (Le réalisme selon Zola, PUF, 1975) et Michel Serres (Feux et signaux de brume. Zola, Grasset, 1975), en partant d’une réflexion sur l’état de la science au XIXe siècle, tentent de retrouver la cohérence du projet intellectuel qui a guidé Zola. Michel Serres, en particulier, montre qu’il n’y a pas de coupure, chez Zola, entre une démarche d’inspiration scientifique et la création littéraire elle-même : le naturalisme de Zola est en accord avec les recherches de la physique de son époque, dont il se nourrit et constitue la projection fictionnelle ; c’est « un physicalisme réussi » (op. cit., p. 22).

3.3 La question du style

Débat particulièrement important à la fin des année 1880, au moment de l’avènement du symbolisme, la question du style a divisé les écrivains naturalistes eux-mêmes.

Deux tendances se sont affrontées. Les Goncourt (et à leur suite, un écrivain comme Huysmans) ont défini l’idéal d’une « écriture artiste », fondée sur la quête du mot « rare », utilisant une syntaxe recherchée, et capable de rendre, jusque dans ses moindres détails, les impressions suggérées par la réalité. Tenté un moment par de telles recherches (les premiers Rougon-Macquart en portent témoignage), Zola s’est efforcé pourtant de réagir contre elles. Dans ses écrits théoriques, il adopte une position plus classique, en s’opposant aux outrances de certains de ses contemporains : il rêve même, comme il l’écrit dans Les Romanciers naturalistes, d’un « retour à la langue si carrée et si nette du dix-septième siècle ». C’est aussi la voie qu’a suivie Maupassant, qui exprime des idées comparables dans la préface de Pierre et Jean, en 1888.

Ce débat intellectuel entre « artistes » et « néo-classiques » a placé Zola à contre-courant des tendances générales de son époque, plutôt portée à valoriser les raffinements de la langue décadente. Il n’a pas incité la critique à examiner avec attention son vocabulaire ou sa syntaxe. De ce fait, son oeuvre a subi deux séries de reproches contradictoires :

– le reproche de l’excès stylistique, qui a concerné des romans comme La Faute de l’abbé Mouret, Le Ventre de Paris ou L’Assommoir, attaqués pour leur usage d’une langue technique ou populaire ;

– le reproche, beaucoup plus fréquent, d’une absence stylistique : Zola a été perçu comme un simple assembleur de mots, agissant sans grande subtilité linguistique.

L’opinion d’Emile Hennequin, telle qu’elle s’exprime au moment de la publication de Germinal, représente bien la position générale…

M. Zola n’est pas un styliste, dans le sens très moderne de ce mot. Quand il lui faut décrire un objet ou un ensemble, noter un dialogue, exprimer une idée, il ne tente pas de choisir, entre les termes exacts possibles, ceux doués de qualité communes indépendantes de leur sens, la sonorité et la splendeur comme chez Flaubert, le mouvement et la grâce comme chez les de Goncourt, […] ou la noblesse et le mystère de M. Villiers de l’Isle-Adam. Le vocabulaire de M. Zola n’a d’autre caractère spécifique que l’abondance, qualité appartenant à tous ceux qui ont frayé avec les romantiques, et, par endroits, un coloris fumeux. De même, la façon dont M. Zola assemble ses mots en phrases est extrêmement simple, commode, apte à tout. Il procède d’habitude par l’accolement, sans conjonction, de deux propositions à sens presque identique, qui redoublent l’idée, l’enfoncent en deux coups de maillet, et marchent puissamment dans un rythme balancé, jusqu’à ce que soit atteinte la fin du paragraphe, que M. Zola termine indifféremment par un retentissant accord, finale d’une gradation ascendante, ou par une phrase surajoutée et superflue qui laisse en suspens la voix du lecteur. En cette façon d’écrire aisée, maniable et large, propre à tout dire et appliquée par M. Zola à tous les usages, celui-ci polémique, expose, raconte, parle et décrit, énonce l’énorme masse de petits faits qui lui servent à poser ses lieux, ses personnages et ses ensembles.

E. Hennequin, « Emile Zola », La Revue indépendante, mai 1885 (Quelques écrivains français, Perrin et Cie, 1890, pp. 70-71).

Il faudra attendre la deuxième moitié du XXe siècle pour que la réflexion de la critique évolue sur ce point et que, prenant en compte la dimension génétique du travail de l’écrivain, elle se mette à analyser l’agencement narratif, les effets de composition et les procédés de montage qui caractérisent l’art des Rougon-Macquart.

3. L’analyse des romans

L’accueil que rencontre l’oeuvre de Zola recouvre, selon les romans, d’importantes inégalités de traitement. Les Rougon-Macquart sont lus par un public important, alors que Les Trois Villes et les Evangiles demeurent largement ignorés. Et parmi Les Rougon-Macquart, certains titres ont conquis une grande célébrité, tandis que d’autres restent dans l’ombre.

Ce chapitre évoquera ces différences, en examinant quelle est la situation à l’intérieur du corpus des Rougon-Macquart. Puis il analysera la réception des deux romans de Zola qui, sans conteste, sont aujourd’hui les plus connus : L’Assommoir et Germinal.

1. Le palmarès des Rougon-Macquart

En dépit du dessein général qui les anime, Les Rougon-Macquart ne constituent pas un ensemble uniforme. Le cycle se subdivise en « micro-cycles » qui permettent, par leur diversité, des parcours de lectures variés. On peut ainsi choisir la trilogie populaire formée par Le Ventre de Paris, L’Assommoir et Germinal, ou s’intéresser à la série historique et politique composée par La Curée, Son Excellence Eugène Rougon et La Débâcle. On peut apprécier les romans de la perversion érotique (La Curée, Nana, La Bête humaine), ou préférer ceux de la pureté amoureuse (Une Page d’amour, La Joie de vivre, Le Rêve). On peut s’attacher aux romans décrivant les processus de l’économie capitaliste (Pot-Bouille, Au Bonheur des Dames, L’Argent), ou choisir au contraire ceux qui possèdent une forte résonnance philosophique (La Joie de vivre, L’Oeuvre, Le Docteur Pascal). On peut encore suivre les destinées changeantes des personnages à travers les intrigues qui leur sont consacrées (Nana, de L’Assommoir à Nana ; Saccard, de La Curée à L’Argent ; Jean, de La Terre à La Débâcle)… Bref, de multiples projets de lecture sont autorisés.

Ces écarts de contenu expliquent – tout autant que le changement des formules stylistiques d’un épisode à l’autre – que le goût du public n’ait pas été constant, mais qu’il ait varié selon les époques et selon les romans.

Si l’on considère l’indication qu’apportent les tirages (seule donnée objective aisément mesurable), voici quelle est la position respective des différents Rougon-Macquart en 1908, c’est-à-dire, à peu de choses près, au moment de la mort de Zola :

Dans la deuxième moitié du XXe siècle, on se trouve au contraire devant la situation suivante (nous prenons comme référence les tirages du « Livre de poche » depuis 1953, c’est-à-dire sur une période de quarante ans)7 :

Tirages des Rougon-Macquart au XIXe siècle

(chiffres de l’édition Charpentier-Fasquelle)

1893

1902

La Fortune des Rougon (1871)

26 000

35 000

La Curée (1872)

36 000

47 000

Le Ventre de Paris (1873)

33 000

43 000

La Conquête de Plassans (1874)

25 000

33 000

La Faute de l’abbé Mouret (1875)

44 000

52 000

Son Excellence Eugène Rougon (1876)

26 000

32 000

L’Assommoir (1877)

127 000

142 000

Une page d’amour (1878)

80 000

94 000

Nana (1880)

166 000

193 000

Pot-Bouille (1882)

82 000

92 000

Au Bonheur des Dames (1883)

62 000

72 000

La Joie de vivre (1884)

48 000

54 000

Germinal (1885)

88 000

110 000

L’Œuvre (1886)

55 000

60 000

La Terre (1887)

100 000

129 000

Le Rêve (1888)

88 000

110 000

La Bête humaine (1890)

88 000

99 000

L’Argent (1891)

83 000

86 000

La Débâcle (1892)

176 000

202 000

Le Docteur Pascal (1893)

66 000

90 000

Total

3392

3677

Tirages des Rougon-Macquart en collection de poche au XXe siècle

(chiffres de l’édition du « Livre de poche » Hachette)

1972

1996

La Fortune des Rougon (1960)

267 000

669 000

La Curée (1958)

461 000

936 000

Le Ventre de Paris (1957)

340 000

721 000

La Conquête de Plassans (1958)

207 000

388 000

La Faute de l’abbé Mouret (1954)

444 000

790 000

Son Excellence Eugène Rougon (1962)

171 000

350 000

L’Assommoir (1955)

805 000

2 400 000

Une page d’amour (1961)

311 000

571 000

Nana (1953)

574 000

1 226 000

Pot-Bouille (1957)

361 000

721 000

Au Bonheur des Dames (1957)

421 000

1 646 000

La Joie de vivre (1962)

287 000

548 000

Germinal (1956)

1 133 000

3 578 000

L’Œuvre (1959)

244 000

562 000

La Terre (1956)

362 000

900 000

Le Rêve (1954)

607 000

1 017 000

La Bête humaine (1953)

668 000

1 363 000

L’Argent (1960)

274 000

549 000

La Débâcle (1958)

267 000

497 000

Le Docteur Pascal (1963)

213 000

419 000

Total

9390

12856

Ces tableaux appellent plusieurs remarques :

1. De tels tirages sont évidemment très importants. Ils placent Zola parmi les grands best-sellers de la littérature française. La faveur acquise au XIXe siècle ne s’est pas démentie à l’époque moderne – bien au contraire. Avec plus de 17 millions d’exemplaires, l’oeuvre de Zola devance toutes celles qui sont éditées en collection de poche. Germinal occupe, d’ailleurs, la troisième place des succès que le « Livre de poche » a consacrés, derrière Le Grand Meaulnes d’Alain-Fournier (4,5 millions d’exemplaires) et Le Silence de la mer de Vercors.

2. Pour l’ensemble des Rougon-Macquart, Germinal et L’Assommoir arrivent largement en tête des tirages du XXe siècle. Derrière eux, plusieurs romans se disputent les places d’honneur, La Bête humaine, Nana, Au Bonheur des Dames, La Terre, Le Rêve…. On trouve donc, à côté d’un sommet incontestable, un grand nombre de chefs-d’oeuvre que l’on pourrait qualifier de secondaires : loin d’être limitée à quelques textes phares, l’oeuvre de Zola repose sur une assise importante, et c’est ce qui fait sans doute son pouvoir d’attraction.

3. L’évolution du classement, du XIXe siècle à nos jours, ne manque pas d’intérêt. Il y a cent ans, La Débâcle se situait au premier rang des tirages, alors que Germinal n’occupait que la cinquième place. On le comprend aisément quand on se replace dans l’univers intellectuel des années 1880-1890. Evoquant la guerre qui venait de se dérouler avec la Prusse, La Débâcle traitait du grand thème d’actualité de l’époque. Germinal, au contraire, abordait un problème plus délicat : portant sur la « question sociale », le roman anticipait sur le futur ; la gravité et l’importance de son sujet ne devaient apparaître que beaucoup plus tard8.

4. Autre fait intéressant, un roman comme Nana occupe une place progressivement décroissante au fil de ces statistiques : la deuxième d’abord, puis la cinquième, et enfin la sixième. Est-ce le signe que le succès de scandale, qui a longtemps caractérisé la fortune de l’oeuvre de Zola, tend à s’estomper, et que l’image de la pornographie, traditionnellement accolée au terme de naturalisme, s’efface peu à peu des esprits ? On remarquera, en revanche, la bonne tenue d’un ouvrage comme Le Rêve, et cela dès l’origine : ce roman qui était, pour le public bourgeois du XIXe siècle, le livre de Zola le plus acceptable – celui que l’on pouvait conseiller à la rigueur aux jeunes filles – continue aujourd’hui encore à garder la faveur du public. Preuve que, pour beaucoup de lecteurs, L’Assommoir et Germinal ont besoin d’antidotes ! C’est cette raison, probablement, qui explique le succès grandissant que connaît aujourd’hui Au Bonheur des Dames, notamment en milieu scolaire.

5. L’évolution du goût du public est néanmoins assez lente. Mais des événements ponctuels peuvent l’infléchir, en particulier, les adaptations cinématographiques. A n’en pas douter, La Bête humaine de Jean Renoir (en 1938), La Curée de Roger Vadim (en 1965) ou même La Faute de l’abbé Mouret de Georges Franju (en 1970) ont joué un grand rôle dans les tirages importants obtenus par ces romans à l’époque moderne. Et il est probable que le film de Claude Berri, à l’automne 1993, relancera la célébrité de Germinal et confirmera, pour de longues années encore, la prééminence du chef-d’oeuvre de Zola.

2. Lectures de l’assommoir

2.1 La réception du roman

Quand le premier feuilleton de L’Assommoir paraît dans Le Bien Public le 13 avril 1876, le nom d’Emile Zola est encore inconnu du grand public. Un an plus tard, Zola est devenu un écrivain célèbre : L’Assommoir, qui a atteint des tirages très importants (près de 40 000 exemplaires dans la seule année 1877, ce qui est considérable pour l’époque), a popularisé l’idée du naturalisme, désormais associée dans tous les esprits à l’histoire de Gervaise et de Coupeau…

Pendant plus de dix mois, une longue polémique a agité les milieux de la critique littéraire parisienne. Le roman a fait scandale. Mais Zola a su profiter avec intelligence du bruit produit autour de son oeuvre.

En 1876, les premières réactions sont de nature morale et politique. Les lecteurs républicains du Bien Public, que la crudité du langage choque, protestent et menacent de se désabonner : effrayée, la direction du journal suspend le feuilleton, qui doit se poursuivre dans La République des Lettres de Catulle Mendès. De leur côté, les chroniqueurs des journaux conservateurs attaquent violemment un roman qu’ils considèrent avec horreur. Pour Dancourt, qui écrit dans la Gazette de France, Zola est « le chef de la Commune littéraire » (20 avril 1876). Albert Millaud s’exclame, dans Le Figaro : « Ce n’est plus du réalisme, c’est de la malpropreté ; ce n’est plus de la crudité, c’est de la pornographie » (1er septembre 1876).

La sortie de L’Assommoir en librairie, le 24 janvier 1877, relance les hostilités, malgré une préface dans laquelle Zola s’efforce d’expliquer ses intentions et de défendre la « moralité » de son projet littéraire. Dans une brochure qui paraît à Bruxelles, le républicain Arthur Ranc (proche de Gambetta) accuse Zola d’avoir voulu calomnier le peuple des faubourgs, et exprime la « sensation de fatigue, de dégoût et d’écoeurement » que lui cause le roman. Henry Houssaye fait chorus, dans Le Journal des Débats : « La critique ne devrait point avoir à s’occuper d’un tel livre, pas plus que la critique d’art n’a à parler de l’ouverture d’un musée anatomique. Les figures de cire colorée des cabinets d’anatomie ne sont pas de l’art. Il en est ainsi de cet Assommoir qui appartient moins à la littérature qu’à la pathologie. » Et il conclut par ces mots : « On a été trop heureux de fermer ce volume pour qu’on veuille le rouvrir jamais. La coupe déborde enfin. L’Assommoir est le suicide du réalisme » (14 mars 1877).

Le scandale autour du roman confère à Zola une place de premier plan, faisant de lui le représentant d’une nouvelle esthétique littéraire. Il a adressé son livre à Flaubert, avec cette superbe dédicace : « en haine du goût »… Mallarmé lui écrit pour lui dire son admiration :

Voilà une bien grande oeuvre ; et digne d’une époque où la vérité devient la forme populaire de la beauté ! Ceux qui vous accusent de n’avoir pas écrit pour le peuple se trompent dans un sens, autant que ceux qui regrettent un idéal ancien ; vous en avez trouvé un qui est moderne, c’est tout. La fin sombre du livre et votre admirable tentative linguistique, grâce à laquelle tant de modes d’expression ineptes forgés par de pauvres diables prennent la valeur des plus belles formules littéraires puisqu’ils arrivent à nous faire sourire ou presque pleurer, nous lettrés ! cela m’émeut au dernier point ; est-ce chez moi disposition naturelle toutefois, ou réussite peut-être plus difficile encore de votre part, je ne sais ? mais le début du roman reste jusqu’à présent la portion que je préfère. La simplicité si prodigieusement sincère des descriptions de Coupeau travaillant ou de l’atelier de la femme me tiennent sous un charme que n’arrivent point à me faire oublier les tristesses finales : c’est quelque chose d’absolument nouveau dont vous avez doté la littérature, que ces pages si tranquilles qui se tournent comme les jours d’une vie.

Stéphane Mallarmé, lettre à Emile Zola du 3 février 1877 (Correspondance, t. II, Gallimard, 1965, p. 146)

La polémique est renouvelée quand, le 16 mars, le directeur du Télégraphe, Auguste Dumont, accuse Zola de plagiat, en lui reprochant d’avoir utilisé des passages entiers du Sublime de Denis Poulot (un ouvrage d’inspiration sociologique décrivant les ravages de l’alcoolisme dans la population ouvrière parisienne). Touché par un tel reproche, Zola répond immédiatement dans une lettre ouverte que donne Le Télégraphe du 18 mars, et où il décrit sa méthode de travail :

Jusqu’à présent on m’a accusé de mentir dans L’Assommoir : voilà maintenant qu’on va me foudroyer, parce qu’on s’aperçoit que je me suis appuyé sur les documents les plus sérieux. Tous mes romans sont écrits de la sorte ; je m’entoure d’une bibliothèque et d’une montagne de notes, avant de prendre la plume. Cherchez mes plagiats dans mes précédents ouvrages, Monsieur, et vous ferez de belles découvertes.

Je m’étonne que les auteurs des dictionnaires d’argot que j’ai eus dans les mains ne m’aient pas encore accusé de les avoir pillés ! Je m’étonne surtout que le docteur V. Magnan ne m’ai pas fait un procès pour avoir emprunté tant de passages à son beau livre De l’alcoolisme.

Mon Dieu, oui ! j’ai pris dans ce livre tout le delirium tremens de Coupeau ; j’ai copié des phrases que le docteur a entendues dans la bouche de certains alcoolisés ; j’ai suivi ses observations de savant pas à pas, et certes, si vous voulez bien comparer L’Assommoir à son ouvrage, vous trouverez la matière d’un nouveau réquisitoire.

Vous ne me connaissez pas, Monsieur. Mon passé littéraire m’aurait permis de ne pas répondre. Il ne peut venir à la pensée de personne que je sois un plagiaire. C’est là une invention comique. Je prends mes documents où je les trouve, et je crois les faire miens. Le plan de L’Assommoir a été arrêté en 1869, avant même que Le Sublime ait paru. Si la mode avait été encore d’indiquer à la fin des romans les sources, croyez bien que j’aurais cité l’ouvrage de M. Denis Poulot, avec beaucoup d’autres. Mais ce qui est bien à moi, ce sont mes personnages, ce sont mes scènes, c’est la vie de mon oeuvre, et cela, c’est L’Assommoir tout entier.

Zola, lettre à Auguste Dumont du 16 mars 1877 (Correspondance, t. II, Presses de l’U. de Montréal et Ed. du CNRS, 1980, pp. 548-549).

La bataille littéraire prend de l’ampleur. Autour de Zola se groupent les futurs écrivains des Soirées de Médan, Henry Céard, Paul Alexis, Léon Hennique, Joris-Karl Huysmans, prêts à défendre l’esthétique de L’Assommoir. Le 23 janvier, Hennique a donné une retentissante conférence sur le roman, salle des Capucines, à Paris. Et dans L’Actualité de Bruxelles, à la fin du mois de mars, Huysmans publie une longue étude, intitulée « Emile Zola et l’Assommoir« , dans laquelle il définit les intentions du mouvement naturaliste :

Non, nous ne sommes pas des sectaires, nous sommes des hommes qui croyons qu’un écrivain, aussi bien qu’un peintre, doit être de son temps ; nous sommes des artistes assoiffés de modernité, nous voulons l’enterrement des romans de cape et d’épée, nous voulons l’envoi au décrochez-moi ça de toute la défroque des temps passés, de tous les rigaudons grecs et hindous ; nous ne renversons pas les prétendus chefs-d’oeuvre dont on nous rassasie jusqu’à la nausée, nous ne brisons pas les torses réputés célèbres, nous passons simplement à côté d’eux, nous allons à la rue, à la rue vivante et grouillante, aux chambres d’hôtel aussi bien qu’aux palais, aux terrains vagues aussi bien qu’aux forêts vantées, nous voulons essayer de ne pas faire comme les romantiques des fantoches plus beaux que nature, remontés toutes les quatre pages, brouillés et grandis par une illusion d’optique, nous voulons essayer de camper sur leurs pieds des êtres en chair et en os, des êtres qui parlent la langue qui leur fut apprise, des êtres, enfin, qui palpitent et qui vivent, nous voulons tenter d’expliquer les passions qui les mènent, dès qu’elles sourdent et percent, les montrer, croissant peu à peu, s’éteignant à la longue, ou crevant quand elles bouent avec le cri qui jaillit des lèvres ! Etant donné, comme sujets à étudier, un homme et une femme, nous voulons les faire agir, dans un milieu observé et rendu avec un soin minutieux de détails, nous voulons démonter si faire se peut, le mécanisme de leurs vertus et de leurs vices, disséquer l’amour, l’indifférence, ou la haine qui résulteront du frottement passager ou continu de ces deux êtres ; nous sommes les montreurs, tristes ou gais, des bêtes !

Nos romans ne se dénouent pas toujours, d’après les données habituelles par le mariage ou par la mort, c’est vrai, nos romans ne soutiennent aucune thèse et, la plupart du temps, ne concluent pas, c’est encore vrai. Mais l’art n’a que faire des théories politiques et des utopies sociales, un roman n’est pas une tribune, un roman n’est pas un prêche et je crois qu’un artiste doit se garer comme d’une peste de tout le fatras de ces verbiages !

J.K. Huysmans, « Emile Zola et l’Assommoir », L’Actualité, 11 mars – 1er avril 1877 (Oeuvres complètes, t. II, Crès, 1928, pp. 161-163).

Mais la cause est entendue. En se passionnant pour l’histoire de Gervaise, les lecteurs ont tranché le débat ouvert par la critique. Zola sait, avec habileté, tirer parti d’un tel succès en réalisant, avec William Busnach, une adaptation théâtrale de son roman. La pièce, montée en 1879, sera jouée à Paris et en province, et tiendra l’affiche une année entière. Nana, qui commence à paraître en feuilleton en octobre 1879, exploite la même veine : le nouveau roman est d’ailleurs présenté au public comme la « suite de L’Assommoir« . Enfin, en avril 1880, le recueil collectif des Soirées de Médan porte à son apogée la gloire de la jeune école naturaliste. De 1876 à 1880, la faveur du public est allée grandissant : ces quatre années auront été les années de L’Assommoir. D’autres romans de Zola connaîtront des tirages plus importants, mais aucun n’aura un tel retentissement dans l’opinion.

Plusieurs fois repris au théâtre entre 1880 et 1900, adapté au cinéma dès 1902, L’Assommoir restera, au XXe siècle, l’un des romans de Zola les plus lus. Symbole d’une certaine littérature populaire, marqué par les images de misère et de déchéance qui s’attachent à son intrigue, il résume, pour beaucoup de lecteurs, les traits fondamentaux du naturalisme.

En 1906, Henri Massis dévoile le dossier préparatoire du roman dans une étude intitulée : Comment Emile Zola composait ses romans. D’après ses notes personnelles et inédites (éd. Fasquelle). C’est la première fois que l’on explique dans le détail la méthode de travail du romancier : il est significatif que L’Assommoir ait été choisi pour accompagner une telle démonstration.

En 1931, Léon Deffoux donne chez Malfère, dans la collection « Les grands événements littéraires », un récit détaillé de la publication de L’Assommoir : rappelant les polémiques passées, il conclut en montrant l’importance du roman dans la perspective d’une « histoire documentaire des mœurs ».

Depuis longtemps, les passions se sont éteintes. Le livre de Zola appartient désormais à l’histoire littéraire.

2.2 Interprétations modernes

En dehors des études générales consacrées à l’oeuvre Zola et des informations apportées par les éditions savantes, le lecteur moderne dispose d’un certain nombre de monographies, que complètent une multitude d’articles de revue.

Curieusement, le roman n’a fait l’objet d’aucune thèse universitaire de grande ampleur, à la différence de ce qui s’est passé pour la plupart des Rougon-Macquart. Il a plutôt suscité des efforts de relecture interne, fondés sur les approches de « nouvelle critique ». En témoignent les deux ouvrages de Jacques Dubois (L’Assommoir de Zola. Société, discours, idéologie, Larousse, 1973) et de Jacques Allard (Zola, le chiffre du texte. Lecture de L’Assommoir, Presses universitaires de Grenoble, 1978), qui s’interrogent l’un et l’autre sur les thèmes et les structures – le premier développant les perspectives d’une critique thématique et idéologique, le second suivant plus nettement une optique structuraliste et narratologique.

A ces études de fond s’ajoutent différents ouvrages de synthèse, écrits dans un souci de vulgarisation, et proposant un commentaire suivi du roman : notamment L’Assommoir de Colette Becker, dans la collection « Profil d’une oeuvre », chez Hatier (1972 ; 2e éd. revue, 1992), et celui de Patricia Carles et Béatrice Desgranges, dans la collection « Balises », chez Nathan (1989).

Enfin, puisque nous nous livrons à un recensement, il faut souligner l’apport, particulièrement important, de la critique anglo-saxonne. En l’espace de deux ans, plusieurs monographies consacrées à L’Assommoir ont paru aux Etats-Unis ou en Angleterre : en 1990, par Lilian Furst (A Working Woman’s Life, Twayne Publishers) et par Roger Clark (aux Presses de l’Université de Glasgow) ; en 1991, par Valerie Minogue, chez Grant and Cutler ; et en 1992, par David Baguley, aux Presses de l’Université de Cambridge.

 Quelques articles consacrés à L’Assommoir :

1. La genèse du roman et sa signification historique.

– GAILLARD Jeanne, « Réalités ouvrières et réalisme dans L’Assommoir », Les Cahiers naturalistes n°52, 1978.

– MITTERAND Henri, « La genèse du roman zolien »  – « Modèles et contre-modèles. Naissance de l’ouvrier romanesque : L’Assommoir », in Le regard et le signe, PUF, 1987.

– HAMON Philippe, « Les lieux de L’Assommoir », in M. Breitman et M. Culot, éd., La Goutte d’Or. Faubourg de Paris, Hazan / Archives d’Architecture Moderne, 1988.

2. L’intrigue et les personnages.

– BECKER Colette, « La condition ouvrière dans L’Assommoir : un inéluctable enlisement », Les Cahiers naturalistes n°52, 1978.

– BAGULEY David, « Rite et tragédie dans L’Assommoir », in Zola et les genres, University of Glasgow French and German Publications, 1993.

– DESGRANGES Béatrice, « Une interprétation structurale de L’Assommoir est-elle possible ? », L’Ecole des lettres II n°6, décembre 1989.

– LETHBRIDGE Robert, « La lecture en question : les « musées secrets » de L’Assommoir », in Ph. Hamon et J.P. Leduc-Adine, éd., Mimesis et Semiosis. Littérature et représentation, Nathan, 1992.

3. Les thèmes et les symboles.

– SCHOR Naomi, « Sainte-Anne : capitale du délire », Les Cahiers naturalistes n°52, 1978.

– BELGRAND Anne, « Espace clos, espace ouvert dans L’Assommoir », in M. Crouzet éd., Espaces romanesques, PUF, 1982.

– CASSARD Marie-Josée et JOINVILLE Pascale, « Le thème de l’eau dans L’Assommoir », Les Cahiers naturalistes n°55, 1981.

– NEWTON Joy et SCHUMACHER Claude, « La grande bouffe dans L’Assommoir et dans le cycle Gervaise », L’Esprit créateur XXV, n° 4, 1985.

– CARLES Patricia et DESGRANGES Béatrice, « Lecture de L’Assommoir », L’Ecole des lettres II n°6, décembre 1989.

4. L’écriture et le style.

– CRESSOT Marcel, « La langue de L’Assommoir », Le Français moderne XVIII, n°3, 1940.

– VISSIERE Jean-Louis, « L’art de la phrase dans L’Assommoir », Les Cahiers naturalistes n°11, 1958.

– BONNAFOUS Simone, « Recherches sur le lexique de L’Assommoir », Les Cahiers naturalistes n°55, 1981.

Quelle lecture fait-on aujourd’hui de L’Assommoir ? Dans la mesure où les études purement historiques sont relativement rares, deux types d’approches dominent, favorisées par la composition du roman : l’approche thématique et l’approche structurale.

La lecture thématique s’appuie sur une étude de l’espace romanesque. Celle-ci est particulièrement intéressante, puisque l’histoire de Gervaise, telle qu’elle se déroule au fil des différents chapitres, se résume en une occupation de lieux successifs, dans un mouvement d’abord ascendant, qui culmine avec la fête du chapitre VII, puis descendant, s’achevant dans la mort, au chapitre XIII…

L’Assommoir peut être regardé comme le roman des demeures successives de Gervaise : sinistre chambre de l’hôtel Boncoeur, gentil appartement de la rue Neuve, puis, dans le grand immeuble, la boutique bleue, les deux pièces exiguës du sixième étage et enfin la niche du père Bru. Elles défilent devant nous comme les images de la grandeur et de la décadence d’une vie de femme. Mais si elles ne jouaient que ce rôle de jalons métonymiques, on accuserait vite Zola de redondance. Leur originalité est ailleurs. Pour en saisir l’essence, il faut préférer à la ligne narrative et dramatique du roman sa texture thématique. Zola lui-même ne nous invite-t-il pas à pratiquer ce type de lecture non-linéaire chaque fois qu’à travers le texte il fait se répéter si visiblement des situations ou des motifs ? C’est ainsi que, dans L’Assommoir, le « trou » tant désiré par Gervaise nous révèle, à travers ses figurations successives (les cinq demeures), une fidélité jamais démentie aux mêmes valeurs profondes.

J. Dubois, L’Assommoir de Zola (Larousse, 1973, pp. 42-43).

Pris dans ce kaléidoscope des lieux – décrit sur une période d’une vingtaine d’années, étiré à l’extrême d’un point de vue dramatique – le personnage de Gervaise offre de multiples variations. L’analyse thématique s’efforce de les réduire, en cherchant des motifs unificateurs. Elle retrouve une signification que l’intrigue a dispersée dans la succession des épisodes ou qu’elle a dissimulée derrière l’apparence des décors…

Le personnage de Gervaise. Quelques interprétations :

1. Une « poétique de la décomposition ». « L’Assommoir raconte l’envahissement de l’être par une matérialité hostile et la dégradation du langage en bavardage. L’attachement de Gervaise à des objets hétéroclites, à sa pendule en particulier, dont la perte signale la chute dans la temporalité baroque du coucou du père Bazouge, évoque la même attitude désespérée chez la Winnie de Beckett. Mais c’est surtout par la nuit du chapitre XII, où s’exprime la nostalgie des « beaux jours », que s’affirme pleinement cette poétique de la décomposition et de la mort. » (D. Baguley, Zola et les genres, University of Glasgow French and German Publications, 1993, p. 59).

2. Le rêve du « groupe primaire ».  « Sans trêve, Gervaise Macquart lutte pour maintenir ou reconstituer autour d’elle le groupe primaire dont a besoin son équilibre. Ce n’est d’ailleurs là qu’une autre expression, la face complémentaire de cette obsession du refuge qui nous est familière. Sur la trajectoire gervaisienne, le cercle restreint sera successivement la famille, la cellule de travail, la bande d’amis ou de voisins, pour finir par les compagnons de misère (le « coin des pouilleux »). Il connaîtra des fluctuations mais sans jamais cesser de répondre au même rêve, à la même aspiration. Ainsi Gervaise voudrait que coïncident, au sein de sa boutique, le compagnonnage du travail, les bons rapports de voisinage et les liens de l’amitié. A la blanchisserie, avec Virginie et avec Lantier, avec la grande Clémence et avec le bon Goujet, elle confond joyeusement le travail et le loisir, le jour et la nuit, le mien et le tien. Raillerie du destin et de l’écrivain, l’héroïne finira, à force de sociabilité, par appartenir à deux hommes sous le même toit, sans parler de ses sentiments pour Goujet. Un mot, dans le roman, définit bien les choses : un micmac. » (J. Dubois, L’Assommoir de Zola, Larousse, 1973, pp. 81-82).

3. La claudication de la « Banban ». « Gervaise boite. Détail sans importance ? Symbole très riche au contraire… Bien sûr, il y a d’abord, au XIXe siècle, l’obsession du pied, de la cheville dénudée entr’aperçue au hasard d’une partie d’escarpolette ou d’un quelconque incident, sentimentalement décisif, comme on le voit dans L’Education sentimentale de Flaubert. Mais la claudicationde Gervaise met encore en branle tout son corps, le déhanchement de la boiteuse revêt aux yeux d’un bourgeois du XIXe un caractère profondément sexuel. N’oublions pas en effet que le XIXe adore, par l’artifice de la tournure ou de la crinoline, amplifier démesurément les rondeurs qu’il dissimule en même temps qu’il les magnifie. Chez Gervaise, l’indécence « naturelle » de la démarche boiteuse constitue une véritable provocation sexuelle. N’est-il pas révélateur d’ailleurs que la « Banban » devienne de plus en plus bancale au cours du roman tandis que s’accentue son intempérance sexuelle ? » (P. Carles et B. Desgranges, « Lecture de L’Assommoir », L’Ecole des lettres II n°6, décembre 1989, p. 89).

La lecture structurale est plus attentive à la logique du récit. Mais elle aussi, elle cherche à condenser la linéarité de l’intrigue. Des figures thématiques, elle se dirige vers le « chiffre du texte ». Tel est le parcours que suggère l’ouvrage de Jacques Allard, qui propose de passer du thème du « trou » (symbole des refuges de Gervaise) au nombre « trois », dans lequel se résument la plupart des situations du roman – comme l’indiquent, par exemple, le trio des hommes qui entourent l’héroïne (Coupeau, Lantier et Goujet), ou la succession des trois grandes scènes qui organisent l’intrigue (la noce, la fête, et l’errance finale). D’où cette analyse du début du chapitre IV (l’installation dans la maison de la rue Neuve de la Goutte-d’Or) :

La famille Coupeau, constituée de trois personnes, s’installe dans une maison à trois occupants, et dans un logement de trois pièces. La pièce importante met en valeur un mobilier présenté en trois points à partir de trois éléments. Ce design de l’ordre bourgeois (arrangement triadique autour du centre), nous l’avons retrouvé à l’extérieur du logis : la rue Neuve se présentait dans son haut, son bas et son milieu, trois bornes qui étaient suivies d’autres sous-arrangements de trois unités. […]

J. Allard, Le chiffre du texte, P. U. de Grenoble, 1978, p. 52.

Ces deux axes de lecture privilégiés permettent de poser une série de problèmes, sur lesquels la critique revient régulièrement, en s’interrogeant sur la valeur idéologique et esthétique de L’Assommoir. Evoquons-les rapidement.

1. La signification historique et politique du roman. – Première question, évidemment essentielle. Quand il met en avant le problème de l’alcoolisme et présente des ouvriers victimes de leurs « vices », Zola cherche-t-il à évacuer la réalité de l’exploitation ouvrière ? Ecrit-il un mélodrame dont l’intention est édifiante ? L’accusation est ancienne : elle a été lancée, on l’a vu, dès 1876, et elle a été reprise par la critique marxiste dans l’entre-deux-guerres. C’est le problème de la vérité sociale (ou de l’actualité politique) du roman qui est ainsi posé. Dans quel sens faut-il le trancher ? Zola reprend certes le discours moral de ses contemporains. Mais en même temps, il pousse jusqu’à leur logique extrême ces « topoi », et il finit par les ébranler par la puissance du drame qu’il construit. L’Assommoir prend au sérieux l’idée de l’alcoolisme ; il lui accorde une présence obsédante, comme on ferait aujourd’hui pour celle de la drogue. Aboutit-on à une vision qui nierait la réalité de l’oppression sociale ? Chacun voit bien que non. Qu’on y réfléchisse, d’ailleurs. Le quartier de la Goutte-d’Or dans lequel vit Gervaise était, en 1860, une terre d’immigration. Exactement comme aujourd’hui. Les circonstances se sont modifiées, les habitations ont évolué, mais la misère attachée à cette portion de l’espace parisien demeure la même. Cette modernité là, on ne peut pas la refuser à L’Assommoir.

2. La représentation de l’univers social. – En s’appuyant sur l’histoire des moeurs et la sociologie historique, on reprend les données du problème précédent, mais en acceptant les limites qu’impose le cadre idéologique du XIXe siècle. Quel peut être l’objectif visé ? Lire L’Assommoir, par exemple, à travers le discours des architectes du XIXe siècle, ou à travers celui des hygiénistes, réagissant devant les craintes que soulève le prolétariat des banlieues, s’efforçant de réduire cette « odeur du peuple » (pour reprendre une expression de la préface) dont la pestilence envahit l’espace urbain… Avec un tel projet, la perspective antérieure a été renversée. Il n’est plus question de penser l’actualité immédiate du roman ni de le situer en relation avec le monde d’aujourd’hui ; mais il s’agit d’en découvrir, au-delà de notre horizon culturel, l’étrangeté ethnographique.

3. L’utilisation du modèle scientifique. – Conjuguant les pathologies, mêlant le déterminisme de l’hérédité et celui de l’alcoolisme, L’Assommoir (qui commence sous les murs de l’hôpital Lariboisière et se termine par une évocation des milieux psychiatriques de l’hôpital Sainte-Anne) est sans doute l’un des romans les plus « médicaux » de Zola. Aussi est-il intéressant de le commenter dans cette perspective, en remontant à ses sources scientifiques et en voyant comment les descriptions du récit (particulièrement dans les deux derniers chapitres) disent la dégradation des corps, l’hystérie, le délire produit dans le langage… L’Assommoir, une histoire de mort, de folie et d’enfermement ? Autre vision possible, autre aspect de la modernité du roman.

4. L’écriture populaire. – Ultime manière, sans doute, d’éprouver la richesse du roman de Zola. La question est d’abord technique ; elle passe par l’étude précise du vocabulaire argotique : quelle fonction possède-t-il ? quelle part de créativité recèle-t-il par rapport aux sources lexicographiques utilisées par Zola ? Mais c’est aussi une question dont l’orientation est comparatiste. Elle invite à suivre la filiation littéraire née de L’Assommoir : en synchronie, d’abord, en retrouvant dans la littérature européenne de la même époque les tentatives qui s’inspirent du projet zolien, celle d’un Giovanni Verga, par exemple, quand il publie Les Malavoglia en 1881, ou celle d’un George Moore, quand il fait paraître, en 1885, La Femme d’un cabotin ; et en diachronie, en considérant l’extension de la technique du style indirect libre et du monologue populaire chez un Joyce, un Céline ou un Beckett…

D’un problème à l’autre, l’interprétation bascule dans des directions tout à fait étrangères. Mais l’important est que L’Assommoir, chaque fois, puisse résister aux questions qu’on lui pose – gardant toujours enfoui le mystère de sa propre signification. Ce qui est le propre d’un chef-d’oeuvre.

3. Lectures de germinal

3.1 La réception du roman

Zola élabore le projet de Germinal en janvier 1884. Du 23 février au 2 mars, il se rend dans le Valenciennois pour visiter les mines de la région d’Anzin et mener son enquête documentaire. Son roman doit évoquer une grève de mineurs sous le Second Empire, mais le sujet qu’il a choisi est, en 1884, d’une actualité brûlante : les mineurs de Valenciennes viennent de déclencher l’un des conflits les plus longs de leur histoire (il durera deux mois, jusqu’en avril). Au début du printemps, Zola commence la rédaction de la première partie au moment même où les grévistes du Nord, vaincus, doivent reprendre le travail. Jamais l’histoire sociale n’a pesé aussi fortement sur son travail d’écrivain.

Il ne sait quel accueil on réservera à ce qu’il écrit. Il confie à son traducteur autrichien, Ernst Ziegler, le 16 avril : « Mon prochain roman traitera la question sociale dont souffre toute l’Europe, et aura pour cadre une grève dans une usine de houille. Je compte sur un gros succès de curiosité. » L’échec n’est-il pas au bout d’une telle tentative ? Ses doutes augmentent. « Le travail va son petit train – déclare-t-il à son disciple Henry Céard, le 14 juin –, un travail de chien comme je n’en ai encore eu pour un roman ; et cela sans grand espoir d’être récompensé. C’est un de ces livres qu’on fait pour soi, par conscience. » Et de nouveau à Ziegler, le 25 novembre, le jour où paraît le premier feuilleton du roman, dans le Gil Blas : « Je ne sais pas encore comment le public parisien accueillera ce livre sévère, qui tombe dans de bien graves préoccupations. » Le 20 novembre, le Gil Blas a présenté ainsi le nouveau roman :

Dans cette oeuvre, l’auteur donnera un pendant à L’Assommoir. C’est une nouvelle étude du peuple, non plus du peuple des faubourgs de Paris, mais du peuple d’un grand centre ouvrier de province. Cette fois, la question sociale se trouve directement abordée, cette question du capital et du travail, qui est la menace terrible de notre fin de siècle. Le cadre dramatique du roman est une grève dans une mine de houille ; près de quatre-vingts personnages s’y agitent, chacun avec son trait de physionomie fortement caractérisé ; et l’action se déroule, tantôt dans les entrailles de la terre, tantôt au travers de la campagne. Les moeurs des mineurs, les travaux et les batailles, les têtes révoltées des pères et les profils souffrants des filles, tout défile, emporté à la catastrophe finale.

Qu’attend-on de Zola ? Qu’il traite les problèmes du moment, ceux de la « question sociale ». Ainsi, dans le Gil Blas du 26 novembre, Henry Fouquier lance-t-il à l’auteur un avertissement en lui demandant de peindre des tableaux de paix sociale ; et il termine en brandissant la menace d’une Commune qui pourrait renaître.

La rédaction de Germinal est achevée à la fin du mois de janvier 1885. Le feuilleton s’est terminé dans le Gil Blas le 24 février : le roman paraît en librairie le 2 mars. Zola doit répondre aux attentes qu’il a suscitées. Il s’explique dans une longue interview que publie Le Matin, quelques jours plus tard :

Je dois même dire, dût-on m’accuser d’être un socialiste, que, quand j’ai étudié la misère des travailleurs des mines, j’ai été pris d’une immense pitié. Mon livre, c’est une oeuvre de pitié, pas autre chose, et si quiconque en le lisant éprouve cette sensation, je serai heureux, j’aurai atteint le but que je m’étais proposé. En effet, quand on veut voir et comprendre, on acquiert la certitude que la Révolution de 89 n’a rien fait pour l’ouvrier : le paysan a gagné la terre, l’ouvrier est plus malheureux que jadis, et les royalistes ont raison quand ils disent que les anciennes corporations protégeaient mieux le travailleur que le régime actuel.

 Il y a un grand mouvement social qui se prépare, une aspiration de justice dont il faut tenir compte, sinon la vieille société sera balayée. Cependant, je ne pense pas que le mouvement commencera en France, notre race est trop amollie. C’est même pour cela que, dans mon roman, c’est dans un Russe que j’ai incarné le socialisme violent.

« Emile Zola. Une conversation avec l’auteur de Germinal », Le Matin, 7 mars 1885.

Les critiques savent que le sujet traité est grave. Le sentiment qui les saisit est l’étonnement. Léon Allard résume l’opinion générale, en écrivant dans La Vie moderne, le 14 mars : « Effarant problème, que celui qui est abordé dans Germinal, problème social dont l’avenir réserve la solution, et la tient en suspens comme une menace de cataclysme. Historiens et philosophes l’ont traité à leur manière ; le romancier à son tour arrive et le pose, de nouveau, ce problème, non pour l’étudier abstraitement, mais pour le mettre sous nos yeux dans toute la vérité saisissante de la vie. »

Mais comment accepter ce qui est décrit ? Les commentateurs ont du mal à examiner la « vérité » sociale et politique du roman. Le premier moment de stupeur passé, il s’en détournent, et préfèrent s’interroger sur la valeur poétique de l’oeuvre. Philippe Gille s’exclame, dans Le Figaro : « Je ne connais pas dans l’Enfer de pages plus effroyablement dramatiques que celles que je viens de citer, et […] si Dante les avait écrites elles seraient depuis longtemps classiques dans notre pays. » (4 mars 1885). Octave Mirbeau renchérit, dans La France, le 11 mars : « Il y a dans Germinal des pages superbes, qui vous font couler dans l’âme des frissons tragiques, comme ceux dont vous secouent les sombres rêves du Dante. Car c’est dans l’enfer moderne, au fond sinistre des mines, dont les gueules béantes engloutissent chaque jour tant de proies humaines, que l’auteur a placé son drame effrayant. »

Les jugements de la critique imposent peu à peu cette vision littéraire. Celle-ci trouve un défenseur de talent en la personne de Jules Lemaitre qui publie dans la Revue politique et littéraire du 14 mars une étude que nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer au chapitre 2, et où Les Rougon-Macquart sont qualifiés d' »épopée pessimiste de l’animalité humaine » : « M. Zola n’est point un critique et n’est point un romancier « naturaliste » au sens où il l’entend. Mais M. Zola est un poète épique et un poète pessimiste. » Comme on le sait, la démonstration de Lemaitre fera école. Elle deviendra bientôt l’une des bases du discours critique tenu sur l’oeuvre de Zola.

Malgré un grand mouvement de curiosité, cependant, les ventes de Germinal resteront bien inférieures à celles de L’Assommoir ou de Nana. Le roman n’était pas fait pour séduire un public habitué aux représentations mélodramatiques de l’existence populaire. Du reste – et c’est tout à fait significatif – l’adaptation théâtrale que Zola réalisera avec la collaboration de Busnach sera loin d’avoir le même écho que celle de L’Assommoir. La pièce se heurtera d’abord à un avis défavorable de la commission de censure, et sera interdite par le conseil des ministres, en octobre 1885. Elle sera finalement jouée en 1888, mais ne rencontrera aucun succès (dix-sept représentations seulement !).

En 1892, Octave Uzanne publie dans L’Art et l’Idée une longue étude qui décrit la genèse du roman, en partant d’extraits de la correspondance et du dossier préparatoire (« Emile Zola autobibliographe. Germinal. Histoire d’un livre racontée par son auteur sous forme de lettres et documents divers »). L’actualité sociale s’éloigne des esprits, l’histoire littéraire, déjà, prend le relais.

Au début du XXe siècle, le roman est considéré comme un « classique » de l’oeuvre de Zola. Comme L’Assommoir, il est devenu une sorte de symbole, mais avec une signification sans doute différente. Alors que L’Assommoir incarne l’essence du naturalisme populaire, il résume plutôt – mêlé au souvenir de l’affaire Dreyfus et de « J’accuse » – la générosité de Zola et son désir de justice sociale. Les deux volets du diptyque populaire s’opposent : d’un côté, le drame noir, de facture plébéienne, au langage provocant ; de l’autre, la fresque sociale qui s’achève sur une promesse de renouveau.

C’est cette image d’espoir que rappelleront les mineurs du Nord, venus en délégation aux obsèques du romancier, le 5 octobre 1902, quand ils accompagneront le cortège funèbre de leurs cris répétés : « Germinal ! Germinal ! »

3.2 Interprétations modernes

Au début des années 1950, quand le mouvement de la critique zolienne retrouve son souffle, Germinal apparaît, aux yeux de la plupart des critiques, comme un objet d’étude privilégié. On se met à lire en détail le dossier préparatoire conservé à la Bibliothèque Nationale. On s’interroge sur les sources. Les ouvrages se multiplient, prenant peu à peu de l’importance. Les « cours de Sorbonne » dactylographiés de Pierre Moreau et de Philippe Van Tieghem édités par le Centre de Documentation Universitaire (« Germinal » d’Emile Zola, épopée et roman et Introduction à l’étude d’Emile Zola : « Germinal ». Documents inédits de la Bibliothèque Nationale, CDU, 1954) sont suivis de plusieurs thèses universitaires : celle de Philip Walker en 1956 (A structural Study of Zola’s « Germinal« ), celle de Peter Hambly en 1960 (La Pensée socialiste dans « Les Rougon-Macquart » d’Emile Zola) ; celle de Richard Zakarian, en 196O (publiée en 1972 chez Droz, sous le titre de Zola’s « Germinal ». A critical Study of its Primary Sources) ; celle d’Elliott Grant, enfin (publiée en 1962 aux Presses de l’Université de Leicester, sous le titre de Zola’s « Germinal ». A Critical and Historical Study)… A ces études de fond s’ajoutent des ouvrages plus courts, portant sur des aspects particuliers de l’oeuvre : Autour de « Germinal ». La mine et les mineurs par Ida-Marie Frandon, en 1955 (chez Droz) ; Anatomie d’un chef-d’oeuvre. « Germinal » par Henriette Psichari, en 1964 (au Mercure de France).

Les années 1970 voient se poursuivre l’interrogation sur la pensée socialiste de Zola (André-Marc Vial, « Germinal » et le « socialisme » de Zola, Ed. sociales, 1975 ; Paule Lejeune, « Germinal » : un roman antipeuple, Nizet, 1978). Les années 1980 ouvrent la voie au développement des analyses structurales (Denis Bertrand, L’espace et le sens. « Germinal » d’Emile Zola, Hadès-Benjamins, 1985), tandis que les bases de la recherche historique sont consolidées avec les travaux de Colette Becker (Emile Zola. « Germinal », PUF, 1984 ; La fabrique de « Germinal ». Dossier préparatoire de l’oeuvre, SEDES, 1986) et d’Henri Marel (« Germinal ». Une documentation intégrale, University of Glasgow French and German Publications, 1989). Notons également, au cours de la même période, l’importance du dépouillement lexicologique et statistique réalisé par Etienne Brunet (Le vocabulaire de Zola, tome III : Index de « Germinal » et des « Rougon-Macquart« , Slatkine-Champion, 1985) et la poursuite de la réflexion idéologique et esthétique menée par Philip Walker, l’un des premiers commentateurs du roman (Germinal » and Zola’s Philosophical and Religious Thought, John Benjamins Publishing Company, 1984).

A ne considérer que les recherches récentes, le lecteur se trouve donc devant une bibliographie considérable : plus d’une dizaine d’ouvrages, près d’une centaine d’articles de revue, dont ceux qui ont été rassemblés dans différents numéros spéciaux, au moment de la célébration du centenaire, en 1985 (Revue d’Histoire littéraire de la France, n°3 ; Lez Valenciennes, n°10 ; Les Cahiers naturalistes, n°59 ; Europe, n°678). Aucun autre roman de Zola n’a bénéficié d’une telle attention de la part de la critique.

 Quelques articles consacrés à Germinal :

1. La genèse du roman et sa signification historique.

– HAMBLY Peter, « La genèse de Germinal. Les grèves et la société », Les Cahiers naturalistes n°41, 1971.

– GUEDJ Aimé, « Les révolutionnaires de Zola », Les Cahiers naturalistes n°36, 1968.

– MITTERAND Henri, « L’idéologie et le mythe : Germinal et les fantasmes de la révolte », in Le discours du roman, PUF, 1980.

– WALKER Philip, « Le dossier préparatoire de Germinal et la genèse du roman », Les Cahiers naturalistes n°59, 1985.

2. L’intrigue et les personnages.

– MASSERON Caroline et PETIJEAN Brigitte, « Pour une définition du personnage : l’exemple de Germinal », Pratiques n°22-23, 1979.

– MITTERAND Henri, « Une anthropologie mythique : le système des personnages dans Thérèse Raquin et Germinal », in Le discours du roman, PUF, 1980.

– PETREY Sandy, « Nature et histoire au mois de Germinal », Europe n°678, 1985.

– BAGULEY David, « Ge(n)rminal », in Zola et les genres, University of Glasgow French and German Publications, 1993.

3. Les thèmes et les symboles.

– GIRARD Marcel, « L’univers de Germinal », Revue des Sciences humaines n°69, 1953 [un article fondateur pour l’analyse thématique du roman].

– SCHOR Naomi, « Individu et foule chez Zola : structures de médiation », Les Cahiers naturalistes n°56, 1982.

– BECKER Colette, « Germinal : espace réel, espace mythique », Lez Valenciennes n°10, 1985.

4. L’écriture romanesque (commentaires de quelques passages célèbres).

– COGNY Pierre, « Ouverture et clôture dans Germinal », Les Cahiers naturalistes n°50, 1976.

– DUCHET Claude, « Le trou des bouches noires. Parole, société, révolution dans Germinal », Littérature, n°24, 1976.

– LEJEUNE Philippe, « La Côte-Verte et le Tartaret », Poétique, n°40, 1979.

– RACAULT Jean-Michel, « A propos de l’espace romanesque : le prologue et l’épilogue de Germinal », Les Cahiers naturalistes n° 58, 1984.

– COSSET Evelyne, « La topique du discours du Plan-des-Dames dans Germinal », Les Cahiers naturalistes n°60, 1986.

– MITTERAND Henri, « La bête goulue », in Le regard et le signe, PUF, 1987.

– BARBERIS Jeanne-Marie, « La voix du grand absent : la parole du peuple dans Germinal », Littérature n°76, 1989.

Quelles lectures dominent dans le discours critique moderne ? Approches de type historique et approches immanentes se côtoient. Distinguons – en acceptant ce partage sommaire – d’une part, une lecture de type référentiel, attentive aux réalités historiques, et d’autre part, une lecture de type formaliste, considérant le roman comme un système de signes.

1. La lecture référentielle. – A la différence de ce qui se passe pour L’Assommoir, on fait plus volontiers de Germinal une lecture historique, en liaison avec la réalité sociale des années 1860 ou 1880. L’univers de la mine, auquel s’attache une certaine nostalgie des grandes traditions ouvrières, continue à fasciner. Il passionne en tout cas les historiens des moeurs, comme le montre la très intéressante Vie quotidienne des mineurs au temps de « Germinal » de Bernard Plessy et Louis Challet (publiée chez Hachette en 1984), qui se demande si ce que Zola a décrit correspond bien à la réalité historique… Germinal, à cet égard, s’inscrit dans une sorte de musée des traditions populaires du XIXe siècle.

C’est en partant d’une telle constatation qu’Henri Marel, dans plusieurs articles qui ont été réunis en volume (« Germinal ». Une documentation intégrale, op. cit.), s’est efforcé de reconstituer tous les aspects de « l’itinéraire » de Zola dans le Valenciennois : le voyage réel de l’écrivain, en février 1884, mais aussi le voyage imaginaire du romancier. L’enquête initiale (consignée dans le dossier préparatoire sous le titre de « Mes Notes sur Anzin ») a fourni quelques repères marquants ; le puits de la mine, enfoncé dans son creux ; le canal rectiligne, barrant l’horizon ; le coron, situé sur une hauteur ; la forêt, au loin, lieu d’un refuge possible. Tous ces éléments, fusionnés, aboutissent à une géographie romanesque originale… Innombrables sont les échos du réel dans le texte du roman, y compris dans l’onomastique : Maheu, par exemple, c’est, en dialecte picard, l' »engourdi », l’homme soumis aux tâches répétitives ; le prénom de Jeanlin a été inspiré par le village de « Jenlain », proche de Valenciennes ; le nom d’Hennebeau fait songer à celui de la région du « Hainaut », etc. D’où cette conclusion à laquelle arrive Henri Marel :

[Zola] était un grand journaliste et capable de retenir une masse de détails pendant un très long temps. Il n’a pas cherché à faire de la couleur locale, ni même du réalisme. Parti d’une idée du roman très nette et déjà fort structurée en février 1884, il a suivi peu à peu ses personnages à mesure qu’ils se personnalisaient. Est-il besoin de citer ici le proverbe latin « nomen, numen » ? Il a peut-être créé un univers qui n’est pas forcément celui qu’un politique attendrait, mais le « dieu créateur » a été entraîné par ses « créatures » et son univers a été, par la force des personnages et de l’écriture, accepté de tout le monde et surtout des malheureux. Cet univers, c’est celui qu’on appelle le « Pays Noir », pays du courage et de la pauvreté.

H. Marel, « Onomastique et création dans Germinal », in Germinal. Une documentation intégrale (University of Glasgow French and German Publications, 1989, pp. 188-189).

2. La lecture formelle. – Sous ce qualificatif, on rangera une série d’études qui s’inspirent à la fois des principes de la critique thématique et de ceux de la critique narratologique pour aboutir à une lecture globale de l’oeuvre.  En effet, dans des travaux comme ceux de Colette Becker (Emile Zola. « Germinal », op. cit.), de Denis Bertrand (L’espace et le sens. « Germinal » d’Emile Zola, op. cit.) ou d’Henri Mitterand (Le discours du roman, PUF, 1980 ; Le regard et le signe, PUF, 1987), les deux perspectives méthodologiques se réunissent dans une même analyse fonctionnelle cherchant à expliquer la production du sens – qu’il s’agisse du symbolisme des couleurs (analysé dès 1953 par Marcel Girard, dans un article resté célèbre), de la composition des lieux ou de la distribution des personnages.

Une catégorie intellectuelle permet la rencontre des différentes orientations de la recherche : celle de l’espace… Dans Germinal, souligne Colette Becker, l’espace a l’apparence d’un système binaire, fortement structuré : l’espace géométrique de la surface s’oppose à l’espace labyrinthique de la mine ; l’espace de la vie (le coron) s’oppose à l’espace du rêve (le puits abandonné) ou de la révolte (la plaine ouverte au « galop » des mineurs)… Poursuivant cette réflexion, Henri Mitterand part des analyses du sociologue américain Erving Goffman pour relier l’espace aux moments de la vie sociale, et il commence par distinguer le « lieu » et « l’espace » :

Disons par commodité, que le lieu se détermine par une situation topographique : Montsou, le coron, le terri, le fond, la cage d’extraction, etc. Il existe une hiérarchie des lieux, où se distinguent des lieux-ensembles (le coron), des lieux-sous-ensembles  (la demeure des Maheu), des lieux-éléments (la cuisine des Maheu), etc. : tout ceci, bien entendu, pour autant que le texte en fournisse mention. Il existe aussi des classes de lieux, textuellement spécifiées, avec leurs marques d’apparentement ou d’opposition. On a déjà souvent commenté l’opposition du fond et de la surface ; pensons aussi aux classes fonctionnelles : lieux de vie privée, lieux du travail professionnel, lieu de l’activité publique, etc. Quant à l’espace, on peut y voir un ensemble d’attributs du lieu : on parlera de l’espace du coron, comme de l’espace de la mine. Le problème est alors d’examiner, pour un lieu donné, quelles caractéristiques le roman lui prête, en étendue, en volume, en lumière, en emploi, etc., et surtout, peut-être, comment il découpe le territoire assigné aux personnages, ordonne leur place, leurs points de vue, leurs mouvements et leurs actes.

H. Mitterand, « Le roman et ses territoires : l’espace privé dans Germinal » (in Le regard et le signe, PUF, 1987, pp. 139-140)

Comme le montre Denis Bertrand (en s’inspirant des principes de l’analyse sémiotique tels qu’ils ont été posés par Greimas), l’espace, catégorie support de la narration, permet le développement de l’intrigue. Il se définit comme le résultat des sentiments et de la perception du personnage (ainsi la vision d’Etienne au début du roman). Il existe au travers des rites sociaux qui le constituent (repas, fêtes…). Il détermine les parcours narratifs du héros. Il explique, enfin, toute la dynamique du récit : la grève comme surgissement des profondeurs vers la surface ; la catastrophe, au contraire, comme retour vers les profondeurs. Ainsi peut-on distinguer quatre formes narratives essentielles structurant l’intrigue : l’espace « topique » (où se réalise l’activité du héros) et l’espace « hétérotopique » (l’ailleurs, hors de l’intrigue) ; et, à l’intérieur de l’espace « topique », l’espace « paratopique », où s’acquièrent les compétences, et l’espace « utopique », où s’exercent les performances (L’espace et le sens. « Germinal » d’Emile Zola, Hadès-Benjamins, 1985, p. 134).

Espace topique : « Eu égard à un programme narratif donné, défini comme une transformation située entre deux états narratifs stables, on peut considérer comme espace topique le lieu où se manifeste syntaxiquement cette transformation, et comme espace hétérotopique les lieux qui l’englobent, en le précédant et/ou en le suivant. »

Espace utopique : « Sous composante de l’espace topique, et opposé à l’espace paratopique (où s’acquièrent les compétences), l’espace utopique est celui où le héros accède à la victoire : c’est le lieu où se réalisent les performances (lieu qui, dans les récits mythiques, est souvent souterrain, céleste ou subaquatique). »

Définitions extraites de : Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, par A.-J. Greimas et J. Courtès (Hachette, 1979, pp. 397 et 413).

Quels problèmes la recherche critique rencontre-t-elle ? Terminons en les présentant brièvement.

1. Germinal, un récit révolutionnaire ? – Le problème de la signification historique et politiquedu roman est le même que celui soulevé par L’Assommoir, mais il prend ici un relief particulier, dans la mesure où Germinal met en scène directement l’affrontement des classes sociales. Faut-il accepter l’image de la révolution que propose le roman ? La critique d’inspiration marxiste a pu répondre négativement, en soulignant que l’intrigue donne de la révolte ouvrière, évoquée comme un cataclysme naturel, une vision biologique et « naturaliste », peu conforme à l’idée d’un progrès de l’histoire… Certes. Mais doit-on en conclure, comme le fait sans aucune nuance Paule Lejeune dans un livre pamphlet (et qui se revendique d’ailleurs comme tel !) que Germinal est un « roman antipeuple », dépendant de l’idéologie bourgeoise de son époque et hostile à la cause du prolétariat ? Une telle position est difficilement acceptable. La conclusion du roman délivre un message d’espoir dont aucun lecteur ne peut nier la force. Et le drame construit par Zola met en scène la réalité sociale de la mine, décrit en détail la condition économique et morale du mineur, bref, représente le spectacle de l’aliénation : cette seule « démonstration », de nature visuelle et émotionnelle, pourrait suffire à « sauver » l’oeuvre, s’il le fallait…

2. Germinal, un récit pluriel ? – Une lecture strictement idéologique de Germinal se heurte à une objection importante : elle attribue au roman une signification univoque, dont elle déchiffre l’expression dans le discours de la narration. Or, en procédant ainsi, elle refuse d’examiner la complexité du récit. Car rien ne serait plus faux que d’isoler un passage pour prétendre y trouver un message définitif. Germinal ne donne pas à entendre une leçon unique. Le roman juxtapose les tableaux, monte les scènes en alternance, oppose l’univers ouvrier et l’univers bourgeois, pour exposer une réalité qui se modifie au gré des regards qui se portent sur elle. Ni Etienne, l’idéaliste, ni Rasseneur, le réformiste, ni, inversement, Hennebeau, le mari pitoyable, ou Négrel, l’ingénieur courageux, ne sont les porte-parole de l’écrivain. Acceptons donc cette idée, qui s’inspire du dialogisme de Bakhtine : Germinal est une oeuvre polyphonique, traversée de multiples voix narratives, qui ne peut être enfermée dans une interprétation unique.

3. Germinal, un récit inclassable ? – Peut-être le problème majeur est-il que Germinal, à la différence de L’Assommoir, semble échapper à toute tradition littéraire aisément définissable. Certes on peut le rattacher au paradigme des « romans de la mine », composé de textes connus comme ceux de Jules Verne (Les Indes noires, 1877) et d’Hector Malot (Sans famille, deuxième partie, 1878), ou de textes moins célèbres comme ceux d’Elie Berthet (Les Houilleurs de Polignies, 1866) et d’Yves Guyot (Scènes de l’enfer social. La famille Pichot, 1882). Mais on voit bien que le roman de Zola, par la complexité de son intrigue, échappe à ce cadre étroit. Faut-il alors penser au modèle des grandes fresques sociales de la littérature du XIXe siècle, Les Misérables de Hugo (1862), Les Tisserands de Gerhart Hauptmann (1892) ? Mais il s’agit là d’exemples isolés qui ne forment pas un ensemble réellement cohérent. Le terme d' »épopée » vient évidemment à l’esprit, d’autant plus qu’il bénéficie du prestige lié à l’interprétation de Jules Lemaitre, faite dès 1885. Le concept est cependant très imprécis, comme le fait remarquer David Baguley, dans son Zola et les genres. Il laisse de côté de multiples aspects : l’idylle entre Etienne et Catherine qui se déroule sur le schéma des mythes antiques (le héros pur, entrant dans le labyrinthe, affrontant le monstre, traversant l’épreuve de la mort…), la satire du milieu bourgeois, telle qu’elle s’exprime à travers l’histoire du couple Hennebeau, les scènes de comédie burlesque, marquées par l’apparition de la Mouquette, etc. Germinal réunit de nombreux traits génériques, sans aucun ne domine véritablement. Comment résumer une telle complexité, sinon à travers cette formule que propose David Baguley, en jouant sur les lettres du titre, disposées de façon verticale ?

G rotesque

E pique

R omanesque

M ythique

I dyllique

N aturaliste

A llégorique

L yrique

C’est pourquoi le roman paraît inépuisable aux yeux de la critique, qui, depuis un siècle, revient sans cesse sur les mêmes passages pour les commenter inlassablement : la page d’ouverture, l’évocation de la foule des grévistes dans la cinquième partie (chap. V), l’épilogue montrant « l’armée noire, vengeresse » des mineurs, germant dans les sillons… Scènes inoubliables qui s’inscrivent dans l’anthologie de la littérature mondiale.

La dernière page de Germinal. Quelques interprétations :

1. Un roman qui n’est pas clos…  « Dans ce désordre tumultueux, on ne sait plus qui est mâle ni qui est femelle, si les hommes fécondent la terre ou si la terre féconde les femmes, où sont les morts ni où sont les vivants. Dans ce gigantesque affrontement cosmique, il y a comme un monde cassé pour permettre à un autre monde de s’épanouir, où se confondent toutes les coordonnées spatio-temporelles. L’armée noire, hier et aujourd’hui souterraine, remontera, demain, vengeresse, au soleil et à la lumière, et il n’est pas sans intérêt de remarquer que le dernier verbe du roman (qui a pour sujet un abstrait, la germination) est le seul du passage qui ne soit pas à l’imparfait de narration, mais, symboliquement, au futur prochain : « allait faire bientôt éclater la terre« . Quand un roman s’achève sur un futur, il n’est pas clos. Il s’agit, au contraire, d’une ouverture, au moins sur l’avenir. Le narrateur de Germinal s’est, avec Etienne, enfoncé dans le révolu pour céder le pas au messie des Trois Villes et des Evangiles. » (P. Cogny, « Ouverture et clôture dans Germinal », Les Cahiers naturalistes n°50, 1976, p. 73).

2. Un espace de dilatation expansive…  « Bien que formellement identique au décor initial, puisque le site de l’action est le même, le paysage de la scène finale est clairement construit en opposition avec lui. Soleil, chaleur, lumière, tels sont les caractères les plus évidents du décor au milieu duquel se meut ici le personnage. L’espace n’a plus cet aspect géométrique et abstrait qu’il revêtait au début du roman : au vide et à la désolation initiales s’oppose le jaillissement d’une végétation intensément vivante, évocatrice de fécondité et de renaissance : blés, haies vives, jeunes arbres, feuilles vertes. Quant à son appréhension, elle n’est plus linéaire, mais multidirectionnelle, comme en témoigne, après le vaste panoramique circulaire du premier paragraphe, la diversité des indications de sectorisation et surtout la progression qui les anime (« à gauche, à droite, plus loin, en plein ciel, de toutes parts »). En contraste avec le mouvement dysphorique de rétraction que suscitait le caractère hostile de l’espace initial […], nous avons affaire ici à un espace heureux de dilatation expansive ; déjà sensible dans l’orientation centrifuge qu’esquissait la libre expansion du regard panoramique, le mouvement expansif qui anime le paysage est surtout manifeste dans les images de turgescence végétale, à connotations génitales mais peut-être plus précisément sexuelles, que suggèrent les verbes de mouvement appliqués au cycle végétatif de la germination et de la poussée de la sève. » (J. M. Racault, « A propos de l’espace romanesque : le prologue et l’épilogue de Germinal », Les Cahiers naturalistes n° 58, 1984, pp. 83-84).

3. La métaphore de la « germination » et la transformation du système de la spatialité… « Etienne Lantier, lorsqu’il quitte le site de la mine, est, à la fin du roman, […] le sujet du savoir, transformateur des oppositions qui articulent la spatialité. Brisant la symétrie, mais dépassant cependant les configurations de dissymétrie et d’anti-symétrie, il n’annule pas l’un des pôles au profit de l’autre : il abolit la contradiction apparemment irréductible du bas et du haut, il neutralise les termes oppositifs de la relation binaire et, en les actualisant en même temps, il réalise un terme nouveau, figurativisé par la métaphore de la « germination ». C’est ce terme dynamique, qui stipule à la fois un parcours sur les pôles et leur co-présence dans le discours, que nous qualifions de figure asymétrique. Cette figure transcende l’opposition binaire surface / fond, en installant sur l’axe de la verticalité un mode de circulation nouveau, fondé sur l’émergence d’un troisième terme, l’univers céleste, qui fait de la surface elle-même un espace de médiation et non plus le pôle ultime qu’elle constituait antérieurement : la « germination » intègre les trois dimensions chtonienne, terrienne et aérienne. Elle transforme aussi le mode de passage d’un palier à l’autre et modifie les différentes affectations précédemment assignées aux catégories sémantiques du transfert spatial : la verticalité était affectée à l’univers souterrain dont elle était le vecteur exclusif, la voici partie prenante de l’univers terrien ; l’horizontalité, en revanche, qui était, avec sa géométrie planaire, du seul ressort de la surface, relève désormais aussi de l’univers du fond. C’est ainsi que l’ascension finale des mineurs (« comme s’ils se fussent rapprochés du sol ») n’emprunte pas l’itinéraire vertical du puits, ni celui labyrinthique des boyaux : elle se diffuse, horizontalement disséminée, « d’un bout de la plaine à l’autre » ». (D. Bertrand, L’espace et le sens, op. cit., p. 158).

4. Guide bibliographique

1. Editions

1.1 Editions de référence

  •  Œuvres complètes, édition publiée sous la direction d’Henri Mitterand, Cercle du Livre Précieux, 1966-1970, 15 tomes [1 vol. pour les romans de jeunesse ; 5 vol. pour Les Rougon-Macquart ; 2 vol. pour Les Trois Villes et Les Quatre Evangiles ; 1 vol. pour les contes et les nouvelles ; 3 vol. pour les oeuvres critiques ; 2 vol. pour les chroniques ; 1 vol. pour le théâtre et la poésie].

  • Œuvres complètes, édition publiée sous la direction d’Henri Mitterand, Nouveau Monde Éditions : classement chronologique de l’œuvre (roman, théâtre, interviews, correspondance…) ; vingt volumes, 2002…

  •  Les Rougon-Macquart, édition publiée sous la direction d’Armand Lanoux, études, notes, variantes, bibliographies, par Henri Mitterand, Gallimard, 1960-1967, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 5 tomes.

  •  Les Rougon-Macquart, édition établie par Colette Becker, avec la collaboration de Gina Gourdin-Servenière et Véronique Lavielle, R. Laffont, 1991-1993, coll. Bouquins, 6 tomes [l’ensemble s’achève sur un Dictionnaire Emile Zola qui donne de multiples informations historiques et biographiques].

  •  Contes et nouvelles, édition établie et annotée par Roger Ripoll, Gallimard, 1976, coll. Biblliothèque de la Pléiade.

1.2 Manuscrits et textes inédits

  •  Correspondance, édition collective réalisée par une équipe de chercheurs français et canadiens, sous la direction de B. Bakker (conseiller littéraire : H. Mitterand ; éditeurs associés : C. Becker, puis O. Morgan ; annotations par C. Becker, O. Morgan, A. Pagès, A. Salvan, J. Sanders, D. Speirs, C. Thomson, J. Walker), Montréal : Presses de l’Université de Montréal / Paris : Editions du CNRS, 1978-1995.

  • [t. I : années 1858-1867 ; t. II : années 1868-1877 ; t. III : années 1877-1880 ; t. IV : années 1880-1883 ; t. V : années 1884-1886 ; t. VI : années 1887-1890 ; t. VII : années 1890-1893 ; t. VIII : années 1893-1897 ; t. XI, l’affaire Dreyfus : années 1897-1899 ; t. X : années 1899-1902].

  •  La Bibliothèque Nationale conserve les manuscrits et les dossiers préparatoires des Rougon-Macquart et des Quatre Evangiles (Département des Manuscrits, Nouvelles Acquisitions françaises). La Bibliothèque Méjanes d’Aix-en-Provence possède, de son côté, les manuscrits et les dossiers des Trois Villes.

1) Extraits :

  • Carnets d’enquête. Une ethnographie inédite de la France, édition établie et présentée par Henri Mitterand, Plon, 1986, coll. Terre Humaine, 693 p. ; Presses Pocket, 1991 [les notes prises par Zola au cours des enquêtes menées pour écrire Les Rougon-Macquart].

  • La fabrique de « Germinal ». Dossier préparatoire de l’oeuvre, édition établie et présentée par Colette Becker, SEDES / Presses Universitaires de Lille, 1986, coll. Présences critiques, 517 p. [la totalité du dossier préparatoire de Germinal].

  • – On trouvera également de larges extraits des dossiers préparatoires des Rougon-Macquart dans les éditions de la Pléiade et de la collection « Bouquins ».

2) Une édition de l’intégralité des dossiers préparatoires – reproduits en fac-similé – est actuellement en cours, par Colette Becker, avec la collaboration de Véronique Lavielle :  Émile Zola, La Fabrique des Rougon-Macquart. Édition des dossiers préparatoires, Paris, Honoré Champion. Volume I, 2003, 1110 p. [des Notes préparatoires au Ventre de Paris]. – Volume II, 2005, 1015 p. [de La Conquête de Plassans à L’Assommoir]. – Volume III, 2006, 1177 p. [de Une Page d’amour à Pot-Bouille].

Enfin, on comprendra que pour une oeuvre aussi importante que l’est celle de Zola, la découverte d’inédits ne soit jamais entièrement terminée. Ainsi pour les pièces de théâtre écrites en collaboration, ou pour les interviews dispersées dans la presse :

  • Germinal. Drame inédit en 5 actes et 12 tableaux, édition établie par James B. Sanders, Québec : Ed. du Préambule, 1989, 208 p. [l’adaptation théâtrale du roman, réalisée par Zola en collaboration avec William Busnach].

  • Entretiens avec Zola, édition établie par Dorothy Speirs et Dolorès Signori, Ottawa : Les Presses de l’Université d’Ottawa, 1990, 221 p. [un choix de 74 interviews, données par Zola entre 1886 et 1902].

  • L’Affaire Dreyfus. Lettres et entretiens inédits, édition établie par Alain Pagès, CNRS Éditions / Les Presses de l’Université de Montréal, 1994, 240 p.

2. Etudes critiques

La bibliographie concernant Zola et le naturalisme est considérable.

On pourra utiliser la Bibliographie de Brian Nelson, en anglais (Emile Zola. A selective analytical bibliography, Londres : Grant and Cutler, 1982) : centrée essentiellement sur la période moderne, elle comporte un choix d’environ 1100 références, présentées selon un classement analytique qui facilite la consultation ; de courts résumés accompagnent la plupart des entrées.

Pour une recherche approfondie, on aura recours à la Bibliographie de la critique sur Emile Zola établie par David Baguley (Toronto : University of Toronto Press, 1976 et 1982, 2 tomes). Le premier tome couvre les années 1864 à 1970, le second les années 1971 à 1980 : ils contiennent plus de 9000 références ; plusieurs index permettent la recherche par thèmes ou par sujets.

Cette bibliographie a fait l’objet d’une édition électronique sur le site des Cahiers naturalistes (www.cahiers-naturalistes.com), où on pourra la consulter : des suppléments annuels sont proposés, allant jusqu’à la période actuelle.

2.1 Recueils de textes critiques

On utilisera avec profit ces recueils d’études critiques (articles ou extraits d’ouvrages) qui se présentent à la fois comme des anthologies et des bibliographies analytiques :

– BECKER Colette, Les critiques de notre temps et Zola, Garnier, 1972, 192 p. [concerne les années 1950 à 1970].

– DEZALAY Auguste, Lectures de Zola, A. Colin, 1973, 296 p. [du XIXe siècle aux années 1970].

– BAGULEY David, Critical Essays on Emile Zola, Boston : G.K. Hall an Co., 1986, 198 p. [du XIXe siècle aux années 1980 ; en anglais].

Signalons également plusieurs articles qui ont fait le point sur l’état de la recherche zolienne, en donnant une bibliographie classée et commentée. Ils permettront d’avoir une idée de la progression de la recherche depuis le début des années 1950 :

– RICATTE Robert, « A la recherche de Zola », L’Information littéraire n°2, 1954, pp. 67-72.

– SCHOR Naomi, « Zola and la nouvelle critique », L’Esprit créateur XI, n°4, 1971, pp. 11-20.

– SPEIRS Dorothy, « Etat présent des études sur Les Quatre Evangiles », Les Cahiers naturalistes n°48, 1974, pp. 215-235.

– LETHBRIDGE Robert, « Twenty Years of Zola Studies », French Studies XXXI, n° 3, 1977, pp. 281-293.

– BRADY Patrick, « A Decade of Zola Studies. 1976-1985 », L’Esprit créateur XXV, n° 4, 1985, pp. 3-16.

2.2 Iconographie

Les caricatures contemporaines ont été recensées dans le recueil ancien (et malheureusement difficilement accessible) de J. Grand-Carteret. L’oeuvre photographique de Zola, encore en grande partie inédite, peut être abordée à partir de l’album Zola photographe, publié chez Denoël en 1979…

– GRAND-CARTERET John, Zola en images. 280 Illustrations : Portraits, Caricatures, Documents divers, F. Juven, s. d. [1902], 308 p.

– MITTERAND Henri et VIDAL Jean, Album Zola, Gallimard, 1963, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 333 p. [un grand choix de documents de tous ordres, contemporains de Zola].

– EMILE-ZOLA François et MASSIN, Zola photographe, Denoël, 1979, 192 p. ; rééd. Délégation à l’action artistique de la Ville de Paris et Ed. Hoëbeke, 1990 [un choix de 480 photographies].

– MITTERAND Henri, Images d’enquêtes d’Emile Zola. De la Goutte-d’Or à l’Affaire Dreyfus, Presses Pocket, 1987, coll. Album Terre Humaine, 205 p. [complète les Carnets d’enquête cités plus haut].

– KLEEBLATT Norman L. (éd.), The Dreyfus Affair. Art, Truth and Justice, Los Angeles / Londres, University of California Press, 1987, 316 p. [catalogue d’une exposition sur l’affaire Dreyfus, donnée au Jewish Museum de New-York en 1987].

– LEDUC-ADINE Jean-Pierre, Une visite avec Emile Zola, Ed. de la Réunion des musées nationaux, 1988, coll. Carnets Parcours du Musée d’Orsay, 16 p. [une présentation des tableaux du Musée d’Orsay qui ont été commentés par Zola dans sa critique d’art].

– MITTERAND Henri, Passion Émile Zola. Les délires de la vérité, Textuel, 2002.

– SACQUIN Michèle, éd., Zola [catalogue de l’Exposition organisée par la BNF, sous la direction de Michèle Sacquin, pour commémorer le centenaire de la mort de l’écrivain], Bibliothèque nationale de France / Fayard, 2002.

1  L’un et l’autre ont également publié, dans le même esprit, une biographie de Maupassant : A. Lanoux en 1967, et H. Troyat en 1989. A. Lanoux a prolongé son travail en réalisant avec Stellio Lorenzi, en 1978, un film intitulé Zola ou la conscience humaine, centré sur la période de l’affaire Dreyfus (scénario édité en 1978, éd. de l’Atelier Marcel Jullian).

2  La première édition des Oeuvres complètes, réalisée par Maurice Le Blond, datait de 1927-1929 (édition dite « Bernouard », en 51 volumes).

3  Les articles de G. Deleuze et de M. Butor ont également été donnés comme préfaces dans l’édition des Oeuvres complètes du Cercle du Livre précieux : respectivement O.C., t. VI et t. X.

4  Sur les problèmes de la description, voir, de Ph. Hamon : Du Descriptif, Hachette, 1993 (1re éd. : Introduction à l’analyse du descriptif, Hachette, 1981).

5  Texte cité ici d’après C. Burns, Henry Céard et le naturalisme, Birmingham, J. Goodman and Sons, 1982, p. 176 (une première version de cet article, retraduite de l’espagnol, a été publiée par A. Salvan dans le n°35 des Cahiers naturalistes en 1968).

6  Voir par exemple P. Martino, Le naturalisme français (1870-1895), A. Colin, 1923, pp. 35-37 ; R. Dumesnil, La publication des Soirées de Médan, Malfère, 1933, pp. 20-21 ; Ch. Beuchat, Histoire du naturalisme français, Ed. Corrêa, 1949, tome II, pp. 50-51.

7  Les dates entre parenthèses sont celles de la première édition en « Livre de poche » (nous remercions les éditions Hachette d’avoir bien voulu nous communiquer les chiffres des tirages atteints en 1993). – Voir, pour plus de détails, C. Becker, « L’audience d’Emile Zola », Les Cahiers naturalistes n°47, 1974 ; H. Mitterand, « Emile Zola en librairie », Zola. L’histoire et la fiction, PUF, 1990.

8  Zola le dit très clairement, dans ses notes de travail : « Le roman est le soulèvement des salariés, le coup d’épaule donné à la société, qui craque un instant : en un mot la lutte du capital et du travail. C’est là qu’est l’importance du livre, je le veux prédisant l’avenir, posant la question qui sera la question la plus importante du XXe siècle. »