Séminaire "Décrire la création" / 2022-2023

23/03/2023, ENS, 29 rue d’Ulm, salle Paul Langevin - 14h30 à 18h30

Eugène Gabritschevsky, Sans titre, 1946, 45 x 61 cm. © Galerie Chave, Vence

Eugène Gabritschevsky (Moscou, 1893 – Haar, 1979) complète une formation en biologie, avec spécialisation en génétique, à l’Université de Moscou en 1917, alors que s’amorce la Révolution russe. Il arrive à New York en 1925, avec dans sa valise une boîte réfrigérée contenant des larves d’un syrphe appelé Volucella bombylans, pour les fins de ses recherches postdoctorales à l’Université de Columbia, qu’il poursuit pendant deux ans sous la supervision d’un futur lauréat du prix Nobel, Thomas Hunt Morgan. Là-bas, il explore diverses « questions traitant des mécanismes et de la physiologie de la détermination du sexe, et d’autres caractères morphologiques » relatives à l’hérédité des couleurs chez les insectes mimétiques.

En 1931, sa carrière est interrompue par la détérioration de sa santé mentale, qui conduit à son internement à l’hôpital psychiatrique d’Eglfing-Haar en Allemagne, où il demeure jusqu’à son décès. Pendant les cinquante années qui suivent, il développe une œuvre prolifique et sophistiquée composée de plus de trois mille dessins, gouaches et aquarelles sur papier. Elle donne à voir une sorte de genèse de l’origine et de l’évolution subtile des formes, montrant des spectacles cosmiques surgissant de l’obscurité, des décors d’opéra oniriques, des villes désertes, des métamorphoses, et des scènes éblouissantes où prolifèrent d’improbables créatures.

 —

 Valérie Rousseau, Curatorial Chair for Exhibitions & Senior Curator American Folk Art Museum (AFAM), New York

Cette intervention est consacrée à l’exploration des parcours scientifique et artistique croisés d’Eugène Gabritschevsky (Russie, 1893–Allemagne, 1979), réalisée par l’accès à divers fonds d’archives. Son activité artistique, consistante depuis l’enfance, évolue parallèlement à son intérêt précoce pour la mutation chez les insectes et l’observation de la nature, étant particulièrement fasciné par les couchers et les levers du soleil, les formations nuageuses et surtout les tempêtes. Son frère Georges rappelait cet épisode de jeunesse : « Eugène s’était mis à tourner en rond dans le pré avec les bras tendus et la tête penchée sur le côté. Il nous expliqua qu’il s’agissait simplement de la personnification des oiseaux de proie qu’il avait vus dans le ciel, et dont il reproduisait les mouvements le plus fidèlement possible. » Georges rapporte qu’il parlait des insectes comme s’il s’agissait de connaissances, les mimant et racontant des anecdotes à leur sujet. « La fantaisie, poursuit-il, allait chez lui de pair avec la pensée purement scientifique et logique. » Au cœur de ces théâtres, une quête : celle de l’étude de variations subtiles, de la modification des formes et du polymorphisme, des couleurs et de la sensibilité chromatique, des mutations et des phénomènes de mimétisme.

Madeleine Chave, Galerie Chave, Vence

Dans les années 1959-1960, une grande complicité s’était créée entre Jean Dubuffet et Alphonse Chave autour de la notion d’art brut, puisque Jean Dubuffet avait un moment imaginé installer à Vence sa collection.

Dubuffet avait eu connaissance de l’œuvre de Gabritschesky dès 1950 lorsqu’il avait visité l’hôpital psychiatrique de Haar près de Munich. Mais c’est en 1959 puis 1960 qu’il eut l’occasion d’en parler à Alphonse Chave à la suite d’échanges avec Madame Poncelet l’infirmière et Georges Gabritschevsky le frère cadet. Jean Dubuffet et Alphonse Chave très intéressés, achetèrent quelques œuvres. Georges Gabritschevsky fit part ensuite de son projet de céder l’ensemble connu de la création de son frère à la condition qu’elle soit montrée et promue dans de bonnes conditions.

Alphones Chave et son fils Pierre firent donc le voyage à Munich (en 2 CV) et découvrirent ce travail qui les enthousiasma notant qu’un grand nombre était d’une grande qualité tandis qu’une autre partie représentait des dessins ou gouaches inachevées, des brouillons… Ils décidèrent donc de faire l’acquisition de ce qui leur était proposé et s’engageaient à répertorier, classer, montrer… Une majorité de pièces n’étant pas signées, un tampon EG Galerie Chave, (en accord avec Georges Gabritschevsky qui vérifiait toutes les étapes de l’inventaire) fut créé pour être apposé sur la totalité d’entre elles. Madame de Porada qui était l’assistante de la galerie à cette période eut un rôle important dans cet inventaire. Par la suite, Alphonse Chave céda une partie de son acquisition à Daniel Cordier, qui était à ce moment un galeriste éminent à Paris et à New York entre autres. Il fit don d’une partie de sa collection au Centre Pompidou. Depuis 1960, un grand nombre d’expositions ont été organisées en France et à l’étranger. La galerie a édité deux livres importants sur cette œuvre, un film a été réalisé par Luc Ponette en 2013…

Eugène Gabritschevsky nous est toujours apparu comme une personne très habile et proche de la vie artistique de son temps : musique, peinture, théâtre…Toutes les œuvres que nous montrons ont été réalisées dans le cadre de l’hôpital psychiatrique. C’est pour nous une œuvre avant tout visionnaire.

 Florence Chave-Mahir, professeure agrégée d’histoire et docteure en histoire, Paris

Gabritschevsky : « Le cauchemar du généticien, une vie de recherche et de peinture ». Le peintre Eugène Gabritschevsky a connu un parcours singulier depuis la Russie du tout début du XXe siècle jusqu’aux laboratoires de recherche en génétique aux Etats-Unis. Cet itinéraire permet en partie de comprendre une œuvre exceptionnelle par bien des aspects, née dans la réclusion d’un asile psychiatrique à partir des années 1930 en Allemagne. Il sera ici question des liens qui unissent les œuvres de Gabritschevsky à son parcours personnel et des questions qu’elles posent sur les relations qu’elles entretiennent avec la science.

Nadia Podzemskaia, chercheure CNRS, ITEM (CNRS-ENS)

Jusqu’à très récemment, une source unique d’information sur la vie de Eugène Gabritschevsky a été son frère cadet Georges, l’interlocuteur principal de Jean Dubuffet, de Alphonse Chave et de Daniel Cordier. Or, parti de Moscou en 1918 bien avant Eugène, il n’a pas partagé avec son frère le vécu des premières années révolutionnaires qui sont pourtant fondamentales pour comprendre son itinéraire. C’est ainsi que les récits d’Eugène sur cette époque semblaient parfois à Georges un peu exagérés. Néanmoins, Eugène était bien plus proche de la réalité qu’on aurait pu imaginer, la réalité qui dépasse largement l’entendement et toute imagination « saine ». Les documents d’archives russes et allemandes en témoignent.

Comme plusieurs familles russes au XX siècle, la famille Gabritschevsky a été scindée, le frère aîné Alexandre étant resté à Moscou et pendant 30 ans, jusqu’à la fin des années 1950, toute relation avec lui étant interrompue. Les recherches menées à Moscou par la nièce de Alexandre, Olga Severtseva, documentent le contexte familial dans lequel ont grandi les enfants Gabritschevsky, marqué par la peinture italiennne et néerlandaise du XVI-XVII siècle de la collection Stankevitsch et par les ouvrages de la bibliothèque ayant appartenu à l’idéologue de l’occidentalisme russe Timofej Granovsky. D’autre part, nos connaissances d’aujourd’hui sur les activités menées par Alexandre Gabritschevsky dans les premières années révolutionnaires font apparaître l’implication de son frère Eugène dans le débat sur l’art et la science initié à Moscou en 1920-1921 par Vassily Kandinsky. Ces quelques nouveaux éléments témoignent d’une cohérence extraordinaire dans le parcours de Eugène Gabritschevsky scientifique et artiste et nous obligent de remettre en question sa place dans l’art de la première moitié du XX siècle.