Premières approches du dossier manuscrit de L’Éducation sentimentale (1880‑1975)

Introduction

Avant le début des années 1980 et de la critique génétique, avant même 1978, date de formation de l’équipe Flaubert, nous reconnaissons qu’il est assez difficile, et même anachronique de parler d’études de « genèse ». Toutefois cet anachronisme est tout relatif dans la mesure où le terme même de « génétique » provient de l’idée de « genèse » et, par conséquent, de la « genèse littéraire » connue de la tradition lansonienne. C’est vers la fin du XIXe siècle, et dès les premières années du XXe siècle que l’on assiste chez les critiques et les historiens non seulement, à un fort intérêt porté sur le travail de composition de l’écrivain (Gustave Lanson, Antoine Albalat, Gustave Rudler, Pierre Audiat)1, mais aussi, avec eux, aux toutes premières approches des manuscrits2. Mais il est vrai que la plupart de ces études critiques, que l’on appelle communément aujourd’hui, études de genèse anciennes, ne recherchent pas l’exhaustivité, dans le sens où, elles opèrent, la plupart du temps, une sélection des manuscrits et penchent plutôt vers une critique des « sources » ou des « influences » sans véritablement aboutir à une étude de l’ensemble du dossier documentaire ni même envisager une analyse interprétative des emprunts. Et si certaines, exceptionnellement, tentent une évaluation stylistique des « variantes », elles se limitent généralement à un choix arbitraire des dites « variantes » sans chercher à instaurer une règle précise dans l’interprétation des phénomènes que l’on se borne à observer dans le Manuscrit définitif. De plus, peu nombreuses sont les études qui prennent en compte le « brouillon » proprement dit. Généralement, elles procèdent au choix des « variantes » à partir du Manuscrit définitif ou sur les dernières mises au net de l’œuvre, sauf exception. Les brouillons étant, lorsqu’ils sont accessibles dans le domaine public, le plus souvent laissés de côté, considérés comme « illisibles », voir « indéchiffrables ». On les utilise de manière tout à fait éclectique et ornementale (ce qui est souvent le cas dans les éditions critiques). Ces études ne sont en fin de compte, pour reprendre l’expression de P.‑M de Biasi qu’un « recyclage inadéquat de la philologie classique »3. Il faudra donc attendre la seconde moitié du XXe siècle et les travaux éclairants de critiques, universitaires et historiens, comme Jean Pommier, Gabrielle Leleu, Marie‑Jeanne Durry4 et Claudine Gothot‑Mersch, qui s’intéressent de près à la genèse des œuvres de Balzac ou Flaubert, pour commencer à voir se dessiner une nouvelle conception de la genèse littéraire. Pourtant, même si elles ont su ouvrir une voie nouvelle vers les futures études de genèse la plupart de ces études sont restées isolées et n’ont pas donné lieu à une méthode constituée d’investigation du manuscrit5. C’est seulement une vingtaine d’années plus tard, vers la fin des années 1960, et le début des années 1970, avec les avancées de la « nouvelle critique » et sous la poussée des discours structuralistes que, paradoxalement, émergent les premières véritables études de genèse, celles que nous connaissons aujourd’hui.

Avant tout, pour que le travail du « chercheur » soit possible, il faut que le dossier manuscrit de l’œuvre à étudier soit disponible. Concernant L’Éducation sentimentale, comme on a pu le voir en retraçant le parcours historique du manuscrit, jusqu’en 1975, rares sont les documents autographes qui permettent d’entreprendre des travaux d’analyses sur son « processus de rédaction ». Effectivement, depuis la mort de Flaubert (1880) jusqu’en 1975, date d’acquisition du dossier de rédaction de L’Éducation sentimentale par la Bibliothèque Nationale, les éléments constitutifs du dossier manuscrit n’émergent que très progressivement. Et jusqu’en 1975, la plupart des éditions critiques de L’Éducation sentimentale et des travaux auxquels le dossier manuscrit a donné lieu se sont essentiellement appuyés sur les quelques documents déjà disponibles dans le domaine public, sauf cas particulier6. Outre les fonds privés, dès 19287, quelques documents autographes relatifs à L’Éducation sentimentale « tombent », comme on dit, dans le domaine public et deviennent disponibles aux critiques. C’est le cas des nombreuses notes documentaires, relatives pour la plupart à l’année 1848, contenues dans le dossier Bouvard et Pécuchet (légué depuis 1914 à la Bibliothèque municipale de Rouen). Il s’agit de notes rédigées et utilisées par Flaubert, pour L’Éducation sentimentale, classées sous le titre « Recueil de documents divers recueillis par Flaubert pour la préparation de Bouvard et Pécuchet » que l’auteur a lui‑même reversé dans le dossier Bouvard et Pécuchet au moment où, il entamait la rédaction du chapitre « politique » (VI) de ce roman. Aux « notes documentaires » s’ajoute, déposé à la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris, dès 1941‑1942, l’ensemble des trente et un Carnets de Flaubert8 contenant, entre autres, plusieurs calepins de lecture relatifs à L’Éducation sentimentale. Dans le même legs, on trouve également le Manuscrit définitif et le manuscrit du copiste. Ce dernier contient quelques corrections autographes de l’auteur et le Manuscrit définitif, en plus des corrections de Flaubert, possède, à la suite, douze feuillets qui sont les observations, relatives au roman, proposées par Maxime Du Camp et annotées par Flaubert9, ainsi que sept fiches rédigées par l’auteur sur les points sensibles relevés par son ami, Du Camp. De plus, en juin 1959, lors d’une vente publique à l’Hôtel Drouot, la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris augmente son fond « Flaubert » en faisant l’acquisition, pour la somme de 60.000 francs, d’un dossier de six pièces relatif à L’Éducation sentimentale. Il s’agit de pièces (ayant appartenu au dossier de rédaction de L’Éducation) qui avaient été enregistrées dans un lot à part (n° 184) lors de la vente Franklin‑Grout de 1931. Ce dossier classé de la main de Flaubert sous le titre « Renseignements pour L’Éducation sentimentale » avait été adjugé à Armand Dorville pour la somme de 1650 francs10. Mais ce n’est pas tout. D’autres documents « annexes » s’ajoutent aux documents à proprement parler « génétiques » que constituent les manuscrits. Aussi ne faut‑il pas oublier l’importante Correspondance11 de Flaubert, de bonne heure publiée (depuis 1884 aux éditions Charpentier) qui a vu son contenu, au fur et à mesure des années, corrigé et considérablement augmenté12 avec, notamment, la publication de volumes de lettres croisées. On retiendra la publication posthume des œuvres de jeunesse : si les œuvres de jeunesse ne portent pas directement sur la genèse de rédaction de L’Éducation sentimentale, elles appartiennent d’une certaine façon au corpus du roman car il s’agit de « documents » auxquels la critique traditionnelle flaubertienne n’aura de cesse de faire référence lorsqu’elle interrogera les « sources biographiques » de L’Éducation sentimentale. Trois juvenilia ont particulièrement intéressé la critique : Mémoire d’un fou (1838), Novembre (1842), et L’Éducation sentimentale (1845). On tiendra compte également des témoignages de contemporains, notamment, les Souvenirs de 1848 de Maxime Du Camp13 publiés en 1876 et ses Souvenirs littéraires14 parus deux ans après la mort de Flaubert, de même que l’important Journal des frères Goncourt dont les premiers volumes parurent entre 1886 et 1897 et furent maintes fois réédités notamment par Robert Ricatte15. Enfin, on n’oubliera pas d’ajouter des lettres de Maxime Du Camp et de Louis Bouilhet du fonds Franklin‑Grout conservé à la Bibliothèque de l’Institut et provenant de la Bibliothèque Spoelberch de Lovenjoul à Chantilly, sous le titre « Correspondance de Flaubert »16, rassemblant des lettres adressées à Flaubert très utiles pour l’étude de la genèse de L’Éducation sentimentale et que les critiques seront amenés à consulter durant cette période. Voilà donc, globalement, les documents autographes et « non autographes », relatifs à L’Éducation sentimentale, mis à la disposition de la critique flaubertienne entre 1880 et 1975.

Les toutes premières approches du dossier manuscrit de L’Éducation sentimentale commencent dès 1923 avec l’édition Conard et l’important travail du flaubertiste René Dumesnil. Ensuite, dans la seconde moitié du XXe siècle, lorsque la critique littéraire s’interroge sur le « Nouveau Roman », L’Éducation sentimentale et son auteur prennent de plus en plus d’importance. Quasiment au même moment, les premiers documents autographes « génétiques » sortent de l’ombre : le scénario initial et les « notes documentaires ». La fin des années 1960 s’inscrit aussi dans le contexte d’une double effervescence : une révolution intellectuelle et littéraire, avec la montée des discours structuralistes, et une mutation socioculturelle, avec le mouvement des étudiants de mai 1968 qui redécouvrent L’Éducation sentimentale cent ans après sa publication, à la lumière de leurs propres révoltes. Autant dire que le centenaire de L’Éducation sentimentale ne passe pas inaperçu. Des critiques organisent à Rouen un grand colloque autour du roman17 où se retrouvent les tenants de la grande tradition universitaire (Jean Bruneau, Victor Brombert, Marie‑Jeanne Durry, Alison Fairlie, Jacques Suffel, etc.) et ceux de la « nouvelle critique » (Claude Duchet, Jean Levaillant, Michel Crouzet, etc.) : on commence à voir se déplacer le discours critique sur Flaubert, et avec lui une mutation des études flaubertiennes. Et au moment même où l’accent est mis sur l'analyse des « avant‑textes », le manuscrit autographe de L’Éducation sentimentale fait son entrée à la Bibliothèque Nationale en 1975. Afin d’établir un bilan des premières approches critiques sur le dossier manuscrit de L’Éducation sentimentale, il a donc été nécessaire de tenir compte non seulement de la progressive réhabilitation du roman auprès des écrivains et des critiques (roman trop longtemps resté dans l’ombre de Madame Bovary), de la montée du « mythe » Flaubert, mais aussi de l’évolution de la critique qui, profitant des acquis de la « nouvelle critique » vers la fin des années 1970, voit se dessiner les prémisses de ce qui deviendra, dès 1980, la critique génétique. Aussi, avons‑nous divisé cette première période en trois parties distinctes suivant un ordre chronologique (1880‑1942), (1942‑1965) et (1965‑1975) en essayant de tenir compte de tous ces paramètres.

Entre la mort de Flaubert et l’acquisition du dossier de genèse par la Bibliothèque Nationale (1975), c’est presque un siècle de critique qu’il s’agissait de baliser : un siècle, au cours duquel, toute une période, de 1880 à 1942, correspond à une sorte d’archéologie philologique des études flaubertiennes, mais qui s’ouvre, à partir de 1942, sur la constitution d’un premier dossier génétique avec l’arrivée des Carnets de Flaubert dans les collections publiques. L’année 1942 est également la date d’une importante édition critique du texte (édition des Belles Lettres), mais c’est surtout dans l’après‑guerre que l’on voit émerger les premières grandes études pré‑génétiques avec l’édition du scénario initial de L’Éducation sentimentale par M.‑J Durry, et les différentes études de sources documentaires. Cette seconde étape se termine en 1964 avec la grande entreprise éditoriale de Maurice Nadeau et, à partir de cette date, l’histoire critique s’accélère et notre découpage devient décennal. Le milieu des années 1960 marque l’entrée dans la période structuraliste, et jusqu’en 1975, les événements critiques se multiplient autour de Flaubert et de L’Éducation sentimentale : l’œuvre est relue à la lumière du « Nouveau roman » ; on fête son Centenaire ; et l’on voit apparaître les premières approches éditoriales et critiques des manuscrits documentaires qui sont alors disponibles. L’année 1975 constitue une borne temporelle, puisque à cette date, c’est l’intégralité du dossier des brouillons qui est acquis par la Bibliothèque Nationale, tandis qu’au même moment se forme les premières notions qui vont bientôt aboutir, à proprement parler, à la critique génétique.

Les premiers documents autographes (1880‑1942)

Dès le début du siècle, curieux et critiques portent un vif intérêt aux manuscrits de Flaubert, pieusement conservés de 1893 à 1914 (date du premier don) par C. Franklin‑Grout, dans sa « Villa Tanit », à Antibes. Avec l’accord de Caroline, à plusieurs reprises, critiques, éditeurs, biographes et hommes de lettres célèbres puisent des informations dans les archives flaubertiennes, en vue d’articles dans la presse ou dans des revues, d’ouvrages ou d’éditions critiques qu’ils accompagnent souvent de fragments « inédits » et de reproductions photographiques18. De même, pendant cette période, lorsqu’on ne publie pas d’inédits, la presse multiplie toutes sortes de chroniques sur le « Musée Flaubert », « le Grenier de Flaubert », etc., donnant quelquefois des détails sur les dossiers manuscrits19. Mais c’est surtout après le décès de Caroline, en 1931, que commence véritablement l’exploitation intellectuelle des manuscrits, dès lors disponibles dans les différentes institutions officielles. On remarquera que le décès de la nièce de Flaubert coïncide avec la date à laquelle les manuscrits de Flaubert tombent dans le domaine public. Déjà, en 1913, E. L. Ferrère publie chez Conard une édition du Dictionnaire des idées reçues d’après le manuscrit original20. Dès 1931, en hommage à la nièce de Flaubert, le professeur L. Demorest publie également chez Conard un ouvrage intitulé À travers les plans de Bouvard et Pécuchet21. En 1936, Gabrielle Leleu, bibliothécaire à la Bibliothèque municipale de Rouen et responsable des manuscrits de Flaubert, est la première à tenter de mettre au point une concordance entre les paragraphes de l’édition Conard et les brouillons de Flaubert avec la publication des Ébauches et fragments de Madame Bovary22. Pour L’Éducation sentimentale de 1869, l’exploitation intellectuelle des manuscrits s’effectue plus tardivement. Effectivement, au moment où on s’intéresse plus sérieusement aux manuscrits flaubertiens et, notamment aux grandes œuvres comme Madame Bovary, on commence à peine à découvrir les premiers éléments autographes constitutifs du dossier manuscrit du roman parisien. Examinons donc l’édition Conard (1923), premier « document » à donner un aperçu du dossier manuscrit de L’Éducation sentimentale et les travaux de René Dumesnil qui initie les recherches sur les « notes documentaires » relatives au roman de 1869.

L’édition Conard (1923) : premiers aperçus du manuscrit autographe

Après la mort de Flaubert, le premier quart du siècle voit la publication de trois éditions de L’Éducation sentimentale dans le cadre d’Œuvres complètes (Quantin, Conard, Centenaire)23. De ces trois éditions, la seule à rendre compte du dossier manuscrit de L’Éducation sentimentale est la grande édition Conard publiée entre 1910 et 1933 et dont le volume consacré à L’Éducation paraît en 1923. Cette édition a été établie en étroite collaboration avec C. Franklin‑Grout ce qui permit à l’éditeur et à Louis Biernawski (ancien élève de l’École des Chartes), alors chargé de l’édition, d’avoir facilement accès au dossier de rédaction de L’Éducation sentimentale. On comprend donc mieux pourquoi dans les « Notes »24 de l’édition, sont reproduits des documents autographes non disponibles pour cette période : aux deux reproductions photographiques de pages de brouillons s’ajoute une de la première page du Manuscrit définitif ; la transcription d’un feuillet de Flaubert contenant des notes sur la forêt de Fontainebleau (mais dont l’origine n’est pas spécifiée)25 et, enfin, certaines transcriptions des observations proposées par M. Du Camp après sa lecture du Manuscrit définitif. Dans son introduction aux « ébauches » de L’Éducation sentimentale, en se fondant sur la Correspondance (publiée également chez le même éditeur) et sur certaines lettres encore « inédites »26 pour la période, L. Biernawski fait une brève description de l’élaboration du roman avant et pendant la rédaction. Puis, il en vient à la description de l’aspect des brouillons et fournit de précieux indices sur ce qu’il appelle en sous‑titre les « Ébauches » : il fait allusion à un « plan du Champ de course » réalisé par Flaubert, à une description de Fontainebleau « couvrant 72 feuillets », au nombre total des feuillets qui composent le manuscrit de travail autographe (2355) et aux scénarios contenus dans l’ensemble des brouillons, mais sans aucune mention des Carnets :

« […] d’après les scénarios multiples trouvés dans ses papiers, nous voyons peu à peu le livre atteindre une ampleur imprévue dès le début » ou encore « Parmi ces 2,355 feuillets, nous avons trouvé des fragments de nombreux scénarios et des scénarios entiers du roman »

Cependant, pour l’éditeur, il est « impossible » de « suivre Flaubert dans quelques‑uns de ses développements », la plupart de ces « ébauches » sont « indéchiffrables » et n’apprennent rien de plus sur ce qu’on ne connaît déjà de la méthode de composition de Flaubert27. En ce qui concerne le Manuscrit définitif, l’éditeur s’intéresse principalement à la question des observations de Maxime Du Camp28. Sur les 251 annotations et corrections de M. Du Camp dont on sait que Flaubert, selon son expression, en a « envoyé promener 87 », L. Biernawski n’en propose que 38. S’il fait aussi référence à trois remarques (toutes à valeur « grammaticale ») dont Flaubert aurait tenu compte pour le texte définitif, chacune de ces remarques est suivie de la même indication sommaire « (La correction de l’auteur a fait disparaître la faute signalée)». Pour les 161 remarques restantes, L. Biernawski ne donne aucune indication. Reste, enfin, la question délicate de l’établissement du texte et du relevé des « variantes » entre les deux éditions du vivant. C’est la version de 1880 qui a servi de référence à l’éditeur Conard pour l’établissement du texte. Or un premier sondage du texte fait apparaître une quarantaine de modifications – et c’est sans compter de nombreux changements de signes de ponctuation – difficilement compréhensibles29. Et ces changements, qui, par ailleurs, sont donnés sans aucune indication de la part de l’éditeur, ne sont pas sans conséquence sur le relevé des « variantes » qu’il propose en fin d’édition : au total, l’éditeur relève près de 520 modifications (toutes variantes confondues) et comptabilise comme « variantes » les aménagements qu’il a lui‑même réalisés sur le texte de 188030.

Ce bref aperçu du dossier manuscrit de L’Éducation proposé par l’édition Conard n’est pas sans valeur pour la plupart des commentateurs de l’époque qui utiliseront ces informations pour mener leurs recherches. Cependant, pour en savoir plus, il faudra attendre les travaux de René Dumesnil.

La question de la « documentation »

L’affaire des Carnets

En 1936, R. Dumesnil publie un ouvrage intitulé L’Éducation sentimentale de Gustave Flaubert31 dans lequel il développe quelques chapitres qu’il avait consacrés au roman de 1869 dans ces précédents ouvrages sur l’auteur tels qu’En marge de Flaubert32 et Flaubert, l’Homme et l’œuvre33. Sur le dossier manuscrit, il précise la chronologie de rédaction du roman à partir des lettres de Flaubert adressées à ses proches, extraites, notamment de la seconde édition Conard de la Correspondance publiée entre 1926 et 1933 et particulièrement du volume V (1929) qui embrasse la période 1862‑1868. Il utilise et reprend certaines des informations données par l’éditeur, et notamment sur le dossier de rédaction : le Manuscrit définitif et les notes prises par Flaubert dans la forêt de Fontainebleau. Cet essai n’apporte pas d’informations nouvelles sur le dossier manuscrit de L’Éducation à un détail près. Effectivement, tout en comparant les notes prises sur la forêt de Fontainebleau au texte publié34, il relève en note une erreur dans la transcription de l’éditeur. Au lieu de lire « avec leurs pipes » (« transcription » donnée par l’édition Conard), il faudrait lire, selon le critique « avec leurs jupes »35. Sachant qu’il s’agit d’un feuillet appartenant aux 2355 feuillets recensés par L. Biernawski, on peut se demander comment R. Dumesnil a pu faire cette petite correction. Ce détail pose une question de source intéressante : à la date où R. Dumesnil publie son ouvrage critique, le manuscrit était inaccessible (depuis 1931 entre les mains du collectionneur S. Guitry) et d’autre part les Carnets n’étaient pas encore entrés dans le domaine public. Plusieurs hypothèses sont envisageables.

La première, et la plus simple, est que R. Dumesnil ait pu consulter le manuscrit autographe de L’Éducation sentimentale au moment où il était entreposé à la « Villa Tanit », donc avant 1931, date de la vente, et examiner ce fameux feuillet transcrit par l’éditeur et ensuite rectifier l’erreur. Si cela est possible, bien que les relations de R. Dumesnil avec C. Franklin‑Grout aient été fluctuantes, on peut alors s’interroger sur l’importante distance temporelle entre la recherche et l’édition : si cette trouvaille datait d’avant 1931, R. Dumesnil aurait certainement fait un article à ce sujet beaucoup plus tôt, en y ajoutant d’autres trouvailles qu’il n’aurait pas manqué de faire dans le reste du manuscrit. Si ce n’est pas le cas, trois hypothèses restent envisageables. Soit il a eu accès à l’ensemble des 2355 feuillets manuscrits lors de la vente à l’Hôtel Drouot le 19 novembre 1931, mais c’est assez improbable ; soit il a pu consulter les documents après la vente, chez son acquéreur, S. Guitry ; soit encore, et c’est l’idée la plus vraisemblable, ce n’est pas dans le dossier des brouillons qu’il a trouvé ce détail. Si R. Dumesnil avait réellement eu l’occasion de lire les brouillons du roman chez Guitry, il ne fait pratiquement aucun doute qu’il en aurait tiré beaucoup plus d’informations et il est également probable qu’on le saurait d’une manière ou d’une autre par la chronique mondaine. Aussi ne reste‑t‑il qu’une seule solution : celle que R. Dumesnil ait eu accès aux Carnets de Flaubert (et spécifiquement au Carnet 12) pendant la première période où lesdits Carnets sont restés dans l’ombre, soit entre 1931 et 1936 entre le moment où ils étaient entreposés dans le musée Grimaldi et celui où ils ont rejoint le musée Carnavalet (1936) avant d’être transférés à la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris (1942). Si tel est le cas cela signifierait que R. Dumesnil a trouvé une occasion de consulter les calepins de Flaubert dans une période très antérieure à celle où il va à nouveau le faire pour son édition critique comme le note P.‑M de Biasi dans son édition des Carnets de Travail36. Effectivement, en 1942, dans son édition de L’Éducation, R. Dumesnil cite quelques extraits des notes prises par Flaubert sur la forêt de Fontainebleau dans un « carnet » sans plus de spécification. Il est clair que le critique ne pouvait spécifier le numéro du Carnet vu que les Carnets n’avaient pas encore été catalogués et numérotés. De son côté, P.‑M de Biasi suppose que R. Dumesnil a travaillé sur le Carnet 12 « dans l’année qui avait précédé son édition, autrement dit entre 19401941 »37 en pleine Seconde Guerre Mondiale au moment du transfert à la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris. Si R. Dumesnil a pu consulter les Carnets et spécifiquement un autre Carnet qui a disparu38 pour son édition critique du roman, en 1940‑1941, il est presque certain, d’après la correction effectuée dans l’ouvrage critique de 1936, que R. Dumesnil a eu sous les yeux le Carnet 12, vraisemblablement en 1934‑1935.

La Correspondance

Mais ce cas est unique, car avant la dernière guerre, le seul document, mis à la disposition du public et des critiques, qui puisse apporter d’éventuelles informations sur l’élaboration du roman (sa genèse et ses sources documentaires) est la Correspondance, même si elle a été publiée de façon incomplète et souvent fautive pendant des années. Jusqu’en 1922, seule la Correspondance publiée aux éditions Charpentier‑Fasquelle et Conard est disponible. Dès 1922, on doit une première révision à René Descharmes qui corrige les fautes de l’édition Conard pour l’édition du Centenaire (4 volumes de Correspondance) : cette édition fait date dans l’histoire éditoriale de la Correspondance de Flaubert. Entre 1926 et 1933, une nouvelle Correspondance « augmentée » paraît chez Conard en neuf volumes. Cette édition profite du travail de R. Descharmes et propose de nombreuses lettres inédites. Mais cette édition n’est pas exempte de lacunes et de suppressions délibérées39 (lettres tronquées pour raisons de convenance). Aussi, en se fondant sur quelques lettres de Flaubert adressées à ses proches, pouvait‑on facilement avoir l’impression de connaître les multiples lectures documentaires de l’auteur et sa méthode de travail pendant l’élaboration du plan de L’Éducation sentimentale et sa rédaction. Mais il s’agit d’une illusion car, même si on s’en tient aux témoignages épistolaires, à cette période, toutes les lettres de Flaubert et les lettres de proches et des contemporains n’ont pas encore été publiées. Beaucoup de lettres inédites sont soit conservées dans des collections publiques (Institut de France et « collection Lovenjoul ») : c’est le cas des lettres de M. Du Camp40 et celles de Louis Bouilhet ; d’autres ont été glissées par Flaubert lui‑même à l’intérieur du dossier manuscrit de L’Éducation sentimentale : dans le dossier Bouvard et Pécuchet, le petit dossier « Dorville 41, sans oublier, l’important dossier de rédaction qui en contient également une petite série.

Les « dossiers documentaires »

Si les deux premiers dossiers contiennent effectivement des lettres de proches de Flaubert, ils renferment surtout de nombreuses notes autographes concernant le travail de préparation documentaire de L’Éducation sentimentale. Disponible depuis 1928, à la Bibliothèque municipale de Rouen, le dossier Bouvard et Pécuchet regroupe des notes autographes de Flaubert prises pour L’Éducation sentimentale, notamment, sur l’année 1848. Le second dossier rassemble, sous le titre « Renseignements pour L’Éducation sentimentale », des pièces documentaires très importantes sur le roman. Mais contrairement au premier dossier qui fut l’objet d’un legs, ce petit dossier fut vendu, en même temps que les 2355 pages de manuscrit de L’Éducation sentimentale, lors de la vente Franklin‑Grout de 1931. Jusqu’à une certaine date, ces deux dossiers passent quasiment inaperçus auprès des critiques de cette période. Mais ce qui est compréhensible pour le dossier « Dorville » l’est beaucoup moins pour celui de Rouen, lorsqu’on sait que certains commentateurs se sont penchés très tôt sur le dossier manuscrit de Bouvard et Pécuchet comme L. Demorest. On peut donc se demander pourquoi ces « notes de 1848 » n’ont pas fait, plus tôt, l’objet de plus d’attention de la part des critiques. Sans doute, ces mêmes critiques ne faisaient‑ils pas encore le rapprochement entre ces « notes documentaires » et le roman de 1869. R. Dumesnil est le premier à s’intéresser à ces « notes » en formulant l’hypothèse qu’elles pouvaient provenir de la rédaction de L’Éducation sentimentale. Dans son édition du texte, publié aux Belles Lettres en 1942, le critique mentionne une « quantité de notes dont on ne peut dire exactement si elles se réfèrent à tel ou tel roman et qui, par exemple, ont pu servir tout aussi bien aux chapitres politiques et historiques de Bouvard et Pécuchet qu’à telles pages de L’Éducation sentimentale »42. La même année que son édition, R. Dumesnil publie un article d’une quinzaine de pages intitulé « Les Notes de Flaubert pour L’Éducation sentimentale (Documents inédits) »43 dans lequel il propose d’examiner « les dossiers de L’Éducation sentimentale ». Ces « dossiers inédits » sont en fait un florilège d’extraits de notes autographes provenant, à la fois, du dossier de Rouen et du dossier « Dorville »44. Du dossier de Rouen, R. Dumesnil propose la transcription d’une note de Flaubert sur les sujets de conversation et mentionne une lettre de Duplan, qui est la copie de la page 1843 du Bottin de 1848, informant Flaubert sur les services de voitures publiques de Paris à Fontainebleau. Il évoque également une « chemise » contenant des informations sur la « Tête de Veau » ainsi qu’une note sur l’office des défunts et une note sur Fontainebleau, très probablement extraite du Carnet 12 puisque que le critique souligne que « les pages sont couvertes d’une écriture au crayon, dont l’irrégularité révèle le mauvais état des chemins suivis par la voiture du romancier ». Du dossier « Dorville », Dumesnil décrit, transcrit et commente quelques notes de Flaubert concernant essentiellement ce qu’il nomme « dossier du turf ». Il fait une description précise du « plan du Champ de Mars » dessiné par M. Du Camp (déjà cité dans l’édition Conard) et des annotations de Flaubert ; et transcrit également une liste des propriétaires d’écurie de course ainsi qu’une note de Flaubert prise pour l’épisode du croup du petit Eugène (II, 6) après sa visite à l’hôpital Sainte‑Eugénie45.

L’édition des Belles Lettres (1942)

La même année, en 1942, la plupart de ces notes se retrouvent dans son édition du texte en deux volumes publiée à la Société des Belles lettres46. L’introduction (de plus d’une centaine de pages) et la partie « Notes et Index historique » (Tome II) proposent d’importantes informations sur le dossier manuscrit de L’Éducation sentimentale. En introduction, R. Dumesnil transcrit intégralement un intéressant document qui avait été relevé par Francis Ambrière en 1938, dans la revue du Mercure de France47. Il s’agit d’une lettre de Flaubert adressée à l’imprimeur Jules Claye informant sur les épreuves de L’Éducation sentimentale. Par ailleurs, la note sur Fontainebleau (déjà publiée dans l’article) est augmentée de « quelques feuillets » pour l’édition. Le critique propose également la transcription de plusieurs « idées reçues » extraites du Dictionnaire : « Artistes », « Campagnes », « Italie », « Duel », « Éclectisme » et « Haras » qu’il associe à des passages de L’Éducation. D’après Dumesnil, Le Dictionnaire des idées reçues « contient, pour ainsi dire l’état embryonnaire de passages entiers du roman »48. Au Tome II, la partie « Notes et Index historique » fournit une large documentation. Les notes sont enrichies de nombreuses indications sur les « sources livresques » de Flaubert. Certaines obscurités du texte, notamment relatives à la chronologie romanesque, ont été relevées. On trouve également la transcription de lettres de proches adressées à Flaubert que R. Dumesnil a pu examiner dans les différents dossiers et, notamment dans le dossier « Dorville » : une lettre de Feydeau à Flaubert datant de 1866 et une lettre de Jules Duplan adressée à Flaubert datant de septembre 1868. À côté de certaines notes déjà citées dans l’article, le critique ajoute la transcription de nombreux fragments trouvés dans les différents dossiers documentaires (Carnets, dossier « Dorville » et dossier « rouennais ») : des extraits de lectures de Flaubert sur le mouvement féministe pendant la monarchie de juillet, des notes sur les clubs, le dossier de la « Tête de veau », le « dossier du turf », des notes prises sur l’office des défunts et sur l’Hôtel des ventes. Toutefois, Dumesnil ne précise pas l’origine de ces notes à l’exception de celles contenues dans le dossier « Dorville » pour lesquelles il écrit : « J’ai pu les consulter quand elles étaient dans les mains du regretté Armand Dorville, qui voulu bien les faire photographier pour le « musée de la Littérature » à l’Exposition internationale de 1937 »49. En fait, outre celles du dossier « Dorville », ces notes sont soit extraites du dossier de Rouen, soit issues des Carnets 12 et 8. Une seule note sur l’agitation politique à Paris en 1841 n’a pu être identifiée. Cette note a été relevée par P.‑M de Biasi dans son édition des Carnets de travail et, appartiendrait à un Carnet aujourd’hui disparu50. Signalons que l’année suivante, en 1943, la plupart des « documents autographes » présents dans l’édition des Belles Lettres sont reproduits photographiquement dans un album illustré, Flaubert et L’Éducation sentimentale, publié également par Dumesnil à la Société des Belles Lettres51. Ce petit ouvrage contient, entre autres, la reproduction photographique de la page du fameux Carnet disparu sur laquelle est écrite la note sur les « Assommeurs du Châtelet » (I, 4) transcrite par le critique dans son édition du texte aux Belles Lettres. On remarquera, du reste, que la page du Carnet « disparu » a, bel et bien, été estampillée : on peut, en effet, voir sur la photographie le tampon de la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris….

Au total, durant cette période, il apparaît que les premiers aperçus du dossier manuscrit de L’Éducation sentimentale prennent place dans les éditions critiques du texte. Vingt ans séparent l’édition Conard (1923) établie par L. Biernawski de l’édition des Belles Lettres de R. Dumesnil (1942). Si l’édition Conard fournit les premières informations sur le « dossier de rédaction », c’est seulement en 1942, grâce aux recherches effectuées par R. Dumesnil que sortent de l’ombre les premières « notes documentaires » à travers l’étude du dossier Bouvard et Pécuchet, des Carnets 12 et 8 et du dossier « Dorville ». Dans ces différents « dossiers », le critique a pioché, çà et là, des éléments qu’il a soit résumés et, soit, au mieux, transcrits et reproduits photographiquement. La plupart du temps aucune indication d’origine n’est mentionnée. Le plus souvent, il s’agit d’une sélection partielle de notes choisies et dont la transcription ne fait pas état des ratures de Flaubert (aucun code de transcription n’a été établi). Malgré tout, aucun de ces documents n’a fait l’objet d’une étude interprétative qui chercherait à comprendre les quelques modifications effectuées par Flaubert pour passer de la « note » au « texte définitif ». Dans les travaux de R. Dumesnil, les « notes » ont seulement été mises en parallèle avec le texte publié et, si elles sont suivies d’un commentaire, celui‑ci met surtout en évidence l’aspect « réaliste » du roman ou comment Flaubert « a traité les moindres détails du roman d’une solidité historique » et pris soin de « ne commettre aucun anachronisme, même pour les épisodes secondaires » (Belles Lettres, 1942). Mais, même si cette période s’apparente plus à une sorte d’archéologie philologique qu’à une exploitation « scientifique » des manuscrits, elle est déterminante pour la constitution du dossier manuscrit de L’Éducation sentimentale.

Les scénario initial (1945‑1965)

Après une longue période d’éclipse, le corpus des Carnets de Flaubert (malheureusement incomplet), le Manuscrit définitif et le manuscrit du copiste sont transférés en 1942 à la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris. Mais ce n’est qu’après‑guerre, vers 1945, après le catalogage, qu’ils sont réellement mis à la disposition de la critique52. C’est aussi à cette date que le classement bipartite entre Carnets de notes de voyages et Carnets de notes de lecture s’est effectué sur la proposition du bibliothécaire alors chargé des manuscrits. Avant cette date, à l’époque où les Carnets étaient encore la propriété de C. Franklin‑Grout, ils avaient déjà fait l’objet de quelques publications. En 1910, Louis Bertrand est le premier à s’intéresser à ce corpus. Il publie notamment un tout petit florilège de quelques pages seulement, dans le numéro 58 de la Revue des Deux Mondes, intitulé « Les Carnets de Flaubert », suivi en 1912, d’un ouvrage sur Gustave Flaubert, publié au Mercure de France, dans lequel se retrouvent la plupart des notes recueillies dans l’article. Quelques années plus tard, sous le titre de Notes de Voyages, l’éditeur Conard reprend certains fragments de L. Bertrand et en ajoute de nouveaux. Comme le précise P.‑M de Biasi, si la plupart des morceaux choisis à cette période sortent presque exclusivement des Carnets 2, 15, 19 et 20, on est assez surpris qu’aucun de ces premiers éditeurs n’aient porté plus d’attention à certains documents génétiques très importants contenus dans ces mêmes Carnets, et, notamment, au scénario initial de L’Éducation sentimentale : « C’est en fait que la notion de genèse n’apparaît clairement dans les études flaubertiennes qu’à partir des travaux de Gabrielle Leleu sur Madame Bovary en 1936 (…) »53. Quant aux Carnets de L’Éducation sentimentale, dans les premières publications du temps de Caroline, on ne cite qu’une seule « note » comme se rapportant au roman de 1869 mais sans plus de précision : l’extrait du Carnet 2 où Flaubert fait une allusion à son « roman parisien »54. Mais, comme pour la plupart des autres fragments extraits des Carnets (Carnets 12 et 8 cités, notamment par R. Dumesnil), il ne s’agit, dans tous les cas, que de brèves citations glanées aux fils des pages et données sans références. Dès 1945, ce sont donc six Carnets de notes de lecture qui deviennent accessibles à la critique universitaire : les Carnets 2, 19, 14, 13, 12 et 8. Entre‑temps, la Correspondance de Flaubert se voit augmentée de lettres inédites, avec en 1954, la publication du « Supplément »55 de l’édition Conard, Correspondance inédite, en quatre volumes qui viennent s’ajouter au supplément des neuf volumes déjà publiés. Le Tome I (1830‑1863) et, surtout, le Tome II (1864‑1871) contiennent des lettres de Flaubert qui précisent la chronologie de rédaction du roman. Le tout est augmenté, quelques années plus tard, par deux importantes communications de Benjamin F. Bart au sujet de lettres de proches conservées dans le fonds Franklin‑Grout de la « collection Lovenjoul » à Chantilly, mais qui jusqu’alors n’avaient fait l’objet d’aucune publication. En 1962, B. F. Bart publie donc un article dans French Review sous le titre « An unsuspected adviser on Flaubert’s Education sentimentale »56 dans lequel il fait référence à une lettre d’Adèle Husson (maîtresse de M. Du Camp) adressée à Flaubert datant de 1869. Cette lettre est particulièrement intéressante dans la mesure où elle donne des informations sur les dernières corrections de L’Éducation sentimentale : encouragée par Flaubert, A. Husson, intimement appelée « le Mouton », fait quelques observations (une douzaine) sur le texte de L’Éducation sentimentale après avoir lu le manuscrit du copiste. La lettre n’a pas été publiée intégralement dans l’article, mais le critique commente une partie des suggestions proposées par A. Husson, tentant, entre autres, d’expliquer pourquoi certains de ses conseils n’ont pas été retenus par Flaubert pour la version définitive. Cet article est suivi, un an plus tard, en 1963, d’une autre étude, du même auteur, consacrée aux rapports amicaux et littéraires qu’entretenaient Louis Bouilhet et Flaubert, « Louis Bouilhet, Flaubert’s ‘accoucheur’ »57. B. F. Bart y reproduit, entre autres, quelques extraits de lettres de L. Bouilhet adressées à Flaubert au moment où ce dernier était en train de rédiger L’Éducation sentimentale. Cet article insiste particulièrement sur les différents rôles joués par L. Bouilhet dans la vie littéraire de Flaubert (« mildwife » ; « scientific counselor », etc.). Depuis, la critique flaubertienne (Pierre‑Marc de Biasi, Marie Durel, David Anthony Williams)58 a beaucoup relativisé les conclusions de ce critique sur le rôle « prédominant » de L. Bouilhet dans l’œuvre de Flaubert. Au terme de cette période, on doit mentionner également l’anthologie proposée par Geneviève Bollème, Gustave Flaubert, extraits de la Correspondance ou Préface à la vie d’écrivain, publiée au Seuil en 196359. Même si cet ouvrage n’est pas directement lié au corpus des manuscrits, cette plongée dans la Correspondance de Flaubert, d’ailleurs surtout centrée sur la période de Madame Bovary, a eu le mérite de synthétiser un nouveau regard sur l’écriture flaubertienne et le processus de rédaction, et, de ce point de vue, constitue une transition avec la période suivante.

De 1942 à 1965, c’est surtout, sur le Carnet 19, contenant le scénario initial de L’Éducation sentimentale (encore intitulé Mme Moreau), que la critique va porter son attention. L’événement essentiel est l’édition du scénario initial par M.‑J Durry (1950), et son interprétation autobiographique, thème récurrent de l’époque. Autre fait marquant, au début des années 1960, parallèlement au scénario initial, quelques commentateurs interrogent les sources documentaires du roman. Quant aux autres Carnets de L’Éducation sentimentale, ainsi qu’au Manuscrit définitif et celui du copiste, il faudra encore attendre quelques années pour que la critique s’y intéresse.

L’édition du scénario initial (1950)

On doit le premier travail sur les Carnets de Flaubert à M.‑J Durry qui a pu en prendre connaissance entre 1948 et 1949, et, en a publié, chez Nizet en 1950, une édition intitulée Flaubert et ses projets inédits60. Dans cet ouvrage, d’un peu plus de 400 pages, réalisé avec l’aide de ses étudiantes de l’École Normale Supérieure de Sèvres, l’auteur propose la transcription « diplomatique » intégrale d’un corpus assez restreint : trois Carnets de Flaubert (Carnets 19, 17 et 20)61 avec, à peu près pour chaque folio transcrit, un commentaire critique à l’appui. En dépit de quelques éditions antérieures dans lesquelles on trouve des extraits des Carnets 19 et 20, l’édition de ces trois Carnets constitue une véritable découverte.

La première partie de son ouvrage est entièrement consacrée au Carnet 19. Elle se divise en trois chapitres réservant le troisième aux fragments relatifs à L’Éducation sentimentale. Dans la section qu’elle intitule (utilisant les formules de Flaubert) « Romans. – Koenigmark.‑ Varia », M.‑J Durry relève deux fragments relatifs au roman qui portent respectivement les titres manuscrits « Ed. Sentim. » (f°12) et « Me Moreau » (f°25). Dans le chapitre consacré exclusivement à L’Éducation sentimentale, l’éditrice retient certaines notes annexes, notamment les f°30v°, f°33 et 34 intitulées respectivement « Mœurs parisiennes » et « Le Roman de Dumesnil »62. Puis, le reste du chapitre est occupé par ce qu’elle suppose être (avec justesse) le premier plan de L’Éducation sentimentale : f°34v° à f°39. En dépit de certaines erreurs de transcription63, d’ailleurs peu nombreuses, le travail de M.‑J Durry est véritablement novateur dans la mesure où c’est la première fois que l’on met en évidence l’importance décisive de ces documents génétiques pour la compréhension des œuvres mais aussi pour suivre pas à pas le travail de l’écrivain. De plus, M.‑J Durry propose un code de transcription qui apparaît assez proche de la méthode d’analyse « scientifique » des textes que l’on connaît aujourd’hui en cherchant à respecter au mieux le texte du folio (abréviations, ratures, ajouts, disposition des notes, etc.)64. À la transcription du scénario initial, l’éditrice ajoute un commentaire dans lequel elle aborde quelques questions épineuses, notamment, la chronologie rédactionnelle du roman avant 1864 (date du début de la rédaction) et le rapport à l’autobiographie.

La datation du premier plan et premières interrogations sur la thèse autobiographie

Dans son commentaire, M.‑J Durry se penche sur la question de l’élaboration du roman, et date de 1863, le premier plan de L’Éducation sentimentale. Elle s’appuie principalement sur la Correspondance et sur « l’encadrement des fragments relatifs à L’Éducation par des fragments relatifs à Bouvard et Pécuchet. Les uns comme les autres remontent à l’époque où Flaubert travaille simultanément aux plans de ses deux livres, à la première moitié de 1863 ». Elle précise son hypothèse en situant ces « fragments » (f°12 et f°25) entre le mois de mars et de mai de la même année65. Le second point soulevé par M.‑J Durry concerne l’aspect autobiographique du roman. Effectivement, à la lecture du premier scénario, la plupart des critiques flaubertiens partisans de la thèse autobiographique s’extasient, M.‑J Durry la première66, en découvrant dans le fameux « Me Sch. Mr Sch. moi. » (f°35) la confirmation de l’idée qui prévalait alors selon laquelle L’Éducation sentimentale serait un récit autobiographique dans lequel Flaubert aurait voulu écrire le roman de sa jeunesse.

Au moins jusqu’au début des années 1950, la critique traditionnelle s’est attachée à la dimension autobiographique de l’œuvre de Flaubert et a eu tendance à classer L’Éducation sentimentale dans la catégorie des « romans autobiographiques de type romanesque »67. D’où pouvait venir une telle vision de l’œuvre ?
D’une part, du corpus lui‑même, puisque la Correspondance, par nature autobiographique, avait servi de première source d’élucidation de l’œuvre, et qu’on venait de découvrir les œuvres de jeunesse (L’Éducation sentimentale de 1845, Novembre et Mémoire d’un fou) qui sont, quant à elles, d’inspiration autobiographique. Et d’autre part, l’hypothèse autobiographique semblait confirmée par le témoignage de M. Du Camp lequel écrit dans ses Souvenirs littéraires (1882) :

« Dans ce roman, il [Flaubert] a intentionnellement accumulé une quantité de personnages qu’il éprouvait souvent quelques difficultés à faire mouvoir. Il a raconté là, très sincèrement, une période ou, comme il disait, une tranche de sa vie ; il n’est pas un des acteurs que je puisse nommer, je les ai tous connus ou côtoyés, depuis Frédéric, qui n’est autre que Gustave Flaubert, jusqu’à Mme Arnoux, qui est l’inconnue de Trouville transportée dans un autre milieu »68

Par la suite, d’autres commentateurs ont pris la relève et poussé, de plus en plus loin, les rapprochements entre le texte publié et la vie de l’auteur. Gérard Gailly consacra une grande partie de sa vie et de son œuvre à ce sujet. Il a été le premier à révéler, en 1930, le nom de celle que M. Du Camp n’identifiait jusqu’alors que comme « l’inconnue de Trouville » : dans son ouvrage intitulé Flaubert et les fantômes de Trouville69, Madame Arnoux devient Élisa Schlesinger, marié au célèbre compositeur Maurice Schlesinger. L. Demorest et R. Dumesnil ont poursuivi dans cette voie. Ils ont ainsi cherché à montrer comment les œuvres de jeunesse racontent le « grand amour » de Flaubert, et comment, le roman de 1869, en était directement inspiré. Beaucoup plus fort encore : ces mêmes critiques vont jusqu’à se servir du roman de 1869 pour comprendre un épisode de la vie de Flaubert. Et c’est ainsi qu’est née la dernière rencontre entre Flaubert et Élisa Schlesinger (à Bade pour certains, à Croisset pour d’autres), entièrement reconstituée comme source autobiographique d’après le modèle offert par la rencontre narrative de Frédéric et Mme Arnoux au chapitre VI de la troisième partie du roman. Sur cette question, la Correspondance de Flaubert a joué un rôle important : en 1954, le Supplément de l’édition Conard publie deux lettres de Flaubert, l’une adressée à Jules Duplan (Bade, 20 juillet 1865) et l’autre à Louis Bouilhet (27 mars 1867) qui alimente la thèse autobiographique. On mélange alors fiction et réalité jusqu’à ce que la fiction devienne la réalité. Cependant, si la découverte du scénario initial confirme dans un premier temps l’hypothèse autobiographie, elle la déstabilise également. Effectivement, le scénario initial contient quelques lignes plus loin plusieurs notes de Flaubert faisant de L’Éducation sentimentale non plus un roman autobiographique, mais un roman d’amour dont les périphéries s’éloignent visiblement de l’expérience personnelle de Flaubert : « adultère melé de remords & de [peur] <terreurs> » (f°35) ; et « Elle l’aime quand il ne l’aime plus. C’est à ce moment là [qu’il la possède] – ou qu’elle s’offre » (f°34v°), selon la transcription proposée par M.‑J Durry). Si dans les années 1950‑1960, la critique ne prête pas ou peu d’attention à ce versant du scénario initial, préférant gloser celui qui fait de L’Éducation sentimentale un roman autobiographique, ce passage du scénario ne laisse pourtant pas indifférents certains commentateurs et contribue à la désillusion des flaubertistes face aux amours « platoniques » de Flaubert. Jean Pommier et Claude Digeon sont les premiers à commenter ce passage dans un article intitulé « Du nouveau sur Flaubert et son œuvre »70 où ils tentent de complexifier la question des souvenirs personnels du roman. Malgré tout, d’autres critiques, comme Germaine Marie Mason, qui publie en 1957 une étude intitulée « L’exploitation artistique d’une source lyrique chez Flaubert »71 continuent de considérer « l’amour de Trouville » comme source principale des amours qui se jouent dans les œuvres de l’auteur. La chercheuse rapproche des passages où Flaubert décrit le « topos » amoureux, lesquels sont principalement extraits de ses œuvres de jeunesse, Madame Bovary, Salammbô, L’Éducation sentimentale de 1869 et Bouvard et Pécuchet. Mais, pendant cette période, la critique ne s’arrête pas au « grand amour » de Flaubert et, suivant avec obstination la thèse de M. Du Camp, est persuadée que tous les personnages sont calqués sur des individus réels. De son côté, de manière moins mécanique, Maurice Parturier propose de compliquer le schéma autobiographique, sans pour autant le contester. Très tôt, en 1931, il publie un article, dans le Bulletin du Bibliophile, intitulé « Autour de Mérimée, Les Forces perdues et L’Éducation sentimentale »72 où il enquête sur une autre figure féminine du roman : Madame Dambreuse. Partant d’un article de Fernand Vandérem, parut quelque temps auparavant, et se fondant sur la Correspondance, le critique montre que Mme Dambreuse serait Valentine Delessert, maîtresse de Mérimée et de Maxime Du Camp. Celle‑ci aurait ainsi servi de « modèle » non seulement à la Viviane des Forces perdues (1867) de Du Camp mais aussi à la Madame Dambreuse de L’Éducation sentimentale. De plus, examinant de près les lettres de M. Du Camp adressées à Flaubert contenues dans le dossier de la « collection Lovenjoul », M. Parturier met en évidence le fait que, de la même façon que Mme Dambreuse est un personnage composite, Frédéric n’est semble‑t‑il pas plus Flaubert qu’un autre, mais plutôt un mélange de plusieurs personnes « réelles » et dont M. Du Camp serait la source principale. D’autres personnages ont également fait l’objet de rapprochement avec des personnes réelles : M. Dambreuse est Gabriel Delessert ; Deslauriers, un mélange de L. Bouilhet et M. Du Camp ; La Vatnaz, la féministe Amélie Bosquet ; Rosanette Bron, Louise Pradier ; Louise Roque, la jeune anglaise Gertrude Collier, etc. Cependant, des critiques nuancent la thèse de l’autobiographie : c’est le cas d’Henri Bachelin qui, en 1937, écrit dans le Mercure de France :

« On sait bien qu’un romancier ne peut puiser que dans le concret. S’il inspirait d’idées pures, il ferait de la philosophie. Il prend son bien où il le trouve, mais il me semble que ceux qui ont disserté sur les sources de L’Éducation, ou qui les ont trouvées, n’ont point, pour la plupart, une nature de romancier ; sinon, ils n’insisteraient pas à outrance sur la transformation de Mme Schlesinger en Mme Arnoux ; ils n’attacheraient pas une telle importance à quelques mots de Flaubert : « Je n’ai eu qu’une passion véritable. J’avais à peine quinze ans »73

Mais, au terme de cette période, les critiques sont encore rares à se rallier à la thèse de « l’invention » et, surtout, personne n’apercevait la rupture stylistique et formelle qui rendait impossible le jeu d’un aller‑retour interprétatif direct, notamment entre les œuvres de jeunesse et L’Éducation sentimentale de 1869.

Études sur les « sources » livresques et autobiographiques

À partir des années 1960, quelques commentateurs ont tenté de jeter de nouvelles lumières sur la façon dont Flaubert aurait pu intégrer et transposer dans L’Éducation sentimentale certaines sources livresques et autobiographiques. En 1963, dans « Sources historiques et techniques romanesques dans L’Éducation sentimentale », Stratton Buck interroge le rapport entre l’Histoire et la fiction dans le roman à partir d’éventuelles « notes de lectures » prises par Flaubert dans des ouvrages et la presse de 1847‑1848 pour rédiger les dialogues et les passages du roman où il est question, entre autres, des faits historiques de l’année 1847 et de la révolution de 1848. Pour cet article, le critique a pu consulter les « carnets de lecture » de Flaubert et dépouiller de nombreux journaux. Il continue ainsi le travail de ses prédécesseurs comme Alexis François qui a confronté le roman parisien avec Les Souvenirs de 1848 de M. Du Camp, et montré comment Flaubert a été le témoin des journées de 1848 qu’il a décrites dans son roman ; et celui de Gilbert Guisan sur l’œuvre de Marie de Flavigny (comtesse d’Agoult, pseudo : Daniel Stern) comme une des sources livresques principales de L’Éducation sentimentale74. G. Guisan a pu montrer que Flaubert, outre ces souvenirs personnels, avait dépouillé de nombreux journaux et ouvrages d’historiens dans lesquels il avait puisé de nombreux détails, notamment pour la scène des Tuileries (III , 1). Sur les « sources historiques », on retiendra également le travail de Lorenza Maranini sur la révolution de 1848, Il’ 48 nella struttura della « Éducation sentimentale »75, paru en 1963, qui montre notamment que si Flaubert n’invente rien (du point de vue historique) dans la mesure où il amasse une considérable documentation, l’invention est bien présente mais se joue beaucoup plus tard, au moment de la mise en œuvre : le documentaire n’est qu’un matériau avec lequel Flaubert joue selon les besoins de la rédaction en maintenant une exigence de véracité mais en sélectionnant ses éléments selon les exigences de l’écriture.  Quant aux sources autobiographiques, Jacques Douchin, à la suite de Jean Pommier et Claude Digeon, publie un an plus tard, en 1964, un article sous le titre « Sur un épisode célèbre de L’Éducation sentimentale »76 où il étudie la manière dont Flaubert a pu imaginer la rencontre entre Frédéric et Madame Arnoux, ce qui le conduit à remettre en doute le caractère autobiographique de l’épisode du châle dans la scène d’apparition. Le critique se fonde sur une lettre de Flaubert à Louise Colet (datée du 2 septembre 1853) où il raconte un voyage aux Andelys en compagnie de Alfred Le Poittevin : c’est de là que viendrait la scène du châle. Pour le critique, il s’agit chez Flaubert d’un procédé de « transmutation » des souvenirs authentiques en épisodes d’oeuvres d’art et, en l’occurrence, de souvenirs qui, semblent‑ils, n’ont rien à voir avec Élisa Schlesinger. Ce travail est repris et complété l’année suivante par S. Buck dans « Deux notes sur L’Éducation sentimentale : l’épisode du châle, l’épisode du retour de Saint‑Cloud à Paris »77 où le critique reprend, à son compte, l’idée de « transmutation » proposée par J. Douchin en rapprochant de la première scène du roman un autre voyage en bateau évoqué dans la même lettre.
En 1950, l’édition partielle des Carnets par M.‑J Durry fait date non seulement dans l’histoire éditoriale des Carnets de Flaubert mais aussi dans l’histoire de l’analyse des manuscrits modernes. Depuis les premiers florilèges des Carnets proposés par L. Bertrand et l’édition Conard, M.‑J Durry est la première à mettre en évidence l’importance décisive des « carnets d’écrivains » pour la compréhension des œuvres et le travail d’écriture. C’est aussi un des premiers travaux « pré‑génétiques » qui propose, notamment une méthode d’édition et d’analyse proche de celle que l’on connaît aujourd’hui, même si un certain flou subsiste dans la transcription. Reste que, dans son ouvrage et particulièrement pour la section consacrée à L’Éducation sentimentale, M.‑J Durry fait surtout de la « critique des sources » avec l’ambition de démontrer la thèse autobiographique. Si les flaubertiens trouvent dans le scénario initial de L’Éducation la confirmation des présupposés biographiques, d’autres, au contraire, tentent d’interroger la part d’« invention » qui régit le roman : de la même façon que le « document Pradier » découvert par G. Leleu avait remis en cause en 1947 ce que les critiques flaubertiens tenaient pour vérité acquise quant à la source du roman de Madame Bovary78, le scénario de « l’adultère manqué » compromet une interprétation purement autobiographique du roman de 1869. À partir des années 1960, quelques commentateurs commencent donc à interroger la façon dont Flaubert aurait pu « transposer » certaines sources biographiques (G. Mason, J. Pommier, S. Buck, J. Douchin) ou livresques, exclusivement sur la troisième partie du roman, (S. Buck, G. Guisan, A. François). Pour leurs recherches, ces critiques ont suivi les pistes données par la Correspondance ou les indices offerts par le texte lui‑même. Ils ont ainsi cherché à établir des parallélismes entre l’œuvre de 1869 et des témoignages de contemporains ou tenté de dépouiller les journaux et ouvrages concernant la période du roman : une démarche qui a, du reste, donné de bons résultats. Mais aucune de ces études contextuelles n’est une analyse de la façon dont les emprunts ont pu être modifiés et intégrés par Flaubert au cours de la rédaction : du reste, les brouillons n’étaient pas encore accessibles. Bref, grâce au scénario initial et à quelques travaux sur les « sources documentaires », à cette période, on en sait donc un peu plus sur les « coulisses » de L’Éducation sentimentale. Entre 1960 et 1961, Georges Castex publie deux articles au Bulletin des Amis de Flaubert79 qui sont une sorte de bilan des avancées sur L’Éducation sentimentale dans lequel il suggère de « corriger ou [de] contester certaines interprétations traditionnelles » et de reconstituer la « genèse directe du roman » d’après les nouvelles découvertes. Il ne manquait pas de mentionner qu’« il existe, ou plutôt il existait, en outre un « dossier » de L’Éducation sentimentale, qui comportait 2355 feuillets rédigés au recto et au verso et qui groupait l’ensemble des rédactions successives, des scénarios partiels, des notes de travail accumulées pendant cinq ans […] ce dossier a malheureusement été dispersé dans les ventes successives »80. Mais, à cette date, le dossier de rédaction de L’Éducation sentimentale est encore totalement inaccessible à la recherche. Et, pendant la seconde moitié des années 1960, si on laisse de côté la thèse autobiographique, c’est pour se tourner vers d’autres documents autographes disponibles : les Carnets de « notes de lecture », et les « notes documentaires » relatives au roman contenues en partie dans le dossier Bouvard et Pécuchet.

Du nouveau sur le dossier documentaire (1965‑1975)

La seconde moitié des années 1960, avec le développement des discours structuralistes, profite largement à la montée du « mythe » Flaubert, et à la réhabilitation de son roman parisien auprès des spécialistes de la littérature, critiques et écrivains81 : l’œuvre dont on célèbre le centenaire en 1969 est relue à la lumière du « Nouveau Roman ». Comme on a pu le voir, avant les années 1970, la critique traditionnelle s’est surtout intéressée à la vie de Flaubert, aux « anecdotes » et à la vérification des sources. Mais, dès les années 1970, on insiste principalement sur l’aspect formaliste de l’œuvre, sur l’exigence littéraire radicale de Flaubert et L’Éducation sentimentale devient le modèle même dont se réclament à la fois les nouveaux romanciers et la « nouvelle critique ». C’est également pendant cette période d’effervescence critique qu’ont lieu les grandes entreprises éditoriales des Œuvres complètes de Flaubert : l’édition « L’Intégrale » au Seuil établie par Bernard Masson et Jean Bruneau (1964)82, et les deux grandes éditions : l’édition Rencontre dirigée par Maurice Nadeau entre 1964‑196583, et dix ans plus tard, l’édition de Maurice Bardèche au Club de l’Honnête Homme, qui paraît entre 1971‑197584. Ces éditions sont contemporaines des premières approches éditoriales et critiques des manuscrits flaubertiens et notamment ceux de L’Éducation sentimentale. De même, c’est à cette période que sortent de l’ombre certains documents autographes, relatifs au roman parisien, disponibles depuis longtemps dans les collections publiques mais sur lesquels la critique ne s’était pas encore penchée : les « dossiers documentaires » (Carnets de « notes de lectures » et les « notes sur 1848 »). La Correspondance est, elle aussi, augmentée de nouvelles lettres : on voit la publication des lettres de Flaubert à son éditeur Michel Lévy établie par Jacques Suffel en 1965. Ces lettres sont particulièrement importantes pour l’histoire éditoriale de L’Éducation sentimentale car ni l’édition de la Correspondance du Club de l’Honnête Homme ni celle de Jean Bruneau pour la Pléiade n’ont pu obtenir l’autorisation de les reproduire dans leur intégralité85.

Les « notes sur 1848 » : Alberto Cento

Au début des années 1960, comme on a pu le voir, on s’intéresse déjà aux « sources documentaires » de L’Éducation sentimentale. Mais la plupart des critiques n’ont pas eu recours aux notes autographes de Flaubert pour leurs recherches. Le chercheur italien Alberto Cento est le premier à porter un intérêt « scientifique » aux dossiers documentaires de L’Éducation et notamment, aux notes contenues dans le dossier Bouvard et Pécuchet. En 1962, le chercheur se penche sur la question dans un article intitulé « Flaubert e la Rivoluzione di febbraio »86. Puis en 1964, travaillant à l’édition critique du dossier Bouvard et Pécuchet, il redécouvre (après Dumesnil en 1942) qu’au moment de la rédaction de son dernier roman, Flaubert avait incorporé lui‑même aux manuscrits préparatoires de ce roman des « dossiers documentaires » qu’il avait réunis pour L’Éducation sentimentale. Trois ans plus tard, en 1967, le chercheur publie Il Realismo documentario nell’ « Education sentimentale »87 qui est à la fois une analyse et une édition sélective de ces « dossiers documentaires ». Dans cet ouvrage, A. Cento a établi une liste minutieuse de l’étendue des sources journalistiques utilisées par Flaubert pour L’Éducation sentimentale88 contenues dans le dossier Bouvard et Pécuchet. Il transcrit une large partie des notes contenues dans le dossier de Rouen, tout en dépistant les sources exploitées par Flaubert dans un commentaire analytique précis qui suit la chronologie de la diégèse89 du roman parisien. Dans son commentaire, le chercheur confirme certaines des sources évoquées par ces prédécesseurs (S. Buck, A. François, G. Guisan) et en propose d’autres qu’il relève dans les « notes de 1848 ». À partir des travaux de S. Buck, il aborde des points épineux concernant, entre autres, la chronologie du texte publié90. Là où S. Buck, pour un problème de date, a souvent tendance à lire un lapsus ou un anachronisme (l’attentat du 12 mai)91, A. Cento, en se fondant sur les notes de Flaubert, penche plus systématiquement pour une volonté de l’auteur. Quant aux travaux d’A. François et de G. Guisan, le critique tente de les nuancer en confrontant les « notes de 1848 » et leur propos. S’il reconnaît que la dette de Flaubert envers L’Histoire de la révolution de 1848 de Daniel Stern (Guisan) est incontestable, il fait cependant apparaître d’autres sources. De même pour l’étude de A. François sur l’influence des Souvenirs de 1848, A. Cento modère considérablement l’hypothèse de la dette à l’égard de M. Du Camp en parlant de « collaboration » plus que d’ « emprunt ». Mais ces quelques exemples ne suffisent pas à donner une idée exacte de l’important travail effectué par Cento. Dans d’autres parties de l’ouvrage, le chercheur transcrit et commente non seulement des notes prises sur l’Histoire mais aussi sur le Féminisme, les Clubs92, la Mode, les Arts, etc. À travers l’examen de notes si diverses, le travail documentaire de Flaubert s’éclaire et des interprétations que l’on avait pour acquises se trouvent totalement renouvelées93. L’ouvrage de Cento fait date car il a permis de jeter la lumière sur des dossiers longtemps négligés par la critique. Cependant, des points épineux, comme les réemplois de ces notes dans Bouvard et Pécuchet, n’ont pas été abordés et d’autres sont discutables. En effet, dans son analyse, Cento cherche surtout à démontrer que ce qui a été écrit par Flaubert sur 1848 est historiquement attesté et que tout dans le roman est historique, authentique et documenté : d’après Cento, le projet flaubertien est la vérité réaliste et Flaubert utilise les sources pour son roman sans modification, ce qui réduit de manière considérable la part d’inventivité dans la création de l’écrivain ! Cette thèse de Cento sera bientôt contestée notamment par les travaux de généticiens, comme Éric Le Calvez et Pierre‑Marc de Biasi qui vont remettre radicalement en cause la thèse du « réalisme » pour insister sur le travail esthétique de l’écriture94. Mais, malgré ces nouvelles réévaluations, l’ouvrage de Cento reste une étude décisive sur laquelle la critique flaubertienne se fonde toujours avec profit.

L’édition du Club de l’Honnête Homme (1973)

Le début des années 1970 s’ouvre avec le centenaire de L’Éducation sentimentale et une nouvelle édition des Œuvres complètes de Flaubert publiées entre 1971‑1975 au Club de l’Honnête Homme95, dirigée et présentée par Maurice Bardèche. Le texte de L’Éducation sentimentale, paru en 197196, occupe le troisième volume. Depuis Conard, cette édition est la première qui donne une certaine place aux manuscrits flaubertiens. L’édition de L’Éducation propose en appendice, dans l’ordre : « Scénarios et plans », « La Documentation de Flaubert pour L’Éducation sentimentale » ainsi qu’un « Article de Barbey d’Aurevilly ». En introduction, l’éditeur propose un bref résumé des informations que l’on possède déjà sur le dossier manuscrit de L’Éducation sentimentale, reprenant notamment celles qui ont été données par L. Biernawski pour l’édition Conard97. Concernant la chronologie de la genèse, à l’instar de Durry, l’éditeur situe la date de « conception » de L’Éducation sentimentale en 1863, mais refuse de voir dans la lettre de Flaubert adressée au Goncourt datant du 6 mai 1863 une quelconque allusion au roman de 1869 et fonde son hypothèse sur une autre lettre de Flaubert adressée à Amélie Bosquet postérieure à la fin du mois de juillet selon l’éditeur (p. 12). Dans la première partie de l’appendice, M. Bardèche propose une transcription du scénario initial de L’Éducation sentimentale. Comparé brièvement au travail réalisé par M.‑J Durry trente ans auparavant, outre certains folios que M. Bardèche juge superflus et supprime (ffos 30, 31 et 32), on relève quelques différences de transcription. Voici quelques exemples : là où Durry transcrit « farce » (fo34v°), Bardèche transcrit « force » ; pour « et rendre leur âme » (Durry, f°39), l’éditeur donne « étreindre leur âme ». D’autres problèmes concernant le « code » de transcription et diverses normalisations seraient à relever, comme l’ajout ou la suppression des majuscules et de la ponctuation, le remplacement des tirets par des points, ou encore, certaines biffures et suppressions non mentionnées. À la suite, l’éditeur ajoute deux « nouveaux » documents qu’il donne comme inédits : deux « résumés ». Remarquons que le premier avait déjà été pris en note par Jacques Suffel alors qu’il examinait le dossier de L’Éducation sentimentale lors de la vente Franklin‑Grout (Paris, 1931) et dont il fit part dans sa communication au colloque du centenaire de L’Éducation98. Le second a été relevé par M. Bardèche lui‑même parmi les notes de Flaubert conservées à Rouen (Mss. g 226‑8, f°206). Dans la seconde partie de l’appendice, l’éditeur dresse l’inventaire du « dossier documentaire » de L’Éducation sentimentale et tente d’ordonner ces notes en « trois grands ensembles » : « Dossier de la Seconde République », « Dossier des modes de l’époque et traits de moeurs sous la seconde république 1840‑1850 » et « Les Dossiers « techniques » de Flaubert ». Pour les notes contenues dans les Carnets 14, 12, 13 et 8, Bardèche renvoie au Tome IV de l’édition du Club de l’Honnête Homme dans lequel sont reproduits les Carnets99. Il renvoie également à l’album de Dumesnil (1943) pour la plupart des reproductions photographiques. Si l’éditeur donne de nombreuses indications sur l’ensemble du dossier documentaire et ses multiples lieux de conservation, peu de notes de Flaubert sont reproduites intégralement dans cette édition. Du petit dossier (côté 263), acquis depuis 1959 par la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris, sont extraites deux lettres de M. Du Camp adressées à Flaubert (datées du 15 et 23 juin 1867) et quelques fragments autographes100. Concernant les notes relatives au roman de 1869 conservées dans le dossier Bouvard et Pécuchet, M. Bardèche reproduit in extenso quelques fragments : entre autres, un mémento de Flaubert sur la réaction de la bourgeoisie après les journées de juin (Mss. 2264, f°138‑140, sqq.), une note de lecture de Flaubert sur l’épisode du croup (déjà citée partiellement par R. Dumesnil), quelques notes sur la mode et plusieurs notes de lecture sur l’art (Mss. 2261, ffos137‑160). Pour le reste, l’éditeur dresse la liste des journaux, revues et périodiques dépouillés par Flaubert (contenus spécifiquement dans le volume 4 du dossier Bouvard et Pécuchet) en précisant lorsque Flaubert a effectué des annotations. On relèvera également deux petites remarques de M. Bardèche précisant, qu’au verso de certains feuillets, se trouvent des brouillons de L’Éducation sentimentale et que Flaubert aurait arraché des pages de deux Carnets pour les replacer dans ces notes préparatoires101. La plupart des notes relevées ou transcrites par M. Bardèche concernent le volume 1 et 4 du dossier préparatoire de Bouvard et Pécuchet. Certains volumes du dossier dans lesquels on trouve pourtant des notes documentaires pour L’Éducation sentimentale, notamment dans les volumes 2, 6 et 8 ne sont pas mentionnés. S’il est vrai comme le souligne Bardèche qu’il est « inexplicable » que la documentation pour L’Éducation sentimentale « ait été si négligée et si arbitrairement exploitée » jusqu’à son édition, il est tout aussi inexcusable de sa part, que, dans cette édition, aucune référence ne soit faite à l’ouvrage d’A. Cento, qui avait été le premier à éditer ces notes. On ajoutera que cette édition présente une difficulté sérieuse pour qui veut travailler sur les notes de L’Éducation sentimentale : le classement typologique des notes est entièrement fabriqué par l’éditeur par simple rapprochement des contenus et cette tentative de classification paraît, du reste, peu satisfaisante.

L’édition des Carnets de « notes de lectures » de L’Éducation sentimentale (1971)

Commençons par préciser que l’emploi des formules « Carnet de travail », « Carnet de projet » et « Calepin d’enquête » serait anachronique dans cette partie dans la mesure où ces expressions ont été établies bien plus tard, en 1988, par P.‑M de Biasi, lors de la publication de son édition critique et génétique des Carnets de Flaubert102. Aussi gardons‑nous, malgré son caractère inadéquat, la formule Carnet de « notes de lecture » pour toute la période jusqu’à 1988. Avant leur accessibilité, comme on l’a vu, seules quelques publications ont eu lieu du vivant de Caroline (L. Bertrand, Conard), et toujours sous la forme de quelques bribes extraites des « grands Carnets » de Flaubert. Quant aux Carnets de « notes de lectures », ils n’ont pas connu la même attention de la part des éditeurs : sans doute parce qu’ils se rapprochaient plus du « brouillon », présentaient d’importantes difficultés de déchiffrement et correspondaient donc moins à l’idée que l’on se faisait du « Carnet d’écrivain ». Après le décès de Caroline, pendant près d’une dizaine d’années, outre les extraits des Carnets 12 et 14 donnés par R. Dumesnil, M.‑J Durry avait proposé, dans son ouvrage, quelques fragments spécifiquement relevés le Carnet 8 et un folio du Carnet 2. Dans son introduction, M.‑J Durry dit son intention de poursuivre son entreprise éditoriale des Carnets de Flaubert mais à l’évidence sans succès : aucune démarche ne semble avoir été tentée par la suite pour réaliser ce vœu. C’est seulement vingt ans plus tard, avec l’édition du Club de l’Honnête homme que les Carnets de « notes de lectures » de Flaubert sont publiés et avec eux les quatre Carnets de L’Éducation sentimentale. Entre‑temps, en 1964, avec la grande entreprise éditoriale des Œuvres de Flaubert103 engagée par Maurice Nadeau, les éditions Rencontre avaient tenté une première édition des Carnets de « notes de lectures ». Dans cette édition, publiée sous le titre Carnets et Projets, l’ensemble des Carnets de « notes de lecture » occupe un peu moins d’une centaine de pages (in‑12). En première partie, M. Nadeau transcrit des fragments de Carnets qui ont déjà été publiés notamment dans l’édition Conard et chez L. Bertrand. Les notes sont peu nombreuses et renvoient systématiquement au travail de M.‑J Durry. Dans sa notice, il s’interdit de reproduire le scénario initial de L’Éducation sentimentale et de Bouvard et Pécuchet renvoyant à l’édition de M.‑ J Durry. Il laisse également de côté les Carnets 1, 5, 7, 16 et 16 bis ainsi que le Carnet 12 et le Carnet 14 relatifs à L’Éducation sentimentale. Et si l’éditeur cite deux folios (f° 2 et f° 4) du Carnet 13 (dont on sait, aujourd’hui, qu’ils se rapportent à L’Éducation sentimentale), il ne fait aucun commentaire à ce sujet. Outre les Carnets 17, 19 et 20 déjà publiés par M.‑J Durry, les seuls Carnets en partie « inédits » qui ont été dépouillés par M. Nadeau sont les Carnets 2, 3, 6, 8, 15 et 18. De cet ensemble, seul le Carnet 8 (et quelques feuillets du Carnet 2) concerne le roman 1869. Mais M. Nadeau ne fait que reprendre les exemples des folios déjà cités par M.‑J Durry dans son Flaubert et ses projets inédits. Cette publication très incomplète n’apporte donc rien de nouveau sur le dossier manuscrit de L’Éducation sentimentale. Et malgré un format assez maniable, l’absence de commentaire critique, de notations ainsi que d’un code de transcription bien défini la rendent peu fiable et donc peu utilisable. Après cette édition, il faudrait également évoquer la communication d’ André Dubuc au moment du centenaire de L’Éducation sentimentale dans le numéro 34 du Bulletin des Amis de Flaubert sous le titre « L’Éducation sentimentale dans les carnets de notes de Flaubert »104. Cet article n’a pas pour but l’exhaustivité, mais, selon l’expression du critique, d’ « apporter aux lecteurs des éléments souvent inconnus ». Cependant, la démarche d’A. Dubuc est hésitante et sa recherche reste déconcertante. Si les Carnets 12 et 13 ainsi que quelques pages du Carnet 19 (déjà publié par M.‑J Durry) sont transcrits et concernent bien L’Éducation sentimentale, on comprend mal la présence des Carnets 6 et 2 qui, eux, ont peu de chose à voir avec le roman parisien. Et, en revanche, on ne comprend pas pourquoi sont totalement absents de cet ensemble les Carnets 8 et 14 entièrement consacrés à la rédaction du roman. De plus, il ne s’agit que d’extraits choisis et la transcription proposée par A. Dubuc apparaît très souvent fautive. En 1973, M. Bardèche consacre la seconde moitié du Tome IV des Œuvres complètes de Flaubert (Club de l’Honnête Homme) à la transcription des Carnets de « notes de lecture »105. L’essentiel des quatre Carnets de « notes de lecture » de L’Éducation sentimentale106 est transcrit in extenso. Outre de très nombreuses fautes de lecture, cette édition pose plusieurs problèmes déjà signalés : problèmes de transcriptions107 (l’éditeur n’a pas tenu compte de certaines ratures et ajouts de Flaubert), problème de disposition des folios (une absence totale de foliotation donne l’apparence d’un texte « continu »), absence de notation, de commentaire critique et de renvois au texte définitif.

Premières études de l’écriture

Parallèlement aux premières tentatives de publication du « dossier documentaire », on assiste aux premiers travaux importants sur le dossier manuscrit de L’Éducation sentimentale. On relève quelques communications ponctuelles comme l’article de Sherrington sur « L’élaboration des plans de L’Éducation sentimentale »108 qui à partir du Carnet 19 étudie l’évolution des scénarios publiés par M.‑J Durry. Il signale, en se fondant sur les travaux de ses prédécesseurs (Buck, Douchin, Pommier), les éléments utiles pour comprendre l’acte de création flaubertien avec le projet de réajuster la thèse autobiographique et émet également des doutes quant au caractère vraiment inaugural du scénario initial : d’après lui, il pourrait y avoir eu d’autres éléments scénariques plus anciens :

« Plusieurs plans antérieurs ont pu être notés ailleurs, peut‑être dans un autre carnet resté inédit ou disparu (on sait que 2000 pages de notes et de manuscrit concernant L’Éducation sentimentale ont été vendues aux enchères il y a trente ans) »109

Quelques années plus tard, après avoir terminé une thèse sur Flaubert et la création littéraire (1962), P.‑M Wetherill publie un article intitulé « Le dernier stade de la composition de L’Éducation sentimentale »110 (1968). P.‑M Wetherill est le premier à transcrire in extenso les observations de M. Du Camp sur le texte de L’Éducation sentimentale avant sa publication. Ces remarques ont été reliées par la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris à la suite du Manuscrit définitif et occupent les folios 486 à 497111. À la lumière de ces corrections, P.‑M Wetherill propose ainsi d’éclairer les rapports qu’entretenaient M. Du Camp et Flaubert et d’analyser l’attitude de M. Du Camp à l’égard du roman parisien. Comme il le fait très justement remarquer, ce document « très utile en ce qui concerne la biographie » de Flaubert n’a été jusqu’alors jamais cité par les biographes et que très « partiellement » édité. Jusqu’à cette date, éditeurs et critiques ont, la plupart du temps, pioché ça et là « un peu au hasard », selon le chercheur, certaines des observations de M. Du Camp et de Flaubert afin de nourrir leur appareil critique. L’édition Conard a été la première à publier certaines de ces remarques (rappelons qu’en 1923, les douze feuillets de notes n’avaient pas encore été reliés à la suite du Manuscrit). Pour son édition aux « Classiques Garnier » en 1936, E. Maynial avait repris une douzaine des observations de M. Du Camp, qu’il avait fait correspondre, dans ses « Notes et Variantes », avec le texte de L’Éducation sentimentale.

Les éditions du vivant de l’auteur

Jusqu’à P.‑M Wetherill donc, les critiques se sont désintéressés du Manuscrit définitif et encore plus du manuscrit du copiste qui, selon l’avis général, « présente[nt] beaucoup moins d’intérêt que les brouillons et les scénarios »112. En fait, la critique a surtout privilégié l’étude des corrections apportées par Flaubert entre la première édition originale (Lévy 1869) et l’édition définitive (Charpentier 1879). La portée de ces corrections avait été examinée rapidement par L Demorest et R. Dumesnil en 1937 dans leur Bibliographie de Flaubert au chapitre consacré à L’Éducation113. Il s’agit de l’étude et du classement des corrections effectuées par Flaubert pour l’édition définitive parue chez G. Charpentier en 1879. Au total, les deux critiques ont relevé 495 corrections qui peuvent se subdiviser en 45 substitutions, 11 additions, 9 changements de temps et 8 changements dans l’ordre des mots. En revanche, il n’a été fait aucun relevé des modifications de ponctuation, des blancs et des alinéas.

« Il faut signaler en outre de nombreux changements de ponctuation faits certainement par Flaubert pour l’édition Charpentier. D’autres, assez nombreux, semblent inexplicables. Pour ne point allonger outre mesure cette liste [liste des « variantes »] on a retenu que les plus importantes. On a, notamment, passé sous silence les fréquentes suppressions d’alinéas qui paraissent avoir été faites pour resserrer la typographie et qui n’ont en vérité aucune importance littéraire »114

Comme le fait remarquer R. Dumesnil, il est très probable que les suppressions de nombreux alinéas et blancs ont été réalisées dans l’édition de 1879 pour des questions pratiques éditoriales vu que cette édition se présente sous la forme d’un seul volume de 520 pages. Toutefois, un relevé des alinéas et blancs disparus dans l’édition définitive est indispensable pour qui s’intéresse à l’analyse de la phrase flaubertienne et notamment à l’étude du rythme115, lorsqu’on sait que toutes les éditions modernes se fondent sur la dernière version du texte publié du vivant de l’auteur. De même, une analyse détaillée des modifications de ponctuation entre les deux éditions tendrait probablement à approfondir notre connaissance de la rythmique de la phrase flaubertienne et plus généralement du style. Sur la question des « blancs », citons quelques lignes extraites de l’article de Michel Sandras, « Le blanc, l’alinéa », publié en 1972 dans la revue Communications116 où le critique cherche à établir un « essai de typologie des blancs alinéaires dans L’Éducation sentimentale » (p. 106). Pour son étude, M. Sandra a pris soin de consulter le Manuscrit définitif et le manuscrit du copiste conservés à la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris :

« L’examen du manuscrit de 1869, de la main de Flaubert, et de la copie qui l’accompagne (BHVP), montre que Flaubert est très soucieux de la frontière des alinéas, et que le copiste a suivi ses choix. Quelques rares divergences entre le manuscrit et la copie peuvent‑elles s’expliquer par des interventions ultimes de Flaubert, non consignées dans le manuscrit ? Ce découpage a fait l’objet de variantes : dans le manuscrit de 1869, Flaubert indique par des signes précis une refonte de l’alinéa. Il y a enfin des différences entre le texte que publient toutes les éditions modernes (qui est le texte Charpentier revu par Flaubert avant sa mort) et le manuscrit de 1869. Quelques modifications, qui ne peuvent qu’être de la main de Flaubert, mérites d’être signalées : ‑ soit il ajoute un alinéa supplémentaire, c’est‑à‑dire coupe en deux un alinéa de 1833 [vraisemblablement, il s’agit d’une erreur de l’auteur : il faut lire 1869] – soit il fait varier la frontière de l’alinéa. « Ce fut comme une apparition : » n’existe qu’en 1880. L’édition de 1880 – contemporaine du travail sur Bouvard et Pécuchet, dont la partition alinéaire est singulière – ne fait donc qu’affirmer ce qui était déjà perceptible en 1869 : la fragmentation du discours » (p. 106).

Sur la question des variantes, notons également des découvertes intéressantes. En 1938, Francis Ambrière publiait un article, sous le titre « La fabrication de L’Éducation sentimentale »117, dans lequel il faisait une mise au point sur le retard de la publication du roman et relevait ce qui, dans la Correspondance de Flaubert, concernait les « ultimes corrections » de L’Éducation sentimentale c’est‑à‑dire les corrections que Flaubert apporta sur les épreuves en vue de l’édition originale de 1869118. Autre détail important : dans cet article, le critique fait référence à un exemplaire qu’il a pu voir pendant l’été 1938, à Genève, chez le libraire W. S. Kundig, portant la mention autographe de Flaubert « Reçu, ce 18 novembre 1869, à Rouen, entre 9h et 10 heures du matin » et sur lequel ce dernier aurait effectué quelques corrections au crayon noir, mais dont il n’aurait pas tenu compte, dix ans plus tard, au moment de la correction des épreuves pour l’édition définitive de 1879 : « Il [Flaubert] a, çà et là, souligné des expressions qui lui semblaient douteuses, biffé des phrases ou des membres de phrases, commenté d’un mot bref ou d’un simple point d’interrogation tel ou tel paragraphe »119. En 1965, c’est un autre exemplaire de L’Éducation sentimentale qui est découvert, à Croisset, cette fois, par Lucien Andrieu. Il s’agit d’un exemplaire personnel de Flaubert de l’édition Charpentier de 1879 dans lequel il indique un certain nombre de modifications envisageables pour une édition à venir, mais, à l’instar de l’exemplaire « Kunding », la disparition de l’auteur a laissé ces projets de transformations en suspens. Dans « Les dernières corrections de L’Éducation sentimentale »120, L. Andrieu a comptabilisé vingt‑six corrections de Flaubert, dont il établit la liste (et « 8 coquilles que l’éditeur [Charpentier] corrigea de lui‑même dans les tirages successifs »), réalisées au crayon noir et qui concernent, pour la plupart, l’épisode de Creil (II, 3), et le premier chapitre de la première partie (I, 1). Jusque‑là, ces corrections étaient restées totalement « inédites ». Après cet article, seule l’édition du texte de Samuel S. de Sacy, au Club Français du Livre (1965), a tenu compte de ces corrections. Mais si l’éditeur précise dans sa notice qu’il a intégré au texte la vingtaine de corrections autographes relevées par L. Andrieu, aucune annotation ne permet de situer ces modifications dans le texte publié.

Études sur le Manuscrit définitif autographe

Entre 1971‑1972, P.‑M Wetherill complète son étude précédente sur les remarques de M. Du Camp en consacrant deux grands articles121 à la transcription et au L’Éducation sentimentale commentaire des corrections que Flaubert apporta au Manuscrit définitif de L’Éducation sentimentale. Pour P.‑M Wetherill, au‑delà d’une critique ancienne (L. Demorest, R. Dumesnil) privilégiant seulement « l’effet stylistique », les corrections de Flaubert doivent être étudiées « linguistiquement » la lumière de la thématique flaubertienne :

« Si donc ces modifications ont, au départ, un caractère stylistique (car il s’agit de phénomènes isolés) elles acquièrent, dès qu’on les replace dans le contexte structural de l’œuvre, une valeur qui ne peut être que thématique. Le style, Flaubert le dit lui‑même, n’est pas une fin en soi»122

P.‑M Wetherill propose, sans dogmatisme, une analyse « thématique » des « suppressions » (article 1), des « substitutions » et des « additions » (article 2) apportées par Flaubert sur le Manuscrit définitif. Il démontre, entre autres, que les suppressions tendent à renforcer les thèmes et motifs (isolement des êtres, absurdité et incohérence du monde) de la version définitive et, dans la foulée, dévoile la technicité de la phrase flaubertienne qu’on a eu trop tendance, depuis le début du XXe siècle, à interpréter en terme de « simplicité » et de « clarté ». L’étude de P.‑M Wetherill annonce, d’une certaine façon, les futures études de genèse qui s’attachent à analyser le « processus » d’écriture de Flaubert. Cependant, malgré l’importance aussi bien matérielle (ces deux articles représentent près d’une centaine de pages) que théorique et interprétative, dans cette étude, P.‑M Wetherill ne donne pas la transcription exhaustive de l’ensemble des modifications effectuées par Flaubert sur le Manuscrit définitif. De plus, à la date de la publication de cette étude, l’ensemble des 2500 feuillets qui constituent le manuscrit autographe du roman n’était pas encore disponible : la disponibilité de la dernière mise au net aurait certainement permis à Wetherill d’aller plus loin dans son travail de déchiffrement123.

Bilan critique (1880‑1975)

Entre 1880‑1975, une partie du dossier manuscrit (spécifiquement le « dossier documentaire ») de L’Éducation sentimentale est découverte, publiée et commence à donner lieu à quelques commentaires critiques. Jusque dans les années 1950, les premières approches du manuscrit de L’Éducation sentimentale se font essentiellement par le biais des éditions critiques du texte (Conard, 1923, Belles Lettres, 1942), d’articles et ouvrages d’érudits (R. Dumesnil). À cette période, le dossier manuscrit n’est pas encore tombé dans le domaine public. En outre, la plupart des documents autographes cités dans les articles et les éditions critiques sont des fragments de notes piochés, ça et là, soit directement à la « Villa Tanit » au moment où les manuscrits étaient encore entre les mains de la nièce de Flaubert, jusqu’en 1931, soit, après cette date, dans des fonds de collectionneurs privés (documents « Dorville»), où encore, dans les fonds d’archives d’institutions officielles, fraîchement augmentées des premières pièces manuscrites flaubertiennes (dès 1928). Mais ces publications enrichies de reproductions photographiques (R. Dumesnil, Flaubert et L’Éducation sentimentale, 1943) ou de « transcriptions », ne recherchent pas l’exhaustivité. On s’intéresse à quelques épisodes du roman particulièrement adéquats à la « critique des sources » : l’épisode de « Fontainebleau », l’épisode du croup ou les courses au Champ de Mars. Pour la plupart des études, il s’agit d’un bref descriptif des documents (donnés le plus souvent sans indication d’origine), de transcriptions sans « code » défini et sans commentaire critique. Ces études n’établissent, en fin de compte, qu’un simple parallèle entre la note relevée et le texte publié laissant ainsi au document autographe le soin de garantir la scientificité du discours critique tenu face au texte publié. Il faut attendre la fin de la seconde guerre mondiale et l’entrée à la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris des Carnets de Flaubert pour qu’un ensemble génétique de première importance soit découvert, exploité et rendu accessible à la critique. En 1950, M‑J Durry transcrit et commente le Carnet 19 dans lequel se trouve le fameux scénario (Flaubert et ses projets inédits). Si la découverte de ce scénario initial est un véritable événement, son interprétation reste limitée à la thèse autobiographique qui alimente la critique depuis le début du siècle (Gailly, Maynial, Dumesnil) : Élisa Schlesinger fut l’unique passion de Flaubert et L’Éducation sentimentale est la confession de cette passion. Ce n’est que vers 1960 que l’on commence réellement à s’intéresser au travail d’écriture de Flaubert et que la critique autobiographique connaît une première réévaluation grâce à quelques commentateurs (J. Bruneau, S. Buck, C. Digeon, J. Douchin, G. Mason, J. Pommier). Entre‑temps la Correspondance,qui fournit quelques repères sur la genèse de rédaction du roman et la méthode documentaire de Flaubert, a été enrichie de nombreuses lettres mais reste encore, pour la période, très incomplète. Il faudra attendre les travaux de J. Bruneau pour que la recherche dispose d’une véritable édition scientifique de la Correspondance124. Dans la seconde moitié des années 1960 et le début des années 1970 tandis que la démystification de la thèse autobiographique se poursuit (R.‑J Sherrington), on re‑découvre certains documents autographes. Dès 1967, le chercheur A. Cento est le premier à montrer l’importance des notes contenues dans le dossier de Bouvard et Pécuchet pour le roman parisien et à tenter la transcription et le commentaire critique d’une partie de ces notes. Quatre ans plus tard, M. Bardèche propose une édition de L’Éducation sentimentale accompagnée d’une partie de la « documentation » du roman ainsi que la transcription des Carnets de « notes de lecture » de L’Éducation sentimentale. Mais, les nombreuses fautes de transcriptions, l’impression d’un texte continu et l’absence de notes et de commentaires critiques rend cette édition peu fiable. En réalité, depuis l’édition partielle des Carnets de M.‑J Durry, il semble difficile de faire mieux. Autre remarque plus générale : il apparaît que toutes les premières approches éditoriales du dossier documentaire de L’Éducation sentimentale sont « partielles ». On peut ajouter qu’il s’agit de publications spécifiquement à vocation universitaire qui n’ont donc connu qu’un faible rayonnement auprès du grand public. Après l’édition des Belles Lettres (1942, réédition 1958), seule l’édition du Club de l’Honnête Homme offrait de nouvelles révélations sur le dossier manuscrit de L’Éducation sentimentale, mais cette édition trop luxueuse n’a pu toucher qu’un public assez restreint. Quant à l’édition critique d’A. Cento, elle est passée pratiquement inaperçue (du moins pour cette période), notamment auprès des critiques français (excepté pour certains).  Au‑delà même du fait qu’il n’existait (et qu’il n’existe toujours pas) de traduction de cet ouvrage, on peut penser que ce travail érudit a souffert des discours structuralistes qui voyaient certainement le recours aux manuscrits comme un vieux réflexe positiviste. Seule, peut‑être, l’édition Rencontre de M. Nadeau, peu coûteuse et maniable, a connu une large diffusion, notamment auprès d’un public étudiant. Mais cette édition, comme on a pu le voir, est lacunaire en ce qui concerne le dossier manuscrit du roman. En somme, entre 1880‑1975, les éditions et les articles critiques sont, en quelque sorte, un premier travail de balisage qui a permis de livrer un peu « brutalement » les premiers éléments autographes concernant le roman. Mais le vrai problème est l’absence des manuscrits rédactionnels. En 1969, au moment du centenaire de L’Éducation sentimentale, lors du grand colloque organisé à Rouen, Jacques Suffel pose la question du manuscrit autographe, mais il faudra attendre encore cinq ans avant que le manuscrit n’entre à la Bibliothèque Nationale. Entre‑temps, les nouveaux chemins pris par la critique ont profité aux recherches en génétique littéraire et, bien vite, se dessine une mutation des recherches flaubertiennes. Deux colloques majeurs marquent la fin de cette décennie et l’entrée dans la période post‑structuraliste : le colloque Langage de Flaubert organisé à London au Canada en 1973 et le grand colloque organisé à Cerisy‑la‑Salle en 1974 sur La Production du sens chez Flaubert. Plusieurs écoles d’approches critiques très variées y sont représentées. Les participants sont à la croisée des chemins qui se créent dans le champ de la critique entre les tenants d’une critique universitaire traditionnelle et ceux d’une critique nouvelle proposant des analyses de l’œuvre flaubertienne fondée sur la narratologie, la sociocritique, la thématique, etc. Au moment où les 5000 folios de L’Éducation sentimentale entrent à la Bibliothèque Nationale en 1975, l’équipe Flaubert du CNRS est en cours de formation. Elle est créée, trois ans plus tard (1978), et les premières études de genèse sur L’Éducation sentimentale peuvent commencer.

1  Pendant cette période, certains érudits se sont distingués dans le champ de la critique littéraire avec des travaux novateurs portant précisément sur le travail de composition de l’écrivain. C’est le cas, au début du XXe siècle, d’Antoine Albalat qui, tout en refusant la critique biographique et le mythe du « génie inspiré », est un des premiers à porter un vif intérêt au travail d’écriture de l’écrivain (Le Travail du style, enseigné par les corrections manuscrites des grands écrivains, Armand Colin, 1903. Réédité chez Armand Colin en 1991, avec une préface d’Éric Marty). Quelques années plus tard, Gustave Rudler, disciple de Lanson, propose, lui, des outils d’analyse des métamorphoses de la « genèse » (Techniques de la critique et de l’histoire littéraires, Oxford, 1923. Réédition chez Slatkine en 1979). Enfin, Pierre Audiat sera le premier à prendre en compte la notion de « temporalité » dans la constitution de l’œuvre. (Biographie de l’œuvre littéraire, Champion, 1924). Cf. Biasi, P.‑M, (de), « Les anciennes études de genèse » in Biasi, P.‑M, (de), La Génétique des textes, op. cit., pp. 18 et suivantes ; LEBRAVE, J.‑L, « La critique génétique : une discipline nouvelle ou un avatar moderne de la philologie ? » in Genesis, n° 1, op. cit., pp. 33‑72.

2  Sur ce point, on peut citer quelques travaux : Massis, Henri, Comment Émile Zola composait ses romans, Fasquelle, Paris, 1906 ; Lanson, Gustave, Un manuscrit de Paul et Virginie. Étude sur l’invention de Bernardin de SaintPierre, édition de la Revue du Mois, 1908 ; Rudler, Gustave, Esquisse de la Genèse d’Andromaque, Moderne Langage Review, octobre 1917.

3  Biasi, P.‑M (de), La Génétique des textes, op. cit. pp. 19.

4  Voir infra « Le scénario initial (1945‑1965) » in Premières approches du manuscrit de L’Éducation sentimentale (1880‑1975).

5  Sur ce point, voir l’article de C. Gothot‑Mersch, publié sous le titre « Les études de genèse en France de 1950 à 1960 », paru en 1995, dans le numéro 5 de la revue Genesis (pp. 175‑187). Dans cet article, la spécialiste fait le bilan critique des travaux considérés comme les plus représentatifs de « cette étape des études génétiques ».

6  À partir de 1893, date où C. Franklin‑Grout s’établit sur les hauteurs d’Antibes, certains proches de la nièce de Flaubert ont pu, avec son accord, consulter les manuscrits entreposés à la « Villa Tanit », et ainsi, publier quelques documents autographes inédits (voir infra « Les premiers documents autographes (1880‑1942) »).

7  Dans une communication lue à Canteleu, au Pavillon Flaubert, le 9 mai 1930, à l’occasion du cinquantenaire de la mort de Flaubert, le conservateur de la Bibliothèque municipale de Rouen, à l’époque, Henri Labrosse, précise que la réserve de communication de 50 ans émise par C. Franklin‑Grout, lors du don en 1914, a été annulée par elle‑même dès 1928, sauf le droit de publication que détiennent les éditeurs, tant que l’œuvre ne sera pas « tombée » dans le domaine public. (Labrosse, Henri, « Manuscrits de Gustave Flaubert à la Bibliothèque de Rouen » in Publication des Travaux de l’Académie des Sciences, Belles Lettres, 1930, pp. 400‑403).

8  Le legs fut déposé au Musée Carnavalet en 1936 et transféré à la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris entre 1941‑1942. Cf. Biasi, P.‑M (de) « Enquête sur le destin d’un manuscrit » dans [Biasi, P.‑M (de)], Gustave Flaubert, Carnets de travail, op. cit., pp. 15‑27.

9  Pour le détail de l’ensemble des pièces constitutives de chaque « dossier » (notes documentaires, Carnets, Manuscrit définitif, manuscrit du copiste), voir infra « État actuel du corpus de L’Éducation sentimentale. Localisation du manuscrit et des dossiers préparatoires » dans Bibliographie génétique de L’Éducation sentimentale.

10  Pour le détail de l’ensemble du lot, on peut consulter le catalogue de la vente Franklin‑Grout à l’Hôtel Drouot de 1931 (Succession Franklin‑Grout). Le nom de l’acquéreur et le montant ont été donnés dans La Gazette de l’Hôtel Drouot du 26 décembre 1931. Voir également la rubrique « Échos » parue dans le Bulletin des Amis de Flaubert de 1968 dans lequel l’auteur de l’article (anonyme) dresse la liste des éléments qui se trouvaient dans le dossier lors de la vente de 1931. En ce qui concerne le détail des pièces acquises par la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris, on peut consulter le catalogue de la vente Drouot du 26 juin 1959 ainsi que le Bulletin des Amis de Flaubert n°15, de la même année. Par ailleurs, dans notre Bibliographie génétique, nous proposons un bref descriptif des pièces contenues dans le fonds Flaubert de la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris.

11  La Correspondance d’un écrivain est un cas particulier. Elle appartient soit au manuscrit autographe de l’écrivain, s’il s’agit, en effet, de lettres dans lesquelles l’auteur interroge ses amis dans le cadre de la rédaction de son roman (pour L’Éducation sentimentale, on trouve notamment des lettres de Flaubert adressées à Georges Sand, Louis Bouilhet, Jules Duplan, Maxime Du Camp, Ernest Feydeau, etc.), soit aux documents « annexes » non autographes. Dans ce cas précis, il s’agit de lettres de contemporains de l’auteur, ou de proches, qui peuvent fournir des renseignements sur la genèse de l’œuvre et enrichir son analyse.

12  Remarquons qu’il faudra attendre de nombreuses années pour voir la publication d’une édition complète et scientifique de la Correspondance de Flaubert. Outre l’édition Conard, le travail de René Descharmes sur la Correspondance pour l’édition du Centenaire (1923‑1925) a permis de corriger de nombreuses lacunes. S’ajoute la publication, près d’un demi‑siècle plus tard, entre 1974‑1975, de cinq volumes de la Correspondance aux éditions du Club de l’Honnête Homme. Aujourd’hui, la Correspondance de Flaubert est quasi complète grâce à l’admirable travail de Jean Bruneau pour la collection de la Bibliothèque de la Pléiade dont le premier volume est paru en 1973. Cette édition est aujourd’hui la référence. Pour l’instant les quatre volumes parus couvrent la période (1830‑1876). Le tome 5 a été confié à Yvan Leclerc : sa publication est prévue pour la fin novembre 2007. Voir infra « État actuel du corpus de L’Éducation sentimentale. Éditions de la Correspondance » in Bibliographie génétique de L’Éducation sentimentale.

13  Du Camp, Maxime, Les Souvenirs de l’année 1848, Hachette, Paris, 1876. Réimpression Slatkine, Genève, 1979.

14  DU CAMP, Maxime, Souvenirs littéraires, 2 volumes, in‑8°, Hachette, Paris, 1882‑1883, 469 p. (Principalement le Tome II).

15  Goncourt, Edmond et Jules (de), Journal, Mémoire sur la vie littéraire, Tome I –IX 1851‑1896, Charpentier, Paris (E. Fasquelle), 9 volumes, in‑12, 1887‑1896. Texte établi et annoté par Robert Ricatte, Imprimerie Nationale, 22 volumes, Monaco, 1956. Édition Fasquelle‑Flammarion établie par Robert Ricatte, 4 volumes, Paris, 1956. Ces deux dernières éditions parues la même année (1956) sont identiques.

16  Voir notamment le tome LII du Catalogue général des manuscrits des bibliothèques publiques de France, établi par G. Vicaire (Chantilly, Bibliothèque Spoelberch de Lovenjoul, Paris, Biliothèque Nationale, 1960, 270 p.) : la Correspondance de Flaubert a été divisée en trois séries distinctes. La série « A » (cotée [1355‑1360]) contient les lettres de Flaubert ; la série « B » (cotée [1361‑1366]), les lettres de proches et de contemporains, et la série « C » (cotée [1367]), les lettres de Bouilhet adressées à l’écrivain. L’ensemble de la « Collection Lovenjoul » a été transféré en 1985 à la Bibliothèque de l’Institut à Paris.

17  Colloque Flaubert du centenaire de L’Éducation sentimentale, Rouen, avril 1969. Actes publiés dans la revue Europe, op. cit., 1969.

18  Louis Bertrand est l’un des premiers à consulter les manuscrits de Flaubert et à publier quelques fragments. De même, l’éditeur Louis Conard pour sa grande édition des Œuvres complètes de Flaubert a eu accès très tôt aux autographes de ce dernier dont il a pu reproduire photographiquement quelques pièces et notamment des brouillons de L’Éducation sentimentale de 1869. Voir infra « L’édition Conard (1923), premiers aperçus du manuscrit ».

19  Remarquons que les détails fournis par Henri Steckel dans son article (« Le véritable musée de Flaubert, la « Villa Tanit » à Antibes », op. cit, 1908) concernent exclusivement les Manuscrits définitifs des grandes œuvres flaubertiennes et, entre autres, le Manuscrit définitif de L’Éducation sentimentale de 1869.

20  FERRERE, E. L., Le Dictionnaire des idées recues, texte établi d’après le manuscrit original et publié avec une introduction et un commentaire, édition L. Conard, in‑8, Paris, 1913.

21  DEMOREST, M.‑L, À travers les plans de Bouvard et Pécuchet, édition L. Conard, Paris, 1931.

22  Cet ouvrage est la première tentative d’approche des manuscrits de Madame Bovary. Il fait des incursions très éclairantes sur le travail de composition flaubertien et marque une certaine avancée vers les études de genèse futures même si les techniques d’approches ne sont pas clairement définies. Quatre ans plus tard, l’ouvrage est suivi d’une étude des « variantes » de Madame Bovary par le professeur L. Demorest dans un article intitulé « Suppressions dans le texte de Madame Bovary » d’après les manuscrits (Mélanges Huguet). Puis, en 1949, à partir de l’étude de Gabrielle Leleu, est publiée Madame Bovary. Nouvelle version précédée des scénarios inédits. On doit l’expression de « nouvelle version » à Jean Pommier : il s’agissait, en quelque sorte, de réaliser une « nouvelle » Madame Bovary en se servant des brouillons les plus anciens, et en complétant le texte par les passages supprimés par Flaubert. Cet ouvrage atypique repose sur une version totalement « inventée » de l’œuvre de Flaubert. Même s’il est capital, dans la mesure où il a permis de rendre accessible les manuscrits de Madame Bovary, il ne s’agit pas d’une étude génétique. Toutefois, comme le fait remarquer Anne Herschberg Pierrot, cette édition « génétiquement non pertinente » pose la question « des potentialités de la genèse » (Le Style en mouvement, Littérature et Arts, Belin, 2005, p. 132).

23  Flaubert, Gustave, L’Éducation sentimentale in Œuvres complètes, édition définitive d’après les manuscrits originaux, A. Quantin, [Tome III et IV], 2 volumes, 1885. C’est une édition grand format qui ne contient aucun appareil critique (ni introduction, ni notes, ni « variantes ») ; L’Éducation sentimentale in Œuvres complètes de Flaubert, édition L.Conard, établie par Louis Biernawski, avec variantes, notes et index, Tome XIX, 1 volume, 1923, 704 p ; L’Éducation sentimentale in Œuvres complètes illustrées de Gustave Flaubert, édition du Centenaire, établie par René Descharmes et illustrée par d’André Dunoyer de Segonzac, Librairie de France, F. Sant’Andrea et L. Marcerou, [Tome III], 1 volume, Paris, 1922, 515 p.

24  « Notice. Notes. Index. Variantes » in Flaubert, Gustave, L’Éducation sentimentale, Œuvres complètes de Flaubert, édition L. Conard, op. cit., pp. 613‑704.

25  Sur ce point, nous renvoyons à l’étude d’Éric Le Calvez, « Notes de repérage et descriptions dans L’Éducation sentimentale (Étude de genèse). II. Genèse de la forêt de Fontainebleau  » in Neuphilologische Mitteilungen, Bulletin de la Société Néophilologique, XCV, n° 3‑4, pp. 363–383. Le chercheur a pu éclaircir l’origine de ces « notes » : « (…) En effet, s’il [L. Biernawski] le publie « en conservant sa disposition originale », il n’en fait rien. Cette « esquisse » est rédigée sur deux folios différents (appartenant au volume 17607) : le f°19v°, qui porte bien le titre « Notes de mon Carnet », et le f°5v° nommé « Fontainebleau (livres) » (comme si Flaubert préparait une fiche de citations ; il n’a cependant pas reproduit ses références) », pp. 363‑364.

26  Pour quelques lettres, L. Biernawski renvoie au tome III de l’édition L. Conard (1854‑1869) de la Correspondance, pour d’autres, notamment, une lettre adressée à Mme Roger des Genettes, et deux lettres à Jules Duplan, il ne donne aucune précision.

27  La réaction de L. Biernawski s’explique par les conditions dans lesquelles on pouvait lire et déchiffrer les manuscrits à l’époque, mais elle est aussi le symptôme d’un rapport encore « pré‑scientifique » aux archives.

28  Les travaux du chercheur P.‑M Wetherill sur le Manuscrit définitif au début des années 1970 prouvent qu’il y a beaucoup plus a en dire. Voir infra « Premières études de l’écriture ».

29  Sur ce point, voir le relevé des variantes réalisé en 1936 par Édouard Maynial dans son édition illustrée de L’Éducation sentimentale pour la collection « Classiques Garnier ». Nous nous référons au texte de la réédition « revue et augmentée » de 1958, pp. 428‑473. Outre, les modifications de Conard, E. Maynial propose également celle de l’édition du Centenaire dont le texte a été établi par René Descharmes. Voir également le relevé des variantes établi par René Dumesnil dans son édition du texte aux Belles Lettres (1942) : le critique recense les « variantes » fantaisistes des éditeurs qui l’ont précédé et y ajoute celles d’E. Maynial.

30  Sur la question de l’établissement du texte et des variantes, voir infra « Les éditions du vivant de l’auteur »

31  DUMESNIL, R., L’Éducation sentimentale de Gustave Flaubert, édition Société Française d’Éditions Littéraires et Techniques dirigé par E. Malfère, coll. « Les grands événements littéraires », Paris, 1936, 211 p. Réédition en 1963 (Librairie Nizet).

32  DUMESNIL, R., En marge de Flaubert, Librairie de France, Paris, 1928, 180 p.

33  DUMESNIL, R., Flaubert, l’Homme et l’œuvre, avec des documents inédits, Desclée De Brouwer, Paris, 1932, 530 p.

34  Nous renvoyons à l’étude de Le Calvez (« Notes de repérage et descriptions dans L’Éducation sentimentale (Étude de genèse). II. Genèse de la forêt de Fontainebleau », op. cit. p. 364) dans laquelle le chercheur fait la remarque suivante : « Afin de comparer brouillons et Carnets, R. Dumesnil publie à son tour les mêmes notes [voir édition Conard], mais les assimile à une « première version » et assure que « entre ce premier jet et le texte définitif, il y a dix ébauches ». Or la rédaction flaubertienne n’est jamais linéaire : tel passage sera corrigé sur douze pages, comme la description du parterre du château (p. 325) tandis que pour tel autre neuf versions suffiront, comme dans le cas de la description de la futaie de Franchard (pp. 325326) ». (Les numéros des pages renvoient à l’ouvrage dans lequel est paru l’article d’É. Le Calvez).

35  DUMESNIL, R., L’Éducation sentimentale de Gustave Flaubert, op. cit., p. 107.

36  Outre cette correction de R. Dumesnil qui nous fait supposer que ce dernier ait pu consulter les Carnets de Flaubert (et notamment le Carnet 12) avant son édition du texte de 1942, un article du même critique, concernant le roman parisien, rédigé pour le catalogue de l’exposition des arts et techniques de 1937 contient une référence au Carnet 12 (voir infra, note 91) : ce qui vient justifier, encore une fois, notre hypothèse celle que R. Dumesnil a vraisemblablement pu consulter les Carnets de Flaubert bien avant qu’ils soient entreposés à la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris, et disponibles au public.

37  Cf. « Enquête sur le destin d’un manuscrit » in BIASI, P.‑M (de), Gustave Flaubert, Carnets de travail, op. cit., p. 26.

38  Voir infra « Les lacunes du dossier manuscrit de L’Éducation sentimentale » in Bibliographie génétique de L’Éducation sentimentale.

39  Au sujet de la Correspondance de Flaubert pour cette période, nous renvoyons au chapitre VII du livre de R. Dumesnil, En marge de Flaubert « La Correspondance de Flaubert et l’œuvre de R. Descharmes », op. cit., pp. 125‑150 ; et à la préface de Jean Bruneau pour le tome I des éditions de la Correspondance à la Pléiade, p. XIII‑XVII.

40  On sait que Flaubert et Du Camp ont brûlé, d’un commun accord, une grande partie de leur Correspondance. Voir notamment les remarques de J. Bruneau, Correspondance, tome I, Pléiade, p. XX.

41  Voir supra.

42  DUMESNIL, René, « Introduction » dans FLAUBERT, Gustave, L’Éducation sentimentale dans Œuvres complètes de Flaubert, texte établi et présenté par René Dumesnil, édition de la Société des Belles Lettres, coll. « Les Textes français », Tome I, Paris, 1942, pp. 99‑100. Cinq ans plus tard, Gabrielle Leleu, tandis qu’elle travaille sur le dossier préparatoire de Bouvard et Pécuchet, va plus loin et écrit que certaines notes « avaient déjà été utilisées pour L’Éducation sentimentale, avant de l’être pour l’œuvre qui devait être posthume » (LELEU, Gabrielle, « Du nouveau sur « Madame Bovary » » dans Revue d’Histoire littéraire Française, juillet‑septembre, 1947, pp. 220‑228)

43  DUMESNIL, René, « Les Notes de Flaubert pour L’Éducation sentimentale (Documents inédits) » dans Revue des Deux Mondes, Paris, 1942, pp. 19‑32.

44 Soulignons que le critique ne donne aucun indice sur l’origine de ces documents.

45  Sur ce point, on peut citer l’article du Docteur Chaume publié dans la Chronique médicale (VII) du 15 décembre 1901, intitulé « Comment se documentait Flaubert ? ». Dans cet article, auquel R. Dumesnil fait référence, le Docteur Chaume, interne de Marjolin à l’époque, rend compte d’une visite que Flaubert avait faite à l’hôpital Sainte‑Eugénie pour y voir un jeune malade du croup.

46 Flaubert, Gustave, L’Éducation sentimentale dans Œuvres complètes de Flaubert, texte établi et présenté par R. Dumesnil, [Tome 1. Introduction. Partie I et II (fin du chapitre 3) de L’Éducation sentimentale. Tome II. Partie II (chapitre 4 à 6) et III. Notes et index historique. Variantes. Bibliographie. Plan chronologique. Addendum], op. cit., 450 p. Réédition en 1958, en 2 volumes 256 p. ; 458 p. La même année que la réédition des Belles Lettres, on voit la publication d’une édition de L’Éducation sentimentale établie par R. Dumesnil au Club des Libraires de France. Si cette édition ne comporte aucune note d’éclaircissement, ni d’établissement du texte, on trouve toutefois un dossier critique en fin d’ouvrage et une section intitulée « Documents » qui contient quelques illustrations, notamment, deux reproductions photographiques de pages de Carnets (ffos 8v°‑9 du Carnet 8 ; ffos 7‑7bis du Carnet 12) ainsi que le fac‑similé de la première page et l’ensemble du dernier chapitre (l’épilogue) du Manuscrit définitif.

47  AMBRIERE, Francis, « La fabrication de L’Éducation sentimentale » dans Mercure de France, 15 février, 1938, pp. 184‑190. Voir infra « Les éditions du vivant de l’auteur ».

48  Les critiques se sont intéressés très tôt à la correspondance entre Le Dictionnaire des Idées Reçues et les autres œuvres de Flaubert. Dans une note dans son article sur « La Correspondance de Flaubert » publié au Mercure de France (1925), Dumesnil mentionne que Descharmes a été l’un des premiers à montrer qu’il existait dans les papiers de Flaubert « à côté du Dictionnaire, une liasse de document (…) et qui, tout entière est composée de citations » et, il ajoute que ce dernier fait remarquer que dans « Mme Bovary, aussi bien que dans L’Éducation sentimentale, il [Flaubert] avait largement tiré parti de cette mine de documents et en avait extrait de nombreux propos prêtés à ces personnages ». En 1921, pour le centenaire de la naissance de Flaubert, R. Descharmes publie Autour de Bouvard et Pécuchet,études documentaires et critiques (Librairie de France, F. Sant’Andrea, L. Marcerou et Cie, 1921, 300 p. Principalement le chapitre VIII, p. 204‑254). Dans cet ouvrage, le critique propose des parallèles entre Dictionnaire des Idées Reçues et certains passages de Madame Bovary et de L’Éducation sentimentale. Déjà en 1913, on s’interrogeait sur le rôle que jouent les « idées reçues » dans l’ensemble de l’œuvre de Flaubert. Et Ferrère, dans son édition du Dictionnaire des Idées Reçues, avait tenté un relevé de correspondances entre les « idées reçues » et certains passages extraits des œuvres antérieures de Flaubert, entre autres, le roman parisien. Quarante ans plus tard, c’est Léa Caminiti qui publie une édition diplomatique du Dictionnaire des Idées Reçues (Liguori, Naples, et Nizet, Paris, 1966) avec en appendice « Les « idées reçues » dans l’œuvre de Flaubert » (p. 209 et suiv.). Dans le prolongement de ce travail, on retiendra l’article de Roger Bismuth, publié en 1971, au Bulletin n° 39 des Amis de Flaubert sous le titre « Encore Le Dictionnaire des idées reçues » (suite d’un article paru en décembre 1964, dans la même revue sous le titre « Madame Bovary et les Idées Reçues »). R. Bismuth tend à compléter l’ouvrage de Léa Caminiti en faisant correspondre 109 entrées du Dictionnaire avec principalement des passages de Madame Bovary et de L’Éducation sentimentale. Le critique soutient qu’il est « pratiquement impossible de savoir si Flaubert fait dans ses ouvrages une application fondamentale des idées reçues isolées et définies auparavant, ou s’il a, au contraire, rencontré l’idée reçue en écrivant ses livres, pour la consigner ensuite dans son Dictionnaire. Les deux démarches sont vraies sans doute, mais on ne peut déterminer chaque fois dans quel sens s’est effectué l’emprunt ». En réponse à ces différents travaux, et si on revient aux propos de R. Descharmes, en fait, la critique contemporaine, notamment A. Herschberg Pierrot et P.‑M de Biasi, semble aller dans un sens assez différent du critique : si le projet d’un Dictionnaire des idées reçues est en effet antérieur à Madame Bovary, les papiers dont parle Descharmes, conservés à Rouen, sont pour la plupart postérieurs à 1870 et, il faut, au contraire, admettre que c’est dans une écriture fictionnelle des romans que Flaubert a d’abord inventé les entrées de ce fameux projet lexicographique. Sur le Dictionnaire des Idées Reçues et Madame Bovary, voir la remarquable analyse de Marie Durel : « Écriture des stéréotypes et émergence des idées reçues dans la rédaction de Madame Bovary » in Classement et analyse des brouillons de Madame Bovary, vol. 1 « Classer et interpréter », thèse de doctorat, soutenue en janvier 2000 à l’université de Rouen, pp. 199‑434.

49 Flaubert, Gustave, L’Éducation sentimentale in Œuvres complètes de Flaubert, texte établi et présenté par René Dumesnil, Tome I, op. cit., p.103. Sur l’exposition internationale des arts et techniques de 1937, on consultera le catalogue paru sous le titre Ébauche et premiers éléments d’un musée de la littérature (Denoël, 1938, 98 p.) auquel ont participé, entre autres, R. Dumesnil et A. Dorville. Lors de l’exposition, un panneau entier fut consacré à L’Éducation sentimentale. Dans le catalogue, on peut voir une photographie du panneau sur lequel furent exposés quelques manuscrits du roman parisien.

50 Cf. BIASI, Pierre‑Marc (de), « Enquête sur le destin d’un manuscrit » in Carnets de travail, op. cit., p. 26 et p. 449. Comme il n’a jamais été question ailleurs de ce fameux Carnet transcrit par R. Dumesnil, en pleine période de guerre, le chercheur laisse entendre que Dumesnil peut l’avoir « emprunté » au cours de ses recherches. En tout cas, ce Carnet a bel et bien existé, et a vraisemblablement disparu pendant cette période. La fameuse note se trouve transcrite aux pages 297‑298 du Tome II (Belles Lettres, « Index historique »).

51  Dumesnil, René, Flaubert et L’Éducation sentimentale, Société des Belles Lettres, Paris, 1943, 68 p.

52 Cf. BIASI, P.‑M (de), « Enquête sur le destin d’un manuscrit » in Carnets de travail, op. cit., pp. 15‑27.

53 Ibid., p. 31.

54  Il s’agit du f°47v° du Carnet 2 publié par L. Bertrand dans ses « florilèges » et repris, ensuite, par l’éditeur Conard : « Aujourd’hui 12 décembre 1862 […] et m’être mis sérieusement au plan de la première partie de mon roman moderne parisien ??... ». Les informations données à l’époque n’étaient pas suffisantes pour associer cette note à L’Éducation sentimentale. Signalons, par ailleurs, que ce folio, jusqu’à une certaine date, à fait couler beaucoup d’encre chez les critiques qui se sont intéressés à la chronologie de la genèse de l’œuvre, comme Jean Bruneau, P.‑M de Biasi.

55  « Supplément » à la Correspondance, édition Conard, lettres recueillies, classées et annotées par R. Dumesnil, J. Pommier, C. Digeon (4 volumes). Le second tome (1864‑1871) donne des informations sur le travail d’écriture de Flaubert, la rédaction de L’Éducation sentimentale, sa publication et sa réception auprès des critiques de l’époque.

56  BART, B. F., « An unsuspected adviser on Flaubert’s Education sentimentale » dans French Review, XXXVI, 1962, pp. 37‑43.

57 Bart, B. F., « Louis Bouilhet, Flaubert’s’ accoucheur’ » in Symposium, n°7, 1963, pp. 194‑198.

58  Voir infra « Études de genèse diverses » (l’article de D. A. Williams « Louis Bouilhet and the genesis of L’Éducation sentimentale » dans Processs of Art, 1998). Sur le rôle de Bouilhet dans la rédaction de Madame Bovary, voir l’article de Marie Durel « L’influence des amis de Flaubert sur la rédaction de Madame Bovary. Que nous apprennent les brouillons ? » in Bulletin des Amis de Flaubert et de Maupassant, 1996, pp. 77‑98.

59 Bollème, G., Gustave Flaubert, extraits de la Correspondance ou Préface à la vie d’écrivain, édition Le Seuil, coll. « Pierres Vives », Paris, 298 p. Pour L’Éducation sentimentale, on s’intéressera, principalement, aux extraits de la Correspondance de Flaubert contenus entre les pages 228 à 247 qui couvrent la période de la rédaction du roman.

60  DURRY, M.‑J., Flaubert et ses projets inédits, op. cit., 413 p.

61  M.‑J Durry ne reproduit en fait qu’une partie du Carnet 17 et laisse de côté certaines notes du Carnet 20 en renvoyant à l’édition Conard quand cela est nécessaire.

62  Nous soulignons que c’est M.‑J Durry qui propose ce titre pour le f° 34.

63  La transcription des trois Carnets a été établie par les étudiantes de M.‑J Durry et, si certaines étaient visiblement douées pour ce travail, d’autres, en revanche, l’étaient moins : ce qui peut expliquer les erreurs de transcriptions dans certains secteurs de l’édition.

64  On aura toutefois remarqué que l’éditrice indique les « renvois » de Flaubert en notes sans respecter la disposition originale du folio.

65  DURRY, M.‑J, Flaubert et ses projets inédits, op. cit., p. 98. Cette question de la datation s’avère extrêmement difficile à résoudre et occupera pendant un moment toute une partie de la critique flaubertienne (voir infra« L’édition de l’Imprimerie Nationale (1979) » in Premières études de genèse sur le dossier manuscrit de L’Éducation sentimentale).

66  Nous citons les propos de M.‑J Durry : « Tout de suite, quelle phrase ! où donc Flaubert atil fait un aveu si dénudé ? le secret de sa vie, le Sésame autobiographique de son roman, jamais il ne l’a pareillement livré. Ces initiales qu’il trace à la vavite, dans le secret de notes qui ne devaient jamais voir le jour, ce « je accentué », c’est une confession comme jamais les flaubertistes n’en n’ont rencontré… », ibid., pp. 148‑149.

67 Bruneau, J., « L’Éducation sentimentale, roman autobiographique? » dans Essais sur Flaubert en l’honneur du Professeur Don Louis Demorest, recueil collectif publié sous la direction de par Charles Carlut, Nizet, Paris, 1979, pp. 314.

68 Du Camp, Maxime, Souvenirs littéraires, chapitre XXVIII « Louis Bouilhet », tome II (1850‑1880), op. cit., p. 338.

69  G. Gailly a publié Flaubert et les fantômes de Trouville en 1930 ; L’Unique passion de Flaubert en 1944 (Aubier, éd. Montaigne) et la même année, chez le même éditeur, Le Grand Amour de Flaubert. Sans oublier un certain nombre d’articles sur le sujet qui sont parus, pour la plupart, dans le Bulletin des Amis de Flaubert. Le critique a également contribué à dater certaines lettres de Flaubert. On aura remarqué que trois ouvrages d’auteurs différents portent le titre Le Grand amour de Flaubert (c’est pour dire l’engouement de la critique, à cette époque, pour l’aspect autobiographique de l’œuvre !) L’ouvrage de G. Gailly (déjà cité), celui de R. Dumesnil (Le Grand Amour de Flaubert, Milieu du monde, Genève 1945, coll. « Les Amitiés amoureuses » dirigée par Francis Carco, n° V in‑12), et celui, moins connu, de Helmut Steinhart Leins (arrière petit‑fils de Mme Schlesinger), Flaubert Grosse Liebe, paru aux éditions Caire, Baden‑Baden.

70  POMMIER, Jean et DIGEON, Claude, « Du nouveau sur Flaubert et son œuvre » in Mercure de France, mai 1952, p. 37‑56. De Claude Digeon, on retiendra, entre autres, son Flaubert, publié en 1970 chez Hatier et spécifiquement le chapitre consacré au roman parisien (pp. 134‑173). L’auteur donne des éléments concernant la genèse d’avant la rédaction du roman se fondant sur la Correspondance et le Carnet 19, informe sur la façon dont s’est documenté Flaubert et propose une réflexion critique particulièrement éclairante sur le roman. Par ailleurs, notons que le critique accorde aux brouillons une place capitale dans l’analyse de l’oeuvre (brouillons qui n’avaient pas encore été publiés à cette période), notamment en ce qui concerne l’étude de l’action dans le roman : « la technique de l’action ne pourra être utilement étudiée qu’à l’aide des scénarios et brouillons » (p. 168).

71  MASON, Germaine Marie, « L’exploitation artistique d’une source lyrique chez Flaubert » in Revue d’Histoire Littéraire de la France, Paris, 1957, pp. 31‑44.

72  PARTURIER, Maurice, « Autour de Mérimée, Les Forces perdues et L’Éducation sentimentale » in Bulletin du Bibliophile, 1931, novembre‑décembre, pp. 487‑492 et pp. 533‑559.

73  BACHELIN, Henri, « L’Éducation sentimentale » in Mercure de France, 1937, pp. 259‑282.

74  BUCK, Stratton, « Sources historiques et techniques romanesques dans L’Éducation sentimentale » in Revue d’Histoire Littéraire de la France, 1963, n° 4, pp. 619‑634 ; FRANCOIS, Alexis, « Gustave Flaubert, Maxime Du Camp et la révolution de 1848 » in Revue d’Histoire Littéraire de la France, Paris, 1953, pp. 44‑56 ; GUISAN, Gilbert, « Flaubert et la révolution de 1848 » in Revue d’Histoire Littéraire de la France, avril‑juin, 1958, pp. 183‑204.

75  MARANINI, Lorenza, Il’ 48 della struttura della « Education sentimentale », Pisa, 1963.

76  DOUCHIN, Jacques « Sur un épisode célèbre de L’Éducation sentimentale » in Revue d’Histoire Littéraire de la France, 1964, pp. 291‑293.

77 Buck, Stratton, « Deux notes sur L’Éducation sentimentale : l’épisode du châle, l’épisode du retour de Saint‑Cloud à Paris » in Revue d’Histoire Littéraire de la France, avril‑juin 1965, pp. 287‑289. 

78  En 1947, Gabrielle Leleu découvre dans les dossiers préparatoires de Bouvard et Pécuchet de la Bibliothèque municipale de Rouen (ms. g 2264) un document intitulé « Mémoires de Mme Ludovica ». Ce document vient substituer à Mme Delamare, pour l’original de Mme Bovary, un autre modèle, celui de Louise Pradier.

79  CASTEX, Georges, « Flaubert et L’Éducation sentimentale, Les premiers écrits autobiographiques » dans Bulletin des Amis de Flaubert, n° 18, 1960, pp. 3‑17 ; « Flaubert et L’Éducation sentimentale, l’élaboration de l’œuvre définitive » in Bulletin des Amis de Flaubert, n° 19, 1961, pp. 28‑43.

80  P.‑G Castex se fondait vraisemblablement sur la notice de l’édition Conard (1923) et le Catalogue de la vente Franklin‑Grout de 1931.

81  On sait, par exemple, combien Georges Perec doit à L’Éducation sentimentale pour son roman, Les Choses, qui reçut en 1965 le prix Renaudot. Il le dit lui‑même lors d’un entretien retrancrit dans le Bulletin des Amis de Flaubert du 29 décembre 1966 : « J’ai construit mon livre sur le modèle de L’Éducation sentimentale. Il y a toutes les choses nécessaires : le voyage en bateau, l’hôtel des ventes, le voyage en Tunisie […] J’ai mis trente ou quarante phrases de L’Éducation et tout le livre est construit sur le rythme ternaire cher à Flaubert ».

82 Flaubert, Gustave,